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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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mardi 3 mai 2022

Roman-feuilleton du Ramadan :
Ultimes jours

Roman-feuilleton du Ramadan :
Quatrième semaine et derniers jours
Partie IV : chapitre 5
Partie V : chapitres 1 à 5
Publication du 23 avril au 2 mai 2022 


Roman-feuilleton du Ramadan 

Aux origines de l'islam

Succession du prophète, ombres et lumières

 

Fresque historique de Farhat OTHMAN

ayant inspiré la « supercherie » Ouardi

(Texte intégral)

 

Partie III

La saga historique

ou

Une dynastie aux commandes

 

Chapitre 5

 

La journée du logis

 

 

Le calife regrettait le bord du puits Aris où il aimait à se laisser bercer par les songes ; cloîtré chez lui, désormais, il ne pouvait plus l’atteindre. Il ne pouvait même pas en boire, ses assaillants lui refusant d’être approvisionné en eau.

La rébellion d’Irak, à AlKoufa, Khourasan, Basra, et les troubles en Égypte avaient été à l’origine de la constitution d’attroupements qui, en douce, sous le prétexte du pèlerinage, se muèrent en troupes armées. Se mettant au départ deux mois avant le grand rendez-vous à La Mecque, venant notamment de la province égyptienne, avec nombre d’Abyssins dans les rangs, elles avaient marché sur Médine. Campant un moment à l’entrée de la ville, elles l’investirent finalement et assiégèrent le calife, le condamnant à se retrancher chez lui.

Au fil des jours, leur nombre grossit, mélangeant dans une totale confusion la populace aux guerriers, les Bédouins venus en foule dans la ville à des esclaves et des affranchis, se saisissant de l’occasion pour contester l’autorité de leurs maîtres. On était à la fin du printemps ; les chaleurs de l’été approchaient et le siège devenait de plus en plus dur à supporter. Les assiégeants empêchaient toute entrée ou sortie de la maison du calife et les assiégés commençaient à manquer d’eau.

Surplombant du haut d’une terrasse l’entrée de sa demeure noire de cette foule en délire, Othmane vint à se montrer, demandant s’il y avait Ali parmi les présents ; on lui répondit que non ; alors, il s’enquit de Talha ; la réponse fut la même. Il ne dit plus mot, restant pensif. Ainsi ces Compagnons se lavaient les mains de ce qui lui arrivait ; ils étaient bien dans la ville, mais chacun gardait sa demeure.

Le calife était persuadé que les enragés le tenant chez lui enfermé les écouteraient s’ils voulaient venir leur parler ou leur demander de lever le siège. On fit savoir à Ali qu’Othmane demandait de l’eau ; il lui en envoya trois outres ; les deux premières faillirent ne pas arriver à destination, les porteurs ayant été bousculés par des assiégeants désireux de priver de tout secours leurs victimes ; certains des serviteurs d’Ali furent même blessés et la dernière outre par terre déversée. Aux premières lueurs de l’aube, Ali vint reprocher son comportement à la foule ; elle était houleuse ; à peine l’écouta-t-on :

— Ce que vous faites ne ressemble en rien aux agissements des croyants ni même à ceux des mécréants. Ne privez pas cet homme de provisions et d’eau ! Même les Byzantins et les Perses donnent à manger et à boire à leurs prisonniers.

N’ayant pas imaginé pareil accueil, il jeta de rage son turban par terre et, pestant, s’en retourna chez lui rouge de colère. De plus en plus excitée, la foule était, désormais, incontrôlable et incontrôlée. Oum Habiba, sœur de Mouawiya et l’une des femmes du prophète, avait auparavant tenté sa chance en se présentant au logis sur une jument avec un seau en cuir sur la selle. Elle eut beau tenter d’attendrir les assiégeants en prétendant venir du fait de sa qualité de parente d’Othmane afin d’obtenir de lui des droits de veuves et d’orphelins omeyyades avant qu’il ne lui arrivât quelque malheur. Ne respectant même pas son statut, on faillit la lyncher ; des âmes charitables s’interposèrent, la recueillirent au sol, lui épargnant d’être foulée à mort par des pieds rageurs.

On avait comme l’impression d’assister à la répétition d’un forfait majeur. Rien n’était plus respecté ; un crime de lèse-majesté se préparait. Cela fit peur à une autre épouse du prophète, Aïcha, qui décida de partir en pèlerinage, fuyant Médine. Elle souhaita que son demi-frère Mohamed l’accompagnât en le voyant par trop actif avec les insurgés. Il se sentait blessé dans sa fierté par une incartade du calife et réclamait vengeance ; dans ce désir qu’elle trouva légitime, elle le soutint un moment ; mais elle en était arrivée à le regretter en voyant les choses menacer de déraper.

Mohamed, fils d’Abou Bakr, refusa net, tentant de profiter de l’occasion que la montée de la tension autour d’Othmane lui donnait pour venger son honneur bafoué par un calife qui, après l’avoir nommé gouverneur, ordonna en catimini sa mise à mort.

Il y avait une quarantaine de nuits que le siège était mis autour du cossu logis d’Othmane construit de pierre et à la chaux, aux portes solides en bois de teck dont de fines incrustations de genévrier égayaient la teinte brunâtre. En cette nuit du jeudi à vendredi, le calife n’arrivait pas à se concentrer sur le Coran, invariablement entre les mains depuis le début des événements ; sa lecture, cette fois-ci, ne subjuguait plus son esprit chahuté par ce qui se passait. Il avait réussi jusque-là à ignorer les graves faits qui ont fini par affleurer à la surface de ses noires pensées. Il voulait néanmoins continuer à faire comme s’il n’était point au centre de tout ce qui endeuillait la ville. D’un œil tout à fait extérieur, quelque peu hébété, il se souvenait des causes directes de ce drame.

Outre les gens d’Irak, d’autres s’étaient plaints de leur gouverneur ; ils étaient d’Égypte. Ils vinrent une première fois voir le calife qui les écouta aimablement et voulut bien adresser une lettre à son gouverneur le tançant et lui donnant des ordres dans le sens des doléances de la délégation. Habitué à abuser de la réputation de souplesse et de bonhomie d’Othmane, le gouverneur osa refuser d’exécuter l’ordre, allant jusqu’à se venger de l’une des personnes qui se rendirent à Médine en la mettant à mort. Ces gens encore plus révoltés, dont le nombre gonfla, passant à sept cents environ, résolurent de revenir dire leur colère au calife. Aux troupes révoltées se joignirent tous ceux qui trouvaient dans ces désordres une aubaine : les aventuriers et les plus miséreux des nomades, les esclaves chahutant leurs maîtres et les affranchis réclamant une totale liberté.

Ils commencèrent par camper autour de la mosquée de Médine et se plaindre auprès des derniers Compagnons vivants du prophète. Talha Ibn ObeïdAllah, le membre absent du groupe de la consultation d’Omar, se fit leur porte-parole auprès du calife auquel il tint des propos assez durs. Même Aïcha, la jeune veuve du prophète, n’était pas peu courroucée contre lui, envoyant lui dire :

— Les Compagnons du prophète t’avaient déjà demandé de démettre cet homme, mais tu as refusé. Et le voilà qui attente à une âme ; tu dois rendre justice contre ton agent !

Intercédant aussi auprès de lui au nom de la délégation égyptienne, Ali lui fit une proposition précise :

— Ils te demandent un homme pour un autre ; ils prétendent même qu’il a versé du sang. Démets-le de ses fonctions et tranche le différend, et s’il s’avère coupable, rends-leur justice.

Le calife était aux abois ; il ne pouvait que se rendre à l’avis de ses compagnons. Il demanda aux gens d’Égypte de choisir quelqu’un pour le désigner à la place du gouverneur contesté. On lui proposa l’un des fils d’Abou Bakr, Mohamed. La nomination fut aussitôt rédigée et le nouveau gouverneur quitta Médine pour rallier son poste accompagné de la délégation égyptienne ainsi que de certains de ses amis parmi les Émigrants et les Renforts. Et le calme sembla revenir pour quelque temps à Médine.

Le nouveau gouverneur désigné et ses hommes étaient à trois jours de la cité du prophète quand ils avisèrent, au loin dans le désert, un chameau se dirigeant en toute hâte dans la même direction qu’eux et qui en vira, en les apercevant manifestement. Intrigué, on se lança à sa poursuite et on l’intercepta. C’était l’un des serviteurs noirs d’Othmane ; il leur dit avoir été dirigé par le calife vers le gouverneur d’Égypte, mais ce n’était pas le fils d’Abou Bakr. Pressé de questions, violenté, apeuré, il prétendait tantôt être l’esclave d’Othmane, tantôt celui de son secrétaire Marouane. Il finit par avouer être porteur d’une lettre ; on ne trouva rien sur lui. Il n’avait que sa gourde en cuir ; elle ne contenait pas la moindre goutte d’eau, elle raisonnait d’un bruit, pourtant ; il y avait quelque chose dedans. On tailla le cuir pour sortir le contenu ; c’était un courrier scellé.

Mohamed, fils d’Abou Bakr, réunit tous ses accompagnateurs autour de lui avant de desceller le courrier qu’il lut à haute voix. Il s’agissait d’une lettre du calife ; il s’y adressait à son gouverneur démis. La lisant, Mohamed faillit s’étrangler de rage ; il y était dit : « Dès l’arrivée de Mohamed et de ses compagnons, arrange-toi pour les tuer. Tu annuleras l’ordre qu’ils portent et tu resteras à ton poste jusqu’à nouvel ordre. Emprisonne tous ceux qui viendront se plaindre auprès de toi tant que je ne t’aurai pas fait connaître mon avis en la matière. »

La consternation ne dura qu’un instant ; un murmure de réprobation se fit aussitôt, suivi de cris de colère et d’appels vengeurs : la turpitude du calife méritait une sanction ! Le gouverneur désigné tint à faire contresigner la lettre par ses accompagnateurs et décida de rebrousser chemin. Le tollé fut général au retour du groupe. Publiquement lue à la mosquée, la missive fut unanimement dénoncée et le calife copieusement hué. On guettait la réaction des principaux Compagnons et notamment ceux qu’on appelait les conseillers qualifiés, ces personnes choisies par Omar pour la cooptation du calife.

En dehors d’Othmane, ils étaient quatre : Ali, Talha, Azzoubeyr et Saad ; Abd ErRahmane Ibn Aouf étant décédé trois ans plus tôt. Ils étaient tous consternés, n’ayant pas assez de mots sévères pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme un acte inqualifiable de la part d’Othmane.

Soutenu par sa demi-sœur, le fils d’Abou Bakr fit appel aux membres de sa tribu ; il se sentait à la fois humilié et agressé par le désaveu et l’attentat à sa vie. Quand arrivèrent des troupes d’Égypte et d’Irak et campèrent aux environs de la ville, il fit cause commune avec leurs meneurs. Ali, qui était aussi le beau-père de Mohamed, ayant épousé sa mère après la mort d’Abou Bakr, tenta une médiation. Emmenant avec lui l’esclave noir, son chameau et la lettre descellée, il alla voir Othmane. Lui désignant l’homme, il demanda :

— Est-ce ton serviteur ?

— Oui, répondit Othmane.

— Et le chameau, est-il à toi ?

— Oui.

— Et ce sceau ; est-ce le tien ?

— Oui.

— Alors, c’est bien toi qui a rédigé la lettre ?

— Non, et je le jure par Dieu, grand et puissant ! Cette lettre, je ne l’ai ni rédigée ni ordonné ce qui y est écrit et je n’ai pas envoyé du tout ce serviteur en Égypte.

Examinant la calligraphie, d’aucuns doutèrent qu’elle fût celle du calife ; ils étaient même quasiment certains qu’il s’agissait de l’écriture de son secrétaire Marouane. Comme il était dans la demeure d’Othmane, on le somma de le livrer. Mais celui-ci assumait pleinement la vieille tradition arabe de la protection du réfugié au risque de la vie et ce nonobstant sa culpabilité ; le livrer revenait à renier une valeur cardinale, à se couvrir de la pire honte. Aussi, son premier réflexe, dont il ne se départit plus après, fut de refuser catégoriquement toute remise.

Marouane, de plus, était son cousin et il y avait de sérieuses raisons de penser que le remettre aux assiégeants revenait à le livrer à une mort assurée. Certains voulaient bien croire à la sincérité d’Othmane quant à son innocence ; ils lui faisaient néanmoins assumer la responsabilité de l’ordre infamant donné à son gouverneur d’Égypte tant qu’il ne leur aurait pas remis son auteur. On voulait questionner l’intéressé, faire toute la lumière sur le secret de la missive ; or son refus multipliait les zones d’ombres et suscitait les doutes.

Comment pouvait-on ordonner un meurtre sans raison et celui d’un Compagnon qui plus est ? L’ordre a-t-il été dicté par Othmane ? Marouane l’avait-il écrit au nom du calife ou en prit-il l’initiative ? Devant lui, on fit l’analyse suivante :

— De deux choses l’une : ou tu dis la vérité ou tu mens ; dans les deux cas tu ne mérites pas de continuer à assumer la responsabilité de notre destinée. Car si tu mens, tu mérites sans conteste la déposition pour avoir ordonné de faire couler notre sang sans raison. Et si tu dis la vérité, tu mérites également d’être déposé pour cause de faiblesse et de négligence dans la gestion des affaires publiques et d’un entourage de courtisans perfides qui décide de notre sort en lieu et place de celui que nous avions accepté.

Othmane chercha à gagner du temps en proposant de renouveler ses excuses et de demander pardon. On lui répondit ne vouloir plus se laisser berner et l’on exigea sa démission, le menaçant de le combattre, et si nécessaire de le tuer. Refusant catégoriquement l’hypothèse de la démission, il soutint qu’il ne se défendrait pas s’ils le combattaient, précisant qu’il a donné la consigne aux quelques hommes qu’il avait autour de lui de ne pas brandir leurs armes et que quiconque le ferait agirait sans son accord. Il leur dit même accepter d’être mis à mort en les mettant en garde toutefois sur l’entière responsabilité qui serait alors la leur.

Les faits dénoncés n’étaient pas constitutifs d’un délit méritant la mort d’après la religion de Mohamed ; il n’avait pas apostasié et ne s’était pas rendu coupable d’adultère ou de meurtre. Puis, il ne craignait pas la mort ; sinon, il aurait depuis longtemps fait venir à Médine des armées pour le protéger ou l’aurait quittée pour se réfugier ailleurs. Sur le plan de ses principes, Othmane restait attaché aux schémas mentaux classiques, ceux qui prévalaient du temps du prophète et qui restèrent encore de rigueur aux débuts de l’État musulman, du temps des deux premiers califes. Il agissait comme si, depuis, les choses n’avaient point changé.

Au niveau de la pratique, il était cependant totalement désemparé. Il multipliait les contradictions, se laissant dépasser par les événements, essayant tantôt de rattraper ses maladresses, se retranchant tantôt derrière des positions de principe inadaptées aux circonstances, dont la rigidité lui permettait néanmoins de gommer l’extrême faiblesse de ses attitudes et la friabilité de ses agissements.

En cette veille de fête du sacrifice, Médine était bien triste. C’était la fin du pèlerinage à La Mecque, dont le calife a dû, depuis la terrasse de son logis, charger le fils AlAbbès pour en présider les rites. En ville, c’était enfin Ali qui était en charge de la prière après des jours de flottement et de pagaille. Au début, on n’empêcha pas le calife d’assurer ce premier devoir de son ministère. Cela se passait toutefois dans le plus grand désordre et, chaque jour davantage, dans un brouhaha grandissant de contestation et de protestation.

Malgré les conditions de plus en plus honteuses pour une pratique sereine, Othmane tenta de garder son calme et patienta sans vouloir prendre la moindre initiative. Vingt jours durant, aux heures de la prière, il alla chaque jour présider ces rangs d’hommes de moins en moins pénétrés par le devoir religieux, la tête de plus en plus à la politique et à la sédition.

Quand on osa s’attaquer à lui, lui jetant des pierres, il se laissa convaincre par son entourage de demander du secours à ses gouverneurs dans les provinces. Aussi, il hésita à peine à signer le projet préparé en ce sens par son secrétaire. C’était un vendredi, le dernier jour où on l’autorisa à présider la prière. Ce jour-là, il osa déplorer la situation. Du haut de sa chaire, il s’adressa aux fauteurs de troubles :

— Vous, les étrangers à la ville, honte à vous ! Tous les habitants de Médine savent bien que vous êtes maudits par la voix même de Mohamed. Effacez vos fautes par des actes justes, car Dieu, Puissant et Grand, n’efface le mauvais que par le bon.

L’un des présents se leva, osant acquiescer :

— Je témoigne qu’il dit vrai.

Aussitôt, quelqu’un dans l’assistance, sabre au clair, se précipita sur lui et, de force, le fit se rasseoir au moment même où un autre présent, tentant de se lever, s’attirait un traitement identique de la part d’un autre quidam à la mine patibulaire. Et d’un coup, tout chavira. Des cailloux volèrent haut dans l’enceinte de la mosquée, s’abattant sur tous les présents. Les gens couraient dans tous les sens fuyant les projectiles et les hommes armés ; les projectiles pleuvaient sur la chaire ; ils ne manquèrent pas Othmane ; atteint à la tête, il s’affaissa sur son siège, évanoui. Emmené dans la hâte à la maison par ses proches, il ne fut plus autorisé à la quitter.

Ali vint lui rendre visite, mais regretta vite sa démarche ; l’entourage du calife le prenait à partie, le rendant déjà responsable de tout son malheur. Ce jour, il jura aussi de ne plus répondre aux appels au secours d’Othmane.

Une trentaine de journées passa ; à la mosquée, où la prière ne se faisait plus avec le calife, n’allaient presque plus que les insurgés. Les Médinois se terraient chez eux ; les rares qui osaient sortir le faisaient en armes et par groupe. Après le temps d’une occupation pacifique de la ville, les révoltés étaient devenus agressifs et entendaient imposer leur volonté par les armes ; ils n’hésitaient plus à s’en prendre à tous ceux qui osaient s’opposer à eux, y compris les personnalités en vue jusque-là épargnées.

Othmane passait ses journées plongé dans la lecture du Coran. Certes, il avait déjà l’habitude de lire régulièrement ce livre dont il unifia les versions et sauvegarda l’authenticité ; désormais, il ne quittait presque plus ses mains. Cela lui permettait de garder sa sérénité malgré la gravité de la situation, noyant ses soucis dans l’envoûtement du livre sacré, ses sourates et ses versets.

Autour du logis, le siège était mis ; mais le calife pouvait encore dialoguer avec les meneurs de la foule qui l’assiégeait. De nouveau, à une délégation d’Égyptiens qu’il recevait, il jura n’être pour rien dans l’écrit qu’on lui reprochait, ne l’avoir ni écrit ni dicté ni su ; il admit cependant qu’il pouvait bien arriver qu’on attribuât à tort une lettre à quelqu’un ou qu’on falsifiât un sceau. Il ne les convainquit pas. Ils s’en allèrent fort agités, éructant que, dorénavant, Dieu autorisait sa mise à mort.

Au chef des troupes venues d’Irak, Othmane avait demandé :

— Que veulent les gens de moi ?

— De trois choses l’une, avait répondu AlAchtar, et il n’y a aucune autre possibilité...

— Et c’est quoi ? s’était enquis Othmane dont les traces de variole sur le visage étaient devenues rouges de colère.

— Ils te laissent choisir entre démissionner, leur rendant ainsi le pouvoir afin qu’ils puissent nommer un autre homme de leur choix, t’appliquer à toi-même la sanction méritée ou être mis à mort par leurs mains.

— Et il faut nécessairement choisir ? s’était interrogé Othmane comme s’il parlait à lui-même en se grattant de la main droite sa barbe fournie qu’il n’avait plus teinte, selon son habitude, depuis le début des événements.

— Il le faut nécessairement, avait martelé le chef insurgé, en se redressant sur le coussin sur lequel il était appuyé pour ajouter à sa réponse encore plus de solennité.

— Que je démissionne est hors de question, avait répondu le calife sur un ton ferme. Le pouvoir m’est revenu par la volonté divine et je ne saurais créer un précédent qui deviendrait une tradition après moi, autorisant la foule à répudier son guide chaque fois qu’il aurait eu le malheur de lui déplaire. Pour ce qui est de m’infliger à moi-même une sanction, mon vieux corps ne le supporterait pas. Déjà, je n’arrivais pas à assister aux châtiments que mes deux prédécesseurs se chargeaient bien volontiers d’appliquer eux-mêmes aux coupables. Quant à me tuer – si d’aventure vous le décidiez – alors, pour votre malheur, vous ne vous aimeriez plus après moi et vous ne pourriez plus jamais prier ensemble ni combattre unis un même ennemi.

Plus tard, de la terrasse de la maison, il s’était adressé aux assiégeants, essayant de les raisonner :

— Vous savez bien qu’il n’est autorisé de faire couler le sang d’un musulman que dans trois hypothèses : apostasie, adultère et meurtre. Suis-je dans l’un de ces trois cas ?

Personne ne lui avait répondu. Il avait alors repris, usant de souvenirs, en appelant aux sentiments, leur rappelant un épisode douloureux, celui de la défaite du prophète lors de la bataille sur le mont Ouhod :

— Dieu vous est témoin ! Savez-vous que le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – quand il a été abandonné de ses hommes sur Ouhod, n’avait avec lui que neuf de ses compagnons, dont j’étais ; et quand la montagne bougea, risquant de faire tomber ses pierres, n’a-t-il pas dit : « Calme-toi Ouhod  ; sur toi, il n’y a qu’un prophète, un ami ou un martyr » ?

Au bout des lèvres de certains, à peine audible, un «oui» timide était suffisant pour le faire s’exclamer, content de cette reconnaissance inespérée de ses mérites :

— Ils témoignent enfin pour moi, Dieu de la Kaaba !

Les jours passèrent et la situation autour du logis ne bougea pas, s’aggravant même.

— Personne n’entrera chez cet homme et personne n’en sortira !

La consigne venait de se faire dans les rangs juste après le passage entre les hommes de Talha Ibn ObeïdAllah qu’on vit susurrer quelque chose à l’un des chefs insurgés. Othmane était sur sa terrasse ; il le soupçonnait d’exciter les gens et on l’entendit invoquer la divinité contre lui :

— Dieu, préserve-moi de lui ! Faites qu’il ne récolte rien de ses menées et que son sang soit versé si on attente à ma personne !

Toutes les entrées et les sorties étaient désormais filtrées. Du haut de la terrasse, Othmane fit son apparition habituelle, salua la foule, mais personne ne lui répondit. Il les regarda, sales et méchants, les armes aux pieds, séparés de la porte par une poignée d’hommes qui lui était favorable. Il eut une poussée d’orgueil et leur dit tout haut :

— Si vous pensez avoir le droit de me mettre un pied dans la tombe, faites-le ! Que Dieu me pardonne si j’ai fait du tort ; d’avance, j’ai pardonné si jamais on me fait du mal !

Ce siège qui se prolongeait depuis plus d’un mois, Othmane ne souhaita pas le faire lever par la force. À ceux de ses soutiens qui l’avaient prié de les autoriser à en découdre avec les assaillants, il interdit fermement d’user de leurs armes. Parmi eux, il y avait certains de ses amis des Renforts qui lui firent savoir qu’il n’appartenait qu’à lui de décider qu’à nouveau, pour sa cause cette fois-ci, ils assumassent leur condition de Renforts de Dieu. Mais, invariablement, il leur répondait qu’il ne voulait pas de violence.

Quand AbdAllah, le fils d’Omar, était venu lui rendre visite, dans sa cotte de maille, le sabre au clair, lui affirmant être prêt à attaquer les assaillants, il l’adjura de partir déposer ses armes. À ceux des Médinois qui, au tout début, se plaignirent de la présence massive dans leur ville de ces étrangers, il interdit de s’en prendre à eux ou de chercher à les faire partir par la force.

À voir la détermination de la foule en colère autour de son logis, il craignait le bain de sang et espérait l’éviter en s’abstenant de toute provocation, gardant la certitude que la tension finira par retomber. Celle-ci allait crescendo cependant ; et quand une rumeur se propagea de l’arrivée prochaine de troupes en provenance de Syrie et d’Irak, les Égyptiens se décidèrent à accélérer les choses. De plus en plus persistant, un mot d’ordre parcourait les rangs des foules en masse des assiégeants ; il portait une ferme intention de mise à mort. On en rapporta la teneur à Ali qui s’écria, horrifié :

— Nous ne voulions de lui que la remise de Marouane ; il est hors de question de le tuer.

Il mesurait le degré de gravité de la situation et, par la même, celui de sa responsabilité. Joua-t-il au feu ? s’était-il comporté en apprenti sorcier ? De tout cœur avec les révoltés quant aux principes, ayant choisi de se tenir à l’écart de la foule, veillant à ne pas laisser de prise sur lui à d’éventuels dérapages, il se devait quand même de prévenir que la situation, échappant déjà à tout contrôle, ne dégénérât dans un drame irréparable. Appelant ses deux fils AlHassan et AlHoussayn ; il leur dit :

— Prenez vos sabres et gardez la porte d’Othmane. Vous ne laisserez personne lui faire du mal.

Ne voulant pas être en reste, Azzoubeyr envoya son propre fils AbdAllah épauler les deux petits-fils du prophète. Et Talha en fit de même ainsi que nombre de Compagnons.

Othmane ne savait plus quoi faire, hésitant entre ce qu’il était bon et ce qu’il était juste d’adopter comme attitude. Tantôt il espérait s’en sortir, voulait résister et demandait de l’aide ; tantôt il interdisait aux quelques hommes qui lui étaient restés fidèles de tenter quoi que ce fut. Tantôt il voulait lutter, tantôt il se résignait à préparer sa fin. Aussi, outre l’attitude de principe manifestée dans la consigne de ne point attaquer les insurgés et de se contenter de se défendre, il tenta d’alerter ses hommes dans les provinces. Appelé à la rescousse, le gouverneur de Damas se fit prier avant de se décider à dépêcher auprès du calife assiégé des troupes pour sa protection. Arriveraient-elles seulement à temps à Médine ?

Devant le logis, les choses se gâtaient. On ne se lançait plus que des invectives, mais aussi des traits. On ne se bousculait plus, on se battait. Les assaillants avaient eu vent de la marche des troupes fidèles vers eux et craignaient le retour en masse des pèlerins vers Médine. Ayant été trop loin, ils choisirent la fuite en avant.

Dans la maison pleuvaient des pierres et des flèches ; des cris et des pleurs de colère et de peur s’y levaient. Trois personnes, dont Marouane, furent blessées. Ses gens vinrent à Othmane solliciter l’autorisation de se défendre. Dans sa chambre, prosterné sur son Coran, il leva à peine la tête, juste pour ordonner de rendre leurs flèches aux assaillants et de s’abstenir de toute réplique.

Pourtant, ceux-ci étaient de plus en plus excités et redoublaient d’initiatives. Ils s’attaquèrent à la solide porte de la maison voulant la défoncer, mais le cordon composé des jeunes fils d’Ali et leurs compagnons les repoussa. Subitement, une accalmie survint. Trois hommes du groupe d’interposition réussirent une médiation inespérée. On s’entendit pour laisser le calife quitter la maison et se rendre à la mosquée afin de s’entretenir avec les meneurs de la foule en colère.

Sous un parapluie de sabres et de pointes de flèches acérées, entouré de ses plus proches amis, Othmane s’y rendit et s’assit à côté de la chaire. Encerclé de gens armés plus excités les uns que les autres, il attendit dans la confusion la plus totale que quelqu’un d’important fût venu lui parler, se présentât avec une quelconque proposition ou tentât de calmer la situation. Assis seul, ses longs cheveux ondulant sur des épaules basses, ses mains jointes sur des cuisses fébriles, il resta une heure durant à assister impuissant, sous la protection nerveuse de ses hommes, à l’extrême agitation stérile en possession de la mosquée. En désespoir de cause, il finit par se lever, lâchant, désabusé :

— Je ne vois personne aujourd’hui apte à rendre justice.

Sur le chemin du retour, malgré le cordon sécuritaire, on le bouscula et il faillit être agressé, n’était le fils d’Azzoubeyr qui s’interposa, repoussant la main hargneuse.

Les jeunes gens commis à sa protection finirent par obtenir de certaines des personnes en vue parmi les révoltés l’engagement par écrit de ne pas toucher à sa personne ; ils lui apportèrent le document. Il venait d’enfiler son armure sous la pression de ses femmes en répétant qu’il le faisait pour elles. L’engagement écrit des assaillants le rassura et il en prit prétexte pour se débarrasser de sa cotte de mailles ; déposant son arme, il regagna sa chambre reprendre sa lecture.

Devant la porte du logis, la bousculade venait de reprendre, les jets de pierre et les tirs de flèches aussi. Les assaillants s’enhardissaient. AlHassan et le fils de Talha étaient éclaboussés de sang ; un esclave d’Ali, leur tenant compagnie, fut blessé sur le sommet du crâne ; à l’intérieur du logis, on reçut de nouveau des flèches et on y répondait. L’une d’elles fit mouche ; un des assaillants tomba.

On rapporta les faits à Othmane qui vint lui-même, fort contrarié, son Coran à la main, ouvrir la porte et demander aux jeunes gens postés devant de partir, répétant encore une fois qu’il refusait le combat, qu’il ne se défendrait pas si on voulait sa mort. Devant leur refus, il les fit entrer dans la maison et ils campèrent dans le hall. Il leur répéta ses consignes avant de rentrer dans sa chambre tenter de retrouver la paix dans le livre de Dieu. Privé de conduire la prière, il lisait encore plus souvent le saint Livre, continuant ainsi avec les moyens dont il disposait à célébrer le culte de Dieu, son premier devoir de calife. On était, de plus, en période de pèlerinage et la fête du sacrifice était pour le lendemain.

Se retrouvant devant l’imposante porte fermée sans ses défenseurs, les plus excités des assaillants y mirent le feu. Le crépitement du bois de teck commençant à brûler était couvert d’une voix claire, celle d’Othmane récitant d’un débit rapide, sans la moindre émotion, le début de la vingtième sourate :

 

«T. H. Nous ne t’avons pas envoyé le Coran pour que tu sois malheureux.»

 

Aux premiers flamboiements du feu, un immense brouhaha se fit dans la maison. Alerté, Othmane pensa venu le moment extrême tant redouté et attendu ; il résolut de continuer à ne rien entreprendre. Il ressortit pour renouveler ses recommandations aux hommes agglutinés derrière la porte puis revint reprendre sa lecture.

— Si la porte a flambé, c’est bien pour quelque chose de plus grave, leur dit-il. Que personne ne les combatte car ils n’en veulent qu’à moi et si vous vous interposez entre eux et moi, ils vous fouleront jusqu’à m’atteindre et m’avoir.

En un pareil moment critique, Othmane était résolu à avoir l’attitude la plus digne, d’attendre la fin en la bravant. Malgré ce qu’on lui avait reproché, à cause de cela même, il était déterminé à défier ses adversaires avec ses convictions religieuses, sa foi intacte et le symbole de sa vie : le Coran. Car, à son destin, personne n’échappe ; et si c’était bien sa mort qu’avait décidée Dieu, il la recevrait vaillamment et dans la piété.

À la porte en feu qu’on a fini par défoncer, on se battait à mort. Le fer en main et les rimes à la bouche, les jeunes fils des Compagnons se relayaient à repousser les assaillants. On entendait Othmane réciter des versets d’une nouvelle sourate, « La Lignée Amrâm », au moment où l’un des serviteurs de Marouane visa un des assaillants et, du premier tir de son arc, le tua sur le coup. Ce premier mort fut un feu de plus allumé au combustible de la haine déjà alimenté par le sang des blessés.

De part et d’autre de la lourde porte défoncée qui se consumait, dans la fumée et le feu envenimant les ardeurs des insurgés, redoublant leur fureur, les escarmouches timides avec les gens de la maison avaient dégénéré en un combat farouche. Mâtinés de vers d’intrépidité et de fierté, les cris des hommes rythmaient le bruit des fers s’entrechoquant avec rage. Entouré de ses serviteurs, Marouane, le secrétaire, attisait son courage en rimant aussi sa bravoure. Il s’était rué sur les assaillants, sabre au clair, bravache d’air :

— On ne touchera pas au calife tant qu’on sera là !

Il demandait qui voulait se mesurer à lui quand un assaillant lui porta un coup à la nuque le laissant pour mort. Atteint au muscle trapèze, il survivra avec le cou raccourci. Du sang giclait sur les murs, coulait sur les mains et les corps des hommes ; après avoir brûlé la porte, quelques assaillants s’étaient enhardis à s’engouffrer dans l’entrée, se heurtant à la résistance déterminée des gens de la maison.

Mohamed, fils d’Abou Bakr, était avec ceux qui restaient en retrait, hésitant encore entre la tentation de l’attaque et la crainte du sacrilège. Pourtant, il en voulait à mort à celui qui avait osé ordonner sa fin ou, du moins, la cautionner. Sa vengeance se voulait implacable, ne s’embarrassant ni d’âge ni de titre ; à son tour, sérieusement, il envisageait de donner la mort à celui qui la lui destina.

Voyant ensanglantés les fils d’Ali qui, en leur qualité de petits-fils du prophète, gardaient dans le cœur des gens et, notamment des Médinois, une place quasi sacrée, il eut tout à coup peur de voir l’occasion de la vengeance lui échapper. Aux plus enragés de ses compagnons, il dit, rageur :

— Les Hachémites, à la vue de ce sang sur le visage d’AlHassan et d’AlHoussayn, risquent de s’en prendre à nous et faire lever le siège, faisant aller en pure perte toutes nos initiatives.

À deux de ses amis proches, il suggéra un passage rapide à l’acte :

— Escaladons le mur du logis par derrière ; je connais le voisinage. On accédera ainsi à Othmane et on le tuera sans que personne ne s’en rende compte.

Avec la complicité du voisin, les trois hommes réussirent à s’infiltrer dans le vaste logis du calife, aussitôt suivis par d’autres. Il n’y avait personne sur leur passage, tous les occupants s’étant agglutinés dans l’entrée à repousser les attaquants. Discrètement, sans se faire remarquer, ils accédèrent à la chambre d’Othmane où la psalmodie n’avait pas cessé. Ils s’agglutinèrent au seuil n’osant pénétrer comme pétrifiés par la belle voix et ses divines paroles.

Ils finirent par pousser l’un d’eux qui revint aussitôt bredouille. Il ne fit que demander au calife de renoncer à sa fonction, ce qu’il refusa. D’autres prirent sa suite et ne firent pas mieux, Othmane réussissant à anesthésier leur hargne par des paroles appropriées. Gagnant en degrés à chaque tentative, la violence allait, cependant, crescendo.

Assis sur le lit, le Coran dans le giron, Othmane voulait rester absorbé par sa lecture, la voix belle cherchant à couvrir le tumulte et sa noirceur avec les mots lumineux des versets psalmodiés. Sautant sur lui, Mohamed, d’une main fauve, lui prit sa longue barbe brune en éructant :

— À quoi a bien pu te servir Mouawiya ? À quoi peuvent te servir tes livres ?

Ses dents s’entrechoquèrent violemment ; Othmane, tout surpris, domina cependant sa peur et sa douleur, essayant de retrouver le sang-froid du vieux sage ; il murmura d’une voix bien perceptible :

— Relâche ma barbe, mon neveu ; si ton père te voyait, il serait affligé par ton comportement !

La réaction du vieillard fit mouche ; le fils du premier calife libéra la barbe en reculant, mais il ne pouvait faire taire sa colère. Il avait l’œil en coin, noir de haine ; il quitta précipitamment la pièce en jetant un œil désabusé au groupe assaillant ; ses deux compagnons qui surveillaient ses gestes de près le perçurent comme un regard entendu.

Avait-il l’intention de surveiller les lieux ? Son clin d’œil était-il un permis de tuer ? Ces compagnons avaient-ils attendu ce signe pour s’avancer d’un pas déterminé vers l’homme au Coran ? L’un d’eux se rapprocha, la lame acérée d’une flèche brandie dans sa main ; Othmane, ne perdant toujours pas son calme, lui dit simplement, en avançant vers lui le livre sacré :

— Entre nous, il y a le livre de Dieu !

L’homme recula, non sans l’avoir déjà frappé au cou avec la large pointe de la flèche ; vers le compagnon qui s’avançait, un grand brun au teint noirâtre, le calife eut juste le temps de dire la même chose ; il le vit repousser le Coran du pied, le faisant tomber par terre, et lui donner un coup d’épée, lui coupant la main.

De la tête d’Othmane, saignant abondamment, des gouttelettes rouges allèrent ensanglanter les pages du livre de Dieu ouvert par terre. De sa bouche sortit un cri de douleur suivi d’un soupir, quelques mots lui échappant, avant qu’il ne fût frappé une fois au cou et trois à la tête, des coups portés au bas du front, en haut du nez, qui en fendirent l’os.

L’agresseur avait l’envie irrépressible de tuer, mais n’osait porter le coup fatal, comme si la qualité ou l’âge de sa victime le retenaient encore du coup de grâce. Le retour à la charge de son complice lui donna le supplément d’audace nécessaire et, de concert, ils enfoncèrent leurs armes à plusieurs reprises dans le sein du vieil homme tombé à leurs pieds. Au moment même où, par terre, sa main avait précédé son corps, Othmane avait lâché ses derniers mots :

— Elle fut bien la première à écrire le Coran !

Le calife était encore au râle de la mort ; s’extirpant de la masse des complices, quelqu’un vint alors piétiner son corps, sautant dessus, lui cassant une côte. C’était, dit l’enragé, pour venger un parent mort dans sa prison.

Les assassins se penchaient pour cueillir le trophée de leur forfait quand un terrible cri de femme les fit sursauter. L’une des épouses d’Othmane arrivait ; elle eut juste le temps de se coucher sur le corps gisant au sol, empêchant que sa tête ne fût coupée. Offert au regard des deux hommes, son derrière avantageux les en détourna. Admiratif, l’un des deux agresseurs palpa voluptueusement la croupe de cette chrétienne d’origine, convertie à l’islam pour épouser le calife déchu :

— Dieu du ciel ! Qu’elles sont grosses ces fesses ! siffla-t-il.

Accourant dans la foulée, une seconde épouse se jeta aussi à côté de la première, couvrant ainsi complètement le mort. Elle fut hargneusement piétinée ainsi que sa compagne et on leur arracha leurs bijoux ; l’un d’eux enleva le sceau du calife du doigt de son bras coupé qui traînait à ses pieds. Au même moment, un serviteur arriva et tua l’un des trois assassins avant d’être abattu.

Après avoir mis la pièce à sac, les deux assassins suivirent leurs autres compagnons dans la fuite ; laissant derrière eux trois morts, ils s’en allèrent rejoindre le fils d’Abou Bakr déguerpir par où ils étaient entrés. Sur leur chemin, ils butèrent contre un autre domestique noir qui réussit à transpercer par sa lame un second meurtrier avant d’être abattu à son tour d’un double coup de leurs sabres ruisselant de sang. Accourant de tous côtés, les autres habitants ne tardèrent pas à rappliquer.

— Le prince des croyants a été tué ! criait-on dans la pièce.

D’affliction et de désolation, le cri emplissait l’intérieur du logis soudainement plongé dans un étrange silence. Les gardiens de la porte à moitié calcinée se bousculèrent en se pressant de pénétrer dans la chambre du calife. Ahuris, les yeux exorbités, n’en croyant pas leurs yeux, ils entourèrent le corps gisant par terre, égorgé. Devant le corps de la victime, aux côtés des familiers et des domestiques, certains des jeunes de l’entrée de la demeure avaient un genou par terre et des larmes de sang aux yeux.

À l’extérieur du logis, à l’annonce de la fin tragique du calife, quelqu’un cria :

— Au Trésor !

Et délaissant la demeure du calife désormais endeuillée, la foule insurgée se rua sur le local du Trésor public ; leur arrivée fit fuir ses deux gardiens qui, se débarrassant des clefs, abandonnèrent le peu qui y restait à la rapine générale.

Telle une traînée de poudre, la terrible nouvelle de la fin d’Othmane embrasa la ville. La foule houleuse agglutinée autour de chez lui il y avait peu s’était dispersée instantanément ; désormais, le logis était ouvert à tout venant, sa porte comme son maître traînant par terre. Et une nouvelle foule, sans armes en évidence cette fois-ci, prit peu à peu la place de la première.

Les uns après les autres, Ali, Talha, Azzoubeyr et Saad arrivèrent, se frayant difficilement leur chemin parmi des mines bien moins tristes que surprises et ahuries. Devant la dépouille mortelle, ils se figèrent, prononçant à haute voix le nom de Dieu et la formule rituelle du retour à sa miséricorde. Au pied du mort, Ali ne resta qu’un court instant ; il était rouge de colère. À ses deux fils arrivés à sa rencontre, il reprocha l’occurrence de pareille horreur en leur présence. Il était tellement enragé qu’il ne se retint pas de gifler son cadet AlHoussayn et de frapper la poitrine de l’aîné AlHassan. Il ne voulait même pas les écouter, pas plus que les fils de Talha et d’Azzoubeyr qui se confondaient en des explications, les insultant même.

Fou furieux, d‘un pas rapide, il quitta les lieux. Contre Talha, croisant son chemin, qui faisait mine de s’étonner qu’il ait osé lever la main sur les petits-fils du prophète, il s’écria, vitupérant :

— Qu’ils soient maudits et toi aussi avec eux ! Comment tue-t-on, sans preuve évidente ni argument précis, le prince des croyants, un Compagnon du prophète qui a assisté à Badr ?

Cynique, Talha répondit froidement :

— S’il avait livré Marouane, il n’aurait pas été tué !

— S’il l’avait livré, Marouane aurait été tué avant même d’avoir été reconnu coupable ! rétorqua Ali, désabusé.

Regagnant son domicile, Ali résolut d’y demeurer reclus. Dehors, l’agitation était à son comble et les sentiments à fleur de peau. Après avoir dévalisé le Trésor, une partie des assiégeants revint boucler de nouveau le logis, refusant la sortie des corps du défunt et de ses deux domestiques pour l’enterrement.

Dans le même temps, une autre foule se constitua devant la demeure d’Ali ; certains de ses membres venaient de celle qui avait assiégé le calife. On le réclamait pour être le nouveau vicaire du prophète. On l’appelait même, déjà, Prince des croyants ! À quelques lieues de la ville, d’autres troupes approchaient. Apprenant la mort d’Othmane, elles rebroussèrent hâtivement chemin ; c’était l’armée envoyée par Mouawiya.

On était en l’an 35 de l’hégire. Tué à 84 ans, Othmane a gouverné douze ans et quelque quinze jours, de 644 à 656 du calendrier chrétien.

Ali devait attendre ce jour depuis longtemps. Certes, les conditions n’étaient pas normales ; elles étaient assurément dramatiques ; mais la politique n’était-elle pas ainsi faite ! Il voulait se persuader que ce n’était pas le peuple de Médine ni un quarteron de conjurés des provinces d’Irak et d’Égypte qui commit, dans l’islam, ce premier assassinat de leur calife par des musulmans ; c’était bien un atavisme hérité des siècles préislamiques, que la nouvelle religion gomma sans toutefois l’éliminer, qui faisait de la mort l’issue normale de toute querelle.

Paré du vernis sacré, cet héritage indélébile des siècles se transformerait, peut-être, en instrument redoutable d’accession au pouvoir ! Nonobstant les récits apocryphes prétendant que le prophète et Abou Bakr seraient morts des suites d’une alimentation empoisonnée par des juifs, l’assassinat d’Othmane était le second dans l’histoire de l’Islam du premier personnage public après celui d’Omar.

Mais c’était le premier vrai assassinat politique de cette histoire, fondateur de ce qui allait devenir une tradition de gouvernement. Comme le concevaient les anciens des vieilles cultures, le pouvoir allait être, par définition, l’usage du glaive et de la ruse, l’alliance du lion et du renard.

Ali, le successeur d’Othmane, quatrième vicaire du prophète, allait l’éprouver à ses dépens. Face à lui, quelqu’un se dressait, se voulant le fondateur d’une dynastie et, pour cela, reproduisait à merveille les traits d’un conquérant du pouvoir.

Une terrible guerre doublement fratricide était sur le point de se déclencher ; déchirant la communauté musulmane censée être composée de frères et de sœurs communiant dans les mêmes valeurs, elle opposait des parents entre eux, des cousins et même des frères mus, comme à la plus belle époque antéislamique, par un insatiable instinct guerrier.

 

                        Derrière vous, les chemins de la conquête vous avez délaissés

                        Au pied de la tombe de Mohamed, vous nous avez attaqués.

                        Et les Compagnons du prophète, l’espace d’une soirée,

                        Étaient comme bêtes immolées à la porte de la mosquée.

 

Dans Médine, par-dessus la cacophonie généralisée, une voix s’était élevée laissant parler son affliction et sa détresse ; le poète des Renforts et du prophète, Hassan Ibn Thabit, laissait parler sa rage et déclamait un ultime hommage au défunt, lourd des plus sombres prévisions :

 

                        Ils ont sacrifié l’homme grisonnant, en prosternement

                        Passant ses nuits à glorifier Dieu et à lire son Coran ;

                        Bientôt, vous entendrez en leurs maisons :

                        Dieu est grand ! Pour Othmane, nous nous vengeons !

 

À suivre...

 

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Partie IV

 

Les vices et les vertus

ou

Les infortunes du pouvoir

 

Chapitre 1

 

Les malheurs de la morale

 

Le poète de Médine pleurait encore le calife assassiné :

 

                        Que le logis des Othmane, au soir, fût désormais vacant,

                        Sa porte par terre et ses murs brûlés en ruine tombant ;

                        Longtemps, le quémandeur du bien y a trouvé satisfaction,

                        La gloire et la noblesse s’y réfugiant.

                        Vos pensées intimes, manifestez, ô gens !

                        Pour Dieu, vérité et mensonge ne sont point équivalents.

 

Appelé journée du logis selon la tradition arabe du sous-entendu et de l’allusion, l’assassinat d’Othmane ouvrit dans le tissu encore fragile du nouvel État arabo-musulman des lésions qui allaient faire des ravages. Certains de ceux qui le vécurent s’en souvenaient en s’assimilant, en suprême honte, aux Israélites au veau d’or. Dans des vers désabusés, l’un d’eux mit toute sa désillusion :

 

                        De ce qui occupe les gens, je me suis étonné,

                        Voulant que le califat fût supprimé.

                        S’il était aboli, du bien, ils seraient privés

                        Et, dans l’humiliation, se retrouveraient abaissés.

                        Comme les juifs et les chrétiens, ils seraient ;

                        Sans conteste, du droit chemin, autant qu’eux, égarés.

 

Hassan Ibn Thabit, le poète des Renforts de Médine, avait la dent dure pour Ali. Comme certains, de plus en plus nombreux, il le chargeait du forfait commis sur la personne du calife. Il lui dit un jour :

— Tu dis ne pas avoir tué Othmane, mais admets l’avoir lâché. Tu dis ne pas avoir ordonné sa mort ni ne l’avoir interdite ; or, celui qui abandonne la victime aux mains de son tueur est un complice comme l’est de qui parle celui qui garde le silence.

Dans l’élégie qu’il composa à Othmane, il laissa aussi parler sa perplexité :

 

                        Qui se réjouit d’une mort absolue, sans rire,

                        Vient à la fosse aux lions qu’est le logis d’Othmane.

                        Que je désire savoir et si les oiseaux pouvaient me dire,

                        Ce qui s’était passé entre Ali et Ibn Affane !

 

Médine resta cinq jours dans la confusion après l’assassinat du calife. Les conjurés qui avaient convenu d’éliminer le chef suprême de la communauté étaient d’avis pour lui trouver un successeur, mais n’avaient pas réussi à s’entendre sur le nom de ce dernier, les Égyptiens voulant Ali, les gens d’AlKoufa désirant Azzoubeyr et ceux de Basra espérant Talha. Et les intéressés ne leur rendaient pas la tâche facile en les fuyant, après leur forfait, comme des pestiférés.

En désespoir de cause, ils s’adressèrent à Saad Ibn Abi Wakkas, en sa qualité de conseiller choisi par Omar. Celui-ci leur opposa un net refus, péremptoirement rimé :

 

                        Aux impuretés, ne mêle point de la bonté ;

                        Et tes habits salis, enlève-les ! sauve-toi, nu !

 

Approché aussi, AbdAllah, le fils d’Omar, se récusa :

— Cette affaire appelle la vengeance et je me garderai d’y entrer, répondit-il.

Ils ne voulaient pas quitter la ville, cependant, sans avoir désigné le successeur, disant craindre les divisions et l’anarchie. Au marché, on trouva Ali et, de nouveau, on le pressa d’accepter. Cette fois-ci, il ne se défila pas, mais répondit qu’il valait mieux suivre l’exemple d’Omar et procéder par consultation.

Il était entouré par un groupe armé dans lequel il y avait certains des meneurs de la dramatique journée, dont AlAchtar. Celui-ci, par la force s’il le fallait, voulait en finir avec cette formalité de désignation. Considérant la réponse d’Ali comme un début d’acceptation, il lui prit d’autorité la main pour forcer son consentement. Ali n’accepta ni ne refusa ; et pour se dégager des hommes l’entourant, promit une réponse pour le lendemain.

Pour eux, il était déjà le nouveau calife. Al Achtar menaça même de couper la tête de ceux qui renâcleraient à l’accepter. Passant aussitôt aux actes, il s’en alla presser le fils d’Omar d’accepter et obtenir, sous la menace de l’épée, l’assentiment de Talha et d’Azzoubeyr. La plupart des Renforts agréèrent Ali, mais certains des Compagnons s’en défièrent comme Saad Ibn Abi Wakkas. Nombre de Qoraïchites restés fidèles à Othmane prirent la fuite vers la Syrie.

La ville restait sous la coupe des insurgés et Ali, encore plus que les Médinois, se sentait prisonnier de ce qu’on désignait volontiers comme de la racaille. On vint lui rappeler son devoir de nouveau responsable, notamment pour la sanction des coupables. Il y avait chez lui Talha, Azzoubeyr et un certain nombre d’autres Compagnons. Il leur répondit :

— Mes frères, je n’ignore pas ce que vous savez ; mais comment faire avec des gens qui nous possèdent et que nous ne maîtrisons pas ? Vous voyez comment, dans leur révolte, ils ont été rejoints par vos esclaves ainsi que par les Bédouins. Ils sont parmi vous, vous forçant à tous leurs caprices. Entrevoyez-vous un seul moyen de faire quelque chose de ce à quoi vous appelez ?

Il déplorait la présence à Médine des Bédouins et des esclaves en hordes armées et chercha à faire rentrer les premiers chez eux et les seconds chez leurs maîtres, mais il n’en eut pas immédiatement les moyens. Déjà, quand il vit les gens fuir la pagaille et voulut les retenir, cela déplut fort et fut considéré comme de la restriction à une liberté acquise avec Othmane.

Pour pouvoir faire passer la justice dans la sérénité, Ali voulait attendre le nécessaire retour au calme. Mais les esprits aussi étaient en ébullition. Sur toutes les lèvres, invariablement, revenaient le nom d’Othmane et des interrogations sur l’identité de ses assassins. Qui a tué Othmane ? À la question, Saad Ibn Abi wakkas avait une réponse toute prête qu’il répétait à qui voulait l’entendre. Ayant eu maille à partir avec le défunt calife, il n’était pas soupçonné de complaisance et son avis pouvait avoir le poids de l’objectivité :

— Il a été tué par une épée dégainée par Aïcha, aiguisée par Talha et empoisonnée par Ali, assénait-il, catégorique.

Cette affirmation passant sous silence le nom d’une autre grande figure des Compagnons – l’apôtre du prophète Ibn AlAwwam – soupçonnée d’avoir trempé dans les tragiques événements, on le questionnait :

— Et que fit Azzoubeyr ?

— Il fit des gestes de sa main, mais il garda sa langue dans sa bouche.

Amr Ibn Al’Ass n’était pas des moins excités à l’encontre du calife assassiné. À qui lui demandait ses motivations dans la révolte contre Othmane, il expliquait :

— On a voulu sortir la vérité du fossé de la vanité afin que tout le monde fût à égalité.

On ne l’entendit pas souvent tenir ce langage. Il allait vite en changer le contenu pour s’adapter à une nouvelle donne et déployer pleinement ses talents de véritable animal politique. Son flair lui avait déjà permis de mesurer la gravité de la situation à Médine l’amenant à la quitter avant l’occurrence de l’irréparable. En partant, il avait la conviction que la mort d’Othmane était des plus probables et qu’elle retomberait sur le dos de ceux qui, restant dans son voisinage, ne lui auraient pas assez porté secours. Retiré en Palestine, il attendit impatiemment l’évolution des choses et vécut très mal l’arrivée d’Ali à la tête de l’État. Avec ce dernier, il savait n’avoir aucune chance d’être associé au pouvoir ; or, il se considérait comme un homme d’influence. Aussi, du pain béni était pour lui la contestation du gouverneur de Syrie !

Ibn Al’Ass n’était pas le seul à varier ses propos selon les circonstances ; en cela, quelqu’un de bien illustre l’avait précédé. Aïcha, qui ne s’était pas privée de critiquer publiquement Othmane, le pleurait désormais, soutenant, à qui voulait l’entendre, qu’Othmane a été tué injustement. On ne manqua pas de lui rappeler ce qu’elle avait pu dire et faire de son vivant et comment elle n’hésita pas à exciter les gens contre lui. Nombreux étaient ceux qui lui reconnaissaient une grande responsabilité dans le meurtre du calife, mais n’osaient le dire tout haut par respect pour sa stature. Cela outrait Aïcha et la conduisait à tenter par une action spectaculaire de se disculper ou de calmer une conscience quelque peu troublée.

La nomination d’Ali comme nouveau calife lui parvint à La Mecque. Elle ne portait pas trop en son coeur le cousin de son mari auquel elle n’avait jamais pardonné d’avoir été parmi ceux n’ayant pas cru en son innocence quand elle fut soupçonnée d’adultère. N’était l’intervention divine, le prophète l’aurait certainement répudiée ; c’était du moins ce que lui avait conseillé Ali. Des versets coraniques vinrent heureusement la blanchir de toute turpitude ; mais le soupçon de l’homme – surtout quand il est dénué de fondement – donne naissance au plus cruel désir de vengeance dans le cœur de la femme. Aussi, quand on vint lui dire qu’Ali était désigné successeur officiel d’Othmane, cela ne lui plut pas, et elle se laissa entraîner par les sirènes de la revanche. La désignation du nouveau calife s’était déroulée avec la présence notoire dans son proche entourage de nombre de personnes impliquées dans les troubles, mais les assassins de son prédécesseur ne furent ni arrêtés ni châtiés ; pour Aïcha, c’était suffisant pour épouser la cause de la morale bafouée.

Le calife désigné assurait et jurait volontiers n’avoir rien entrepris contre Othmane. S’il admettait ne l’avoir pas assez supporté, il notait aussitôt que le calife lui-même avait interdit de le défendre à ses soutiens, allant même jusqu’à dire que quiconque dégainait son arme et combattait pour lui ne serait point de son bord. Même si on n’approuvait pas ses consignes, ne se devait-on pas d’obéir au guide, se demandait-il ?

Et il avait son explication de la fin de son prédécesseur. En acceptant de laisser les gens l’assaillir sans autoriser ses défenseurs à les combattre, n’acceptant d’eux qu’une interposition pacifique, il devait avoir présent à l’esprit des versets du Coran auxquels, par excès de piété, il aurait probablement voulu se conformer. Dans le verset 28 de la sourate « La Table », il est dit, en effet :

 

« Que tu étendes vers moi ta main pour me tuer, je n’étendrais point ma main vers toi pour te tuer; je crains trop Dieu, souverain de l’univers ».

 

Endurer l’épreuve qui lui était imposée, faire montre de force d’âme en tolérant l’injure, en acceptant le siège, c’était ce qu’aurait finalement voulu Othmane. Lui, par contre, n’avait pas la même conception des choses et il affirmait combattre volontiers pour la justice ceux qui, injustement, le combattaient. Du reste, rappelait Ali, il ne s’était pas emparé du pouvoir vacant par un coup de force. On vint jusque chez lui le harceler et l’appeler au califat.

Certes, parmi ces gens, il y avait ceux d’Irak et d’Égypte qui soutinrent le siège du calife, mais il y avait aussi nombre de Compagnons et pas mal de Médinois ainsi que tous ceux qui se sont interposés entre le calife et ses assaillants. Ces gens vinrent de plus en plus nombreux devant sa demeure ; à leurs sollicitations, il répondit que la décision en matière d’exercice du pouvoir ne leur appartenait pas ; elle revenait de droit aux gens de Badr, ceux des Compagnons du prophète qui avaient assisté à la principale victoire de l’islam sur Qoraïch avant celle de La Mecque.

— Ne peut être calife que celui qui a l’assentiment de ceux-là ! leur soutint-il, solennellement.

Or, tous ceux qui avaient assisté à cette fameuse bataille, affirmait-il, vinrent lui faire part de leur accord sur son nom, lui assurant qu’ils ne voyaient personne plus digne que lui pour assumer le pouvoir vacant. Bien qu’on le pressât de tendre la main pour officialiser son choix selon le rituel consacré, il continua à refuser en exigeant que les plus illustres Compagnons encore en vie fussent les premiers à l’accepter, surtout Talha et Azzoubeyr.

Amené jusqu’à sa maison, Talha lui donna son accord verbalement ; il fut même suivi de près par Saad Ibn Abi Wakkas, l’un des conseillers d’Omar, qui lui prit la main en guise d’assentiment avant que les présents ne se ruassent sur lui pour faire de même. Azzoubeyr, qui apprit la nouvelle de l’assassinat hors Médine qu’il avait quittée juste la veille, y revint et donna aussi son assentiment. Conforté par ce plébiscite, Ali accepta de quitter sa demeure et de gagner la mosquée, le lieu en dehors duquel rien de majeur ne pouvait avoir de caractère officiel.

C’était un vendredi ; il portait une cape sur son manteau et avait un turban en soie. S’appuyant sur un arc, il monta sur deux marches de la chaire, à la manière d’Abou Bakr. Tenant d’une main ses souliers, il tendit l’autre ; et ce fut Talha qui s’avança le premier. Mettant le pied sur la première marche, il tendit la main. En le voyant, Ali ne put s’empêcher

de penser que l’homme était bien capable de trahir son serment et de se rétracter. Dans cette main qui, la première, se tendait vers lui, un doigt paralysé attira son regard et il ne sut se retenir du réflexe d’en tirer un mauvais augure.

À ce même moment, il eut aussi à l’esprit les propos de son cousin, de retour de La Mecque où il venait de présider les rites du pèlerinage par une délégation du calife. Aussi avisé que son père AlAbbas, AbdAllah lui dit :

— Je crois que tu es indispensable à ces gens qui ont besoin de toi ; cependant, je vois aussi que celui qui a le pouvoir aujourd’hui sera accusé du meurtre de cet homme.

Toutefois, il chassa rapidement ses noires pensées en voyant Azzoubeyr, Saad et les autres Compagnons s’avancer vers lui et, pareillement, faire acte d’allégeance. Une fois investi, Ali se mit rapidement à l’ouvrage. Au plus vite, il devait reprendre la situation en main. À ses yeux, elle était aussi honteuse qu’explosive.

Les conditions d’enterrement du calife assassiné ajoutèrent à la nausée qu’il avait des turpitudes qui souillèrent la ville du prophète, sa communauté et sa religion lors d’une bien triste fête du sacrifice. La journée durant, sur le battant d’une porte déposé, le corps du défunt demeura dans son logis dévasté. Certes, devant sa porte calcinée, il n’y avait plus de foule ; juste du sang, de la suie, et de la fumée. Mais, plus loin, la colère n’était pas tout à fait retombée.

Et trois jours encore, le corps demeura sans sépulture. On refusa l’entrée du cadavre dans le cimetière de Médine ; il était réservé aux musulmans et Othmane, disait-on, ne l’était plus, et c’était la raison pour laquelle on l’avait tué ; ainsi justifiait-on l’horrible ! Il fallut son intervention pour qu’on acceptât la sortie du corps de la maison à la nuit tombée ; et cette pénible scène, Ali ne pouvait de sitôt l’oublier !

Accompagnée d’un serviteur, l’une des deux vaillantes femmes d’Othmane, une torche à la main, précédait une poignée d’hommes transportant le corps sur le battant de la porte à la hâte, presque clandestinement. Le son des pas pressés cadençait le bruit de la tête du mort venant, régulièrement, se cogner au bois. Quelques pierres vinrent même, un moment, heurter le minuscule cortège funèbre sur son passage. Dans une parcelle de terrain réservée aux morts israélites fut enterré Othmane. Il avait sur lui ses habits ensanglantés ; il ne fut même pas lavé. On quitta vite les lieux la peur chevillée au corps ; repérant la tombe, des âmes malveillantes en viendraient-elles à déterrer le corps ?

Le lendemain de l’enterrement, on voulut donner également une sépulture aux esclaves morts avec leur maître ; mais, éructant des injures, quelques inconnus haineux arrachèrent les cadavres et les jetèrent dans la rue aux chiens. Ali se souvenait des deux malheureux serviteurs ; ils étaient méritants et portaient les noms qu’on donnait habituellement aux meilleurs esclaves pour les distinguer. Et quand, devant le logis endeuillé, l’une des filles du défunt leva sa voix pour le pleurer selon la tradition, on faillit la lapider ; de partout, des cris fusaient du surnom donné à la fin de sa vie à Othmane, synonyme d’hyène aussi : « Vieux radoteur ».

Pour Ali, nouveau calife, il était urgent de ramener la sérénité dans les cœurs et restaurer la paix publique ébranlée. Aussi commença-t-il par faire rechercher Marouane, gravement blessé lors de la journée du logis ; mais l’homme réussit à lui échapper. Se rendant auprès de la courageuse veuve d’Othmane, il commença une enquête sur le meurtre :

— Qui a tué Othmane ? demanda-t-il

— Je ne sais pas, répondit-elle, nullement éplorée, les yeux secs.

Elle était de la trempe de ces femmes sachant dompter leurs émois. Ensanglantée était sa main qui avait perdu des doigts lors de son interposition pour empêcher la décapitation de son mari.

— C’étaient deux hommes que je reconnaîtrai assurément si j’en revoyais le visage, ajouta-t-elle. Ils accompagnaient Mohamed, le fils d’Abou Bakr.

Et elle raconta, froidement, le détail de l’horrible scène et le comportement du fils du premier calife. Quand Ali fit venir celui-ci, le questionna à son tour, il répondit :

— Elle n’a pas menti. Par Dieu, en entrant, j’avais bien l’intention de le tuer ; quand il évoqua mon père, j’eus honte, cependant et, contrit, je l’ai laissé et suis parti. Par Dieu, je ne l’ai ni tué ni saisi !

— Oui, il dit vrai ; mais il les avait fait entrer ! précisait, implacable, la veuve d’Othmane.

Menant son enquête, Ali n’était point à l’aise. Il savait que nombre des personnes qui l’entouraient étaient montrées du doigt pour avoir versé dans les troubles, les avoir même suscités ; mais il ne voulait pas précipiter son jugement ou le laisser s’entacher du doute ni surtout le fonder sur le soupçon. Parmi ses plus proches compagnons, il lui arrivait aussi d’être incommodé, certains ne se privant pas en sa présence de s’en prendre à Othmane. À ces derniers, il ne manquait souvent pas de dire :

— Ne parlez pas ainsi de lui. Par Dieu, Othmane n’était pas le plus mauvais d’entre nous. Il a seulement eu du pouvoir et l’a accaparé, nous en privant et abusant dans la privation.

Un jour, il y avait autour de lui les principaux chefs de son armée, dont des meneurs de la journée du logis. Silencieux, il écoutait ces hommes médire de l’ancien calife et le calomnier ; au fur et à mesure, son visage devenait tout rouge et son gros ventre se soulevait de contractions ; on voyait la colère dans ses traits ; on sentait la nervosité contenue et la contrariété retenue. Quand un propos moins haineux se fit dans la bouche de l’un des présents, il ne laissa pas l’occasion passer, la saisissant pour placer enfin quelques mots susceptibles de libérer une conscience manifestement bousculée :

— Il était le premier à abuser de son pouvoir et le premier de qui se sépara cette nation, dit l’homme.

— Othmane a eu des antécédents pour lesquels Dieu ne le châtiera point, martela Ali.

Il savait bien que sa tâche allait être délicate ; réussir immédiatement et dans ces conditions à instaurer l’ordre et rendre la justice tout à la fois relevait de la quadrature du cercle. Il avait besoin de temps et savait que certaines personnes mal intentionnées ne lui permettraient pas d’en disposer, soucieuses de tirer un profit personnel d’une situation fort trouble.

Lui vint-il cependant à l’idée que non seulement on allait oser lui faire porter la responsabilité de ce qu’il n’avait jamais commis, mais qu’on allait aussi réussir à le faire croire à une large partie de la communauté ? En effet, aussitôt qu’il fut désigné pour succéder à Othmane, on l’accusa d’avoir son sang sur les mains ! Femme de caractère et de volonté, la brave veuve du malheureux calife, celle qui fut la première à le couvrir de son corps, écrivit au gouverneur de Damas l’appelant à son secours. Oublieuse de la vertu du pardon de son ancienne religion, elle appelait à la vengeance ; non, la mort de son mari ne rachèterait pas les péchés de ses sujets ! Accompagnant sa lettre de la chemise ensanglantée de son mari, elle y disait :

« Ils ont tué le prince des croyants en son logis après l’avoir maîtrisé dans son lit. Je vous envoie son costume taché de son sang. Par Dieu, si l’auteur de sa mort a commis un péché, ceux qui l’ont abandonné n’en sont point innocents. Veillez donc à honorer votre devoir envers Dieu ! Si à Dieu – Puissant et Grand – je me plains de ce qui nous a affligés, aux vertueux de ses hommes, je crie au secours. Et que Dieu ait pitié d’Othmane ! Qu’il maudisse ses meurtriers et les fasse abattre ! Que cette vie soit pour eux un lieu de mort dans l’avilissement et l’humiliation assouvissant ainsi la vengeance de tout éploré.»

La missive et son contenu bouleversèrent les gens de Syrie ; à bon escient, le gouverneur entretint cette émotion. Accrochée à la chaire de la mosquée de Damas, la tunique de sang tachée draina les foules. On venait pleurer sous ce symbole du martyr du calife ; d’aucuns juraient de ne point se laver tant qu’ils n’auraient pas vengé Othmane ; et Ali était désigné à la vindicte populaire comme responsable de sa mort.

Le nouveau calife savait qu’il allait devoir se battre et il était prêt, sans états d’âme ; mais ce n’était pas le cas de tous ses hommes. Même la personne qui lui était la plus proche et la plus chère, son fils aîné AlHassan, y alla de son conseil de rester à l’écart des hommes et de leur soif du pouvoir. À la veille de l’une des batailles majeures qui l’attendaient, certains religieux pieux de ses troupes, la conscience en peine, vinrent aussi lui demander s’il avait reçu un ordre du prophète pour combattre d’autres musulmans. Pour les convaincre et lever leurs doutes quant à la justesse de leur cause, il eût à trouver les mots justes.

— Par Dieu, si j’étais le premier à croire en lui, je ne serais pas le premier à mentir sur lui, répondit-il. Je n’en tiens aucun engagement, et si j’en avais eu, je n’aurais pas laissé les frères de Taïm (Abou Bakr) et de Adii (Omar) monter sur sa chaire. Mais, notre prophète était un prophète de la miséricorde. Quand il tomba malade des jours et des nuits, il délégua à sa place Abou Bakr pour présider la prière bien qu’il me voyait à ses côtés.

Aussi, à sa mort, on accepta pour la gestion des actes de notre quotidien cet homme que le prophète désigna pour le principal acte de notre religion et j’ai agréé son choix et je l’ai reconnu comme chef, l’écoutant et exécutant ses ordres. Je prenais quand il me donnait, je partais à la conquête quand il me chargeait d’une expédition et je jugeais et infligeais aux coupables les châtiments sous ses yeux.

Puis, il s’en alla après avoir vu qu’Omar était plus apte que quiconque à gérer les affaires après lui. Je jure qu’en cela, il ne fit point acte de complaisance ou de favoritisme ; car s’il avait voulu, il aurait choisi l’un de ses deux fils. J’ai accepté son choix, je lui ai obéi et je l’ai écouté. Je prenais quand il me donnait, je partais à la conquête quand il me chargeait d’une expédition et je jugeais et infligeais aux coupables les châtiments sous ses yeux.

Puis, il s’en alla après avoir laissé la désignation de son successeur au choix d’un conseil de six membres des Compagnons du prophète parmi lesquels j’étais, car il avait peur d’être puni dans sa tombe en désignant quelqu’un qui ne se serait pas conduit dans le respect et l’obéissance de la loi de Dieu. Muni de nos engagements sur l’honneur, Abderrahmane prit sur lui de se désister et de consulter la majorité des musulmans pour désigner le nouveau chef et il tendit la main à Othmane pour le choisir. Par Dieu, si je disais que je n’en étais pas peiné, j’aurais menti ; mais, en examinant la situation, j’ai trouvé que mon acceptation et mon assentiment anticipés pour ce choix annulaient par leur préexistence tout refus qui serait venu à naître de ma part, et j’ai vu que ce qui était en ma main était désormais dans celle d’un autre. J’ai alors agréé cette désignation et accepté le choix. Je prenais quand il me donnait, je partais à la conquête quand il me chargeait d’une expédition et je jugeais et infligeais aux coupables les châtiments sous ses yeux.

Puis, les gens lui ont reproché des choses et l’ont tué. Aujourd’hui, je suis face à Mouawiya et je pense mériter plus que lui le pouvoir, car je suis un Émigré et lui est un Bédouin ; je suis le cousin du prophète, son gendre, et lui n’est qu’un captif relâché, fils d’un captif relâché».

Le principal adversaire d’Ali était bien ce gouverneur de Syrie. On lui avait conseillé de garder les agents d’Othmane et surtout celui-là. Parmi ces conseils, il y avait un borgne réputé être l’un des quatre Arabes les plus rusés, dont Mouawiya et Amr Ibn Al’Ass ; c’était AlMoughira Ibn Cho’oba. Si Ibn Al’Ass était loué pour sa capacité à se sortir des plus inextricables situations et Mouawiya pour son sens de la mesure et du sang-froid, Ibn Cho’oba l’était pour l’intuition et l’esprit d’à-propos. Or, se faisant spontanément sincère et dévoué, il fit part à Ali de son intuition et de son conseil :

— Ce sont des gens qui aiment la vie, lui dit-il, et s’ils sont maintenus à leurs postes, ils se soucieront peu de la personne du calife ; par contre, si tu leur ôtes leur pouvoir, ils t’accuseront d’avoir usurpé le califat, d’avoir tué leur homme et te combattront pour leurs intérêts propres.

D’autres lui répétèrent la même chose et, se heurtant à sa réticence, lui dirent de garder ces hommes au moins la première année, juste le temps que les choses se fussent calmées, et de s’en débarrasser après. Certains de ses conseillers insistèrent aussi pour qu’il laissât au moins

Mouawiya à Damas ; il y avait été nommé par Omar et a eu le temps de bien y installer son pouvoir ; il était très ambitieux et disposait, de plus, de moyens conséquents et d’une armée disciplinée. D’aucuns tentèrent aussi d’emporter sa réticence en s’exprimant en vers, sollicitant sa passion pour les rimes :

 

                        Et qui ne flagorne pas en nombre de sujets

                        Est mordu à pleines dents et, aux pieds, foulé.

 

Mais Ali rejeta toutes ces propositions, appuyant ses propos de poésie de jactance :

— Par Dieu, je ne pratiquerai pas de duperie dans ma religion ni n’engagerai de vil avec moi !

 

                        Quand, vaillamment, tu meurs, la mort n’est

                        Point honteuse pour l’âme inopinément enlevée.

 

En matière de principes de conduite, il était intraitable ; aux scrupules, il usait aussi volontiers d’assonances pour s’enhardir :

 

                        Quand, au cœur clairvoyant, un sabre tranchant tu ajoutes

                        Et un nez chatouilleux, les injustices t’évitent.

 

Voyant son entêtement à ne pas vouloir profiter de son talent, AlMoughira Ibn Cho’oba finit par lui donner raison, admettant du même coup qu’ainsi il le trompait. N’ayant pu mettre au service du cousin du prophète son savoir-faire, il ne l’emploiera pas contre lui, cependant. Ainsi, des quatre les plus malins, Ali n’aurait contre lui que deux d’entre eux ! En ce qui le concernait, en effet, AlMoughira décidait de rester à l’écart de la querelle. Le quatrième malin, Ziyad Ibn Abih (fils de son père) – dont le génie en malice était polyvalent et qu’Al Moughira eut comme secrétaire du temps où il était gouverneur de Bassora pour Omar – allait servir Ali en étant l’un de ses gouverneurs, tournant ainsi le dos à Mouawiya dont il était, pourtant, le frère illégitime.

Outre ses principes moraux, Ali avait d’autres raisons à faire prévaloir concernant sa politique intransigeante à l’égard du staff politique de son prédécesseur, notamment le fils d’Ibn Abi Soufiane. Il connaissait bien l’ambition illimitée de ce cousin éloigné, chef d’une lignée concurrente, et se disait que, de toutes les façons, Mouawiya n’accepterait pas une simple confirmation à son poste et, profitant de l’occasion, chercherait à garder le califat dans le giron omeyyade, d’autant plus que les choses commençaient très mal pour le quatrième calife.

Les provinces étaient dans la plus totale anarchie. Comme la Syrie, certaines régions étaient restées fidèles aux hommes mis en place par Othmane ; d’autres, dont AlKoufa, acceptèrent le nouveau régime et une troisième catégorie, dont l’Égypte, se divisa entre des partisans d’Ali, des partisans d’Othmane et des neutres. Les partisans d’Ali le soutenaient tant qu’il n’aurait pas cherché à punir les assassins du calife, l’essentiel de ces hommes étant issu de leurs rangs ; les partisans d’Othmane exigeaient une justice immédiate que les neutres voulaient bien attendre sans toutefois y renoncer.

Par ailleurs, certains des nouveaux gouverneurs nommés par Ali furent refoulés aux frontières des provinces où ils étaient affectés. Parmi les gouverneurs d’Othmane démis de leurs fonctions, certains quittèrent leur province en emportant le Trésor public ; tel fut le cas du gouverneur du Yémen qui se réfugia à La Mecque.

En Syrie, tout en louvoyant comme il savait si bien le faire, faisant patienter le messager qu’Ali lui envoya pour obtenir son allégeance, Mouawiya refusa l’entrée de son remplaçant. Trois mois durant, il retint le messager sans néanmoins manquer de s’acquitter des devoirs dus à un invité en multipliant les attentions et les égards. Mais, concernant l’objet de sa mission, il ne lui donna point de réponse précise, usant de vers sibyllins, laissant planer le doute, sans cacher toutefois ses propres ambitions. Au bout de ce délai, il laissa partir l’envoyé d’Ali sans aucune réponse. Il la réservait à l’un de ses hommes à qui il demanda de se conformer scrupuleusement à ses instructions en lui remettant un rouleau de papier scellé sur lequel il avait marqué : « De Mouawiya à Ali ».

Discipliné, l’envoyé se présenta à Médine tenant ostensiblement à la main le rouleau de façon que tous les curieux pussent lire ce qui était écrit dessus en gros caractère. Ainsi apprit-on que Mouawiya venait d’écrire à Ali et l’on commença à gloser sur la contestation de l’autorité du chef. Recevant le messager, Ali descella le parchemin et n’y trouva rien d’écrit. Par ce geste, le gouverneur de Syrie entrait officiellement en dissidence. Ali s’adressa quand même à l’émissaire :

— Que nous apportes-tu ?

— Suis-je assuré sur ma vie ? demanda l’envoyé.

— Oui, fit Ali un peu agacé ; les messagers sont en sûreté et l’on ne saurait les mettre à mort.

— J’ai laissé derrière moi des gens qui n’acceptent que la loi du talion.

— De qui ?

— De toi-même. J’ai aussi laissé soixante mille vieillards pleurant sous la tunique d’Othmane exposée sur la chaire de la mosquée de Damas.

— De moi, ils demandent à venger le sang d’Othmane ? s’écria Ali. Ne suis-je pas offensé, ne pouvant me venger autant qu’Othmane et sa famille ? Grand Dieu ! je te fais témoin de mon innocence du sang d’Othmane. Par Dieu, les assassins d’Othmane ont sauvé leur peau sauf si Dieu fait autrement, car s’il décide quelque chose, elle se fait.

Il laissa partir l’envoyé qui ne manqua pas de se faire rassurer de nouveau sur sa sécurité ; il savait que dehors, il y avait des excités qui étaient prêts au pire. Effectivement, à sa sortie, il fut bousculé, notamment par les plus véhéments des partisans d’Ali, ceux qui sont appelés AsSaba’ia par référence au nom de leur chef Ibn Sab’a ; certains parmi eux appelaient même à le mettre à mort. L’extrémisme de ces hommes donnait du fil à retordre à Ali lui-même qui n’approuvait ni leurs agissements ni leurs conceptions, assimilés à du blasphème. Il eut beau exiler leur chef dans l’ancienne capitale de l’empire perse et fit même brûler vifs quelques-uns des plus zélés de ses adeptes, il ne réussit pas à les contrôler. La situation, en effet, n’était pas propice ; la dissidence faisait tache d’huile et l’effervescence allait crescendo.

La rébellion de Mouawiya était inacceptable et devait être réduite. Aussi, Ali dit-il à ses hommes de se préparer au combat ; mais ils n’y étaient pas tous très favorables. Absolue première en islam, ce combat fratricide posait des problèmes de conscience à certaines figures de l’islam comme au fils d’Omar, par exemple, qui le fit savoir haut et fort. Nonobstant, Ali s’apprêta à se diriger vers la Syrie quand la nouvelle d’une autre insoumission, autrement plus grave, lui parvint de La Mecque.

Mouawiya était assurément le principal ennemi d’Ali ; déjà, des bagarres avaient eu lieu en Égypte entre leurs alliés respectifs ; mais ce n’était pas la contestation de l’Omeyyade qui ouvrit la béante brèche dans le tissu de la communauté. Ce qui, en premier, retourna une part de l’opinion contre Ali et fit douter de son innocence et de la légitimité de sa désignation fut la volte-face de la veuve du prophète.

Oubliant ses récriminations contre Othmane, appelant à le venger en tenant pour responsable Ali à cause de la présence autour de lui d’hommes impliqués dans les troubles fomentés contre le calife assassiné, elle se laissa convaincre par son beau-frère Azzoubeyr Ibn AlAwwam, vigoureusement soutenu par Talha, qu’il lui fallait prendre la tête d’une armée pour réussir l’action morale qu’elle entreprenait en réclamant justice pour le calife assassiné.

Avec un certain nombre d’hommes armés, elle se dirigea vers Basra rejoindre des alliés prêts à soutenir la cause d’Othmane. Devant cette ville, perchée sur un dromadaire, elle allait appeler les musulmans à la réconciliation et ramener Ali à la raison, quitte à le combattre.

 

À suivre...

 

Publication juste sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet : Le mythe d’indépendance de Kapitalis !

 


Chapitre 2

La bataille du dromadaire

(1/2)

 

Une folle agitation avait gagné Basra. Un riche notable de la ville venait de financer l’armement d’une troupe qui allait rejoindre celles arrivant du Hijaz avec Aïcha et ses deux compagnons, Talha Ibn ObeïdAllah et Azzoubeyr Ibn Al Awwam. Ce n’était pas le premier venu ; Compagnon du prophète, il fut gouverneur d’Abou Bakr à Holwane, d’Omar à Najrane et d’Othmane au Yémen. Il fut aussi le premier à recouvrir la Kaaba de deux draps.

On lui prêtait un talent d’historien au sens développé, ayant été le premier à dater ses lettres et ses livres. Mais avait-il du bon sens politique ? Apportait-il son soutien à de futurs vainqueurs ou préparait-il indirectement la victoire de ce prince embusqué à Damas attendant son heure, laissant les autres la lui préparer, lui tirant les marrons du feu ?

Aux portes de la ville, l’armée ainsi mise sur pied fit la jonction avec les troupes de La Mecque qui avaient à leur tête la jeune veuve du prophète. À son arrivée, elle se vit offrir par le riche mécène un dromadaire rougeaud portant une litière en fer de même teinte. Le lui amenant, il dit :

— Il s’appelle Armée (Asker). Qu’il puisse vous porter bonheur !

Aïcha venait de finir à La Mecque le petit pèlerinage et la quittait pour regagner Médine quand la nouvelle du meurtre tomba ; la pagaille régnait dans la ville et le pouvoir appartenait à la rue, lui rapporta-ton. Rebroussant chemin, elle retrouva certains des Omeyyades fuyant Médine. Au gouverneur de la ville, intrigué par son retour, elle fit part de sa détermination à agir. Elle voulait, par l’action, honorer la mémoire et l’exemple de celui dont elle se sentait moralement responsable du devenir de son héritage :

— Ce qui m’a fait revenir, affirma-t-elle, c’est qu’Othmane a été injustement tué et les choses ne sauraient rentrer dans l’ordre avec cette racaille qui a mis Médine sous sa coupe. Il faut venger Othmane pour honorer l’islam.

Le gouverneur, qui était un parent d’Othmane, encore en poste, l’escorta à la mosquée où les gens furent invités à se rendre. Sans se montrer à l’assistance à laquelle elle s’adressa depuis l’enceinte réservée, Aïcha dénonça la lie des provinces, l’engeance du désert et les esclaves de Médine qui faisaient la loi dans la ville profanée du prophète après y avoir versé illicitement le sang, violant le mois sacré et volant le Trésor public. Par un serment, elle termina sa harangue :

— Othmane a été injustement tué et je le jure par Dieu, je réclamerai vengeance !

Quatre mois étaient déjà passés depuis le meurtre d’Othmane quand Talha et Azzoubeyr vinrent rejoindre la jeune veuve du prophète à La Mecque. Le premier avait demandé à Ali de lui confier la charge d’AlKoufa et le second celle de Basra ; l’un et l’autre promettaient de revenir avec des troupes en vue de l’aider à ramener l’ordre à Médine. Sans refuser, Ali demanda le temps de la réflexion ; la situation prévalant dans la cité et l’agitation tout autour le préoccupant par trop. Ils estimèrent qu’il ne voulait pas d’eux et réussirent à obtenir l’autorisation de partir pour La Mecque d’où les nouvelles de la dissidence d’Aïcha n’étaient pas encore parvenues à Ali.

Autour de la veuve du prophète, les hommes en armes étaient de plus en plus nombreux ; avec elle, il y avait aussi les autres femmes de son époux. Elle s’apprêtait à marcher sur Médine et tenait à cette direction. Ses deux nouveaux appuis, arrivés depuis peu, lui suggérèrent, cependant, de se diriger vers Basra ; Talha, notamment, y avait de nombreux soutiens. Et ils réussirent à lui faire admettre la justesse de leurs vues.

En changeant de direction, elle perdit l’appui des autres veuves de Mohamed ; seule Hafsa, la fille d’Omar, voulut bien l’accompagner, se heurtant au refus de son frère AbdAllah refusant tout soutien actif à ceux qui disaient aller se battre contre ce qu’ils appelaient les Permissifs. Elles ne l’accompagnèrent pas moins jusqu’à la sortie de La Mecque, au pied de la montagne formant la frontière de la province. Les adieux y furent fort émouvants ; on y pleura à chaudes larmes l’islam en ces heures difficiles, femmes et hommes confondus, communiant dans le même trouble. Si prompte à qualifier tout événement, à marquer d’une épithète chaque fait majeur, la sagesse populaire appela aussitôt ce jour Journée des sanglots.

Dans la masse, au milieu des lamentations et en coulisses, cependant, les conjectures et les tractations allaient bon train sur la destinée du pouvoir suprême ; le clan omeyyade cherchait à le garder en son giron alors que les deux meneurs de la révolte d’Aïcha se le destinaient. Ceux-ci n’étaient pas en odeur de sainteté auprès de nombre de guerriers de l’armée.

Rappelant à Marouane Ibn Al Hakam leur responsabilité dans la mort d’Othmane, Saïd Ibn Al’Ass lui suggéra même d’assouvir sans plus tarder sa vengeance sur leur personne. Mais, songeur, Marouane répondit qu’il avait bon espoir de tuer du même coup tous les meurtriers d’Othmane.

Ce même Ibn Al’Ass alla demander aux deux hommes, en aparté, à qui ils destinaient le pouvoir s’ils gagnaient ; il s’entendit dire que ce ne serait certainement pas à un rejeton du calife assassiné ; ils n’allaient pas délaisser les doyens des Émigrants pour confier le pouvoir aux orphelins ! Cela le détermina à se séparer de cette armée ; il n’allait pas, lui, combattre pour faire sortir le pouvoir des mains de la dynastie des AbdManaf ! Et il entraîna dans son sillage un fort contingent de la tribu de Thakif, conduit par un valeureux guerrier dont l’oeil unique débordait de malice : Al Moughira Ibn Cho’oba.

Malgré ces défections, l’armée était fournie et gardait une fière allure avec la présence de la veuve du prophète entourée de deux éminentes personnalités et des fils du calife assassiné. Aïcha affichait de l’assurance et une détermination apparente ; elle n’était pas moins soucieuse et n’arrêtait de se demander si elle avait bien agi ; son défunt époux l’aurait-il approuvée dans sa démarche.

On venait de camper dans un vallon où un cours d’eau serpentait ; un aboiement se fit entendre. Comme à son habitude, de l’intérieur de sa litière, Aïcha s’enquit sur le nom de l’endroit où l’on était ; ainsi, de la sonorité et du sens des noms des lieux, elle tirait un présage faste ou néfaste sur la suite des événements selon la tradition bien établie des siens.

On était près du lit du Haouèb, lui répondit-on. À peine le nom du cours d’eau prononcé, un cri rauque échappa à la jeune femme qui, prononçant la formule du retour à Dieu, se pencha alors pour donner un coup sec sur le haut de la cuisse du chameau qu’elle fit aussitôt baraquer. À son neveu Abdallah, fils d’Azzoubeyr, accouru aux nouvelles, elle cria qu’il fallait rebrousser chemin, la ramener chez elle. On resta campé dans la vallée une journée et une nuit entières à tenter de la raisonner ; elle n’arrêtait de répéter qu’elle était celle qu’aboient les chiens du Haouèb ! Un jour, raconta-t-elle, entouré de ses femmes, le prophète les regarda et se demanda, réprobateur : « Que je désire savoir qui d’entre vous serait celle qu’aboieront les chiens du Haouèb !».

Rusé, Abdallah Ibn Azzoubeyr usa de toutes les ficelles possibles pour amener sa tante à ne pas faire capoter leur projet. Aussi attiré par le pouvoir que son père, il tenait à ce que cette armée allât jusqu’au bout de son aventure. Lui, qui fut le premier enfant musulman né à Médine dans la famille d’Abou Bakr dans le foyer de sa fille Asma, l’aînée de ses enfants, il n’hésita pas à assurer à sa tante que ce qu’elle rapportait relevait du mensonge et des mythes. Et il finit par faire crier par certains de ses hommes l’approche des troupes d’Ali pour amener finalement Aïcha à se libérer de ses remords et accepter de laisser l’armée continuer sa marche.

Les troupes insurgées encerclèrent Basra sans pouvoir y entrer, l’agent d’Ali, gouverneur de la ville, faisant bonne résistance. Aïcha s’était adressée à lui par écrit, avant son arrivée à l’entrée de la ville, lui demandant de détourner les gens du soutien d’Ali et de se tenir prêt à recevoir ses instructions. Ce à quoi il répondit :

— Tu as reçu des ordres et nous en avons eu d’autres. On t’a ordonné de garder ta maison et l’on nous a ordonné de faire la guerre aux fauteurs de troubles. Or, tu as délaissé ce qu’on t’ordonna de faire et tu nous écris pour nous interdire ce qui est notre devoir.

Campant autour de Basra avec ses troupes, Aïcha envoya aussi des missives aux chefs des tribus des environs les appelant à la rejoindre. Celui des Béni Tamim vint jusqu’au campement ; il était bien embarrassé. Le cas de conscience était énorme : d’un côté, il lui était difficile de ne pas répondre à l’appel de la Mère des croyants et de l’apôtre du prophète Azzoubeyr Ibn AlAwwam ; de l’autre, il lui était insupportable de combattre le cousin du prophète. Ce qu’il admettait le moins, c’était la réponse qu’ils lui firent lors de son passage à Médine, avant l’assassinat du calife, sur son chemin au pèlerinage. Entrant sous la tente d’Aïcha, il la trouva entourée de Talha et d’Azzoubeyr ; elle l’accueillit par un appel pressant :

— Nous te demandons ton secours pour venger la mort injuste d’Othmane.

— Mère des croyants, lui répondit-il d’un ton calme, néanmoins sec et nerveux, Dieu nous est témoin ! ne t’avais-je pas demandé quelle personne tu me conseillerais et laquelle tu me demanderais de choisir ? Ta réponse ne fut-elle pas : « Ali » ?

— Oui, effectivement, admit-elle ; mais, il a varié.

Ses deux compagnons lui firent, pareillement, la même réponse. Se taisant un instant, il laissa ensuite tomber :

— Par Dieu, je ne vous combattrai pas à cause de la présence avec vous de la Mère des croyants. Mais, je ne combattrai pas non plus Ali, le cousin du prophète de Dieu, que Dieu le bénisse et le salue. Je vous laisse choisir l’une des trois hypothèses suivantes : vous me laissez quitter ces lieux pour rallier un pays non arabe afin d’y attendre le verdict de Dieu sur ce qui arrive ; ou je me réfugie à La Mecque ou je me retire quelque part dans les parages.

On lui demanda de les laisser se consulter avant d’avoir leur réponse. Ils écartèrent les deux premières hypothèses de peur que, dans le premier cas, il ne fût suivi par d’autres tribus ce qui dépeuplerait leurs rangs et, dans le deuxième, qu’il ne retournât l’opinion contre eux en tenant des propos favorables à Ali. Aussi lui accordèrent-ils de se retirer aux environs de la ville. Il y campa avec près de six mille guerriers de Tamime qui avaient décidé de garder l’arme au pied.

D’autres tribus rallièrent sans hésitation les troupes de la Mère des croyants, considérant sa présence à leur tête une caution d’infaillibilité. Il n’empêche que nombreux parmi eux avaient des scrupules et ils ne manquaient d’en faire état. À leurs interrogations, notamment sur leur voix déjà donnée au calife contesté, Talha et Azzoubeyr répondaient qu’elle leur avait été extorquée.

Au Mirbèd, il y avait une foule noire ; c’était la plus grande place de la ville de Basra, encore marché aux animaux avant de se transformer bientôt en piste prisée pour tout événement, notamment culturel, dont les empoignades entre poètes. Face à face, pro-Othmane et anti-Othmane discutaient, se disputaient, en venaient aux mains, se jetaient des pierres. Un quinquagénaire, homme en vue dans sa tribu, apostropha Azzoubeyr :

— Hé, toi ! Écoute-moi. Vous, les Émigrants, vous étiez les premiers à répondre à l’appel du prophète et vous en avez tiré du mérite. Puis, les gens embrassèrent l’islam comme vous l’avez fait. Et quand le prophète est mort, vous avez choisi pour chef un homme parmi vous et nous avons accepté et n’avons pas protesté ; pourtant, vous ne nous avez pas consulté ! Dieu a cependant fait du gouvernement de cet homme une bénédiction. Puis, il est mort en laissant quelqu’un à sa place sur lequel on n’a pas été consulté ; or, nous l’avons accepté et n’avons pas protesté. À sa mort, il laissa votre sort à six personnes ; vous avez alors choisi Othmane que vous avez investi du pouvoir sans nous consulter. Ensuite, vous lui avez reproché certaines choses et vous l’avez tué sans nous demander notre avis et vous avez donné le pouvoir à Ali sans nous consulter. Or, que lui reprochez-vous aujourd’hui pour qu’on le combatte ? Est-ce qu’il a accaparé du butin, agi sans droit ou commis quelque chose d’inadmissible afin que nous soyons avec vous contre lui ?

N’était son clan, l’homme aurait été lapidé. On se bousculait à mort ; un jeune habitant de la ville interpella Talha et Azzoubeyr :

— Toi, Azzoubeyr, tu es le disciple du prophète ; quant à toi, Talha, tu as protégé de ta main le prophète de Dieu à Ouhod. Or, je vois votre mère avec vous ; avez-vous au moins amené vos propres femmes en votre compagnie ?

Il n’attendit même pas la réponse qu’il savait négative et se mit à déclamer, mais ses vers se perdirent vite dans le brouhaha ambiant de plus en plus assourdissant ; après les prémices, la bataille pouvait commencer :

 

                        Vous avez protégé vos épouses mais amené votre maman ;

                        C’est un manque de droiture de votre part, assurément !

 

Le gouverneur de Basra avait essayé de s’opposer aux troupes d’Aïcha, mais ne sut résister longtemps ; il se vit contraint de demander un armistice ; l’une de ses conditions stipula l’envoi d’une mission à Médine afin d’enquêter pour savoir si effectivement Talha et Azzoubeyr avaient été obligés de faire allégeance à Ali. Avant le retour du messager, toutefois, la ville fut conquise par les insurgés qui s’y installèrent, creusant des tranchées à l’entrée. Ils venaient d’apprendre la marche d’Ali sur eux.

À Médine, le messager s’était consciencieusement acquitté de sa tâche. Il y arriva un vendredi ; tout le monde était dans la mosquée. Déclinant son identité et sa mission, il interrogea l’assistance. Personne ne lui répondit ; puis quelqu’un se leva timidement et témoigna :

— Ils ont donné leurs voix sous la contrainte.

Aussitôt, il fut pris à partie par un ban des présents ; un autre ban intervint pour s’interposer et sauver le malheureux d’un éventuel lynchage. Il fut conduit en sécurité tout tremblant, répétant à ceux qui lui reprochaient de n’être pas resté muet comme eux :

— Je ne savais pas que les choses étaient ce qu’elles étaient !

L’incident fut rapporté à Ali qui s’empressa d’écrire à son gouverneur à Basra, parlant de Talha et d’Azzoubeyr :

— Je le jure par Dieu, ils ne furent pas contraints à la division ; ils le furent pour le rassemblement et le bienfait. Aussi, s’ils veulent renier leur engagement, ils n’ont aucune excuse ; par contre, si c’est autre chose qu’ils veulent, nous l’examinerons volontiers de concert.

À l’arrivée de la lettre d’Ali, le gouverneur de Basra se sentit délié de l’engagement pris avec les insurgés. Il venait de recevoir des instructions claires et cela annulait tout autre acte. Aussi, par une nuit noire, pluvieuse et venteuse, les insurgés envoyèrent une escouade attaquer la quarantaine d’hommes du gouverneur à l’heure de la dernière prière. La bataille fut rapide à la mosquée et mit hors d’état de nuire les autorités de la ville.

Appréhendé, le gouverneur faillit perdre la vie, mais il n’échappa pas aux coups de fouet ni ne garda le moindre poil sur le visage, paupière et sourcils compris. Le sort des habitants de la ville qui avaient été au siège du logis d’Othmane à Médine fut moins heureux ; on les passa tous par les armes.

— Talha et Azzoubeyr m’avaient donné leur parole à Médine puis l’ont reprise en Irak ; je les ai donc combattus pour avoir rompu leur engagement. S’ils l’avaient fait avec Abou Bakr et Omar, ces derniers les auraient combattus tout comme moi.

Ainsi Ali expliquait à ses hommes les raisons de la bataille à laquelle il les appelait. Il était encore à Médine quand il eut la nouvelle de la marche de ses adversaires sur Basra. Il essaya de leur couper le chemin vers la province irakienne, mais ils furent plus rapides que lui. Son armée, lente à se mettre en route, était secouée de palabres suscités par la présence avec les rebelles de celle qui était devenue la caution morale de l’insurrection.

À AlKoufa aussi la levée des troupes prit du temps. Le gouverneur Abou Moussa Al Ach’ari, éminent jurisconsulte, y développait une thèse pacifiste qui trouvait bon écho auprès des gens de la ville. En vain, Ali y multiplia les émissaires, prenant le soin d’y dépêcher ceux, parmi les éminents Compagnons du prophète, qui prirent part aux événements du logis.

Invariablement, la réponse d’Abou Moussa était que la voie du salut résidait dans l’abstention, la guerre n’étant faite que pour un intérêt ici-bas. À ces interlocuteurs, il disait avoir au cou l’engagement vis-à-vis du calife assassiné auquel on n’aurait pas dû toucher quelque furent ses erreurs et s’il fallait combattre, il fallait d’abord commencer par les tueurs d’Othmane. Et il répétait à l’envi avoir entendu le prophète dire qu’ « une discorde aura lieu durant laquelle être assis est bien mieux que de se lever, être levé mais immobile est préférable au moindre pas et marcher à pied est bien meilleur que d’être sur une monture ».

Parti de Médine, Ali rallia Basra à la tête de nombre d’Émigrants, de Renforts et de Compagnons. Son étendard noir était confié à son fils Mohamed, non issu de Fatima, appelé fils de La Hanafiya pour le distinguer de ses deux demi-frères AlHassan et AlHoussayn dont il différait déjà par la couleur de sa peau. Sur l’avant-garde était son cousin, fils d’Al Abbès, AbdAllah. Il y avait avec Ali aussi certains des hommes qui s’étaient particulièrement illustrés durant la journée du logis ; à la tête des fantassins était ainsi Mohamed, fils du premier calife, accusé par certains d’avoir tué Othmane.

Sous l’étendard des gens de Basra à la couleur du dromadaire monté par Aïcha, on entendait une voix féminine s’élever au-dessus du brouhaha ; de sa voix haute, Aïcha haranguait ses troupes dont l’essentiel venait de la région :

— Chut ! Silence ! Ô gens, écoutez mon sermon ! Personne ne peut douter de mes paroles sauf à désobéir à son Dieu. Le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – est mort dans mon giron et je suis, au paradis, l’une des femmes que lui préserve Dieu en me prémunissant de tout mariage après lui. Avec moi, il a distingué parmi vous l’hypocrite du croyant.

Mon père fut l’un des trois premiers croyants, celui qui accompagna le prophète dans la grotte, le premier à être appelé Très croyant. Le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – est parti content de lui en lui confiant la responsabilité de guider la communauté. Quand la foi vacilla dans les cœurs, mon père l’a remise à l’endroit, renforçant la religion, soumettant l’hypocrisie, asséchant la source de l’apostasie, éteignant le feu allumé par les juifs sous vos yeux exorbités, et vous le regardiez agir.

Puis Dieu l’a pris après qu’il eut donné à chacun sa juste part en ayant terrassé l’hypocrisie et entretenu une guerre féroce aux païens. Vous lui avez obéi comme il le méritait et il a laissé pour vous commander l’homme protecteur du réfugié, énergique, fonceur, féroce contre le mal, veilleur la nuit pour le triomphe de l’islam. Il suivit le chemin de ses prédécesseurs, vainquit tout fauteur de troubles et rassembla ce que le Coran assembla.

C’est leur exemple que je poursuis par ma démarche actuelle, ne commettant de forfait ni n’allumant un feu de discorde par lequel vous vous brûlerez. Je parle pour dire le vrai et le juste par zèle et par prévention. Et je demande à Dieu de prier sur Mohamed et de lui prévoir pour successeur le meilleur qui soit. »

En l’entendant, on comprenait une partie des raisons de sa sortie contre Ali, toujours coupable d’avoir douté de son innocence dans ce qu’on appela le discours du péché. En y faisant indirectement référence au début de son prêche, elle mettait l’accent sur ce qui la motivait le plus dans son appel à venger un calife qu’elle ne se priva pas de houspiller de son vivant.

Parmi ceux qui cherchèrent à la dissuader de prendre la tête des hommes et de partir en guerre, une autre femme du prophète – Oum Salma – lui écrivit, lui disant qu’elle serait de plus grand conseil à la communauté tant qu’elle se retiendrait de soutenir les uns contre les autres. Par écrit aussi, Aïcha répondit qu’elle avait pour seule ambition de séparer deux groupes de musulmans en dispute. De par ses agissements, cependant, elle semblait agir bien plus qu’en simple médiatrice. À la tête de ses troupes dans leurs tranchées-abris, à la sortie de la ville, elle cherchait à battre Ali.

Talha était sur la cavalerie et Azzoubeyr supervisait les fantassins. Au-delà de leurs ambitions personnelles, tous les deux, et notamment le premier, avaient à coeur de faire oublier leur comportement durant les événements tragiques de Médine. Ainsi entendait-on Talha dire :

— J’ai eu à l’égard d’Othmane une conduite qui ne se pardonne qu’en risquant ma vie pour venger la perte de la sienne.

De pied ferme, ils attendaient Ali et son armée. Le calife fit à AlKoufa la jonction avec les troupes réunies sur place. Avant de donner le signal du départ vers Basra, il sermonna ses hommes :

— Louange à Dieu, souverain de l’univers, et que Dieu bénisse et salue Mohamed, sceau des prophètes, dernier des envoyés. Dieu a envoyé Mohamed – que Dieu le bénisse et le salue – à tous, hommes et génies ; les gens étaient en désaccord et les Arabes, dans les pires conditions, soumis à leur état. Avec lui, il a réparé tout dommage, raccommodé toute fêlure, restauré toute déchirure, sécurisé les voies, épargné les vies ; des cœurs, il a déraciné l’inimitié et des seins, les rancunes. Puis, content de lui, Dieu le Très haut le rappela une fois son travail accompli et son œuvre réussie, ses péchés pardonnés et sa place auprès de lui privilégiée. À cette occasion, quel ne fut le malheur de tous les musulmans, particulièrement ses plus proches parents ! Abou Bakr gouverna alors et observa avec nous une conduite satisfaisante, satisfaisant les musulmans. Puis, gouverna Omar et suivit l’exemple d’Abou Bakr, que Dieu soit satisfait des deux ! Ensuite gouverna Othmane et vous affecta profondément, tout comme, de même, vous l’affectâtes ; et puis advint, le concernant, ce qui advint.

« Vous l’avez appréhendé et vous l’avez tué et puis vous êtes venus me dire que vous voulez me choisir pour vous commander, et j’ai dit non. J’ai retenu ma main et vous me l’avez ouverte ; je vous ai disputé la paume de ma main que vous avez tirée, et vous avez dit : « Nous n’acceptons que toi et nous ne nous accordons que sur toi». Vous vous êtes assemblés autour de moi comme des dromadaires assoiffés se bousculant aux abreuvoirs au point que j’ai cru que vous alliez me tuer et que d’aucuns allaient en tuer d’autres. Et vous m’avez serré tous la main en signe de reconnaissance, Talha et Azzoubeyr aussi.

« Aussitôt après, ceux-ci demandèrent l’autorisation de faire le petit pèlerinage, mais se dirigèrent vers Basra ; ils y combattirent les musulmans et firent ce qui ne se fait point. Pourtant, ils savaient que je n’ai pas moins de mérite que ceux qui sont passés. Si je le voulais, je dirais volontiers que, devant Dieu, ils ont rompu notre parenté, violé leur engagement à mon égard et excité contre moi l’ennemi. Que Dieu ne consolide pas ce qu’ils ont entrepris et qu’il leur fasse voir l’ignominie de ce qu’ils ont fait et espéré. »

À l’approche de Basra, monté sur sa chamelle rousse, son cheval bai derrière lui, Ali vit venir vers lui, marchant à peine, un homme qui avait la tête et les sourcils rasés, la barbe arrachée. C’était, en piteux état, son gouverneur chassé par les rebelles qui l’avaient sévèrement maltraité. Se tournant vers ses hommes, relativisant son malheur, il dit en plaisantant :

— Il nous a quittés vieux et voilà qu’il nous revient jeune homme !

On était un jeudi de la mi-Joumada II. Les deux adversaires se faisaient enfin face. Ils n’ont pas encore décidé de livrer bataille ; l’heure était encore à parlementer. En envoyant Ibn AlAbbès négocier avec ses adversaires, Ali lui recommanda de privilégier la rencontre avec Azzoubeyr qu’il trouvait plus souple et moins emporté. De ce cousin, fils de la sœur de son père, il ne pensait pas que du mal :

— Azzoubeyr a toujours été des nôtres, nous, la maison du prophète, jusqu’à ce que AbdAllah, son fils, ait réussi à l’en détourner.

De ses deux principaux adversaires, Ali avait plus de respect pour Azzoubeyr Ibn AlAwwam, fils de la tante du prophète, qu’il trouvait le moins retors, par trop influençable par son fils AbdAllah, un véritable renard sans foi ni loi. AbdAllah Ibn AlAbbès alla le voir et lui transmit le message d’Ali :

— Ton cousin te dit : « Tu m’as reconnu au Hijaz et tu m’as désavoué en Irak ! Que s’était-il passé entre-temps ? »

Il le trouva intraitable, lui demandant de répondre à Ali :

— Entre nous et toi, il y a le pacte dû à un calife et le sang de ce calife ; il y a aussi la réunion de trois et la singularité de l’un ; il y a enfin une mère pieuse, la consultation de la tribu et le recours au Coran, permettant ce qu’il a autorisé de licite et interdisant ce qu’il a déclaré illicite.

Ali ne pouvait se résoudre à livrer bataille malgré l’impatience de la plupart de ses hommes à croiser le fer. Étant impliqués dans les événements de la journée du logis, les hommes les plus en vue de ses troupes n’avaient pas intérêt à la conciliation qui, pensaient-ils, ne pouvait que se faire à leurs dépens. Ils en parlèrent entre eux, envisageant toutes les hypothèses possibles. Se tenant à l’écart de ces conciliabules secrets, Ali n’en démordait pas ; il restait ouvert à la négociation, commencée déjà avant son arrivée à Basra, multipliant les tentatives de bonne intercession.

Trois jours durant, les deux armées se firent face sans se combattre. Un beau matin, voyant Azzoubeyr s’avancer sur sa monture, Ali poussa la sienne à sa rencontre ; Talha ne tarda pas à les rejoindre. Entre les deux armées alignées aux aguets, les cous de leurs montures entremêlées, ils parlementèrent un moment.

— Par ma vie, que d’armes, de guerriers et de cavaliers vous avez préparé ! Pourvu que vous ayez pensé, pour cela, à préparer vos excuses à Dieu ! clama Ali. Craignez Dieu et ne soyez pas « comme celle qui défit le fil de son fuseau après l’avoir, patiemment, fermement filé ». N’étais-je pas votre frère en votre religion, mon sang vous étant interdit et le vôtre me l’étant aussi ? Quel événement vous a rendu mon sang licite ?

— Tu as excité les gens contre Othmane, dit Talha, ignorant la citation du verset 92 « Les Abeilles ».

« Ce jour-là, Dieu leur acquittera leur juste rétribution», répondit Ali en continuant à puiser dans le coran, citant de la sourate « La Lumière » un extrait de son 25e verset, avant d’interpeller son interlocuteur : Talha, ainsi tu réclames le sang d’Othmane ! Que Dieu maudisse les meurtriers d’Othmane ! Talha, tu es venu avec la femme du prophète - bénédiction et salut de Dieu sur lui – et tu as caché ta femme à la maison ! Ne m’as-tu pas donné ta main en signe d’accord ?

— Je te l’ai donnée avec le sabre sur le cou, répondit Talha.

— Azzoubeyr, qu’est-ce qui t’a fait te révolter ? demanda aussitôt Ali à l’autre chef insurgé sans prêter attention à la réponse de son compagnon.

— Toi ! et je ne te vois ni digne de cette affaire ni plus apte que nous à l’assumer.

— N’en suis-je pas digne après Othmane ? Nous te considérions du clan d’Abd AlMouttalib.

Les armées se faisaient toujours face ; ses membres s’interpellaient et s’échangeaient souvent des gracieusetés, parfois même quelques brefs mots amènes. On se connaissait et, pour certains, on était parent ou ami ; on commuait dans le doute pour la plupart et l’on pratiquait la même religion pour tous. La nuit, on psalmodiait un seul Livre ; seuls les versets et les sourates n’étaient pas les mêmes. Aux heures de la prière, on se permettait de relâcher toute vigilance, les rangs alignés dans les deux camps se prosternant pareillement pour Dieu sans la crainte d’une attaque par surprise.

 

À suivre...

 

Publication juste sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet : Le mythe d’indépendance de Kapitalis !

 



Chapitre 2

 

La bataille du dromadaire

(2/2)

 

Le froid de décembre était vif et l’obscurité bien épaisse en cette nuit du vendredi 4 de l’année chrétienne 656, an 36 de l’Hégire. On attendait l’arme au pied la bataille qui s’annonçait pour le lendemain. Aïcha se sentit tout à coup si seule ; elle revoyait les derniers moments de son cher époux. Qu’est-ce qu’il pouvait lui manquer, surtout en ce moment si critique ! Il venait de déposer son cure-dent après l’avoir utilisé vigoureusement, puis commença à s’alourdir sur son sein, son regard se fixant, levé vers le ciel, un murmure échappant de ses lèvres : « Plutôt le plus haut compagnon du paradis !» Ce furent les dernières paroles du prophète. Il avait fait son choix. Reposant sa tête sur un oreiller, elle se leva et alla pleurer avec les femmes présentes chez elle en se frappant le visage.

A-t-elle fait le bon choix comme lui ? N’a-t-elle pas choisi les affres d’ici-bas en se laissant entraîner par ses deux compagnons dans cette terrible aventure ? Malgré leurs protestations de n’agir que pour le bien général, ne poursuivaient-ils pas, en fait, leurs propres intérêts ? Leur unité ne semblait être que de façade. Il paraissait même évident que Talha et Azzoubeyr étaient en compétition pour la direction des hommes. Afin d’éviter un choc des ambitions, ils avaient décidé de confier à leurs fils respectifs la présidence alternative de l’acte hautement symbolique qu’était la direction des cinq prières quotidiennes des troupes, chacun l’assurant un jour.

Elle songea aussi à ce que lui dit son beau-frère Azzoubeyr au retour de sa rencontre avec Ali. Il était dans tous ses états et assurait, perplexe, avoir toujours su se diriger sauf ce jour-là, avouant se trouver dans une totale incapacité à se faire clairement une idée des choses. Et il lui fit part de sa décision de tout laisser tomber, d’abandonner le champ de bataille. Ali venait, en effet, de lui tenir des propos qui avaient mis à mal sa conscience, l’amenant à faire le serment de ne pas le combattre. Il fallut alors l’insistance de son fils AbdAllah qui le taxa de couardise et son idée d’affranchir un esclave afin de se libérer de son serment pour le retenir au combat. Mais n’allait-il pas déserter, malgré tout ?

Aïcha n’eut pas trop le temps de réfléchir à ses questions. L’aube se levait ; il lui fallait monter dans sa litière et être au milieu de ses guerriers prêts à mourir pour elle. Les hommes de la tribu Dhabba qui avaient obtenu l’honneur de conduire la bête se pressaient déjà autour d’elle.

La bataille n’était pas encore livrée ; on entendit la voix d’Ali appeler ses adversaires à se rendre et à éviter de faire couler le sang des musulmans. Il se tenait au milieu de ses hommes avec Mohamed, son fils au teint noir, à sa droite et le fils d’AlAbbès, son oncle, à sa gauche.

On refusa dans un immense brouhaha son offre, puis une voix féminine s’éleva, mais il ne parvint pas à l’entendre distinctement. On lui dit que c’était Aïcha maudissant les tueurs d’Othmane et il renchérit aussitôt :

— Que Dieu maudisse les tueurs d’Othmane sur terre, sur mer, par monts et par vaux.

Soudain, un homme sans armes fit irruption entre les rangs des armées, un Coran accroché au cou qu’il ouvrait à la face des combattants, leur criant d’arrêter leur tuerie impie. Mais les hommes s’étaient déjà lancés dans la bataille au cri lancé des deux côtés : « Dieu est grand ! ».

Malgré la flèche qui lui transperça la gorge, l’homme continua un moment à avancer avec son Coran, puis s’écroula sur les pages du Livre sacré déjà recouvertes de sang et de boue, bientôt piétinées tout autant que lui par les sabots des chevaux et les pieds des humains enragés.

Le malheureux était persuadé, comme d’autres, qu’on allait finaliser un accord ce matin ; comme on parlementa pas mal pendant quelques jours, on parlait d’un accommodement imminent pour éviter le combat. Mais cela n’eut pas l’heur de plaire aux têtes brûlées des deux camps : les proches d’Othmane et tous ceux qui avaient une responsabilité dans les événements du logis parmi les troupes d’Ali. Aussi, au petit matin, ils furent les premiers à déclencher les hostilités.

La bataille fut rude et cruelle ; elle dura du lever du jour au début de l’après-midi. On commença par s’envoyer des flèches puis on utilisa les lances et on finit avec les épées et au corps à corps. Ali frappait d’estoc et de taille ; son sabre pliait souvent de la force de ses coups et de leur violence. À l’attaque de ses adversaires, il criait au moment d’abattre son sabre sur leurs visages :

— Ne me blâmez pas ; c’est lui qui est à blâmer !

Autant que lui, son chef de guerre AlAchtar faisait tomber ses adversaires comme des mouches tout à l’entour. Le fils d’Azzoubeyr, AbdAllah, vint lui faire face. À peine lui asséna-t-il un coup ; en retour, il reçut une volée qui le mit par terre au bord d’un fossé. Ne cherchant pas à s’acharner sur lui, AlAchtar le tira par un pied et le jeta dans un fossé, le laissant pour mort, lui lançant :

— N’était ta parenté avec le prophète de Dieu, tu n’aurais pas gardé tes membres accrochés à ton corps !

Talha n’eut pas cette chance ; il fut parmi les premiers à rendre l’âme. Dès l’engagement de la bataille, il reçut une flèche l’atteignant au genou, provoquant une hémorragie fatale. Étendu par terre, il se vidait de son sang ; inutiles étaient les soins sommaires et il sentait son heure approcher. Il savait d’expérience qu’on n’échappe pas à la mort quand le nerf sciatique est coupé. Ramené dans la ville, on le déposa dans une masure en ruine non loin du tumulte de la bataille ; il y renvoya ses hommes, criant :

— Ce n’était qu’une flèche par Dieu envoyée ! Ô Dieu ! châtie-moi jusqu’à ce que Othmane soit finalement satisfait.

Des remords le gagnaient ; il revoyait son attitude à l’égard d’Othmane et la regrettait. Comme il ne l’avait pas secouru au moment de sa détresse, il pensait mériter de faire face à son destin dans une solitude similaire. Avec ses scrupules, il s’apprêtait à rencontrer son Dieu quand une silhouette se dessina à l’horizon de son regard de plus en plus flou. Elle le fixait de haut d’un air bien satisfait ; elle avait le cou tordu. En elle, il reconnut le secrétaire d’Othmane, Marouane Ibn AlHakam.

Était-ce l’archer invisible qui lança cette flèche qui lui sembla bien venir de ses propres rangs ? L’air de satisfaction affiché était la meilleure des signatures. Il tendit la main vers lui, mais Marouane, comme apeuré, s’éloignait déjà, allant rejoindre ses compagnons déjà submergés par les troupes d’Ali. Talha pensait aux sommes d’or et d’argent qu’il transportait avec lui en quantité et voulait les lui confier ; sur cette dernière pensée rendit l’âme celui qui avait incarné pour sa tribu la bonté.

À un porc-épic ressemblait le dromadaire ; il était une cible privilégiée pour les archers. Les hommes qui le tenaient se relayaient à le défendre, scandant en vers leur fierté de braver la mort qui les fauchait les uns après les autres :

 

                        Nous, les Dhabba, les hommes au dromadaire,

                        Plus douce que le miel est pour nous la mort ;

                        Au fer des lances, nous vengeons Ibn Affène.

 

De tous côtés assaillis, les derniers défenseurs du dromadaire étaient défaits. Ali ordonna alors de couper au dromadaire ses jarrets afin d’éviter de blesser Aïcha en retirant sa litière du champ de la bataille. Vers l’animal par terre tombé se pressèrent deux hommes d’Ali, un Compagnon et le demi-frère d’Aïcha ; ils détachèrent la litière et l’emportèrent hors des combats. Quelqu’un s’approcha alors et, à travers les voiles, s’adressa à son occupante après s’être présenté :

— Tu te rappelles que j’étais venu te consulter le jour de l’assassinat d’Othmane pour te demander qui tu m’ordonnais de choisir et tu me répondis de ne pas quitter Ali qui n’avait ni varié ni changé ?

Trois fois, il lui posa la question et attendit ; et trois fois, pour toute réponse, il n’eut que le silence. Ali avait hâte de savoir si Aïcha était saine et sauve ; il demanda à son beau-fils de se rassurer sur son état et de ne pas s’éloigner de la litière pour en écarter tout importun. Mohamed rentra la tête dans la litière ; se couvrant aussitôt, sa demi-sœur s’écria :

— Qui es-tu ?

— Le plus détesté de tes parents, répondit-il.

Une fois la jeune femme rassurée, Ali s’approcha de la litière et se pencha pour dire quelque chose à voix basse à laquelle elle répondit :

— Tu as gagné, sois clément !

Il demanda de la mettre en sécurité et d’y veiller particulièrement le temps de la renvoyer à Médine. Depuis peu, la nuit était tombée ; jonché de cadavres était le terrain crevassé. Une bougie à la main, accompagné de l’un de ses serviteurs, Ali marchait entre les corps essayant d’en reconnaître les traits, répétant à haute voix :

— Mon Dieu, pardonne-nous et pardonne-leur !

À quelques pas, certains de ses hommes marchaient derrière lui ; l’un d’eux se pencha vers son compagnon et lui susurra à l’oreille :

— Tu entends ce qu’il dit !

C’était Mohamed, fils d’Abou Bakr qui avait avec lui l’un de ses accompagnateurs au logis d’Othmane.

— Tais-toi avant qu’il n’en rajoute, fit l’autre.

Dans un ravin, on lui signala un corps empoussiéré ; le corps avait été manifestement traîné par terre et dépouillé malgré ses strictes consignes. Ali s’empressa de se pencher pour le redresser et l’asseoir. Doucement, il enleva du visage sa crasse ; c’était bien Talha ! Il le serra contre lui sans retenir ses larmes. Réussissant enfin à surmonter son émotion, il lâcha :

— Il m’est pénible de te voir en poussière sous les étoiles du ciel, au creux d’un vallon. Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons. Tu m’as fait de la peine et tu as tué mes gens. À Dieu, je me plains de nos défauts et de nos peines.

Reposant doucement le corps sur le sol, il se leva et continua sa reconnaissance en se parlant à lui-même, citant le verset 47 de la sourate 15 du Coran :

— J’espère que je serais avec Othmane, Talha et Azzoubeyr, parmi ceux dont Dieu dit :

 

« Nous avons ôté de leurs cœurs ce qu’il y devait avoir de ressentiment ; frères, ils sont, sur leurs trônes se faisant face ».

 

Azzoubeyr n’était pas parmi les morts ; était-il-il sain et sauf ? Cette pensée, paradoxalement, ne déplaisait pas à Ali. Mais traversant en courant le champ de cadavres, voici qu’un homme accourait vers lui. Il se vantait tout haut d’avoir eu la peau de l’apôtre du prophète de Dieu et d’avoir obtenu un bon prix pour son arme et son cheval.

Vers ce Bédouin fier de lui annoncer la fin de son cousin, à peine Ali eut-il un regard ; il eut même un haut-le-cœur et faillit perdre son calme en l’écoutant détailler son exploit : un véritable forfait. Réussissant enfin à se retenir et lui tournant dédaigneusement le dos, il se contenta de dire à ce tueur par traîtrise d’Azzoubeyr :

— Réjouis-toi d’être en enfer ! J’ai entendu le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – dire : « Annoncez la géhenne au tueur d’Azzoubeyr ».

Penaud, l’homme s’en alla, parcourant le camp en ressassant dans des vers sa déception. Le sabre de sa victime fut apporté à Al Hassan, fils d’Ali, qui refusa de le prendre et demanda de le porter à son père. Quand il l’eut entre les mains, celui-ci le fixa longuement et dit :

— Que Dieu ait pitié d’Azzoubeyr ! Que de soucis du prophète de Dieu (que Dieu le bénisse et le salue) ce sabre a dissipés !

Azzoubeyr avait vaillamment combattu sans avoir la conscience tranquille. Dès avant le déclenchement de la bataille, il regretta de s’être laissé entraîner par son fils AbdAllah à combattre son cousin Ali. Celui-ci lui avait rappelé des faits importants qu’il avait oubliés, ce qui le conduisit à prêter le serment de ne pas le combattre.

Ali lui rappela ce jour où, le croisant tout sourire avec le prophète, il railla son enjouement et s’entendit dire de la part de Mohamed que ce n’était pas de la vanité et qu’il le combattra tout en étant dans son tort. Aussi s’engagea-t-il dans la bataille avec ce souvenir lancinant s’ajoutant à la hantise de la perte et la peur d’avoir à assumer une honte immense de faire face aux conséquences de ses propres actes. S’il avait eu le courage de combattre Ali, il n’en aurait pas pour s’en excuser, le cas échéant, et surtout de se faire rappeler une nouvelle fois les justes paroles du prophète.

La bataille n’avait pas pris fin encore ; la victoire était déjà acquise à son adversaire. Défaits, ses hommes prenaient la fuite ; il se décida alors de délaisser le champ de bataille qui, subitement, se transformait déjà en une scène pour la traditionnelle ruée sur le butin. Au prix d’un dernier effort sur lui-même, en se disant que le vaillant guerrier qu’il était ne fuyait pas les armes mais les hommes injustes, il lança son cheval à toute allure vers la honte de la fuite.

Derrière lui, au même moment, des voix s’élevaient ; le chef victorieux faisait répéter à ses hommes ses consignes. On ne devait dépouiller aucun mort, on ne devait poursuivre aucun fuyard, on ne devait achever aucun blessé ; Ali agissait selon ses nobles valeurs. Dans la ville, tous ceux qui auront jeté leurs armes et seront rentrés chez eux ne risqueront pas d’être inquiétés.

Un homme comme Azzoubeyr ne pouvait passer inaperçu. S’il avait pu s’extraire de la bataille, il ne sut éviter les regards curieux des guerriers ayant refusé de choisir un camp et s’étant retirés autour de Basra. Avec un de ses serviteurs l’ayant rejoint dans sa fuite, il passa en trombe non loin d’un campement ; l’un des guerriers prit leur suite. Il n’était pas content de la présence de l’importun et le lui fit savoir ; mais l’heure de la prière abrégea sa colère et les deux hommes s’alignèrent derrière Azzoubeyr qui prit la direction de La Mecque, dédaignant les recommandations de son esclave de se méfier de l’étranger.

Au moment où il levait les deux mains près des oreilles et claironnait le nom de Dieu, ce dernier lui planta son épée dans le dos et s’en alla précipitamment après s’être emparé de son cheval, de ses armes et de sa bague, l’abandonnant mort, laissant son serviteur, bien impuissant à défendre son maître, lui aménager une sépulture sur place.

Depuis peu, la bataille était terminée. Ali y perdit autant d’hommes que ses adversaires ; dans les deux camps, les morts étaient innombrables ; on en compta une dizaine de mille en tout.

Se faisant venir deux grosses briques sur lesquelles il monta, le vainqueur, après le rituel habituel de louanges à Dieu, savoura son triomphe en s’adressant à ses adversaires défaits :

— Ô partisans de la femme, gens du dromadaire ! Quand il a blatéré, vous avez afflué et quand il eut les jarrets coupés, vous avez pris vos jambes au cou ! Vous êtes descendus dans la pire des villes tellement proche de l’eau, si éloignée du ciel ; l’eau y est en mare et elle a le pire des noms : Basra (sol rocailleux), Bassira (espace entre les murailles d’une maison), AlMou’tafaka (ouragan) et Tadmor (ou Palmyre, signifiant gerboise).

Et ce fut l’entrée triomphale dans la ville. C’était un lundi. Tout le monde lui fit acte d’allégeance, y compris les blessés. Ali prit ensuite connaissance de ce que recelait le Trésor et le distribua sur ses troupes en leur promettant la même chose après la victoire sur les Syriens. Il réclama ensuite le fils d’AlAbbès qu’on demanda partout ; quand il arriva, il lui dit :

— Va voir cette femme et qu’elle regagne la maison où Dieu lui a ordonné de se tenir.

Il tenait à mettre la veuve du prophète à l’abri de la vindicte de ses hommes dont il arrivait difficilement à modérer les ardeurs. Déjà, pour l’exemple, il fouetta et dévêtit deux d’entre eux qui s’étaient permis de lui tenir des propos déplacés dictés par trop de zèle pour la cause de leur chef.

AbdAllah Ibn Al Abbès se fit annoncer auprès d’Aïcha. Elle était fort irritée et le teint, de colère, encore plus rouge que d’habitude. Une femme venait de la voir qui l’avait mise dans tous ses états en la piégeant piteusement.

— Mère des croyants, lui avait-elle demandé, que dites-vous d’une mère qui tue son enfant ?

— Le feu s’impose à son forfait, répondit Aïcha sans trop réfléchir.

— Que diriez-vous, alors, d’une mère qui a tué d’un coup vingt mille des aînés de ses enfants ?

Ibn AlAbbès patienta à la porte un peu ; comme elle ne répondait pas à sa demande, il se passa d’invitation et entra ; il prit un coussin et s’assit en silence. Elle s’adressa alors à lui, haussant la voix :

— Par Dieu ! Je n’ai jamais vu pareil à toi, Ibn AlAbbès ! Tu entres chez moi sans autorisation et tu t’assieds sur notre coussin sans notre invitation.

— Dieu sait que ce n’est pas ta maison, répondit sèchement le fils d’AlAbbès. Ton logis n’est que là où Dieu t’ordonna de te tenir ; or tu le refusas. Aussi, le prince des croyants t’ordonne-t-il de rentrer dans le pays que tu as quitté.

— Le prince des croyants ! c’était Omar Ibn AlKhattab, que Dieu ait pitié de lui, contesta-t-elle.

— Oui, mais aujourd’hui, c’est Ali Ibn Abi Taleb, martela AbdAllah.

— Je le refuse ! je le refuse ! fit-elle.

— Ton refus ne fut que ce temps séparant deux traites d’une chamelle en manque de lait. Désormais, tu ne saurais ni autoriser ni ordonner ni interdire.

Elle ne se retint pas de pleurer à chaudes larmes ; puis, entre deux sanglots, non sans une pointe de défi, elle laissa tomber :

— Oui, je rentre ; le pays où vous êtes est le plus odieux pour moi !

— Ainsi nous récompenses-tu de t’avoir considérée comme une mère pour les croyants et d’avoir fait de ton père le Très croyant !

— Fais-tu de mon époux le prophète une faveur de ta famille, Ibn AlAbbès ?

— Oui, c’est une faveur de notre part, nous la famille du prophète, que tu as eu pour époux celui qui, s’il avait eu vraiment auprès de toi la même place qu’il a dans nos cœurs, aurait donné naissance à une faveur similaire de ta part à notre égard !

En fin de semaine, le samedi, dans une suite de femmes, Aïcha fut reconduite à Médine en passant par La Mecque en vue d’un pèlerinage ; on était le premier du mois de rajeb. Ali l’accompagna jusqu’à la sortie de la ville.

Durant tout le voyage qui se fit pourtant avec tous les égards qui lui étaient dus, elle demeura accablée. Elle entendait dans la bouche des hommes d’Ali des propos qui lui faisaient mal.

— Nous savons bien qu’elle était sa femme dans la vie et dans l’au-delà, disait-on. Mais Dieu vous éprouva de la sorte pour savoir qui de lui ou d’elle vous alliez suivre.

Encore plus mal lui faisait sa conscience. Auprès de ses compagnes, elle avait tenté en vain de se disculper en s’essayant à la comparaison avec le sort d’Othmane. Admettant avoir appelé à combattre le calife assassiné, elle disait :

— Ainsi, Dieu fit que j’étais combattue.

Et, imperturbable, elle continuait son raisonnement :

— J’ai bien voulu qu’on tire sur Othmane ; on me tira dessus aussi. J’ai également voulu qu’il ne soit pas obéi et, de même, je fus désobéie.

Puis, elle tirait sa propre conclusion destinée davantage à calmer sa voix interne qu’à convaincre quiconque :

— Si j’avais voulu que meure Othmane, Dieu m’aurait certainement fait mourir !

Elle la désirait, désormais, cette mort. Son plus vif souhait était de rejoindre son illustre époux afin de lui demander pardon ; il lui manquait. Mais, en elle, quelque chose lui susurrait qu’elle aurait encore à supporter sa peine ; elle ne partirait probablement pas avant d’avoir près de soixante-dix ans.

Nonobstant, elle avait déjà préparé sa décision quant à l’emplacement pour son enterrement. Le jour venu, on lui demanderait peut-être si elle voulait être enterrée avec le prophète et elle leur fera une réponse négative, celle de la lucidité, dans un euphémisme auquel elle aura réfléchi durant tout ce temps qui allait lui rester à vivre :

— Non. J’ai provoqué après lui un incident. Vous m’enterrerez avec ma fratrie dans le cimetière commun de Médine.

Ali quitta Basra en y laissant son cousin Ibn AlAbbès pour l’y représenter et lui adjoignit, comme responsable des impôts et du Trésor, Ziyad, frère de Mouawiya et fils illégitime d’Abou Soufiane, qui s’était tenu à l’écart de la discorde.

Il n’était point satisfait malgré sa victoire ; amère, elle était ; elle fit couler le sang des musulmans, et il n’aimait pas cela. Elle était, par ailleurs, loin de suffire pour effacer les divisions et réunir la communauté déchirée. En plus, il avait à faire des acrobaties intellectuelles, à recourir aux subtilités du langage pour qualifier la situation fort embrouillée dans laquelle il se retrouvait.

On l’entendait se plaindre du destin contraire en pointant respectivement le riche financier de la bataille du dromadaire et ses adversaires Talha, Azzoubeyr et Aïcha :

— Pour mon malheur, j’ai eu sur ma route à la fois le plus riche et le plus éloquent et ingénieux des hommes, le plus courageux des guerriers et la plus docile des créatures.

— Sont-ils des païens ? l’interrogeait-on les concernant.

— Du paganisme, ils ont fui, répondait-il sans plus de précision.

— Ils sont des fourbes, alors ? insistait-on.

— Les fourbes n’invoquent Dieu que très peu, précisait-il.

— Que sont-ils, sinon ? finissait-on par demander.

— Nos frères qui nous ont persécutés ! lâchait-il, désabusé.

Dans les rangs mêmes de son armée, un grand nombre de farouches guerriers étaient en même temps des têtes brûlées et des risque-tout parmi lesquels il y avait ces lecteurs du Coran intraitables dans leurs conceptions religieuses si étriquées.

Les plus véhéments de ses hommes demeuraient, cependant, les partisans d’Ibn Saba’a qu’on appelait les Saba’ia. Nombre d’entre eux manifestèrent leur colère en quittant de leur propre chef Basra entraînant le départ précipité d’Ali de la ville afin de tenter de canaliser tout éventuel débordement de leur part.

La montée de l’extrémisme était insidieuse mais persistante, aussi bien dans la pensée que dans l’appréhension des choses. Elle était inavouée, mais de plus en plus évidente, et il en redoutait le danger sur la nécessaire réunification de la nation déchirée.

Contrecarrant cette menace rampante, il se sentait obligé de livrer régulièrement à ses hommes sa vision des événements, son interprétation des faits et son jugement sur les actes de ses adversaires. Et il n’arrivait pas toujours à convaincre les plus excités. Sur la bataille du dromadaire, il fit l’analyse suivante :

— Des gens ont prétendu que l’injustice était de notre part à leur égard et nous, nous avons soutenu qu’elle était de leur côté à l’encontre de la vérité. Donc, on s’est battu sur l’injustice et non concernant une accusation d’athéisme.

Il leur avait demandé de ne pas considérer ceux qui les avaient combattus comme des ennemis, de ne pas dire qu’ils avaient apostasié ; ils s’étaient juste écartés des préceptes divins en commettant des iniquités.

Nombre d’entre eux ne pouvaient comprendre, en effet, comment on leur permettait, lors d’une bataille, de tuer des adversaires et de les empêcher, après la victoire, de les dépouiller selon la tradition de la guerre. Et un trésor de patience et de science lui était nécessaire pour les convaincre :

— Aïcha était à la tête de ces gens qu’on a vaincus, leur dit-il ; l’auriez-vous incluse dans le partage du butin ?

— Dieu nous en garde ! s’écrièrent-ils ; c’est notre mère !

— Elle vous est légalement interdite ? interrogea-t-il, faussement naïf.

— Oui, répondirent-ils sans hésitation.

— Alors, il vous est défendu de ses enfants ce qui est déjà illicite d’elle-même, conclut-il sans appel, espérant, sans trop d’illusion, les avoir fait taire pour longtemps.

La nouvelle de la bataille d’Al Jamal (du dromadaire) parvint à Médine et à AlKoufa bien avant les messagers ; le jour même, avant le coucher du soleil, elle était dans les becs, les serres des aigles, des vautours ; et les bras, jambes et autres parties de corps humains renseignaient sur sa cruauté.

Sous des nuées de ces volatiles attirés de partout par le festin de Basra, l’armée victorieuse convergeait vers AlKoufa, la nouvelle capitale du califat. À sa tête, le chef au gros ventre, aux tempes dégarnies, aux jambes si minces et au corps de guerrier intrépide était pensif. Malgré le froid, il était peu vêtu, gardant ses habits d’été.

Ali, sur son cheval bai, avait les pensées vagabondes ; il revoyait sa sortie de Médine à la tête de cette armée désormais victorieuse quand l’un des Compagnons du prophète lui barra le chemin, lui prit les rênes des mains et supplia :

— Prince des croyants ! Ne la quitte pas ! Par Dieu, si tu la quittes, plus aucune autorité musulmane n’y reviendra jamais.

Il réentendait les huées de ses troupes et leurs injures à ces paroles. Il revoit aussi son fils Al Hassan, sur la route, lui faire part de ses états d’âme, lui déconseillant de s’impliquer dans les divisions. Et il revoyait son passé.

Né en l’an 23 avant l’hégire (600 après J.-C.), il vint au monde dans une grande famille qui avait perdu de son lustre. À la fin de sa vie, son père n’avait plus trop de moyens pour subvenir aux besoins de sa nombreuse progéniture ; aussi ses enfants furent-ils répartis chez ses frères.

Le père de Mohamed étant décédé, ce fut le prophète qui recueillit chez lui son jeune cousin. Et quand il commença le prêche en 610, Ali était parmi les premiers à croire en lui ; il avait quinze ans et fut le premier adolescent à se convertir à l’islam.

Lors de l’hégire, il fut chargé par le prophète d’une mission de confiance de la plus haute importance. Le prophète lui demanda de demeurer à La Mecque et le remplacer au lit au moment de la conspiration de sa tribu pour le tuer chez lui.

Il le chargea aussi de remettre à leurs propriétaires les dépôts qui étaient placés chez lui, sa réputation d’homme de confiance amenant les membres de la tribu à déposer auprès de lui leurs objets de valeur.

Ses pensées faisaient venir à Ali les larmes aux yeux. Il les avait chassieux ; le jour de l’attaque des juifs de Khaybar, le prophète les lui guérit en y crachant. Depuis, il n’y eut plus la moindre trace de chassie.

Il avait la conviction ferme qu’il était le mieux placé pour succéder au prophète ; il adopta malgré tout une attitude de loyauté à l’égard de tous les califes. Il répétait volontiers que la valeur de l’homme était dans ce qu’il savait le mieux ; or, qui mieux que lui connaissait la religion et ses préceptes ?

L’heure était arrivée pour qu’il fît un plein emploi de sa science et de son immense talent. Il était conscient que les circonstances étaient largement défavorables pour l’exercice serein du pouvoir et l’application juste de la religion de son cousin. Mais, justement, son honneur et sa valeur étaient d’être au-dessus des contingences pour que triomphent, enfin, les nobles valeurs de l’islam sur les bassesses humaines et les ambitions mesquines qui s’y attachaient.

Comme il savait si bien supporter le chaud et le froid ne souffrant pas de froid l’hiver et ne se laissant pas incommoder par la chaleur l’été, il saura s’adapter à la délicate situation dans laquelle la destinée a voulu le mettre pour être à la hauteur de cette épreuve divine. À cet instant, il eut en pensée la sourate du Butin et spécialement son verset 36.

Lors des événements du dromadaire, l’un de ses hommes en cita un extrait comme réponse à sa plainte du destin qui avait mis sur sa route quelques-uns des meilleurs musulmans. Ce Partisan s’était levé, disant :

— Par Dieu, prince des croyants, tu es bien plus courageux qu’Azzoubeyr ; tu es bien plus ingénieux et éloquent que Talha ; avec nous, tu es bien plus docile qu’Aïcha ; et tu es encore meilleur et plus généreux que l’homme au dromadaire. Du reste, les biens de Dieu sont nettement supérieurs aux siens dont il adviendra ce qu’a dit Dieu, Puissant et Grand : « Ils dépenseront leur fortune, et ils le regretteront, et ils seront vaincus ».

Ali ne sut pas pourquoi cet épisode d’avant la bataille du dromadaire lui était spécialement revenu à l’esprit ; peut-être à cause d’une pensée qui l’assaillait depuis peu comme une obsession de plus en plus gênante. Il se sentait devenir l’otage de ses troupes un peu plus turbulentes chaque jour et davantage extrémistes. Elles contestaient son autorité, se permettant même d’avoir leur propre interprétation sur les questions religieuses contre sa science et son savoir.

Les démons de la période antéislamique prendraient-ils leur revanche sur l’islam et ses nobles valeurs ? Dans des contrées récemment conquises, des habitants, fraîchement convertis à l’islam, apostasiaient au prétexte de fuir les horreurs de leur nouvelle religion. Ils citaient une élite s’entretuant pour le pouvoir au plus haut niveau de l’État, des aventuriers et des brigands qui, profitant de l’anarchie généralisée, les rançonnaient et les pillaient au nom de cette même religion.

Il songea aussi à la discipline des hommes au service de ses adversaires. Les Syriens étaient bien plus respectueux de l’autorité que les Irakiens composant l’essentiel de ses troupes. Et, de nouveau, il ne put que regretter son sort : serait-on le meilleur des généraux, que pouvait-on espérer d’une armée contestataire ?

 

À suivre...

 

Publication juste sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet : Kapitalis, crédibilité perdue.

 


Chapitre 3

 

Du lion et du renard

1/2

 

 

Mouawiya était à la veille de son heure de vérité ; pensif, il songeait à Othmane et à la sienne ratée. Lui ne ratera pour rien au monde ce moment tellement attendu !

À peine avait-il des remords ; sa dévorante ambition ne les laissait guère affleurer à la conscience. Certes, il avait pris tout son temps pour envoyer les renforts demandés par le calife ; mais il avait agi en qualité d’homme politique avisé cherchant à ménager les adversaires unis contre Othmane dans le but de se réserver une issue de sortie s’il en était besoin. De ses devoirs envers les liens du sang ainsi que de la loyauté du subordonné, il ne démérita pas, cependant. Il fit tout pour sauver le calife tant qu’il était encore temps. Lors de leur dernière entrevue, à un moment où tout indiquait que la situation devenait désespérée, il lui fit la suggestion de la dernière chance :

— Prince des croyants, viens avec moi en Syrie ! Ici, tu seras submergé par la canaille, alors que les Syriens te seront toujours fidèles.

Mouawiya était sur le départ et tentait une dernière fois de convaincre le vieil homme. Mais celui-ci était têtu. Autant en matière politique il était flexible, même mou, autant il avait les idées fixes en matière religieuse.

— Je ne remplacerai pour rien la proximité du prophète – que Dieu le bénisse et le salue – même si c’est pour perdre la vie.

— Alors accepte que je t’envoie une armée de Syrie, tenta le gouverneur sans trop de conviction ; elle stationnera à Médine et préviendra toute éventualité néfaste touchant la ville ou ta personne.

— Non, fit Othmane sans hésitation. Je ne diminuerai pas les rentrées d’argent des voisins du prophète pour nourrir une armée dont la présence, en plus, les gênera dans leur propre ville.

— Par Dieu, prince des croyants, tu seras alors assassiné ! fit Mouawiya quelque peu excédé.

— Je me suffis de Dieu, le Garant par excellence ! fit pieusement le calife.

Ce jour-là, le gouverneur partit en s’écriant, désabusé :

— Docile est le bétail à égorger !

Lors d’un précédent passage à Médine à l’occasion d’une réunion du calife avec ses gouverneurs, Mouawiya demanda à rester avec lui après le départ de tous ses collègues, le priant d’inviter les principaux notables de la ville à venir le voir et de l’autoriser à leur parler. Il usait à bon escient de l’ascendant qu’il avait sur lui ; il savait avoir la cote auprès de lui. Othmane le trouvait, en effet, le plus brillant de ses parents, lui rappelant, par son intelligence et son habileté, son défunt père Abou Soufiane, chef de Qoraïch. Quand Ali, Saad, Azzoubeyr et Talha furent présents, Mouawiya leur dit, après avoir payé le tribut habituel de louanges à Dieu :

— Vous êtes les Compagnons du prophète, que Dieu le bénisse et le salue. Vous êtes les meilleurs de ses hommes sur terre et les futurs responsables de cette nation ; personne ne vous le conteste. Librement, vous avez choisi votre homme sans suprématie ou convoitise ; or, il est bien avancé dans l’âge et sa vie est derrière lui, désormais. Si vous le laissez à sa vieillesse, il ne saurait tarder à nous quitter, même si je ne le lui souhaite que le plus tard possible. Je vous tiens ce propos, car une rumeur court qui me fait peur. Je vous le confie et je vous conjure de ne pas laisser les gens avides vous dicter leurs caprices ; sinon, ils vous feront tout perdre.

On l’écouta en silence ; à l’exception d’Othmane, admiratif, tous les présents taisaient mal leur irritation. Aussitôt qu’il eut fini, Ali, qui ne savait plus se retenir, laissa éclater sa colère :

— De quoi tu te mêles, toi ? Et qu’en sais-tu, que ta mère te perdît ?

— Laisse ma mère, fit Mouawiya, calmement mais fermement ; elle n’est pas pire que les vôtres ; elle a embrassé l’islam et reconnu le prophète, que Dieu le bénisse et le salue. Réponds-moi plutôt sur ce dont je te parle !

Dédaigneusement, Ali tourna la tête et garda le silence ; Othmane le meubla à sa place :

— Mon neveu a raison. Et je tiens à ajouter quelque chose me concernant moi et ma mission. Nos amis, à qui j’ai succédé, se sont fait du mal en se privant de tout ; or, même le prophète se permit de donner à sa parentèle. Ayant une large famille qui avait besoin de moi, je lui ai tendu la main, lui donnant une part de ce que j’avais en propre et ce que je pensais me revenir de droit du fait de mes fonctions. Si vous estimez toutefois que je m’étais trompé en agissant de la sorte, je reprendrai ce que j’avais donné ; car je m’alignerai volontiers sur votre opinion.

À cette entrevue, Othmane obtint l’adhésion des présents en se soumettant à leur volonté de remettre au Trésor ce qu’il avait fait comme largesses.

Lors de cette même rencontre, Mouawiya sentit l’âme du chef qu’il savait avoir et qu’il limitait encore aux contours de sa province s’hypertrophier et se développer pour épouser les dimensions plus larges de tout le territoire de l’islam. Le vicariat du prophète était à sa taille ; il se vit en mesure de l’incarner, de mieux le défendre que ce parent vieillissant. Il pensait aussi en être plus digne encore de par son expérience et son habileté que ces hommes qui y prétendaient au nom de la grâce divine. En animal politique, il savait aussi que le vrai pouvoir se prenait bien plus qu’il ne s’héritait.

À l’esprit, il eut des prédications faites à ses parents lors de sa naissance. Et il se souvint aussi des propos de l’homme qui avait annoncé son assassinat à Omar.

L’aggravation continue de la situation amenait Othmane à multiplier, à Médine, la consultation de ses gouverneurs. Ce fut lors de l’une de ces réunions, peu avant la journée du logis. D’un pas lent appesanti par les années et les soucis, Othmane marchait, précédé de certains de ses agents ; d’autres suivaient à quelques pas de lui, parmi lesquels il y avait le savant et devin à ses heures, Kaab AlAhbar.

Dans la foule massée aux abords du cortège, on entendit se lever une voix ; avec ses vers composés dans le plus populaire des mètres prosodiques, le poète anonyme bravait le défilé des personnalités, traduisant l’opinion médinoise du moment :

 

                        Elles le savent les montures de chameaux efflanquées

                        Et les arcs minces courbés

                        Que le prince après lui, c’est bien Ali ;

                        Que bon dauphin, Azzoubeyr l’est ;

                        Et, en protecteur, Talha est l’ami.

 

La manie du persiflage, surtout rimé, était courante ces jours-là ; Othmane et tous ses compagnons ne dirent mot, continuant à dédaigner les badauds ; ses gouverneurs suivirent son exemple et ignorèrent l’anonyme importun. Nullement tenu par une quelconque réserve, Kaab AlAhbar, par contre, ne garda pas pour lui ce qui, sur le coup, lui sembla être une évidence bien plus qu’une illumination. De l’index de la main droite désignant le gouverneur de Syrie qui tenait en laisse une belle mule au pelage noir luisant de taches blanches et grises moucheté, il laissa échapper, le verbe haut :

— Par Dieu ! après lui, ce sera bien l’homme à la mule !

On tenta de le réconcilier avec Ali, nouvellement intronisé à Médine, et il faillit accepter. Il devait reconnaître le cousin du prophète contre son maintien à la tête de la province de Syrie ; mais Ali fut intransigeant, refusant de l’avoir comme gouverneur. Cela ne l’attrista point ; c’était du reste ce qu’avait pronostiqué sa mère qui connaissait mieux que lui ce cousin capable de méconnaître ses intérêts pour une question de principe. Et elle savait son fils apte à aller bien au-dessus de la charge de gouverneur.

Il la revoyait, sa mère Hind, à la tête des païennes de Qoraïch, lors de la défaite des musulmans à Ouhod. En femme de parole, comme elle s’y était engagée à le faire, elle mutilait les musulmans tombés sur le champ de bataille, dont l’un des oncles du prophète, Hamza, leur coupant les oreilles et le nez pour en faire des colliers et des bracelets de chevilles.

Arrachant le foie d’Hamza, le croquant à belles dents, le mâchant avec gourmandise, elle scandait, de sa voix rauque, saoule de vengeance repue :

 

                        Nous sommes les filles de l’étoile,

                        Foulant les petits coussins des pieds,

                        Avec, autour du cou, des perles

                        Et du musc plein la tête, au toupet.

                        Si, à nous, vous venez, nous vous étreignons,

                        Mais si le dos vous nous tournez, nous vous délaissons,

                        Pour une séparation d’amour réciproque dénuée.

 

Pour ce traitement cruel, à la prise de La Mecque, le prophète autorisa qu’on versât impunément son sang et ce même si on la trouva accrochée aux rideaux de la sainte Kaaba. Mais, après avoir pardonné à son époux Abou Soufiane, le chef de Qoraïch, faisant même de sa demeure un sanctuaire, il sut faire acte de pardon. Depuis, elle fit honneur à sa nouvelle religion, accompagnant même son mari à la bataille de Yarmouk où il perdit un œil.

Certes, étant commerçante, elle eut parfois maille à partir avec Omar à cause de sa conception tatillonne de la gestion des deniers publics, mais elle ne commit pas, à sa connaissance, de péchés qui fussent indignes d’un prétendant à la fonction suprême dans la communauté musulmane.

Il trouvait qu’il lui ressemblait pas mal. Il avait son grand caractère, son éloquence, son intelligence et sa passion pour la belle poésie ; et il voulait être à la hauteur de ce qu’elle a toujours pensé de lui dès sa tendre enfance depuis qu’un devin lui prédit qu’il était programmé pour une destinée illustre.

De sa première mission à La Mecque où Omar le nomma gouverneur, il se souvenait aussi et surtout des recommandations de ses parents. Prodiguant ses conseils de femme avisée sur la meilleure attitude à avoir avec l’ancien berger devenu calife qu’était Omar, sa mère lui dit :

— Mon fils, il est rare qu’une femme libre ait enfanté quelqu’un comme toi. Cet homme t’a nommé ; bien volontiers ou à contrecœur, fais selon ce qui lui convient.

L’ancien chef de la principale tribu du village, son père Abou Soufiane, lui tint presque le même propos :

— Mon garçon, ce groupe d’Émigrants nous a précédés et nous, nous avons pris du retard ; leur avance les a élevés et notre retard nous a laissés en arrière. Ainsi nous sommes devenus les subordonnés et eux, les chefs. Or, ils t’ont chargé d’une importante part de leur pouvoir. Aussi, ne les contrarie pas, car tu te hâtes vers un terme à atteindre. Ce n’est qu’une fois que tu l’as atteint que tu pourras y souffler.

Il se remémorait aussi cette autre mission pour Omar, à Damas. Il allait à la rencontre du calife en route vers Jérusalem pour la conclusion du traité de reddition de la ville. Omar montait un âne – ou était-ce une chamelle ? – et était accompagné de son fidèle compagnon Abd ArRahmane Ibn Aouf sur un âne également.

Le fringant cortège du gouverneur ne reconnut pas le modeste convoi califal qui le croisait et le dépassa. Quand il se rendit compte de la fâcheuse bévue, Mouawiya, revint précipitamment mettre pied à terre à la hauteur d’un Omar faisant mine de ne pas le voir, l’évitant même et, à dessein, le laissant marcher à ses côtés jusqu’à ce qu’Ibn Aouf finit par lui dire :

— Tu l’as fatigué !

Lui a-t-il jeté à la face de la terre et des cailloux comme se délecta à le raconter la populace ? Il ne se souvenait que d’Omar qui, se tournant enfin vers lui, dit d’un ton sévère :

— Mouawiya, c’était bien toi en ce convoi pompeux que je viens de croiser alors que les nécessiteux sont légion à tes portes ?

— Oui, prince des croyants, fit-il humblement.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que nous sommes dans un pays où les espions ennemis ne manquent pas ; aussi ils doivent être impressionnés par l’air imposant et le prestige de l’autorité, répondit-il, sans hésitation, débitant ce qu’il avait déjà préparé comme réponse à une critique attendue. Si tu m’ordonnais de continuer ainsi, je le ferais et si tu me le défendais, je m’en abstiendrais, ajouta-t-il, obséquieusement.

— Si ce que tu dis est vrai, c’est bien de l’habile sagesse ; mais, si c’est un mensonge, alors c’est une courtoise tromperie, fit Omar, un tantinet perplexe. Il ne le laissa pas apparaître, mais il appréciait le brio avec lequel son gouverneur réussit à transformer une faute manifeste en une conduite irréprochable.

— … Aussi, je ne l’ordonne pas et je ne l’interdis pas, finit Omar par laisser tomber, presque à contrecœur.

Amusé, Ibn Aouf se pencha alors sur lui et commenta, en chuchotant :

— Il s’en est brillamment sorti, ce petit, hein !

— C’est bien pour cela que nous lui accordons notre confiance, fit simplement Omar, pressé d’oublier l’incident dont la tournure ne lui avait pas trop plu.

Mouawiya avait conscience que le monde changeait autour d’eux et voulait suivre le mouvement général contrairement à Omar qui le refusait. Irrité de son impuissance à n’en rien pouvoir changer, ce dernier savait aussi que d’aucuns nourrissaient l’espoir de voir son règne ne point trop durer. Une fois disparu, il ne serait pas regretté par les notables de Qoraïch, dont Mouawiya mais aussi tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir une responsabilité ou une mission.

Il leur avait interdit de quitter Médine pour aller s’enrichir et mener la belle vie dans les nouvelles provinces, leur refusant même l’autorisation de sortir guerroyer l’infidèle, prétexte excipé par certains pour prétendre au gouvernement des provinces à conquérir. Invariablement, il leur répondait :

— Votre combat avec le prophète suffit amplement. Aujourd’hui, votre meilleure bataille est le refus de la vie et son luxe.

À l’image de ses mœurs frugales, le deuxième calife de l’islam avait instauré un ordre moral strict que ses méthodes énergiques et sévères lui permettaient d’imposer à tous. Du simple chanteur sur le passage du pèlerin à La Mecque au plus puissant gouverneur en passant par les poètes et la notabilité, tout le monde avait peur de lui.

Mouawiya supportait mal sa situation d’infériorité, mais ses rêves de gloire la relativisaient. Au pouvoir suprême, il n’arrêta pas de songer depuis qu’un jour le prophète lui dit :

— Si tu règnes, agis bien.

Se projetant déjà dans l’avenir souhaité comme le décidera peut-être le destin, le voilà avec son acolyte Amr Ibn Al’Ass. Savourant d’avance une victoire inespérée, il se voyait demander à cette âme damnée qui complétait à merveille sa diabolique dextérité à manier les hommes et son habilité à exploiter au mieux leurs faiblesses :

— Qu’est-ce qui est le plus étonnant à ton avis ?

— Le droit arraché à son titulaire par qui n’y a aucun accès, essayera Amr, clignant de l’œil en rappel à des moments mémorables.

— Bien plus étonnant encore, dira fièrement Mouawiya, c’est l’obtention sans coup férir par celui qui n’a droit à rien de tout ce à quoi il n’avait pas droit.

Analysant son parcours vers cette victoire rêvée à l’avance, il se voyait identifier, rétrospectivement, les quatre clefs imparables pour battre Ali :

— Je taisais mes secrets, mais lui les faisait connaître. J’avais une meilleure armée qui était disciplinée alors que la sienne était perfide et indisciplinée. Je l’ai laissé avec les gens du dromadaire en me disant : si ce sont eux qui gagnent, ils seront plus faciles à battre que lui, et si la victoire lui revient, elle sera bonne à le berner dans sa religion. Enfin, j’étais plus aimé que lui par Qoraïch. Que d’atouts pour moi et de handicaps pour lui !

Il ne pensait pas tirer des plans sur la comète. Dans sa tête, l’histoire politique du nouvel État musulman prenait des couleurs dynastiques. Il se voyait fondateur d’une lignée appelée à demeurer au pouvoir par la force du glaive, à dominer sa région et à marquer le monde pour un temps. C’est ce que lui assurait aussi Amr Ibn Al’Ass, le tenant d’un devin consulté à Oman du temps où il était gouverneur pour le compte du prophète. Afin de se préparer pour s’assurer la place que son talent et son ingéniosité méritaient, Ibn Al’Ass voulait savoir de quoi serait fait l’avenir après le prophète.

— Le chemin de la victoire ? suivre la trace du petit chien (signification arabe du prénom Mouawiya) ! lui apprit l’augure.

Néanmoins, long était encore le chemin vers la gloire. Mouawiya n’était que le simple gouverneur rebelle, campant à Siffine, une oasis près d’Al’Anbar, vers la frontière de sa province sur l’Euphrate au nord-ouest de l’Irak.

Avec des troupes qui présentaient une fière allure sous leur étendard rouge sang, il s’apprêtait à combattre le calife contesté. En face, les Irakiens composaient des lignes bigarrées et agitées. S’il hésita avant d’engager le fer contre le cousin du prophète, ce fut cet atout dont il disposait avec une armée aguerrie et disciplinée qui le décida. Cet argument majeur s’appelait la Brunette à cause du nombre important d’armes et de cottes de mailles s’ordonnant par rangées sous la bannière rouge du gouverneur.

Sous les yeux de Mouawiya s’étalait l’armée ennemie ; c’était un ramassis de tribus réunies sous leurs propres bannières, rassemblées sous l’étendard noir d’Ali. Malgré sa triste apparence, elle ne manquait pas de panache ; les poésies de fierté et les chansons de vaillance y rythmaient les mouvements des hommes et le cliquetis des armes. Surnommée la Branlette, elle était en perpétuel mouvement ; la bannière y était entre les mains d’un Compagnon borgne connu pour sa bravoure. Pour encourager les troupes, il scandait, infatigablement :

 

                        C’est un borgne qui, une vie meilleure, se cherchait,

                        Ayant pratiqué la vie jusqu’à se lasser ;

                        Il devait ébrécher ou se faire ébrécher.

 

Un jour, un jeune sortit des troupes syriennes comme une furie, bataillant et braillant en chantant :

 

                        Des seigneurs des rois, je suis fils de Ghassane

                        Et aujourd’hui l’adepte de la religion d’Othmane.

                        Nos lecteurs nous informèrent de ce qui s’était passé

                        Que, par Ali, Ibn Affane avait été tué.

 

Et le borgne ne manqua pas de l’interpeller, de le sermonner et de lui demander la raison pour laquelle il les bataillait et les insultait.

— Je vous combats parce que votre chef et vous-mêmes ne faites pas la prière et parce qu’il a tué notre calife et que vous l’y avez aidés, répondit le jeune guerrier.

— Mais de quoi tu te mêles ! Ne sois pas trompé par ces égarés. Othmane a été tué par les Compagnons du prophète et leurs enfants ainsi que par les lecteurs et ils sont tous des gens de religion et de savoir et n’ont jamais négligé en quoi que ce soit cette religion. Quant à notre chef, il est le premier à avoir prié et est celui qui connaît le mieux la religion de Dieu. Et tous ceux qui m’entourent sont des lecteurs du livre de Dieu qui ne dorment pas la nuit, la passant à prier.

Ce jour-là, il réussit à convaincre le jeune homme d’abandonner ses amis et de quitter le champ de bataille. Un pareil meneur d’homme, éloquent et persuasif, aurait été le bienvenu dans les troupes du gouverneur de Syrie qui, en vain, tenta de l’attirer à ses côtés. Il n’hésita pas, en effet, d’écrire à nombre de supporters d’Ali pour les amener à rejoindre son camp ou, pour le moins, à leur faire déserter le sien.

Pratiquant la politique de la carotte et du bâton, il leur faisait miroiter tous les avantages qu’ils auraient à le rejoindre, n’hésitant pas, en cas de refus, à pratiquer la menace agrémentée d’insulte. Au fils du chef des Ansars qui avait contesté à Abou Bakr le pouvoir et qui refusait son invite, il écrivit :

— Tu es un juif, fils de juif. Si ton camp préféré gagne, il te fera destituer et remplacer par quelqu’un d’autre ; et si le camp que tu refuses gagne, il te tuera après t’avoir supplicié. Et ce n’est pas étonnant de quelqu’un dont le père avait bandé son arc et visé son objectif sans faire mouche se faisant lâcher par les siens et trouvant la mort en fugitif à Hourane.

Du fils de Saad, il eut une réponse d’une teneur similaire :

— Tu es païen, fils de païen. Tu es entré dans l’islam à contrecœur et tu viens de le quitter sciemment. Ta foi n’a pas été sincère et l’on ne saurait prendre garde à ton hypocrisie. Nous sommes les partisans de la religion que tu as répudiée et les ennemis de la religion que tu as embrassée.

Jouant au défenseur des grands principes, Mouawiya écrivit aussi à Saad Ibn Abi Wakkas l’appelant à le rejoindre pour la cause d’Othmane :

— Salut à toi. Les gens de la consultation de Qoraïch ont bien, plus que toute autre personne, la prétention à aider au triomphe de la cause d’Othmane dont ils avaient reconnu le droit et qu’ils avaient préféré à un autre.

D’ailleurs, Talha et Azzoubeyr y ont bien appelé et ils étaient tes associés dans son choix, tes partenaires dans la consultation et tes équivalents dans l’islam. La Mère des croyants s’y est aussi pressée. Ne déteste donc pas ce qu’ils ont admis et ne repousse pas ce qu’ils ont accepté. Nous voulons tout juste refaire du pouvoir une consultation entre les musulmans. Paix sur toi.

De son attitude de neutralité, Ibn Wakkas ne se laissa point détourner ; mesurée fut sa réponse :

— Omar (que Dieu soit de lui satisfait) ne fit entrer dans le collège de la consultation que ceux auxquels le vicariat était licite. Personne n’était plus digne qu’un autre sans notre réunion sur son nom. Pour ce qui est d’Ali, il avait en lui ce que nous avions en nous, mais nous n’avions pas en nous ce qu’il avait en lui. Si seulement il n’avait pas sollicité le pouvoir, gardant son logis, il aurait été réclamé par les Arabes et ce même des confins du Yémen. Quant à ce qui se passe, nous en avons abhorré le début et la fin. Concernant Talha et Azzoubeyr, ils auraient mieux fait de garder leurs demeures. Et Dieu pardonne à la Mère des croyants ce qui advint d’elle.

Avant que la hache de guerre ne fût officiellement déterrée, il eut aussi une correspondance avec Ali. L’échange de missives se fit après la bataille d’Al jamal. À la manière traditionnelle arabe, magnifiant le don de la parole, l’éloquence, vantant les mérites de la loquacité, on employa force arguments, comme si le sort de la bataille dépendait de l’issue de cette joute oratoire.

— Salut à toi, lui écrivit Ali. Ma désignation à Médine t’engage en Syrie, car j’ai été choisi par les gens qui avaient déjà agréé Abou Bakr, Omar et Othmane. Lors de pareille désignation, le témoin n’a pas à choisir et l’absent n’a pas à refuser. Aux Émigrants et Renforts seuls revient la consultation ; quand ils s’entendent sur un homme et le désignent pour les diriger, leur choix est celui de Dieu. S’il advient que quelqu’un conteste leur choix, ils l’y ramènent et s’il refuse, ils le tuent pour avoir suivi une autre voie que celle des croyants. C’est le jugement de Dieu, son châtiment, pour une inconduite qui mène à l’enfer.

« Concernant Talha et Azzoubeyr, ils m’avaient bien choisi avant de se rétracter. Cette violation de leur parole était comme une apostasie ; aussi, je les ai combattus non sans les avoir assurés du pardon s’ils revenaient sur leur faute. Et Dieu fit éclater la vérité et sa volonté se fit à leur détriment. Je te demande donc de te joindre aux musulmans espérant pour toi le choix de la raison et de la sécurité. Pour ce qui est des assassins d’Othmane, tu as bien exagéré. Si tu changes d’avis et reviens sur ton opposition en rentrant dans ce qui réunit les musulmans, et puis tu me demandes le jugement de ces coupables, j’appliquerai le livre de Dieu entre toi et eux. Mais ce que tu veux réellement, c’est bien autre chose, agissant comme on ferait avec l’enfant pour le détourner du lait.

« Par ma vie, si seulement tu utilisais ta raison et non pas ta passion, tu m’aurais trouvé le plus innocent de Qoraïch du sang d’Othmane !

« Enfin, n’oublie pas que tu es de ceux à qui l’on fit la faveur de la liberté alors qu’ils pouvaient être asservis légalement et pour lesquels le vicariat du prophète n’est point permis tout comme il ne leur est pas permis d’être membre d’un comité de consultation.

« Je t’envoie avec la présente mon nouveau gouverneur, un homme croyant de grande conviction parmi les Émigrants, et je te demande de le reconnaître. La seule force qui compte est celle que donne Dieu ! »

La réponse du gouverneur de Syrie se voulut cinglante :

— Par ma vie, si ceux que tu as cités t’avaient choisi alors que tu étais innocent du sang d’Othmane, tu aurais gouverné comme Abou Bakr, Omar et Othmane ; mais tu as incité les Émigrants à faire couler le sang d’Othmane causant la défection des Renforts ; ainsi, l’ignorant t’a obéi et le faible s’est cru fort avec toi.

« Or, les Syriens insistent pour te combattre jusqu’à ce que tu leur livres les assassins d’Othmane. Si tu le fais, il sera alors décidé du sort du califat par la voie de la consultation entre les musulmans.

« Certes, les gens du Hijaz étaient les guides et le droit leur revenait ; mais comme ils ne l’avaient plus suivi, les guides sont désormais les gens de Syrie. Et, par ma vie, ton raisonnement concernant les gens de Syrie ne saurait s’appliquer aux gens de Basra, car ceux-ci t’avaient obéi alors que les Syriens ne l’avaient pas fait. Le raisonnement concernant Talha et Azzoubeyr, qui t’avaient accepté contrairement à moi, ne s’applique pas à moi non plus. Quant à ton mérite dans l’islam et ta parenté avec le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – je ne les nie pas ».

Peu révérencieuse, cette réponse irrita Ali qui y répondit malgré tout, tenant même à réfuter point par point l’argumentation de son contradicteur dans cette manie qui le caractérisait d’être didactique et précis en toute chose essentielle de la vie :

— Nous avons bien reçu ta lettre, celle d’un homme qui n’a pas de discernement pour le guider ni de chef pour le diriger. Appelé par sa passion, il a obtempéré et s’est laissé entraîner par elle.

« Tu as prétendu ne pas accepter mon pouvoir à cause de ma trahison pour Othmane. Or, par ma vie, je n’étais qu’un homme partageant leur condition aux Émigrants, que Dieu prémunit de l’égarement et de l’aveuglement. Par ailleurs, je n’ai ni ordonné, pour que m’incombe le péché de l’ordre, ni tué pour avoir peur du châtiment du meurtrier.

« Quant à ta prétention faisant des Syriens les guides pour les gens du Hijaz, je te mets au défi de présenter un seul homme de Syrie qui soit éligible à un conseil de consultation, pour lequel le vicariat serait licite. Et si d’aventure tu en nommais un, Émigrants et Renforts te désavoueraient ; par contre, de Qoraïch, qui est bien du Hijaz, nous t’en amènerons l’homme adéquat.

« Pour ce qui est de ta demande de te faire livrer les meurtriers d’Othmane, de quel droit t’immisces-tu dans cette affaire ? La famille d’Othmane est près de moi et elle a plus que toi le droit de réclamer cela. Si tu prétends être plus apte à le faire, accepte d’abord mon pouvoir qui s’impose à toi et, après, cite les intéressés devant moi pour que je les juge.

« Concernant la différenciation que tu fais entre les gens de Syrie et de Basra, entre Talha et Azzoubeyr d’un côté et toi de l’autre, elle ne saurait tenir car il s’agit de la même chose, concernant un choix général et public qui ne supportait ni d’être différé ni d’être repris.

« Enfin, s’agissant de ma parenté avec le prophète et mon antériorité dans l’islam, si tu admets ne pas les nier, c’est bien parce que tu n’en pouvais mais. »

À cette missive, Mouawiya ne manqua pas de répondre ; mais c’était afin d’abandonner le terrain de l’argumentation pour déclarer ouvertement la guerre au calife contesté :

— Tu as tué ton appui et invoqué le secours de celui qui te voulait du mal. Je le jure par Dieu, je te prépare une flamme que le vent attise, que l’eau n’éteint point et qui réduit en cendres tout ce qu’elle touche ».

Malgré le caractère injurieux de la lettre, Ali ne résista pas à la tentation de la réponse quitte à perdre tout sang-froid :

— Par Dieu, tu es bien le seul à avoir tué ton cousin et j’espère te le faire rejoindre pour les mêmes fautes, mais pour un péché encore plus grave que le sien. L’épée avec laquelle j’ai frappé ta famille est toujours avec moi. Par Dieu, je n’ai ni innové dans la religion ni renié mon prophète pour un autre ; je suis sur la ligne de conduite que vous avez choisi de délaisser et sur laquelle on vous a mis contre votre gré.

À la veille de son déplacement pour Siffine, Mouawiya écrivit à son adversaire son message ultime, comme pour planter en parole le décor de la scène avant de la jouer en armes, cherchant à forcer le destin en gagnant à l’avance la bataille des mots :

— « Dieu a choisi Mohamed et en a fait le dépositaire de sa Révélation et son envoyé à ses créatures. Il lui a choisi parmi les musulmans des agents avec lesquels il l’a soutenu et dont le rang auprès de lui était à la mesure de leur mérite dans l’islam. Ainsi, le plus distingué en islam et le plus dévoué à Dieu et à son prophète fut le calife, puis le calife du calife et le troisième calife. Or, tu les as tous jalousés et persécutés ; c’était évident dans tes regards de travers, tes profonds soupirs et ton retard à confirmer le choix des califes auquel tu as toujours été amené comme on amène un chameau avec l’anneau au nez afin que tu le fasses contre ton gré. Et parmi ces trois-là, c’est de ton cousin que tu as été le plus envieux alors qu’il ne le méritait pas de toi au nom de votre parenté et votre alliance par les femmes. Méconnaissant tout cela, enlaidissant ses qualités, tu as excité contre lui les gens jusqu’à ce qu’on l’ait humilié et menacé par les armes au sein même du sanctuaire du prophète. Il fut tué dans ton quartier sans que tu fasses une parole ou un acte de charité alors que tu entendais bien en son logis le fracas et les hurlements effrayants.

« Je le jure par Dieu, si tu avais juste écarté de lui les gens, n’adoptant aucune autre attitude, j’aurais dit que personne n’était ton égal et cela aurait éliminé ce que les gens savaient de toi en matière d’évitement d’Othmane et d’iniquité à son égard ».

« Aux défenseurs d’Othmane, tu es suspect aussi du recel de ses assassins qui forment ton entourage étant tes appuis et tes séides. Il m’a été rapporté que tu te laves les mains du sang d’Othmane ; or, si tu es vraiment sincère, livre-nous les meurtriers que nous tuerons pour le venger ; nous serons alors les plus rapides à venir à toi. Sinon, à toi et à tes compagnons, nous réservons le sabre. Et par celui qui, en sa main, a l’âme de Mouawiya, je jure que je ne cesserai de réclamer par monts et par vaux, sur terre et en mer, les meurtriers d’Othmane jusqu’à ce que je les tue ou, pour cela, mon âme rejoigne Dieu ! »

Cette déclaration de guerre réitérée ne dispensait pas Ali de répondre ; il se sentait le devoir de le faire ; sa réponse était destinée aussi à ses propres hommes dont l’esprit de contradiction était déjà très vif, notamment chez les turbulents lecteurs et les plus zélés des religieux, nombreux parmi eux, prenant même d’inquiétantes proportions avec la montée incessante des tensions :

— Le frère messager m’a apporté ta lettre où tu évoques Mohamed (que Dieu le bénisse et le salue) et ce dont le gratifia Dieu en matière de droit chemin et de révélation. Que grâce soit rendue à Dieu ! Il a réalisé sa parole, parachevé sa victoire et raffermi son pouvoir sur les plus larges terres. Il a aidé à vaincre les ennemis du prophète parmi les siens qui l’avaient démenti, lui ayant manifesté de l’adversité, aidant à le faire sortir ainsi que ses compagnons de chez lui, excitant contre lui les Arabes et formant les factions pour le combattre jusqu’au triomphe de la vérité et la réalisation de la volonté divine contre leur gré.

« Tu as rappelé que Dieu avait choisi des agents pour soutenir le prophète parmi les musulmans ; auprès de Lui, leur rang était à la mesure de leur mérite dans l’islam, le plus distingué en islam et le plus dévoué à Dieu et à son prophète étant le calife, puis le calife du calife après lui. Par ma vie, la place en islam de ces derniers était importante et leur perte fut une dure plaie pour l’islam. Que Dieu leur soit miséricordieux et les absolve.

« Tu as rappelé qu’Othmane était le suivant dans le mérite ; or, s’il a été vertueux, il retrouvera un Dieu reconnaissant qui lui multiplierait les bienfaits et le comblera de la plus grande récompense ; s’il a été malfaisant, il retrouvera quand même un Dieu qui pardonne toujours, dont la miséricorde englobe tout péché n’ayant pas d’égal en gravité. Et par ma vie, si Dieu donne à chacun à la mesure de son mérite dans l’islam, à son dévouement à Dieu, au prophète, j’espère que notre part sera la plus pourvue, à nous, la famille du prophète…

« Tu as parlé de mon retard à la confirmation du choix des califes et l’envie et l’injustice que j’aurais manifestées pour eux. Quant à l’injustice, à Dieu ne plaise qu’il en fut ! Pour ce qui est de la rancune à leur égard, par Dieu ! je ne demanderai point d’excuse pour cela aux gens. Et tu as parlé de mon injustice à l’égard d’Othmane dont je n’aurais pas honoré la parenté. Or, Othmane a fait ce que tu as su et les gens lui ont fait ce qu’on t’a rapporté, et tu savais bien que j’étais à l’écart de ce qui lui arrivait, sauf à vouloir coûte que coûte m’incriminer ; dans ce cas, accuse faussement autant que tu voudras.

« Quant à ton évocation des meurtriers d’Othmane et ta demande de te les livrer, j’ai bien examiné la question considérant ses divers aspects et je ne peux les remettre ni à toi ni à quelqu’un d’autre. Et si tu ne t’abstiens pas de persévérer dans ton égarement, tu les verras venir te chercher, t’évitant ainsi d’avoir à les réclamer par monts et par vaux, sur terre et en mer. Je te rappelle qu’à la mort du prophète de Dieu (que Dieu le bénisse et le salue) ton père Abou Soufiane était venu me voir pour me dire : «Tends la main ; je te choisis, car tu es le plus digne du pouvoir». Et c’était bien moi qui ai refusé de peur de la division des musulmans, les gens venant tout juste de sortir de l’incroyance. Ainsi, ton père connaissait mieux que toi mon droit. Aussi, si tu connaissais ce droit que ton père n’ignorait pas, tu serais dans la raison ; sinon, on aura recours à Dieu contre toi. »

 

À suivre...

 

Publication juste sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, 

après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à 

ce sujet : Kapitalis, crédibilité perdue.

 


Chapitre 3

 

Du lion et du renard

2/2

 

À Siffine, vers où avait convergé l’armée du gouverneur de Syrie, il y eut, dès l’arrivée d’Ali d’AlKoufa, des escarmouches en prélude au combat, une lutte pour la maîtrise du chemin menant à l’Euphrate, seule eau du coin. Cette voie était sous le contrôle des troupes syriennes arrivées les premières sur le site et Mouawiya refusa la demande d’Ali de laisser à ses troupes l’accès à l’eau. L’armée irakienne finit par l’obtenir de force ; mais nullement rancunier, Ali permit à ses adversaires d’accéder à la précieuse eau.

Deux jours passèrent ensuite d’un face à face muet avant qu’Ali ne tentât une délégation auprès de son rival. Contre l’avis d’un certain nombre de ses hommes souhaitant une contrepartie à sa demande afin de lui assurer quelque chance de succès, il se contenta de réclamer l’allégeance. Aussi, l’échec de l’initiative ne surprit personne et les deux armées restèrent encore à s’observer quelques jours, n’engageant que des duels entre les meilleurs de leurs chevaliers à raison d’un par jour ou même deux. Cela dura tout le mois de Dhoul-hijja, le dernier du calendrier hégirien. Chaque matin, dans l’avant-garde de son armée, Ali venait défier l’ennemi, chantant :

 

                        Je les frappe, mais je ne vois Mouawiya,

                        Aux yeux globuleux, au bassin gras.

 

Ce jour-là, comme d’habitude, il vint défier ses adversaires au combat ; cette fois-ci, pour la première fois, il s’adressa à leur chef :

— Mouawiya, pourquoi faire se tuer les gens ? Je te provoque en duel et le pouvoir sera au vainqueur !

L’interpellé écouta sans broncher la proposition ; son compagnon Amr Ibn Al’Ass, à ses côtés, se tourna vers lui et commenta, narquois :

— L’homme t’a fait justice, hein !

On connaissait la vaillance d’Ali ; on savait ne posséder aucune chance contre lui ; aussi, la réflexion d’Amr irrita-t-elle Mouawiya ; il ne répondit pas moins avec placidité :

— Il ne m’a pas rendu justice. Tu sais bien que personne ne lui résiste au duel.

Puis, se penchant sur lui, serrant sa poigne sur sa main droite, il lui chuchota à l’oreille ce qui ressemblait à un commandement :

— Ainsi, tu lorgnes ma place après moi ! Tu as voulu ma mort, Amr. Par Dieu, je ne te pardonnerai que si tu sors le combattre, toi.

Ne pouvant se défiler à cette injonction indirecte, Amr prit la précaution de se cacher le visage, comme ne l’interdisait pas la coutume guerrière, mais que réprouvait le code de la chevalerie. Son duelliste n’aurait pas l’ardeur démultipliée, c’est ce qui comptait le plus à ses yeux.

Cela ne lui évita pas de se faire trop vite désarçonner par les ruades d’Ali qui, dès lors, s’avança vers lui, l’épée menaçante. En alerte se mit aussitôt l’ingénieux cerveau d’Amr pour lui trouver un salut manifestement désespéré. Il était par terre, sans arme, et la mort venait à lui au bras d’Ali. Seul un acte spectaculaire pouvait retenir la main du très moral et très pudique Ali, lui sauver la vie.

Une fulgurance lui rappela, du temps de l’épopée du prophète, un acte d’Ali qui surprit son monde ; ayant eu à sa merci un adversaire combattu en duel, il lui tourna le dos et ne l’acheva point quand il se retrouva nez à nez avec son sexe dénudé. À son cousin étonné, il répondit qu’il eut honte. Et Amr pensa qu’il n’y avait que l’obscénité pour triompher de la pudeur.

Aussi, sans nulle honte, à presque deux cent mille yeux observant la scène, excitant même sa témérité, il n’hésita pas à s’offrir en spectacle. Le haut du dos au sol collé, y fixant bien les pieds, il releva son bas-ventre ; puis, d’un geste leste, il releva sa tunique, se dénudant, offrant à son attaquant ses parties génitales. Faute d’être salvateur, ce geste serait celui de l’ultime mépris ; et il se révéla la plus sûre parade, le meilleur des boucliers.

Pour Ali, l’histoire se répétait ; élevé dans une tradition communautaire de la pudeur excessive, il trouvait honteuses les choses du sexe et la simple vue des plus banales parties du corps humain habituellement couvertes demeurait choquante ; celle du sexe était même sacrilège et sa provocante exhibition ne pouvait que relever de l’œuvre démoniaque.

À la surprise générale, il fit se détourner son cheval, s’en allant, fuyant cet homme immoral osant exposer sa nudité. Ainsi le sexe eut-il encore raison des armes ! Et ces parties génitales exhibées allaient même changer le sort d’une bataille, le destin d’une communauté.

La scène ne manqua pas de faire couler de la salive dans les deux camps et, rapidement, l’identité de l’exhibitionniste fut connue. On évoqua l’épisode chez Ali qui se garda d’en regretter l’issue, se contentant de commenter :

— Quand rougit la guerre, que la bataille fait rage et que les épées cueillent les têtes, cet homme – que Dieu le fasse étouffer et qu’il l’affligeât – n’a pour souci que d’enlever sa culotte et d’offrir ses parties aux regards.

Et Mouawiya, chaque fois qu’il avait la scène en mémoire, à pleines dents en riait. Une fois, on le vit se mettre à pouffer sans raison ; à la question de son âme damnée sur le pourquoi de ce rire, il répondit en continuant à s’esclaffer :

— Je ris de ta présence d’esprit lors de ton duel avec Ali dont tu t’es préservé avec tes parties génitales. Par Dieu, tu as eu affaire à un généreux bienfaiteur ; il aurait pu t’embrocher avec sa lance par le pli de l’aine.

Vexé, Amr se vengea en pointant la couardise de son compère :

— Il fallait te voir quand il te provoqua en duel. J’étais à ta droite et je voyais tes yeux qui louchaient et tes poumons qui enflaient. Tu apparus dans un état tel que je n’oserais décrire.

Mouawiya se savait redevable du précieux appui d’Amr Ibn Al’Ass; il se devait de s’assurer la fidélité de ce malin hors pair. Pourtant, quand il était venu le voir en Syrie au lendemain de l’assassinat d’Othmane pour lui proposer ses services, il le snoba.

Quand il le vit désobéir à l’un de ses deux fils lui déconseillant de combattre Ali, suggérant la neutralité pour écouter plutôt l’avis du second qui estimait qu’une aussi forte personnalité ne devait pas rester en marge des événements importants secouant sa communauté, il lui dit alors :

— Amr, tu veux alors vraiment me suivre tout le temps ?

— Vers où ? fit mine de demander Ibn Al’Ass avant d’ajouter : vers l’au-delà ? Par Dieu, il n’est nulle vie future avec toi. Serait-ce alors pour ici-bas ? Par Dieu, je ne te suivrai que si je suis ton associé dans cette vie terrestre.

— Alors, tu es mon associé ici-bas, dit posément Ibn Abi Soufiane.

— Mets donc l’Égypte et ses contrées à mon nom, prescrivit Amr, sûr du poids de sa science au service des visées de son ami.

Peu de jours auparavant, il lui avait fait parvenir une missive rimée :

 

                        Mouawiya, je ne te donne pas ma foi tant que je n’ai

                        De toi, contre elle, ce monde ; vois donc comment procéder ;

                        L’au-delà et ici-bas ne sont pas équivalents ; mais

                        Je prends ce que tu donnerais les yeux fermés.

                        Si tu me donnais l’Égypte, me faisant gagner un marché,

                        Un chef sachant nuire et être utile tu te serais assuré.

 

Lui abandonnant en butin ce qu’il avait demandé, Moyawiya prit la précaution d’ajouter, en bas de l’écrit, la mention suivante : « Avec l’engagement d’Amr à l’obéissance et au service ».

Cette précision déplut à l’intéressé, lui paraissant comme une restriction et il tint à y accoler un complément manuscrit. Mouawiya discuta un moment de l’intérêt de cet ajout dans la mesure où le document était appelé à demeurer secret ; mais l’insistance de son acolyte l’y contraignit. Aussi, ajouta-t-il : « L’obéissance et le service ne retranchant rien à ce qui est stipulé ».

S’étant assuré la riche province d’Égypte sur laquelle il a toujours eu des visées et ce depuis le jour où, à la tête des armées musulmanes, il était censé y venir pour répandre des principes religieux bien loin d’intérêts bassement matériels, Amr mit son ingéniosité au service des ambitions de l’Omeyyade.

Il lui conseillait ses initiatives d’approche des gens, sa politique de communication, usant de tous les ressorts, psychologiques, matériels et moraux. Dans ce cadre, il reçut avec lui un dignitaire qu’il lui avait conseillé d’appâter pour profiter de ses entrées et de son ascendant sur le commun du peuple. L’homme qui avait fréquenté le prophète se fit asseoir entre eux deux et écouta en silence Mouawiya lui tresser des couronnes avant d’évoquer le souvenir d’Othmane et solliciter son ralliement à sa cause. Parlant posément, il lui répondit ensuite :

— J’ai bien entendu ce que tu as dit. Mais, savez-vous pourquoi j’ai pris place entre vous deux ?

— Oui, fit aussitôt Mouawiya ; à cause de ta dignité, ton antécédence et ton rang.

— Non, je le jure par Dieu, dit-il, en levant l’index au ciel. Je ne me suis pas assis entre vous pour cette raison. Au demeurant, je ne me serais jamais assis avec vous ; mais c’est parce que je me suis rappelé ce que le prophète avec qui je cheminais lors de l’expédition de Tabouk nous confia quand il vous vit marcher tous les deux en vous parlant. Il se tourna vers nous et dit : « Si vous les voyez réunis, séparez-les, car ils ne se réunissent jamais pour le bien !». Aussi, je vous sépare. Pour ce que vous me demandez, je note que vous avez un ennemi bien coriace ; par conséquent, je reste à l’affût en me tenant à l’écart. Si vous vous réunissez sur quelque chose, alors je vous rejoindrai.

À Siffine, le mois de Dhoul-hijja, celui du pèlerinage, de l’an 36 hégirien était passé et on était entré dans la nouvelle année ; de part et d’autre, les combattants n’excluaient pas de voir leurs dirigeants arriver à conclure la paix. L’entrée du mois de Moharram – où traditionnellement tout acte de guerre était banni – nourrissait encore plus cette pensée.

De fait, les deux parties s’engagèrent à respecter la trêve de tradition et les messagers circulèrent entre les deux camps, mais leurs échanges relevèrent plutôt du dialogue de sourds. Les envoyés d’Ali personnalisaient la problématique, usant davantage d’arguments moraux, en insistant sur les qualités tant humaines que religieuses de leur chef, sa parenté avec le prophète, son haut rang dans l’islam et la responsabilité de ses adversaires de diviser irrémédiablement la communauté et de verser le sang musulman. Ceux de Mouawiya avaient la partie belle ; ils se permettaient de situer le débat au niveau légal en ramenant toute issue de secours à la résolution d’un acte illicite, celui du meurtre du premier homme politique de l’État.

Aux interrogations des premiers, volontiers teintées de réprobation, sur la responsabilité d’oser tuer des figures des plus illustres parmi les Compagnons du prophète, les seconds répondaient cyniquement qu’ils n’hésiteraient pas à tuer leurs frères de sang pour venger une mort injuste. L’interrogation sur la mort d’Othmane et son éventuelle légitimité ne manqua évidemment pas d’être posée à Ali qui ne chercha pas à l’éluder sans cependant adopter une attitude sans ambiguïté. À la question s’il témoignerait que Othmane fut tué injustement, il répondit simplement qu’il ne dirait pas qu’il eût trouvé injustement la mort ni qu’il l’eût méritée.

Quand vint le premier jour de Safar, deuxième mois du calendrier de l’hégire, on vit s’avancer du côté syrien cinq lignes de combattants qui s’étaient attachés les uns aux autres par leurs turbans et avaient juré de vaincre ou mourir. Les Irakiens, emmenés par AlAchtar, allèrent à leur rencontre et on se battit rageusement presque toute une journée durant laquelle on n’entendit que le hennissement des chevaux, le cliquetis des armes et le brouhaha des troupes.

Aussi rudes que furent les engagements, ils n’étaient pas moins entrecoupés par des moments de répit au moment des cinq prières, chacune des parties veillant particulièrement à acquitter à l’heure son principal devoir religieux. De part et d’autre, l’ostentation dans le respect de cette prescription majeure était à l’égal du recours à la poésie, forme arabe éminente de communication, notamment en son mètre prosodique le plus populaire, le rajaz.

Et la haine des armes n’interdisait pas la malice des esprits et le flirt des intelligences. Il y avait chez Mouawiya des hommes d’Ali faits prisonniers qu’Amr conseilla de mettre à mort. L’un d’eux excipa de sa parenté pour demander la vie sauve.

— Tu es mon oncle, dit-il à Mouawiya incrédule.

Obtenant la vie sauve pour lui expliquer ce lien de parenté, il lui fit un raisonnement dont Mouawiya ne put qu’apprécier l’intelligence :

— Ta sœur n’est-elle pas une femme du prophète ? demanda l’homme ; or, je suis son fils ; et comme tu es son frère, donc, tu ne peux qu’être mon oncle !

Mouawiya n’écouta pas toujours Amr. Il ne voulait pas être en reste par rapport à son adversaire qui ne manquait aucune occasion pour faire montre de sa hauteur d’âme et de la noblesse de ses sentiments. Quand il vit un jour des hommes faits prisonniers par Ali revenir libres dans son camp, il fut heureux de pouvoir rendre la pareille à son adversaire avec des prisonniers qu’il s’était retenu d’envoyer ad patres.

C’était la nuit du mardi à mercredi, quelques jours après la fin du mois sacré, alors que les escarmouches et les duels duraient depuis une semaine. Le crépuscule venu, on avait entendu l’aboiement d’un crieur du côté des troupes irakiennes. Il s’était adressé aux ennemis :

— Oyez ! oyez ! le prince des croyants dit vous avoir accordé un délai pour revenir à la vérité et vous repentir. Il vous a rappelé le livre de Dieu, Puissant et Grand, et vous y a renvoyé ; mais vous n’avez eu de cesse de persévérer dans votre perfidie, refusant la vérité. Aussi, et sans façon, rejette-t-il tout pacte avec vous : « Dieu n’aime pas les félons ».

Entendant cette annonce, notamment sa fin s’inspirant de la sourate « Le Butin » et se terminant par un extrait de son verset 58, on comprit que c’était la guerre. Et ce fut un branle-bas de combat aussi bien dans le camp des Syriens que celui d’Ali.

Ce dernier venait de décider de lancer dans la bataille, le lendemain, toute l’armée de plus en plus impatiente d’en découdre. Il conseilla à ses hommes de passer la nuit à prier, à réciter du Coran et à implorer Dieu de leur accorder la victoire et la patience. Au creux de la nuit, on entendait un chant populaire ; un guerrier taquinait la muse :

 

                        Dans une situation étonnante, la nation s’est retrouvée ;

                        Et demain à qui vaincra, la souveraineté est assurée.

                        Sans mensonge, je tiens le propos de la vérité,

                        Demain, des étendards arabes, il s’en sera terminé.

 

Le jour de la bataille était enfin arrivé ; Ali s’adressa à ses troupes :

— La mort est un demandeur à qui n’échappe pas le fuyard et qui n’oublie nul résident ; il n’est pas d’échappatoire à la mort. Par celui qui a en sa main la vie d’Ibn Abi Taleb, je le jure : un coup de sabre est bien plus léger que la mort au lit. Parez les sabres avec vos visages et les lances avec vos poitrines. Et je vous donne rendez-vous autour de la bannière rouge.

Sur le peu de jours que dura la vraie bataille, les combats furent équilibrés au début. Chaque matin, Ali répétait ses consignes à ses troupes pour une guerre propre et morale, leur faisant crier ses interdictions. Voulant moraliser sa guerre à la manière de sa vie, il leur demandait de ne pas achever le blessé, ne pas poursuivre le fuyard, ne pas dépouiller le mort et ne pas s’en prendre à qui ne combattait pas.

Dans cette bataille fratricide, comme celle du dromadaire, nombre de guerriers avaient choisi la neutralité ne sachant à qui donner raison, à qui donner tort. Mais la mort de figures importantes de l’islam et surtout de Compagnons pour la cause d’Ali fit se rallier à lui d’appréciables groupes de neutres suivant l’exemple de ces personnalités. Parmi celles-ci, il était un vieillard très brun, de haute stature, s’appelant Ammar Ibn Yassir. Malgré ses quatre-vingt-dix ans, Mouawiya le redoutait et le fit souvent attaquer par une escouade. Nullement gêné par une main que la vieillesse faisait trembler, il bataillait vaillamment en criant :

— Par trois fois, avec cette lance, j’ai combattu auprès du prophète ; et c’est la quatrième. Par Dieu, quoi qu’ils fassent, je sais que nous sommes dans la vérité et eux dans le mensonge. Patience, ô sujets de Dieu ! le paradis est ombré de sabres.

La bataille faisait rage et Ibn Yassir savait que son heure était arrivée. Il se fit servir du lait coupé d’eau dans un grand verre à anse rouge qu’il but en disant :

— Le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – m’avait prédit que le lait serait la dernière chose que je boirai sur terre.

À ce moment de répit de l’aube précédant la reprise des hostilités, Ammar se laissait emporter par les souvenirs, remontant le temps, se rappelant les glorieuses heures de l’islam. Le voici avec d’autres Compagnons, lors de la construction de la mosquée du prophète à Médine, transportant les briques cuites au soleil, chantant :

 

                        Si travaillait le prophète et l’on s’asseyait,

                        Comme des égarés, alors, on se comporterait.

 

Voici Othmane, raffiné et délicat, qui tenait à rester toujours propre, ne manquant jamais de s’essuyer les mains, d’épousseter ses habits chaque fois qu’il finissait de transporter ses briques. Et voilà Ali qui, taquin et rigolard comme à son habitude, le raillait en vers :

 

                        Bâtisseur des mosquées et travailleur zélé,

                        Toujours incliné, toujours prosterné,

                        Tantôt debout, tantôt assis :

                        Celui-là ne peut valoir celui qu’on vit,

                        Constamment, la poussière éviter.

 

Ammar venait de reprendre la rengaine d’Ali sans savoir de qui il s’agissait quand il vit venir vers lui, Othmane menaçant, une queue de palmier à la main, apparemment vexé :

— Si tu n’arrêtes pas, je te frappe au visage !

Le prophète n’était pas loin ; assis à l’ombre d’un mur, il entendait tout ; à haute voix, mettant un doigt entre les deux yeux, il dit :

— Ammar est la peau qui est entre mon oeil et mon nez.

Othmane délaissa alors Ammar que les gens aussitôt entourèrent en le pressant de parler au prophète :

— Il s’est fâché pour toi ; on a peur qu’il n’y ait du Coran nous concernant.

Il s’engagea à le calmer et alla auprès de lui :

— Prophète de Dieu, qu’ai-je fait à tes compagnons ? lui demanda-til en affectant un air courroucé.

— Et qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? interrogea le prophète.

— Ils veulent me tuer. Ils transportent chacun une brique et m’en font porter deux, répondit-il en souriant.

Mohamed se leva alors et le prit par la main, faisant quelques pas ensemble dans la mosquée en construction ; puis, lui enlevant de la poussière sur le visage, il dit :

— Mes compagnons ne te feront pas de mal ; mais tu seras tué par la faction rebelle.

Ce matin-là, à Siffine, Ammar se rua au combat en chantant :

 

                        Aujourd’hui, je retrouve les chéris,

                        Mohamed et son parti.

 

De tous côtés, les hommes de Mouawiya réussirent à l’entourer ; il se défendit vaillamment, mais finit par plier sous le nombre, tombant sous les coups de deux cavaliers qui le décapitèrent. Quand les deux hommes apportèrent la tête à Mouawiya, se disputant chacun sa mort, quelqu’un leur dit :

— Que celui qui la délaisse le fasse sans regret, car j’ai entendu le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – lui dire qu’il sera tué par la faction rebelle.

Ces paroles jetèrent un froid sur les deux hommes ; Mouawiya rectifia alors, osant une interprétation hardie :

— C’est l’autre camp qui l’a tué ; ce sont eux qui l’ont amené avec eux à la mort !

On rapporta ces propos à Ali qui s’en gaussa, citant la mort d’Hamza, l’oncle du prophète, à Ouhod par les mains des païens de Qoraïch :

— Et Hamza fut aussi tué par nous puisque nous l’avions amené à la bataille !

La bataille fit rage toute la journée du mercredi et, le soir venu, on se quitta sans qu’aucune partie n’ait réussi à avoir l’avantage. On s’était pourtant déchiqueté aux lances jusqu’à plus de manches ni de fer ; on s’était servi des arcs jusqu’à l’épuisement des flèches et on s’était battu aux sabres, corps à corps, pied à pied.

Le lendemain, les combats reprirent de plus belle. On vit les Syriens réussir à défoncer l’aile droite des troupes d’Ali qui vira vers l’aile gauche, entouré de ses enfants AlHassan, AlHoussayn et Mohamed qui le protégeaient. Il passait d’une aile à l’autre, poussant inlassablement ses bataillons vers l’avant.

Soudain, un homme s’approcha de lui pour l’attaquer ; on y reconnut l’un des esclaves d’Othmane ; Kissane, l’affranchi d’Ali alla à sa rencontre, mais trouva la mort. Arrivant à la rescousse, Ali se saisit d’un pan de la cotte de mailles de l’homme et le relevant au-dessus de sa tête le fit s’écraser sur le sol.

En face, on voyait Amr Ibn Al’Ass, la main posée sur l’épaule de son esclave, marcher dans ses pas. Il lui avait ordonné de marcher devant lui, le menaçant de lui faire tomber la tête si jamais il reculait ou essayait de fuir. Et le serviteur avançait en se retournant de temps en temps vers son maître, répétant :

— Je t’amènerai au bord de la mort.

Les rangs des hommes qui, à la manière des Perses s’enchaînant pour ne pas fuir la mort, s’étaient attachés les uns aux autres avec leurs turbans, étaient solides dans les troupes syriennes ; ils entouraient avec d’autres cavaliers la grande tente de leur chef recouverte de vêtements et de peaux de toutes les couleurs, la protégeant des assauts.

Encadré de ses gens de la tribu Rabi’a, Ali était en sécurité, mais son armée était dévastée et ses hommes issus des autres tribus étaient mis en déroute. Il appela à lui AlAchtar et lui demanda d’arrêter la débandade de ses hommes en leur criant : « Où fuyez-vous la mort qui n’est jamais réduite à l’impuissance vers la vie qui ne durera point à personne ? »

Répétant les paroles de son chef, AlAchtar ne sut convaincre qu’une minorité à revenir au combat. Il usa alors dans un répertoire qu’il connaissait ne jamais faillir. Appelant chaque tribu par son nom, il blâma la couardise, vanta la bravoure et les mœurs guerrières. Et il réussit, redressant l’aile droite et finissant, moyennant une contre-attaque rageuse à la tête d’une escouade de lecteurs, par s’enfoncer dans les rangs des Syriens et de venir menacer tout près leur chef et sa garde rapprochée entre l’heure de prière de l’après-midi et celle du coucher du soleil.

On combattit toute la nuit jusqu’au matin du vendredi ; c’était la nuit dite du « Harir » (Gémissement). Dans l’obscurité déchirée par les flammes folles des flambeaux, éclairée des éclats vagabonds du contact des armes en colère, on n’entendait que du gémissement, la voix des hommes se mêlant avec celle des arcs. Ce fut la plus importante journée de la bataille ; les morts se comptèrent par cinquantaine de mille du côté des Syriens de Mouawiya et moins de la moitié du côté des Irakiens d’Ali.

Dans la matinée du vendredi, troisième jour de la bataille, on vit Ali au cœur de ses troupes, Ibn AlAbbès sur l’aile gauche et AlAchtar sur la droite. Ses troupes fonçaient sur l’ennemi ; elles semblaient avoir la partie gagnée. La victoire paraissait à la portée de main de l’aile droite de l’armée d’Ali emmenée par AlAchtar. Décimant les quatre premiers rangs parmi les guerriers attachés par leurs turbans, ses lecteurs n’avaient plus en face d’eux qu’un rang de cavaliers pour accéder à Mouawiya.

Autour de sa tente de peaux, Mouawiya voyait les Irakiens défoncer ses lignes les unes après les autres ; ils étaient désormais tout près de la tente de commandement. Et il cria qu’on lui apportât son cheval ; assurément, c’était la défaite ! l’ennemi était sur le point de se ruer sur lui. La tête pleine de poésie antéislamique célébrant la vaillance, il hésitait cependant entre la fuite et la résistance désespérée.

Debout à côté de lui, Amr voyait surtout les bleus parages du Nil et les contrées verdoyantes d’Égypte lui échapper. Mais, il n’était pas homme à lâcher tout espoir, surtout dans le plus noir désespoir. Et d’un geste ferme, il retint Mouawiya qui avait déjà enfourché sa monture.

Ce moment, il y avait songé sans trop vouloir y croire ; aussi, les précédents jours, conseilla-t-il à Mouawiya d’ordonner à ses hommes de veiller à ne sortir à la bataille qu’avec leur Coran sur eux. Bien évidemment, il s’abstint d’expliquer sa motivation ; il lui suffisait qu’on pensât que c’était par pure dévotion, pour faire le pendant à l’armée adverse bondée d’hommes vertueux et de lecteurs spécialisés du livre de Dieu, ces hommes aux manteaux à capuchon. Son but véritable était tout autre ; le moment était arrivé pour le mettre à exécution.

— Qu’as-tu ? demanda l’Omeyyade, hésitant encore à prendre la fuite.

— J’ai à te proposer quelque chose qui ne fera que renforcer nos rangs et diviser davantage les leurs. Tu donnes l’ordre à tes hommes de lever leur Coran sur le bout des lances et de crier : Voici le livre de Dieu pour arbitrer entre nous !

Il n’était pas sûr que cette ruse marchât ; Ali n’en serait pas dupe, mais il le savait de plus en plus prisonnier des exigences de ses hommes enchérissant davantage chaque jour dans l’extrémisme moral et l’intégrisme religieux. Il suffisait que les capuchons, ses lecteurs, tombassent dans le piège pour qu’Ali, de gré ou de force, y soit précipité. Le pressentiment d’Ibn Al’Ass était d’une ingéniosité diabolique.

Se voulant des hommes de religion et des combattants de Dieu avant d’être des guerriers ou des hommes de guerre, les soldats d’Ali furent troublés à la vue de leurs adversaires baissant la garde et levant le livre saint sur leurs lances, appelant à son arbitrage. Ils leur tonitruaient :

— Voici le jugement du livre de Dieu entre nous !

Et la confusion gagna rapidement leurs rangs. L’armée victorieuse se divisa entre ceux qui voulaient continuer la bataille et ceux qui appelaient à l’arrêter. Et les Syriens les incitaient à l’arrêt des combats en jouant sur leur fibre patriotique ; certains leur criaient ainsi :

— Qui resteraient de nous pour défendre les frontières syriennes ?

— Qui resteraient de vous pour défendre les confins irakiens ?

Divisés, les hommes d’Ali se querellèrent. D’aucuns fulminaient :

— Répondons au Livre de Dieu ! Nous acceptons son jugement !

D’autres vociféraient :

— Pas d’arbitrage ! Nous sommes sûrs de notre droit et nous n’en doutons point !

La trouvaille d’Amr sauva l’armée de Mouawiya du désastre. Sur la monture de la honte, délaissant la fuite, ce dernier demeura devant la tente à observer avec gourmandise les remous dans le camp adverse. Les Irakiens se détournaient d’une victoire à portée de main pour plonger dans les travers de leurs interminables discussions. Et le plus gros des armées de Syrie, le Coran toujours ouvert au bout des lances, était de plus en plus acquis à la certitude d’avoir sauvé sa peau.

Mais celui qui devait être aux anges et savourer le succès de son stratagème était comme absent ; son malin cerveau songeait déjà à une suite à donner à ce premier succès. Mouawiya, quant à lui, avait assez de réalisme et de cynisme pour ignorer les implications de l’acte honteux qu’il s’était permis au moment où la défaite était quasi certaine ; l’important était d’avoir réussi à retourner la situation en sa faveur même si les poètes n’allaient pas manquer de railler son moment de faiblesse et sa fuite devant la mort.

Bientôt, en effet, Kaïs Ibn Amrou, surnommé le Négus (EnNajachi) à cause de l’origine éthiopienne de sa mère, le raillera en l’appelant par l’un de ses surnoms :

 

                        Et Ibn Harb a été sauvé par un cheval véloce

                        Hennissant fort quand approchèrent les lances !

 

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet, ici sur ce blog: Mythe d’indépendance et crédibilité perdue de Kapitais.

 


Chapitre 4

 

L’arbitrage de tous les dangers

1/2

 

Ali essaya de raisonner ses hommes, les lecteurs et les encapuchonnés parmi eux spécialement, précisant qu’il connaissait bien Mouawiya, Amr et leur entourage. Il leur répétait que, les ayant fréquentés comme enfants et comme adultes, il savait qu’ils étaient les pires enfants et les pires adultes, n’ayant aucune morale, ne connaissant même pas le contenu du Livre qu’ils ne brandissaient que par pure ruse. Il les trouvait butés, comme à leur habitude, ne voulant rien écouter, répétant :

— On ne saurait refuser une invitation au livre de Dieu !

Il insistait, pourtant :

— Si je les ai combattus, c’était bien pour leur faire accepter le jugement de ce Livre, car ils avaient désobéi à Dieu – Puissant et Grand – en ce qu’il leur avait ordonné, oubliant ses prescriptions, reniant son enseignement.

Mais, c’était en vain. On l’entourait de tous les côtés, le bousculant presque, et l’on devenait agressif, le ton péremptoire, les gestes directifs.

— Ali, dirent les plus véhéments des risque-tout, réponds au livre de Dieu quand on t’y appelle ; sinon on te livrera à ces gens ou on te fera subir ce qu’on a fait à Ibn Affane. Nous devons agir avec les prescriptions du Coran et nous y sommes prêts. Par Dieu, nous répondrons à l’appel au jugement de Dieu ou nous nous en prendrons à toi.

Ali n’avait point le choix ; il était bel et bien l’otage de fanatiques. Mais ne voulant pas céder sans prendre date, il tint à leur dire :

— Retenez que je vous ai interdit de leur répondre, car pour moi, si vous vouliez bien m’obéir, il faut les combattre. Si vous persistez à me désobéir, alors faites ce que vous voulez !

On lui commanda de faire revenir AlAchtar, le chef de ses armées qui, plus loin, continuait à combattre. Informé du souhait d’Ali, celui-ci fit dire que ce n’était pas le moment, qu’il était sur le point de remporter la victoire. Sa réponse déplut aux partisans de l’arbitrage qui devinrent encore plus menaçants ; Ali se fit alors insistant, criant qu’il y avait menace d’émeute au sein des troupes. Et, dans la colère la plus noire, AlAchtar cessa le combat, craignant pour la vie même de son chef, tempêtant :

— Ô gens d’Irak, avilis et débiles ! Ô vous aux fronts noirci ! On pensait vos prières de la piété, de la dévotion, un renoncement au monde et un désir de retour à Dieu, mais voilà que votre but n’est finalement que ce bas monde !

Ali pouvait-il s’opposer au gros de ses troupes, cette masse de trompe-la-mort, autant hommes de guerre que de religion, aussi vaillants aux armes qu’intraitables dans leur conception bornée de la religion ? Puisant dans la sagesse populaire, fleurissant son éloquence avec de la meilleure rime, il admettait n’être que l’élément du tout, et combien même il serait le plus avisé ou le plus clairvoyant de cet ensemble, il ne saurait échapper à son aveuglement. Il avoua aussi avoir envisagé de contrarier ses hommes et de continuer le combat et ce ne fut pas la peur d’échouer ou d’être battu qui retint un vaillant combattant comme lui, mais bien plutôt la peur de voir la lignée du prophète prendre fin avec la mort de ses enfants qui l’entouraient au champ de bataille.

Il fallait désigner un arbitre. Ali songea à Abou Al Aswad AdDou’ali, l’un de ses proches, homme d’armes, poète et fin connaisseur de la langue arabe dont il fut le premier à imaginer globalement la grammaire à la demande de son chef. Il voulait un guerrier apte à plaider sa cause dans la droiture. Pour cela, il récusa son cousin Ibn AlAbbas qui était venu lui dire :

— Désigne-moi pour être l’un des deux arbitres. Par Dieu, je te tresserai, dans le succès, une corde qui ne casse ni ne se dénoue.

Le sachant retors, Ali n’en voulait pas ; il lui répondit :

— Laisse-moi en dehors de tes maléfices ; je n’en veux pas autant que je rejette ceux de Mouawiya. Je ne traite avec lui que par l’épée jusqu’à l’amener à la raison.

— Lui, je le jure, ne traitera avec l’épée que jusqu’au moment où il te battra avec le mensonge, fit Ibn AlAbbas.

— Et comment cela ?

— Si aujourd’hui les gens t’obéissent, ils te désobéiront demain ; lui continuera à se faire obéir sans risquer la moindre désobéissance.

Les lecteurs encapuchonnés voulaient un homme parmi eux, à capuchon comme eux, et ils récusèrent le choix d’Abou Al Aswad AdDou’ali. Ils dictèrent le nom de leur homme à Ali :

— Nous n’accepterons qu’Abou Moussa AlAch’ari !

Ils optaient pour un homme qui ne fut pas aligné d’office sur Ali et ses intérêts propres, exigeant ce gouverneur imposé à Othmane, un homme connu pour être pieux, dévot même. Ali n’avait pas confiance en lui ; il avait refusé, en effet, de le secourir ou d’appuyer sa cause, préférant garder une neutralité toute de défiance. C’était un homme perclus de scrupules religieux, sans trop de malice ni trop d’intelligence. Ainsi le jugeait Mouawiya à qui son acceptation par Ali contraint et forcé fit énormément plaisir. À Amr Ibn Al’Ass, son arbitre à lui, il dit, tout sourire :

— On t’oppose un homme à la langue pendue, mais qui est borné ; ne l’écrase pas trop par ton intelligence !

Pour la rédaction du texte de l’accord, une délégation vint dans le camp d’Ali, présidée par Ibn Al’Ass. Ali commençait à dicter, le scribe notait :

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Voici ce qui a été convenu entre Ali, prince des croyants... »

Amr l’interrompit, lui demandant d’écrire les prénoms d’Ali et de son père en lieu et place de sa qualité, précisant :

— C’est votre prince, ce n’est pas le nôtre !

Sous le regard pétillant de malice d’Amr et son sourire goguenard, on palabra du côté d’Ali ; quelqu’un lui dit :

— N’efface pas ta qualité de Prince des croyants ; si tu le fais, j’ai bien peur que tu ne l’aies plus.

À ce problème inattendu, Ali prit le temps de la réflexion. Puis, il finit par accepter l’exigence d’Ibn Al’Ass en rappelant que le prophète, lors de la conclusion d’un traité de paix avec les païens, fut confronté à un problème similaire quand, pareillement, ses adversaires refusèrent sa qualité de prophète. Or, il le résolut en demandant à Ali d’effacer sa qualité et de mettre son identité, allant même jusqu’à l’écrire de sa propre main devant l’incapacité de son cousin à s’exécuter.

Bien que satisfait d’avoir obtenu gain de cause, Amr feignit la colère, refusant que l’on comparât les musulmans à des païens. Un échange d’injures s’ensuivit, qui le conduisit à quitter la tente. Ses compagnons ne le suivirent pas et finirent de dresser l’acte d’arbitrage. Il y fut consigné, notamment :

« Voici ce qui a été convenu entre Ali Ibn Abi Taleb et Mouawiya Ibn Abi Soufiane, Ali représentant les gens d’AlKoufa et leurs alliés parmi les musulmans et les croyants et Mouawiya, les Syriens et leurs alliés parmi les musulmans et les croyants.

Nous acceptons de nous soumettre au jugement de Dieu – Puissant et Grand – et de son livre. Rien d’autre ne nous réunira. Le Livre de Dieu – Puissant et Grand – nous départagera avec ses sourates, de son Ouverture à sa fin, et nous honorerons ce qu’il prescrit et nous nous garderons de ce qu’il interdit.

Les deux arbitres sont Abou Moussa AlAch’ari AbdAllah Ibn Kaïs et Amr Ibn Al’Ass le Qoraïchite ; ils mettront en application ce qu’ils trouveront dans le livre de Dieu, Puissant et Grand. S’ils ne trouvent pas la réponse dans le livre de Dieu – Puissant et Grand – ils recourront à la juste et unanime tradition du prophète... »

On était mercredi 13 du mois de safar an 37 de l’hégire. On convint qu’Ali et Mouawiya, accompagnés de quatre cents de leurs hommes, se rendraient au mois de ramadhane à Daoumat AlJandal, une oasis sur l’oued AsSirhane coulant entre la Jordanie et le Nejd au nord de l’Arabie où le jugement devait être rendu par les deux arbitres.

À la lecture du document aux gens, il s’en trouva parmi les encapuchonnés d’Ali, venant notamment de la puissante tribu des Tamime, qui crièrent au blasphème et refusèrent la teneur de l’accord. L’un d’eux expliqua cette opposition :

— Vous faites les hommes des juges de Dieu, Puissant et Grand. Il n’est de jugement que de Dieu !

Ils n’étaient pas encore nombreux et l’on réussit à en raisonner certains. Mais la graine du refus venait d’éclore ; dans les têtes, elle n’allait plus s’arrêter de pousser, surtout parmi celles des plus abrutis par une dévotion aveugle et leur ferveur bornée.

Ainsi les trouvait Ali. Pour lui, le retour de Siffine fut un calvaire ; ses troupes étaient cruellement divisées. On s’insultait et on se fouettait. Les uns traitaient leurs frères d’armes de la veille d’ennemis de Dieu, usant de tromperie en matière divine en recourant à l’arbitrage humain. Les autres accusaient les premiers d’être des couards doublés de rebelles coupables de délaisser leur chef et diviser l’unité de ses troupes. Sur le chemin d’AlKoufa, les maisons étaient en deuil et les pleurs redoublaient sur le passage des troupes. Les pertes étaient énormes dans certains clans. Très attentif à prendre le pouls de la population, Ali s’arrêta souvent pour interroger certaines gens, cherchant même dans leur prénom, leur nom, sa signification ou sa résonance, un signe de bon augure de la providence à la manière de la tradition communautaire. Il voulait aussi sonder les gens avisés sur ce qui venait de se passer. Ils regrettaient son escapade syrienne et, concernant la bataille, soutenaient qu’il avait une grande armée qu’il divisa et une citadelle imprenable qu’il détruisit ; et ils se demandaient quand il pourrait réédifier ce qu’il détruisit et rassembler ce qu’il divisa.

Arrivées à Alkoufa, ses troupes n’étaient plus au complet ; les hommes qui avaient commencé à contester l’arbitrage, dont le nombre n’avait cessé d’augmenter chemin faisant, campèrent en dehors de la ville en un petit village appelé Haroura. Ils étaient environ douze mille guerriers ; ils furent désignés du nom de ce patelin avant que celui de Sortants ou Dissidents (khawarij) ne vînt s’y ajouter puis le supplanter. Il ne s’agissait pas d’une simple opposition, ils entraient en dissidence ; c’était une révolte ouverte. Ils se désignèrent un chef et un guide pour la prière et décrétèrent que l’attribution du pouvoir en terre d’islam ne pouvait se faire que par la consultation.

Leur allégeance était pour Dieu ; ordonner le bien et interdire l’illicite était leur credo. Tout en affaiblissant militairement Ali, cette dissidence interne à son camp renforçait, paradoxalement, son emprise morale sur ceux de ses hommes qui lui étaient restés fidèles. Comme pour contrecarrer ou exorciser la division, ses disciples lui firent acte d’allégeance absolue, presque mystique, en lui disant, unanimes :

— Nous nous allions à tes alliés et sommes les adversaires de tes ennemis.

Face aux Sortants, se levaient ainsi les fidèles d’Ali, appelés Sectateurs ou Chiites. Ali fit son enquête ; il apprit l’identité des meneurs des encapuchonnés de Haroura et alla rendre visite au chef militaire sous sa tente dans son camp pour finir par lui proposer d’être son gouverneur à Ispahan et au Reyy. Puis, il alla s’entretenir avec le théoricien du groupe qu’il trouva déjà en palabres avec Ibn AlAbbas. Il lui disait notamment :

— Vous trouvez juste Amr Ibn AlAss qui, hier, nous combattait ? S’il l’était, nous ne le serions point. Vous avez chargé les hommes du jugement de Dieu alors qu’Il avait déjà rendu sa sentence de tuer ou amener à résipiscence Mouawiya et ses hommes. Vous avez rédigé entre vous un document alors que Dieu, depuis la révélation de «Dénonciation d’immunité», a interdit toute trêve entre les musulmans et leurs ennemis à l’exception de ceux qui se soumettent à la capitation.

Ali rejoignit le groupe à ce moment de la référence à l’autre nom de la sourate «La Résipiscence», la seule de tout le Coran à ne pas commencer par la traditionnelle invocation de Dieu. Il n’était pas content qu’Ibn AlAbbas ait contrevenu à ses instructions et entamé la discussion avec ces gens-là. Il les pressentait de mauvaise foi et cherchait à éviter de leur laisser la moindre opportunité à exploiter contre lui. Il s’adressa au chef du groupe :

— Qu’est-ce qui vous a fait sortir de nos rangs ? questionna Ali.

— Votre arbitrage à Siffine, répondit l’encapuchonné.

Tout en étant attachés au principe du jugement divin, les hommes à capuchon contestaient le choix d’hommes pour le rendre. Ali rappela son opposition ce jour-là et ce qu’il leur avait dit en vain. Le Sortant en vint alors à la raison fondamentale du mouvement de ses amis :

— Tu nous as utilisés pour combattre un ennemi dont on ne doutait pas de la nécessité de le combattre et tu as prétendu que nos morts allaient au paradis et les leurs en enfer. Or, tu as ensuite envoyé un hypocrite à l’arbitrage et accepté un impie. Et tu as douté de Dieu en disant aux arbitres : «Le livre de Dieu est entre moi et vous ; si son jugement m’est défavorable, j’accepte votre décision ; s’il vous est défavorable, vous me choisissez». Si tu n’avais pas douté, tu n’aurais point dit cela puisque le droit était pour toi. Et puis, trouves-tu juste de nommer des hommes pour juger à la place de Dieu ?

— Nous n’avons pas fait juger les hommes, mais le Coran. Le livre de Dieu, ce sont des lignes écrites qui ne parlent pas et ce sont les hommes qui le récitent, expliqua Ali patiemment avant de répondre point par point aux critiques de son interlocuteur : Concernant le combat en ma compagnie d’un ennemi dont on ne doutait pas de la nécessité de le combattre, tu as bien raison ; car, si j’en avais douté, je ne l’aurais pas combattu. Pour ce qui est de nos morts et des leurs, Dieu a assez dit à ce sujet pour que tout propos supplémentaire soit superflu.

On lui demanda du temps pour se concerter. Il le leur accorda et partit laissant l’un de ses fidèles accompagnateurs s’adresser encore à eux, juste essayer de faire jouer une corde sensible :

— Ô vous qui sortez de nos rangs et les quittez, je vous adjure par Dieu d’éviter la honte de celui qui combat pour son ennemi, de ne pas demeurer sur une terre dont le nom vous restera accolé à jamais et de ne pas vous précipiter dans l’erreur de peur d’une plus grande erreur.

Mais un bruit de réprobation le fit taire et le chef de ceux que l’on commençait déjà à appeler les Sortants contre Ali rétorqua sèchement :

— Ton compagnon nous avait tenu des propos auprès desquels les tiens sont bien mesquins.

Le temps de la concertation fut long ; aussi Ali revint-il les voir et s’adressa au chef :

— Celui qui pèche contre cette religion, se rendant coupable d’un précédent dans l’islam, nous l’engageons à revenir à Dieu. Ton repentir est de reconnaître la bonne voie dont tu es sorti et l’erreur où tu t’engages.

— Nous ne nions pas avoir été mis à l’épreuve, fit celui qui venait d’être nommé nouveau gouverneur d’Ali, apparemment convaincu.

Tout semblait enfin rentrer dans l’ordre. Il était midi, les Sortants s’alignèrent derrière Ali qui présida la prière, puis le suivirent à AlKoufa. Ils ne continuèrent pas moins à flirter avec le démon de la contestation. Bien avant le rendu du jugement, aussitôt après la désignation des juges, ils revinrent voir Ali et lui dire de renier l’engagement pris avec Mouawiya. Ils admirent s’être trompés en acceptant la proposition de ce dernier, commettant du coup un péché et assurèrent s’en être repentis et voulaient qu’Ali en fit de même faute de quoi ils le combattraient. Ils assimilaient le recours aux juges à de l’impiété et, se targuant de leur repentance, voulait la même chose de lui pour lui pardonner et rester à ses côtés.

Pour Ali, c’était le comble ! Demander pareille chose à lui, le premier à avoir embrassé l’Islam, cousin du prophète et plus vaillant combattant des mécréants, relevait de la totale folie ! Leur étroitesse d’esprit n’avait d’égale que l’étendue de leur arrogance et la véhémence avec laquelle ils voulaient faire prévaloir leurs vues. Du coup, chaque matin, Ali en arrivait dans ses prières à maudire les responsables de cet état, Mouawiya, Amr et leurs acolytes. Le chef des Syriens ne tarda pas à lui emboîter le pas et à vouer aux gémonies Ali, ses deux fils et ses deux principaux lieutenants Ibn AlAbbas et Al Achtar.

Dans la ville, capitale d’un État déjà divisé, le slogan d’opposition à l’arbitrage fit rapidement florès, élargissant encore plus les déchirures. De temps en temps, désormais, même durant le prône du vendredi, Ali ne manquait pas d’entendre répéter cet appel à la dissidence :

— Il n’est de jugement que de Dieu.

Ce jour-là, se faisant une fois de plus interrompre en plein prêche, cherchant à garder son calme, il répondit simplement :

— C’est une assertion vraie instrumentée pour une contre-vérité. Puis, fixant la poignée de perturbateurs véhéments qu’on essayait vainement de calmer, il ajouta : Tant que vous êtes en notre compagnie, vous avez droit à trois choses de ma part. Ne pas vous empêcher de prier Dieu dans ses mosquées est la première ; ne pas vous priver de votre part du butin autant que vous nous êtes fidèles et ne pas vous combattre tant que vous ne nous attaquerez pas sont les deux autres.

Les Sortants ou kharijites n’étaient même pas d’accord entre eux ; dans leurs rangs, la discussion n’arrêtait pas ; elle était rude et véhémente, émaillée d’insultes et de bagarres. Mais ils finirent par se mettre d’accord pour répondre à l’appel irrésistible de l’anarchie, décidant de quitter en douce la ville en direction de Nahrawane, près de Baghdad. C’était le crépuscule de la journée du samedi. Après avoir passé la nuit du jeudi à vendredi et toute cette dernière journée à prier, ils sortirent par petits groupes récitant des versets du Coran pour fortifier leurs résolutions. On entendait, entre autres, les versets 21 et 22 de la sourate « Le Récit » racontant l’histoire de Moïse :

 

«Il en sortit tout tremblant et sur le qui-vive. Seigneur, implora-t-il, délivre-moi de ce peuple injuste. Et se dirigeant vers Madian, peut-être, se dit-il, Dieu me dirigera dans la droite voie».

 

Dans une escorte de complices, l’un d’eux eut un regard d’adieu pour sa ville. Vers la capitale de ce califat d’Irak et du Hijaz qu’il allait combattre tout autant que l’autre califat basé en Syrie et s’étendant à l’Égypte, il se retournait peut-être pour la dernière fois. Dans sa bouche à lui, il avait des vers qui résumaient les scrupules le tenaillant ainsi qu’un certain nombre de ses compagnons aussi dévots :

 

                        Et si ce que nous avons critiqué était une honte, on se suffit

                        De la faute d’avoir les gens de mauvais conseil écouté ;

                        Et si c’était une honte, elle serait plus terrible d’avoir laissé

                        Ali et sa position bien évidente de vérité.

                        Nous sommes des gens du juste milieu, peut-être qui,

                        De ce que la suite de leurs actes ne soit bonne, se sont réjouis.

 

Dans la tête de nombre d’entre eux, pourtant, raisonnaient encore les répliques bien pesées d’Ali à leurs critiques et récriminations lors de leur rencontre à Haroura.

— Quant à l’envoi d’un hypocrite et la désignation d’un impie, disait Ali à leur idéologue, c’est bien toi qui as envoyé l’encapuchonné Abou Moussa et c’est Mouawiya qui a désigné Amr pour le représenter. Pour ce qui est d’Abou Moussa, je te rappelle que tu l’as amené en disant : « Nous n’acceptons que lui ». Quant à mon attitude à l’égard de Mouawiya, l’acceptation du verdict du livre de Dieu et ce que cela emporterait comme doute relativement à mon bon droit, réponds-moi, malheur à toi ! le juif, le chrétien et les païens arabes sont-ils plus proches du livre de Dieu que Mouawiya et les Syriens ?

— Mouawiya et les Syriens en sont les plus proches.

— Est-ce que le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – était plus sûr de son bon droit ou était-ce moi du mien ?

— Le prophète de Dieu, certainement.

— Or, voyez Dieu – béni et exalté, soit-il – quand il dit : «Dis: Que l’on apporte donc d’auprès de Dieu un livre qui soit meilleur guide que ces deux-là, et je le suivrai, si vous êtes loyaux», ne pensez-vous pas que le prophète de Dieu savait qu’on ne saurait lui apporter un livre qui soit meilleur guide que ce qu’il avait entre les mains ?

— Si.

— Alors, pourquoi le prophète de Dieu accorda-t-il à ces gens ce qu’il leur accorda ?

— Par droiture et pour la preuve.

— Pour ma part, j’ai accordé aux gens ce que leur accorda le prophète de Dieu.

— Je me suis trompé, dit l’homme, convaincu par l’argument tiré du verset 49 de la sourate mecquoise n° 28 « Le Récit ».

Ils étaient tous réunis en cercle au milieu du village ; au centre se tenaient Ali et son interlocuteur qui en redemandait.

— Que me reprochez-vous de plus grave ? demanda Ali.

— La désignation des deux arbitres pour le jugement. Nous avons estimé que leur arbitrage relevait du doute et de la dissipation.

— Quand Abou Moussa a-t-il été nommé arbitre : à son envoi ou au moment du jugement ?

— À son envoi.

— N’est-il pas parti en musulman et n’espérait-on pas de sa part un jugement conforme aux préceptes divins ?

— Oui.

— Je ne vois donc pas d’erreur à l’avoir envoyé.

Imparable était la réponse ! la mauvaise foi fit cependant dire au Sortant :

— Disons plutôt qu’il fût qualifié d’arbitre au moment du jugement.

— Soit, fit Ali sans se démonter, continuant sa démonstration avec sang-froid. Donc, vous admettez que son envoi était juste. Maintenant, imaginons que le prophète de Dieu a envoyé un croyant à des païens pour les appeler au livre de Dieu et, une fois auprès d’eux, il apostasia. Son acte, à quelque titre que ce soit, fait-il du tort au prophète de Dieu ?

— Non.

— Alors, où est ma faute si Abou Moussa est dans l’erreur ? Ai-je accepté son arbitrage quand il a rendu son jugement et ai-je entendu son propos quand il a parlé ?

— Non, mais tu as autorisé un musulman et un mécréant à juger avec le livre de Dieu.

— Malheur à toi ! Qui envoya Amr si ce n’était Mouawiya ? Et comment l’aurais-je choisi alors que son jugement était d’avoir ma peau ? Simplement, il se trouve que son acolyte l’a choisi comme tu as choisi ton homme. Il arrive que le croyant et le mécréant se réunissent pour juger selon la volonté divine. Vois-tu, si un croyant épouse une juive ou une chrétienne et, pour prévenir tout désaccord dans son foyer, a recours au livre de Dieu où il est dit : «Vous dépêcherez auprès du couple un arbitre de la famille de l’homme et un autre choisi dans celle de la femme». Il fait donc venir un juif ou un chrétien et un musulman habilités à juger selon la loi de Dieu et ils le font.

— Et de deux ! Là aussi, tu nous as convaincus.

Le contradicteur d’Ali, un lecteur assidu du Coran, ne trouvait rien à lui rétorquer ; l’extrait du verset 35 de la sourate médinoise « Les Femmes », quatrième du Coran, était utilisé à bon escient par le cousin du prophète. Mais, il ne pouvait encore admettre avoir eu tort de contester sa légitimité ; il savait aussi que ses compagnons demeuraient réticents à revenir dans le giron du cousin du prophète.

Ils voyaient autour d’eux la lutte pour le pouvoir et pensaient avoir autant de droit, et surtout la qualité, pour l’exercer selon leur propre loi. En eux, une envie de se libérer de toute autorité rejoignait une tradition d’anarchie remontant à un temps pas si lointain, même si la Révélation avait eu la prétention d’en faire la nuit des temps. Et le Kharijite trouva une dernière difficulté à soulever :

— Et pourquoi ce délai entre toi et eux ?

— Pour que l’ignorant sache et le savant vérifie ; pour que la trêve permette peut-être, grâce à Dieu (Puissant et Grand), la réunification de cette nation !

Les deux arbitres devaient se réunir dans un lieu isolé en tête à tête. Amr Ibn AlAss s’abstint de rencontrer son vis-à-vis, préparant minutieusement l’entrevue, cherchant à combler ses éventuelles lacunes en théologie face à quelqu’un d’aussi savant qu’Abou Moussa Al Ach’ari. Il consulta assidûment le Coran, retenant certains versets précis pour en user comme arguments afin d’appuyer ses propres assertions et réfuter les plus prévisibles de son adversaire.

Son génie de la manœuvre était en ébullition depuis bien longtemps en prévision d’une pareille issue ; aussi, trois jours plus tard, il se sentit d’attaque et prit l’initiative d’inviter son contradicteur à un banquet en son honneur. Imbu de sa personne et de sa science, Abou Moussa ne vit dans l’invitation qu’une politesse due à sa stature et le respect d’une tradition ; il ne la déclina pas. Réunis en tête-à-tête, Amr n’hésita pas à aller de front au vif du sujet :

— Abou Moussa, l’interpella-t-il, ne sais-tu pas qu’Othmane a été tué injustement ?

— J’en conviens, répondit Abou Moussa.

— Ne conviens-tu pas aussi que Mouawiya et sa famille sont ses défenseurs ?

— Si, parfaitement.

— Alors, qu’est-ce qui te retiens de le soutenir alors que tu connais sa place dans Qoraïch ? Si tu as peur qu’on dise qu’il est dépourvu d’antécédent en islam, tu pourrais répondre que tu as trouvé en lui le soutien du calife assassiné Othmane et son vengeur, un homme de pouvoir bien sous tous les points qui est, de plus, le frère d’Oum Habiba, la femme du prophète dont il fut le secrétaire et le compagnon.

Malgré le ton patelin et des allusions à peine discrètes à de hautes responsabilités et du pouvoir à assumer, la manœuvre était par trop grossière pour qu’Abou Moussa s’y laissât prendre. Fermement, il la rejeta sans se départir de cet air de cordialité affectée par les gens imbus de leur personne :

— Crains Dieu, Amr ! Certes, sans contester la dignité de Mouawiya, la question n’est pas liée à l’honneur, mais elle est une affaire de religion et de vertu. Au demeurant, si je devais accorder le pouvoir au meilleur de Qoraïch en mérite, ce serait à Ali que je le ferais. Quant à ce que tu as dit relativement au sang d’Othmane, je n’en chargerai pas Mouawiya en délaissant les premiers Émigrants. Enfin, pour tes allusions à peine déguisées, sache que même si Mouawiya se désistait en ma faveur de son pouvoir tout entier, je ne l’accepterai point car je ne saurais jamais être vénal dans les affaires divines.

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet, ici sur ce blog: Mythe d’indépendance et crédibilité perdue de Kapitais.



Chapitre 4

 

L’arbitrage de tous les dangers

2/2

 

La discussion continuait ; tissant sa toile, prenant la précaution d’habituer son convive à toujours parler en premier en affectant la déférence, Amr lui demanda ce qu’il proposait. Il le savait pencher pour le fils d’Omar – ne serait-ce que pour honorer le souvenir de son père – et il avait préparé une parade ; AbdAllah Ibn Omar était connu pour être dissipé, or le pouvoir nécessite un homme à poigne. Il proposa l’un de ses deux fils connu aussi pour son savoir et sa piété, mais Abou Moussa le récusa, rétorquant qu’il avait été plongé par son père dans la discorde.

La conversation allait bon train sur les candidats dignes du pouvoir et les neurones d’Amr cogitaient à vitesse infernale. Cet échange et les propos à peine couverts de son interlocuteur concernant sa défiance à l’égard de son mandataire confortaient Amr dans une évidence. Abou Moussa cherchait moins à avoir le pouvoir pour Ali qu’à le restituer à l’ensemble de la communauté. Ne lui avait-il pas parlé de l’exemple d’Omar et de la nécessité d’honorer sa mémoire. Il a même, peut-être, évoqué l’hypothèse de démettre leurs deux mandataires de leurs prétentions au moment où son cerveau fourmillait par trop fort pour qu’il l’ait entendu. Au moment du dessert, doucereusement, se penchant sur son convive, Amr lui susurra :

— Tu es le doyen des Compagnons de Mohamed – que Dieu le bénisse et le salue – et l’un des plus méritants, qui a la plus grande antériorité dans l’islam. Or, tu vois jusqu’où la communauté est allée dans cette noire discorde qui emporte tout sur son chemin. Voudrais-tu être le bienheureux de cette nation avec lequel Dieu préservera ses vies ? être cette âme unique dont Dieu dit : « Et celui qui aura sauvé une vie aura agi comme s’il sauvait tout le genre humain ».

— Comment vois-tu les choses ? demanda Abou Moussa, sensible à la citation de cet extrait du verset 32 de la sourate « La Table ».

— Tu renies Ali Ibn Abi Taleb et je renie Mouawiya Ibn Abi Soufiane, commença Amr, parlant lentement, tout en surveillant la moindre réaction de son interlocuteur. Puis, la communauté se choisit librement un homme qui n’a été pour rien dans cette discorde, n’y ayant pas trempé.

Il se tut, se raclant intentionnellement la gorge pour observer la réaction de son hôte resté impassible avant d’ajouter, se réfugiant derrière l’estime qu’avait Abou Moussa pour le fils d’Omar, malgré ce qu’il en disait juste auparavant :

— Et cet homme pourrait être AbdAllah Ibn Omar, l’homme de vertu, consacrant sa vie à la religion.

— Il est heureux que tu en conviennes enfin, acquiesça Abou Moussa. Mais comment m’assurer de ta sincérité, demanda-t-il suspicieux ?

— N’est-ce pas « au souvenir de Dieu que s’apaisent les cœurs » ? répondit Amr, citant de nouveau le Coran, un extrait du verset 28 de la sourate « Le Tonnerre ». Prends tous les engagements et tous les pactes susceptibles de te rassurer, ajouta-t-il, assuré de toucher au but.

N’ayant en vue que la réussite de son plan et acceptant sciemment de commettre un parjure, Amr n’hésita pas à donner à son interlocuteur toutes les assurances voulues, prêtant tous les serments certifiés qui lui furent demandés. Stupéfait par tant d’engagement pour l’intérêt général qui semblait, sauf à renier sa propre religion, ne point laisser douter de la sincérité de l’homme, Abou Moussa finit par lâcher :

— J’acquiesce !

Le jour du verdict était enfin venu, on appela les gens à se réunir dans la mosquée. À côté de la chaire étaient assis les deux arbitres. Ils furent assez vite entourés de tous les présents impatients d’entendre le prononcé du jugement. Amr se pencha sur son compagnon et, d’un ton patelin, lui dit :

— Vas-y, harangue les gens, Abou Moussa ! Dis-leur qu’on s’était mis d’accord.

— Vas-y toi, répondit par modestie celui-ci.

— Dieu m’en garde ! Moi, te précéder, alors que tu es le doyen des Compagnons du prophète ! fit Amr, timbre mielleux, plus obséquieux que jamais. Il était tout proche du but et il ne fallait pas lâcher la pression sur sa proie. Par Dieu ! il n’en sera jamais ainsi.

— Ne manigances-tu pas quelque chose par hasard ? interrogea Abou Moussa avec une mine soudainement dubitative. Il s’était déjà levé et Amr se mit aussitôt à lui jurer sa sincérité et sa parfaite honnêteté. Il l’aida à monter la chaire, l’y poussant presque, tout en ne tarissant point de nouveaux serments sur sa loyauté et de nouvelles assurances sur sa franchise. Il n’abandonna le vieil homme qu’une fois qu’il se fut assis en haut de la chaire. Regagnant sa place, il se surprit en train de prier sincèrement pour la toute première fois ; son stratagème se devait d’aller jusqu’au bout coûte que coûte. Au pied de la chaire, Ibn AlAbbas s’agitait et houspillait Abou Moussa :

— Malheur à toi ! Je jure par Dieu qu’il t’a trompé. Si vous vous êtes mis d’accord sur quelque chose, laisse-le parler avant toi et tu confirmeras après lui, car c’est un homme traître et je ne me fie pas à lui. Il t’a donné son accord en tête à tête et en public il le reniera.

Mais Abou Moussa ne l’entendait pas et commençait déjà par le rituel de louanges à Dieu ; et Amr ne s’empêcha d’avoir déjà le premier rictus de la satisfaction ; la mécanique était lancée ; plus rien désormais ne saurait l’arrêter ; son démon interne le lui assurait ; celui qu’il venait de prier, probablement.

— Nous nous sommes mis d’accord sur quelque chose qui, nous le souhaitons, permettra – grâce à Dieu – de faire revenir la paix en cette communauté. Je me suis accordé avec mon compagnon sur la meilleure issue qui soit pour cette communauté afin de retrouver son unité. Mon avis et celui d’Amr…, dit Abou Moussa en marquant un arrêt à observer l’assistance avant la vive réaction redoutée, puis reprit d’un trait : … est de révoquer Ali Ibn Abi Taleb de mon côté et Mouawiya Ibn Abi Soufiane de son côté afin de remettre le pouvoir à la communauté des musulmans pour désigner qui elle voudra. Donc, je révoque Ali Ibn Abi Taleb comme je dégaine cette épée de son fourreau.

Spectaculairement, accompagnant la parole du geste, il illustra son propos avec l’arme qu’il portait à son épaule. Dans un étrange silence mâtiné d’un murmure d’étonnement dans l’assemblée et quelques cris de stupeur par-ci par-là, il descendit les quelques marches de la chaire. Invitant de sa main Ibn Al’Ass à prendre sa place, il ne vit pas l’éclair d’intense malice qui brûlait les yeux de renard de cet homme dont la main tripotait voluptueusement le pommeau de l’épée accrochée à sa ceinture.

Savourant d’avance son triomphe, Amr monta solennellement la chaire ; il était loin, très loin, s’imaginant, d’ores et déjà, pharaon d’Égypte. Discrètement, les gestes lents et précis, tandis qu’il avait encore le dos tourné à l’assemblée, il enleva de sa ceinture l’épée en la dégainant et s’assit, la plaçant avec son fourreau sur ses genoux. C’est à peine s’il débita la formule de louanges classique pour enchaîner, pressé de tourner la page :

— Vous avez entendu mon compagnon vous faisant témoins de la révocation d’Ali Ibn Abi Taleb comme il dégainait son épée. Quant à moi, à témoin je vous prends en confirmant Mouawiya Ibn Abi Soufiane comme je rengaine cette épée en son fourreau. Mouawiya est, en effet, le défenseur d’Othmane et son vengeur !

Et, ostensiblement, alors qu’Abou Moussa était déjà debout à l’insulter et que l’assemblée versait dans le plus grand brouhaha, Amr remit son épée en son fourreau.

— Que Dieu te maudisse ! criait Abou Moussa AlAch’ari. Tu es « tel un chien, qu’on le traque ou qu’on le laisse, toujours à haleter ».

Descendant les marches comme il les avait montées, il lui rétorqua hautainement sans daigner le regarder, répondant à son extrait du verset 176 de la sourate n°7 « ElA’raf » par un extrait du verset 5 de la sourate n°62 « Vendredi » avant que les coups de fouet ne se missent à pleuvoir. De partout venant, certains l’atteignirent, mais ses assaillants n’y échappèrent pas, trouvant les familiers d’Amr sur leur chemin :

— Que Dieu te maudisse toi ! Tu es « tel l’âne pliant sous des livres ».

Honteux, Abou Moussa se retirera à La Mecque ; en vain, il sera approché par Mouawiya, cherchant à conforter encore plus sa position.

L’épisode de l’arbitrage, s’il fût considéré comme légalement nul et non avenu, n’affaiblit pas moins Ali en permettant à Mouawiya de le concurrencer enfin dans la direction même de la communauté, se faisant dès lors proclamer calife pour la première fois ; c’était en l’an 37 de l’hégire. En effet, Mouawiya était parti pour Siffine sans avoir été déclaré calife par les Syriens qui lui avaient seulement donné leur adhésion à venger Othmane. Après l’épisode de l’arbitrage, il osa revendiquer cette qualité et l’on commença à la lui reconnaître.

Dans le camp d’Ali, l’issue de l’arbitrage fit de graves remous. Il en refusa certes le résultat, rappelant qu’il avait pris la précaution d’adresser aux arbitres, lors de leur nomination, une exhortation confirmée par la suivante :

« On vous a désignés pour juger selon le livre de Dieu afin d’autoriser ce qu’autorise le Coran et interdire ce qu’il interdit. Or, assurait-il, les arbitres n’avaient agi que selon leurs caprices et, du coup, ont failli à leurs obligations, rendant caduc leur jugement vicié, au demeurant, par la félonie de l’un d’eux. »

Cet échec enhardissait ceux des encapuchonnés qui n’avaient pas encore rejoint leurs camarades les plus contestataires ; plus que jamais, ils tenaient au slogan né lors de la bataille de Siffine : « Point de jugement s’il n’est de Dieu !»

Ali eut beau leur répéter encore qu’il n’avait pas voulu d’une négociation imposée par eux ; s’ils rétorquaient toujours qu’en acceptant l’arbitrage, ils demandaient en fait le règlement de Dieu et non celui des hommes, ils lui reprochaient désormais de ne pas les avoir écoutés pour se rétracter après la signature de l’accord d’arbitrage et reprendre le combat bien avant le rendu du jugement. Désabusé, Ali dut leur faire ses excuses pour les calmer ; et il le fit en vers :

 

                        J’ai commis une faute et amende honorable je fais ;

                        Plus réfléchi, je serai désormais et je me surpasserai

                        À réunir ce qui s’était éparpillé et dispersé.

 

Mais les rangs des Sortants ne grossissaient pas moins chaque jour davantage ; venant de différentes villes irakiennes, un grand nombre d’entre eux alla camper sur un fleuve, à Nahrawane, village situé près de Baghdad, entre celle-ci et la future Wassit. Contre eux, le recours aux armes allait devenir inéluctable en vue de rétablir l’ordre public qu’ils ne se retiendraient pas de perturber.

L’arbitrage ayant échoué, Ali se préparait de nouveau à revenir en Syrie combattre celui qui a osé le défier et se proclamer calife en Syrie et en Égypte. Il tenta une dernière fois de réunifier ses troupes en ramenant au bercail les Sortants, il leur écrivit :

— Ces deux hommes dont nous avions accepté le jugement ont contrevenu au livre de Dieu et ont suivi leurs caprices sans chercher à se faire guider par Dieu ni recourir à la tradition du prophète. N’ayant pas exécuté un jugement du Coran, leurs actes n’engagent ni Dieu ni son prophète ni les croyants. Aussi, à la réception de la présente, venez ! Nous marchons sur notre ennemi et le vôtre, car nous demeurons sur la position qui était la nôtre.

Ils eurent l’insolence de lui répondre :

— Tu ne t’es pas enflammé pour ton Dieu, mais pour toi-même. Si tu reconnais ton apostasie et acceptes de te repentir, alors nous examinerons nos rapports ; sinon, nous rejetons tout pacte avec vous : «Dieu n’aime pas les félons » !

Désespérant d’eux, Ali se retourna vers ses autres partisans ; mais, à l’exception de ses plus fidèles supporters, les Chiites, il n’arriva pas à mobiliser suffisamment d’hommes. Battant le rappel à travers les provinces pour aller s’attaquer à ses ennemis en Syrie et en Égypte, on lui demanda d’en finir d’abord avec les Kharijites.

Des nouvelles de la plus grande gravité commençaient, en effet, à lui parvenir ; les Sortants s’adonnaient aux pires exactions en s’en prenant à de pauvres gens dont le seul tort était leur allégeance à Ali. Et des informations aussi graves tombèrent en cascade. La haine était poussée à l’extrême ; ils tuaient les musulmans et épargnaient les gens du Livre ; ils trempaient dans la plus sauvage cruauté s’autorisant à supplicier les femmes enceintes et les enfants en bas âge.

En ralliant Nahrawane, arrivant de Basra, un groupe de Sortants avisa un pauvre homme entre deux âges traînant péniblement derrière lui un âne transportant une femme voilée. Ils le hélèrent et, lui barrant la voie, le rassurèrent tout en lui demandant qui il était. Ils l’avaient pourtant reconnu ; c’était le fils de l’un des Compagnons du prophète qui a rapporté certains de ses dires de nature à conforter leur position et ils voulaient les réécouter de lui. Il se plia à leur demande tremblant de tout son frêle corps :

— Mon père m’a dit que, selon le prophète, « Il y aura une insurrection durant laquelle l’essence de l’homme périra comme périt son corps. En y étant le soir croyant, il se retrouve le lendemain mécréant et se trouvant, le matin, mécréant, il est croyant en fin de journée ».

C’était ce qu’ils avaient souhaité entendre. Mais ils voulaient encore plus de témoignages de la justesse de leurs vues, comme pour ne laisser de place au moindre soupçon de doute, et ils l’interrogèrent sur Abou Bakr et Omar ; il loua leur califat. Ils lui demandèrent alors ce qu’il pensait personnellement d’Othmane au début et à la fin de son califat ; il osa leur dire que le troisième calife était légitime en son début et jusqu’à sa fin. Cela n’était pas pour leur convenir, mais ils vérifièrent ce que pensait l’homme d’Ali avant et après l’épisode du jugement. Honnête et sincère malgré sa peur, le pauvre hère n’hésita pas à les défier :

— Il est bien mieux placé que vous et encore plus clairvoyant pour connaître les prescriptions de Dieu et pour protéger sa religion.

Cela les mit dans tous leurs états ; ils le taxèrent de se laisser aller à son inclination pour Ali, de ne pas juger les hommes sur leurs actes, mais sur leurs noms et ils jurèrent de le mettre à mort de la pire façon qui se fut. Attaché, le pauvre homme fut amené sous des palmiers avec sa femme dont le gros ventre indiquait un accouchement tout proche. Et alors que certains restèrent à les surveiller, d’autres partirent inspecter les lieux.

À l’ombre des palmiers chargés de fruits, près d’un filet d’eau, l’homme et sa femme attendirent anxieusement leur sort. Ils ne savaient trop que penser de ces gens-là. À un moment, ils virent l’un d’eux se pencher pour ramasser une datte qui venait de tomber, la glisser dans sa bouche et se faire aussitôt réprimander par un compagnon lui remarquant :

— Tu l’as prise sans titre et sans en payer le prix.

Voyant l’homme à la datte jeter le fruit, les deux prisonniers commencèrent à se rassurer. Des hommes pareils n’allaient pas leur faire du mal ! Et leurs appréhensions se calmèrent lorsqu’ils virent certains autres de leurs agresseurs se faire rabrouer par leurs amis aussitôt après avoir abattu un sanglier qui venait de passer dans les parages ; reprenant les termes du Livre sacré, ceux-ci qualifiaient l’acte gratuit de corruption sur terre. Ces personnes étaient même allées à la rencontre du propriétaire de l’animal, un ressortissant des Gens du Livre, pour s’excuser de leur acte et lui rembourser son animal.

Malgré les liens qui, le serrant, lui faisant très mal, le fils du Compagnon du prophète n’avait plus peur ; il s’adressa à ses ravisseurs, voulant sympathiser :

— Si vous êtes sincères dans vos actes tels que je viens de les voir, je crois que je n’ai rien à craindre de vous autres. Je suis musulman, en effet, et je n’ai rien fait de mal. De plus, en venant à moi, vous m’avez rassuré sur ma vie puisque vous m’avez dit de ne pas avoir peur de vous.

Au même moment, le reste des hommes revint au galop et certains, brandissant leur butin, criaient qu’ils venaient de tuer trois femmes. Aussitôt, pour ne pas être en reste, leurs compagnons se jetèrent sur leur prisonnier, le couchèrent sur le côté et l’égorgèrent. Le sang de son mari coulant abondamment vers l’eau toute proche, devenant toute bleue, la femme cria à tue-tête à l’approche des lames d’elle :

— Je suis une femme ! Ne craignez-vous pas Dieu !

Pour toute réponse, elle eut exactement le même sort que son époux. On poussa même la cruauté jusqu’à l’éventrer.

Se pliant aux événements contraires, Ali eut encore à changer de priorités et se dirigea vers les cruels du fleuve. Ils continuaient à terroriser les gens, pillant et tuant. Ils osèrent même mettre à mort le messager qu’il dépêcha auprès d’eux s’enquérir sur la véracité de ce qui lui parvenait de si horrible sur leur compte.

Ali venait de passer un pont avec ses troupes, approchant du marais de Nahrawane, quand un vieillard, se présentant comme devin, vint au-devant de sa monture. Il lui dit être de tout cœur avec lui et souhaiter sa victoire sur ses ennemis ; mais se fondant sur les aspects planétaires, il lui conseilla de ne faire avancer ses troupes qu’à un moment précis de la journée au risque d’aller avec ses alliés vers les plus graves désillusions.

Ali n’ignorait pas l’importance des augures, mais ne pouvait suivre le conseil du voyant. Il était sûr de venir à bout de la poignée de rebelles par la persuasion ou par la force et ne voulait pas, en suivant la prophétie, que les ignorants aient pu dire qu’il avait eu gain de cause grâce à elle. Déterminé à arrêter leurs sinistres frasques, il était prêt à affronter ses anciens hommes.

Il les haranguerait malgré tout même s’il ne s’attendait à rien de bon ; ils étaient prêts à tout pour avoir la mort et, devenus un véritable danger public, ils ne lui laissaient pas le choix de les épargner. Aussi, arrivant à Nahrawane à la tête de son armée, se faisant violence, il se contenta de n’exiger que la remise des responsables des crimes perpétrés. Il voulait surtout rendre justice et aller ensuite en découdre avec les Syriens, laissant le temps aux hommes du fleuve pour faire éventuellement amende honorable. Cinglante fut leur réponse :

— Tous ensemble nous avons tué et tous ensemble nous trouvons licite de vous mettre à mort.

Aux hommes d’Ali venus parlementer, ils dirent :

— La vérité nous est apparue. Nous ne vous suivrons pas à moins que vous ne nous ameniez l’équivalent d’un Omar. Nous avons opté pour le jugement et avons péché. Ainsi, nous étions devenus des mécréants, mais nous nous sommes repentis. Si Ali se repent, nous serons avec lui sinon nous le rejetons.

De rares personnes parmi celles qui eurent le courage d’admettre ne jamais avoir su le pourquoi de leur combat quittèrent les lieux et se retirèrent dans quelques provinces éloignées ; mais un nombre conséquent resta, refusant les offres d’amen, attaquant les premiers leur ancien chef au cri : « Allons, allons au paradis ! ». Et ils se ruèrent comme un seul homme sur l’armée d’Ali où, bien en évidence, trônait une bannière blanche sous laquelle étaient appelés en vain les repentants.

Les cavaliers se divisèrent en deux groupes, l’un attaquant l’aile droite, l’autre l’aile de gauche. Ils furent accueillis avec un jet nourri de flèches avant que les cavaliers ne surgissent des deux ailes de l’armée d’Ali, suivis par l’infanterie bardée de lances et de sabres massacrant jusqu’au dernier ces hommes ayant choisi la mort. En un clin d’œil ou presque, comme si un ordre divin de mourir était tombé, les suicidaires du fleuve jonchèrent de leurs corps le sol non loin d’un pont sous lequel coulait une eau désormais devenue écarlate.

Afin de s’assurer le paradis, les Sortants accomplissaient ainsi leur plus cher vœu de mourir pour leurs convictions en conformité avec la parole de Dieu, en l’occurrence l’extrait du verset 100 de la sourate « Les Femmes » d’où certains tiraient la vraie source de leur dénomination : « Et quiconque sort de sa maison émigrant vers Dieu et son envoyé, puis est rattrapé par la mort, alors sa gratification incombe à Dieu ».

Du camp de Haroura, il ne restait plus que du bétail, des armes et des esclaves femmes et enfants. Les vainqueurs se partagèrent les premiers, mais retinrent prisonnier le butin humain qu’ils gardèrent à la disposition de ses propriétaires ou de leurs ayants droit. Sur le champ de bataille, certains se mirent à chercher parmi les morts des parents, un fils ou un frère, afin de les enterrer. En l’apprenant, allant à l’encontre de ses valeurs, Ali interdit la poursuite de tout enterrement, tellement était grande sa répulsion pour ces gens, surtout le sale combat qu’ils lui imposèrent, même s’il ne coûta à son armée que sept hommes. Finissant de les mettre, eux seuls, sous la terre, il s’écria, parlant des autres morts :

— Vous les tuez puis vous les enterrez ? Partez ! ils ne méritent pas de sépulture.

On était en l’an 38 hégirien ; il voulut continuer son chemin pour le grand combat qui l’attendait toujours en terre de Syrie. Mais ses hommes ne le suivaient plus ; la guerre avait par trop duré et un grand nombre d’entre eux quittèrent discrètement le campement, le laissant avec les seuls fidèles. La mort dans l’âme, il préféra alors regagner AlKoufa.

Intenable était la position d’Ali. Volontiers, il parlait en termes moraux, affichait la plus grande intransigeance dans les principes, refusant les artifices de la politique et la ruse admise en guerre. Paradoxalement, il fermait les yeux sur une sorte de péché originel qui était pourtant à la source du pouvoir qu’il incarnait et posait les pires cas de conscience à la majorité des personnes neutres. Cela ouvrait la brèche béante dans l’édifice de l’unité nationale qu’il cherchait à reconstruire et dans laquelle ses ennemis ne manquèrent pas de s’engouffrer.

L’essentiel de ses troupes était composé de ces insurgés qui s’étaient levés contre le calife légitime, assassins et complices compris. Et l’on pouvait légitimement penser que ceux-ci ne luttaient pour le triomphe de la cause d’Ali que par souci de leur propre salut.

Le principe de la justice à rendre au calife assassiné n’était pas absolu non plus dans le camp qui en avait fait son étendard ; il devait y plier, aussi, aux principes supérieurs de la sauvegarde de l’unité et de la paix. C’était l’argumentation d’Ali ; elle venait trop tôt et était développée dans des conditions très peu propices ; elle sera reprise avec succès par Mouawiya quand les conditions auront changé.

 

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet, ici sur ce blog: Mythe d’indépendance et crédibilité perdue de Kapitais.

 



Chapitre 5

 

La fin d’un monde

1/2

 

 

On appela Califes Majeurs ou Orthodoxes (Rachidouns) les quatre premiers vicaires du prophète. Le dernier d’entre eux, Ali, accéda au pouvoir au moment où l’État musulman avait fini sa mue. D’une théocratie centrée sur une religion encore confinée dans un sanctuaire au milieu d’un océan d’adversité, il était devenu un gouvernement de Dieu qui se donnait le pouvoir pour centre, en déployant tous les attributs, mettant à son service tous les moyens, religion comprise, sur un territoire devenu étendu à l’infini ou presque.

Avant l’extension des frontières de son État, l’islam usa du pouvoir à ses propres fins religieuses ; après sa formidable et si rapide extension, petit à petit, il devint lui-même un ustensile aux fins d’un pouvoir désormais omniscient et omniprésent.

Dans cet environnement tout nouveau, Ali était comme un anachronisme, dernier représentant d’une race désormais rare de musulmans ayant une juste conception de leur religion. Il ne sut ni ne put amener les hommes à l’aider à dompter l’autorité publique pour l’asservir à la religion, succombant à la volonté des hommes de s’émanciper de la rigueur de la morale religieuse même au prix d’une soumission à celle d’un pouvoir immoral. Car le ver séculier était déjà dans le fruit religieux. Et ce fut le terreau sur lequel prospérèrent ces autres musulmans ayant de leur religion une vision faussée et étriquée que furent les Kharijites.

Aussi fut close avec Ali l’ère des Califes Majeurs, cette période où le pouvoir n’était pas encore la propriété d’une dynastie, même s’il restait encore exclusivement celui d’une tribu.

Symbolisant ainsi la fin d’un monde, Ali allait être érigé en une icône des valeurs de cette ère à jamais perdues, dans le même temps. Kouthayyar Azza, un des poètes chiites passionnés, déclama sa ferveur envers la famille d’Ali, héritière de la mission prophétique, garante de sa continuité :

 

                        Voyons ! de Qoraïch, les guides sont,

                        Amis de la vérité, quatre équivalents

                        Ali et le trio de ses fils ;

                        Du prophète, sans conteste, les petits-fils.

 

Et les Sectateurs se plurent à rapporter que le prophète soutenait : « Ali est l’allié de celui duquel je suis l’allié. Dieu ! alliez-vous à son allié et soyez l’ennemi de son ennemi ». Il aurait aussi affirmé à Ali : « Ne veux-tu pas, par rapport à moi, être pareil à Aaron par rapport à Moïse, sauf qu’il n’y a plus de prophètes après moi ? »

Des propos de ce genre attribués au prophète ne manquèrent pas, les clans rivaux n’hésitant pas d’en inventer de toutes pièces, car les dires prophétiques constituent une source secondaire non négligeable du droit musulman. Une science du Hadith (dires du prophète) s’appliqua au demeurant à établir les règles strictes de nature à distinguer le bon grain de l’ivraie.

Sur la base de pareils propos, ainsi que sur une interprétation de versets du Coran parfois singulière sinon saugrenue chez certaines sectes, les Chiites fondèrent leur croyance dans la mission d’Ali en sa qualité de régent du prophète. Ils en tirèrent la conséquence que Mohamed en avait fait son successeur, lui donnant le rang d’Aaron, remplaçant de Moïse en son absence.

Cette adhésion des Sectateurs à la personne d’Ali fut telle que d’aucuns y trouvèrent une ressemblance avec le sort du Christ chez les israélites : il a été aimé à la folie par certains, l’adorant au point de blasphémer, mais détesté par d’autres jusqu’à l’impiété et le meurtre.

Ayant renforcé son emprise sur la Syrie en plus de l’Égypte et voyant son adversaire empêtré dans les divisions de ses armées gagnées par le démon du dogme, Mouawiya lança des troupes sur Médine, La Mecque et jusqu’au Yémen.

Leur arrivée fit fuir les hommes d’Ali et, brûlant, détruisant, tuant, y compris les enfants, elles firent tout pour obtenir l’allégeance au maître de Damas. Son nom fut claironné sur la chaire de la mosquée de Médine où l’on passa en revue tous les habitants mâles majeurs ; tous ceux qui étaient soupçonnés de participer de près ou de loin à la tragique fin d’Othmane furent mis à mort.

Au Yémen, le chef de l’expédition se permit même d’égorger les deux enfants du gouverneur de ses propres mains, le tollé des femmes hystériques tout autour ne l’en empêchant pas. Il ne répondit même pas à l’une d’elles, hurlant en pleurs :

— Tu as tué les hommes, pourquoi tuer aussi ces deux-là ? Par Dieu, cela ne se faisait même pas du temps préislamique.

Bientôt, à la rencontre des voyageurs allant ou venant d’AlKoufa, dont certains rapportaient une nouvelle endeuillant cette fois-ci la famille même du cousin du prophète, on verra une femme, rendue folle par le cruel supplice de ses enfants, épancher son propre deuil, livrant sa plainte et son désespoir en rimes :

 

                        Sur la veine jugulaire de mes enfants il a dirigé une lame affilée

                        Et tranchante ; ainsi se commet le péché.

 

Aux incursions militaires de son rival au Hijaz et au Yémen, théoriquement sous sa coupe, Ali n’arrivait à répliquer que péniblement. Quand il y parvenait, ses troupes ne pouvaient s’empêcher de brûler et de tuer comme leurs ennemis, ce qui faisait davantage de tort à Ali censé être le protecteur de ces contrées, y voulant incarner la justice et la morale.

Mouawiya ne pouvait encore s’attribuer pleinement la qualité si convoitée de calife, cependant. Si Ali était invariablement appelé par ses fidèles Prince des croyants, il était toujours pour les siens le Prince tout court, ceux qui osaient l’appeler calife étant peu nombreux. Il savait pourtant que le jour où il allait devenir le prince de tous les croyants n’était plus très loin.

Pratiquant avec dextérité l’art de la guerre, Mouawiya tirait profit de toutes les circonstances, qu’elles fussent inopinées ou créées par ses propres soins. En ce début de l’année 40 de l’hégire, il prit l’initiative de proposer la trêve à son rival. En cessant la guerre, en s’abstenant de tout acte de belligérance, on se satisfaisait du statu quo, chacun gardant ce qu’il détenait déjà : pour Ali, l’Irak ainsi que le Hijaz, même si les lieux saints étaient revendiqués par l’un et l’autre et, pour Mouawiya, la Syrie et l’Égypte.

Cette offre n’était qu’un cadeau empoisonné pour le Prince des croyants. Certes, elle lui offrait un moment de répit dans une guerre de plus en plus lourde à gérer ; mais, dans le même temps, elle écornait son pouvoir et officialisait la dissidence de deux de ses plus importantes provinces. Il n’avait pas d’autre choix que d’accepter l’offre, néanmoins. Et il le fit après de longues tractations écrites. Ses erreurs stratégiques et la réussite des manœuvres de désinformation de l’émir rival avaient réussi à semer le doute et la zizanie dans ses rangs et à le priver de certains de ses lieutenants les plus proches, dont le meilleur : AlAchtar.

L’Égypte, province de toutes les convoitises à cause de sa richesse et de l’importance de ses rentrées fiscales, atout non négligeable dans la guerre, fut le terrain d’une rude empoigne entre les deux hommes ; Mouawiya y tenait aussi à cause de sa proximité du centre de son pouvoir. Alternant ruse de guerre et coups de force, il finit par la mettre sous sa coupe.

Il réussit, en effet, à semer le doute dans la tête d’Ali sur la politique suivie par son gouverneur ; homme à poigne, fin diplomate, celui-ci arrivait pourtant à tenir en main sa province ; mais il le remplaça par un autre. Dans le même temps, Mouawiya y dépêcha d’importantes troupes sous le commandement d’Amr Ibn Al’Ass.

Bien moins à la hauteur que son prédécesseur de la situation compliquée prévalant dans la région, le nouveau gouverneur, Mohamed, le fils d’Abou Bakr, ne fit qu’y conforter les visées de l’émir de Syrie avec une politique de pure répression. Il finit par être pris et mis à mort malgré l’intercession de son frère Abderrahamane auprès d’Amr Ibn Al’Ass dont il était l’un des hommes.

Manquant de troupes, Ali n’ayant pu le secourir, abandonné par certains de ses hommes, Mohamed se réfugia dans une vieille bicoque en ruine où il fut capturé mort de soif. Le général qui mit la main sur lui, l’un des futurs conquérants du Maghreb, lui refusa l’eau, le tua et, plaçant son cadavre dans la carcasse d’un âne, y mit le feu.

Ainsi, spectaculairement, vengeait-on celui que l’on comptait parmi les tueurs du calife Othmane. La nouvelle de cette mort fut saluée par des cris de joie à Damas ; à Médine, l’acte émut à peine les habitants ; seule Aïcha pleura son demi-frère à chaudes larmes, maudissant Mouawiya et Amr. Elle recueillit ses enfants et s’interdit de manger de la grillade jusqu’à sa mort.

Après Mohamed, vint le tour d’AlAchtar, envoyé en remplacement et considéré comme le seul apte à reprendre les choses en main dans cette Égypte qui était alors sur le point de passer entièrement sous la férule de Mouawiya.

Mais l’homme fort des armées irakiennes commit l’imprudence de boire un gobelet de miel offert par des gens du cru ; ils étaient à la solde de l’émir de Syrie et leur boisson était empoisonnée. En débarrassant Mouawiya du plus vaillant et téméraire des hommes d’Ali, ils obtenaient de lui la dispense du paiement de tout impôt durant toute leur vie.

La mort d’AlAchtar eut autant de retentissement auprès des vengeurs d’Othmane que celle du fils d’Abou Bakr, AlAchtar étant considéré comme l’un des meneurs des assaillants de la journée du logis.

Aux mauvaises nouvelles d’Égypte s’ajoutaient pour Ali ses difficultés à gérer les provinces sous son autorité. Outre son échec à motiver ses hommes pour la reprise du combat contre les Syriens, il avait à poursuivre les Sortants pour les empêcher de s’adonner impunément à leurs méfaits. Il devait aussi arrêter de nouvelles vagues d’apostasies de populations dans les anciennes provinces perses qui continuaient à profiter de l’état de désordre dans lequel était plongé l’État musulman pour quitter une religion qui les avait séduits par ses valeurs de paix et de tolérance.

Les Kharijites se répandaient dans ces provinces ; leurs rangs y grossissaient vite de bandits et de voleurs et de toutes sortes d’aventuriers ; s’y ralliaient aussi de simples habitants réfractaires au paiement de l’impôt et des gens sensibles à leurs thèses liant l’accession au pouvoir à la nécessaire consultation du bas peuple.

Ils réussissaient même à attirer à eux d’anciennes populations chrétiennes converties à l’islam avant d’apostasier en leur expliquant que leur sort était lié aux leurs en tant qu’apostats, car ils seraient forcément mis à mort par les hommes du calife qui n’accepteraient d’eux ni repentir ni pénitence.

Dans nombre de contrées de ces provinces, les troupes fidèles à Ali étaient déjà à la chasse des apostats ; certes, elles tuaient ceux qui la combattaient, mais elles laissaient la vie sauve à tous ceux qui faisaient amende honorable et acceptaient de revenir au bercail de l’Islam.

L’une de ces troupes rentrait à AlKoufa avec un cortège de chrétiens faits prisonniers, composé essentiellement de femmes et d’enfants dont les pleurs et les lamentations fendaient les coeurs. Un grand chef de tribu parmi ceux restés fidèles à Ali, attendri par ce butin humain en appelant à sa générosité et ses valeurs, les acheta tous et leur redonna leur liberté.

Sommé de verser au Trésor le prix des prisonniers, il ne put cependant en avancer qu’une partie ; s’attendant à ce qu’Ali ne lui réclamât pas le reste, il fut déçu et résolut de rallier Mouawiya qui savait bien mieux récompenser les nobles actes des hommes valeureux et rétribuer ses serviteurs. Ali ne comprit ni les agissements ni le mode de pensée de l’homme ; ordonnant la destruction de sa maison, mais confirmant l’affranchissement des prisonniers, il commenta :

— Il a agi en seigneur, a fui tel un esclave et a trahi en scélérat. S’il était resté, on ne serait pas allé au-delà de sa mise en prison afin de vérifier s’il avait quelque chose à remettre au Trésor, sinon on l’aurait élargi.

De l’inextricable situation dans laquelle se trouvait Ali, Mouawiya ne manqua pas de profiter en multipliant les incursions dans le territoire censé relever de la souveraineté d’AlKoufa. Il alla jusqu’à envoyer un détachement à Basra pour retourner l’opinion contre lui. Cette escouade arriva à un moment où le gouverneur était absent à AlKoufa, laissant la ville entre les mains de Ziyad Ibn Abih, le frère illégitime de Mouawiya.

Pendant quelque temps, en mettant à profit les divisions tribales dans la ville et profitant de l’inclinaison pour Othmane de certaines tribus d’origine yéménite, le chef de la petite troupe réussit à mettre en difficulté le gouverneur intérimaire qu’il obligea à se placer sous la protection du ponte de l’une des tribus favorables à Ali dans l’attente de renforts. Mais il finit par se retrouver encerclé avec ses hommes dans le palais du gouvernement.

Malgré la menace des assaillants d’y mettre le feu, il refusa d’en sortir. Pourtant, il venait d’être abandonné par l’un de ses plus proches lieutenants ; une petite vieille noiraude, sa mère d’origine abyssine, s’était avancée vers la porte et l’a sommé de sortir, le menaçant de se mettre nue devant tout le monde. Et il finit avec les soixante-dix hommes qui l’accompagnaient par périr au milieu du feu.

Régnant sur la moitié du territoire de l’État musulman, Ali essayait d’y faire prévaloir la pratique du pouvoir d’Omar. Chaque vendredi, il distribuait sur tous les habitants ce qu’il avait dans le Trésor et, une fois le local vidé, il y faisait la sieste. En ce jour de ramadhane de l’an 40 (661), attendant l’heure de la rupture du jeûne, il était étendu sur le sol du local vide de tout bien. Il aimait bien se coucher par terre. Cela lui a valu, d’ailleurs, le surnom que lui attribua le prophète un jour où il vint le réveiller en lui enlevant de la poussière recouvrant ses habits : « Abou Tourab (Père la Terre), lui dit-il, lève-toi ! »

La proximité du tombeau du prophète lui manquait. Avait-il bien fait de quitter le Hijaz pour l’Irak et Médine pour AlKoufa ? Son parcours ne fut-il pas jalonné d’erreurs avec cet excès de ménagement pour les plus exaltés de ses hommes, ce qui les autorisa à pratiquer la fuite en avant dans l’erreur et l’amena finalement à les combattre ?

Observant l’organisation et la rigueur des mœurs de ces Sortants, il ne doutait pas qu’ils fussent susceptibles de constituer un mouvement politique appelé à s’inscrire dans la durée. Leur credo basé sur l’éligibilité au poste de calife de tout musulman nonobstant son statut ou son rang social à la condition de posséder les qualités nécessaires et morales requises par la religion ne pouvait qu’avoir un écho favorable en une terre d’islam désormais large ne devant se satisfaire indéfiniment des critères classiques pour l’accès au pouvoir.

Certes, il ne partageait pas cette vision, mais il trouvait de forts atouts de séduction dans cette assise démocratique à destination des futurs convertis à l’islam, surtout des musulmans non arabes comme les Berbères de cette Afrique du Nord en cours de conquête.

De même, il ne renierait pas leur rigorisme religieux et leur puritanisme moral s’ils n’étaient pas excessifs, n’excluant pas le fanatisme imputable à une interprétation souvent littérale et erronée du Coran. Si ce n’étaient les travers et les crimes dont ils s’étaient rendus coupables, ils ne seraient finalement pas si différents de lui. Il se demandait même s’il ne les préférait pas à ces supposés alliés et fidèles attirés par la vanité de la vie.

Parmi eux, il rangeait désormais AbdAllah, fils d’AlAbbas ; il eut un comportement qui le fit tellement souffrir. Ainsi, ce qu’il dénonçait comme honteux chez ses adversaires n’épargnait ni ses agents ni sa propre famille ! Gouvernant pour lui Basra, il n’eut pas dans la gestion du Trésor public sa rigueur ; quand il le lui reprocha, demandant des comptes, son cousin s’en offusqua et emportant la trésorerie, alla se réfugier à La Mecque. Toutes ses démarches auprès de lui et ses lettres lui rappelant ses devoirs envers les musulmans et envers Dieu ne réussirent pas à l’amener à résipiscence.

Quand on lui rapporta qu’il menait la grande vie à La Mecque et qu’il s’offrit avec l’argent public trois jeunes esclaves, il lui écrivit de nouveau, reprenant ses mêmes arguments de vertu, d’impartialité et de justice, lui rappelant ses devoirs familiaux et religieux. Or, parlant du Trésor réclamé, ce cousin osa lui répondre :

— Par Dieu, si tu n’arrêtes pas avec tes mythes, je le porterai à Mouawiya pour qu’il te combatte avec.

Et, lors d’un précédent échange de lettres, il n’hésita pas à le dénigrer sans vergogne :

— Je jure par le Tout-Puissant que retrouver Dieu après m’être approprié tous les trésors de la terre m’est bien préférable à le rencontrer après avoir fait saigner cette nation en vue d’avoir le pouvoir et le commandement !

Ali pensa alors à Omar et à sa perspicacité. Le second calife, qui appréciait beaucoup AbdAllah Ibn AlAbbas et ne le lui cachait pas, ne voulut néanmoins jamais lui confier un poste de gouverneur. Il justifiait cette attitude par sa peur de le voir abuser de l’argent public par une interprétation extensive des versets du Coran relatifs à la part de tout butin gagné revenant à la famille du prophète.

Dans son local désert, Ali songeait encore aux gens de Nahrawane, au 9 safar an 38 (17 juillet 658) date de son amère victoire sur eux et au 8 safar de l’année précédente (26 juillet 657) qui a vu le déroulement de la bataille de Siffine et leur défection, lui volant un triomphe assuré et lui imposant un arbitrage aussitôt renié pour verser dans la plus odieuse félonie.

Il se savait menacé par ceux qui ont survécu au massacre et qui lui vouaient la plus implacable haine ; mais il refusait toute protection rapprochée. Quand on essaya de le faire à son insu ; il s’en rendit compte et s’adressa aux deux hommes qui devaient lui faire escorte :

— Est-ce que vous voulez me protéger des gens du ciel ou de ceux de la terre ?

— De ceux de la terre, répondirent-ils.

— Alors, sachez que rien ne se détermine sur la terre sans qu’il n’ait été décidé au ciel, trancha-t-il, les laissant cois.

À cette même soirée de ramadhane, un peu plus tard dans la nuit, non loin d’AlKoufa, trois hommes veillaient après la prière et la rupture du jeûne. En ce mois saint, ils maudissaient le siècle vouant aux gémonies les gouvernants et pleuraient leurs frères tués au bord du fleuve. Bons Kharijites, ils se demandaient ce que pouvait valoir la vie après un pareil martyre. Ils avaient hâte de vendre leur vie à Dieu en s’en prenant aux princes du mensonge, les supprimant et débarrassant la terre de leurs méfaits tout en vengeant leurs martyrs.

Originaire d’Égypte, dénommé Ibn Mouljim, l’un d’eux, grand gaillard de taille élancée, aux traits sombres, à la peau brun foncé, se proposa de se charger d’Ali. Les deux autres se désignèrent, l’un pour Mouawiya et l’autre pour Amr Ibn AlAss.

Ce soir-là, ils ne se séparèrent qu’après avoir prêté serment sur leurs épées dégainées, jurant de ne point faillir dans l’accomplissement de leur mission quitte à y laisser la vie. Ils se donnèrent une date en ce mois sacré pour agir de concert à l’aube d’un jour convenu.

Sur son chemin vers AlKoufa, Ibn Mouljim s’arrêta chez un clan allié dont une dizaine au moins de ses membres furent tués à Nahrawane. Il y rencontra une jeune femme ; sa beauté lui fit aussitôt tourner la tête. Tellement épris d’elle, il en oubliait sa mission. Qatam était son nom. Il se pressa de la demander en mariage. Elle ne refusa pas, mais posa ses conditions ; il était prêt à satisfaire toutes ses exigences. Elle était disposée à l’épouser contre trois mille dinars, un esclave mâle, une esclave femelle et la mort du chauve, désignant Ali Ibn Abi Taleb responsable de la perte de son frère et de son père.

Il la retrouva dans la mosquée en train de prier quand il se présenta à elle pour lui faire ses adieux. Il devait partir ; c’était la nuit convenue avec les comploteurs de Syrie et d’Égypte. Elle prit un morceau d’étoffe en soie qu’elle avait sur elle, y appliqua un baiser et lui banda la tête. Elle lui présenta aussi quelqu’un de sa tribu pour le soutenir dans son entreprise. Il y adjoindra lui-même un troisième homme choisi parmi ses connaissances, communiant dans le malheur fait aux gens du fleuve.

Très froide était l’aube de ce vendredi du ramadhane de l’an 40 (janvier 661) veillé comme célébrant la révélation du Coran. Ibn Mouljim fut parmi les premiers à entrer dans la mosquée accompagné de ses deux acolytes. Prenant place dans les premiers rangs faisant face à la porte par laquelle Ali entre habituellement, ils prièrent puis s’assirent côte à côte et Ibn Mouljim se mit à répéter sans cesse la moitié d’un verset : « Il en est aussi parmi les gens qui se vendent soi-même par souci de plaire à Dieu…»

Ali n’allait pas tarder à apparaître ; il venait de quitter sa maison. Un troupeau d’oies et d’oisons, gris et blancs, vint à sa rencontre, criaillant et jargonnant. Ses accompagnateurs voulurent chasser les volatiles, mais il les arrêta d’un geste sec de sa main gauche qui tirait nerveusement sur sa très longue barbe et dit d’une voix à peine audible, les traits de sa face si brune encore plus noirs et étrangement tirés :

— Laissez-les ; ce sont des pleureuses.

Cette matinée-là, Ali n’accéda pas à la mosquée comme d’habitude par le seuil près de la chaire. Il passa à travers les rangées, un nerf de bœuf à la main, réveillant ceux qui s’étaient assoupis en répétant :

— Ô gens ! À la prière ! À la prière !

Il passa à côté du Kharijite qui, inlassablement, répétait la première moitié de son verset ; alors, il le compléta : «... Et Dieu est clément envers les hommes ».

Il a dû penser que l’homme souffrait d’un trou de mémoire ; il ne fit pas attention à ce 207ème verset de la sourate « La Vache » où les Kharijites puisèrent une appellation différente de celle par laquelle on avait pris l’habitude de les désigner. Ils tenaient à se faire appeler Chourat ou Vendeurs plutôt que Kharijites ou Sortants.

Mais cela pouvait-il échapper à sa perspicacité, lui qui n’en était point dépourvu ? N’avait-il pas sciemment ignoré le danger, comme pour en snober sa vilenie, se soumettant volontiers au dessein divin ? La veille, à son fils et héritier présomptif, AlHassan, en cette même mosquée, il avait dit :

— Mon fils, après avoir prié hier, je me suis assoupi un peu et j’ai vu le prophète de Dieu, que Dieu le bénisse et le salue. Je me suis plaint auprès de lui de mes hommes et de ce que j’endurais de leur indiscipline et leur manque d’empressement pour le combat. Il me dit alors : Invoque Dieu pour t’en débarrasser. Et j’ai imploré Dieu !

À peine Ali s’était-il éloigné d’Ibn Mouljim qu’il sentit le feu d’une lame qui passait tout près de lui et allait s’enficher dans le poteau de la porte. Il se retourna et eut le temps de voir une épée briller à la faible lueur des torches ; un cri à la bouche, dominant le brouhaha, Ibn Mouljim se jetait sur lui, son arme en avant, visant la tête. Elle vint frapper le front avant d’aller heurter le bas d’un mur dont elle fit tomber un pavé.

— Le jugement est à Dieu, Ali ; il n’est pas à toi ! criait l’agresseur avant d’être saisi. N’opposant plus de résistance, il se paya le luxe de faire des recommandations à l’assistance :

— Faites attention à l’épée ; la lame est empoisonnée !

Dans la bousculade, ses deux compagnons réussirent à s’enfuir ; l’un d’eux s’était empressé d’attaquer Ali mais le rata, l’autre fut paralysé par la peur. Arrêté un moment par son poursuivant, l’auteur du coup manqué finit par réussir à lui échapper dans l’obscurité de cette fin de nuit ; l’autre, réfugié chez lui, y fut tué par un parent auquel il ne put se retenir de faire état de la cause de son émoi.

 

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet, ici sur ce blog: Mythe d’indépendance et crédibilité perdue de Kapitais.

 

 


Chapitre 5

 

La fin d’un monde

2/2

 

Ali fut transporté à l’intérieur de sa maison attenante à la mosquée. Il avait gardé sa conscience et veilla à ce que la prière fut assurée par quelqu’un de son entourage ; il demanda ensuite qu’on lui amenât son agresseur qu’il ne fit que dévisager sans rien lui demander, comme s’il était résigné à la décision du ciel.

On l’entendit simplement murmurer le vers célèbre d’un vaillant chevalier arabe, Amr Ibn Ma’adiKarib ; ainsi fustigeait-il cet homme de la tribu de Mourad qu’il connaissait bien et auquel, nombre de fois, il fit du bien :

 

                        C’est la vie que je lui veux et, la mort, il me darde ;

                        De ton intime ami de Mourad, prends garde !

 

Il recommanda ensuite à ses gens :

— Vous le garderez en prison et lui donnerez à manger et à boire. Si je m’en sors, je déciderai pour lui ; si je meurs, vous le tuerez en vous gardant de le supplicier.

Ali ne survécut pas à son troisième jour, succombant à sa blessure dans la nuit du samedi à dimanche. On mit aussitôt à mort son assassin ; puis, enroulé dans une natte, on y mit le feu. Le désir de vengeance était trop impétueux.

L’annonce de la mort fut faite sur la chaire de la mosquée par Abou AlAswad Addou’ali, le plus en vue des supporters d’Ali et celui qui ponctua, le premier, la langue arabe en marquant de points diacritiques les lettres du Coran. L’émotion était à son comble et les gens en pleurs s’agglutinaient autour de lui. Son haleine fétide ne les faisait ni fuir ne se pincer le nez comme d’habitude ; ils écoutaient religieusement l’oraison funèbre et l’appel à la désignation de son fils suivis du panégyrique rimé de l’illustre mort :

 

                        En ce mois du jeûne, vous nous avez affligés

                        De la perte du meilleur des hommes sans exception,

                        Celui que savait Qoraïch, où qu’elle se serait tournée,

                        Être le meilleur des siens et de lignée et de religion.

 

Les partisans d’Ali étaient dans la plus noire détresse ; le ciel de la ville, obscurci par la fumée nauséabonde du feu consumant le corps de l’assassin de son maître, était aussi noir que le cœur de ses habitants.

Bientôt, se rebiffant contre le destin contraire, défiant les préceptes même de leur religion, certains allaient prétendre que le martyr sera assurément ressuscité bien avant le jour du Jugement dernier. On rapportera leurs assertions à son fils Al Hassan qui n’hésitera pas à traiter ces gens de menteurs ; sinon on n’aurait pas marié ses femmes et partagé ses biens, ajoutera-t-il.

 

                        Ô ce coup d’un juste ! Il n’en désira tant

                        Que gagner du Seigneur le satisfecit !

                        Autant J’y pense et dois-je le croire autant,

                        Du Dieu de la création avoir eu pleine réussite.

 

— On lui fit trancher les mains et les jambes ; à peine cria-t-il de souffrance. Il ne se départit pas de la farouche dignité des siens, réputés pour leur stoïcisme, raconta Qatam, la fiancée promise, récitant encore et encore Imrane Ibn Hittane, le plus réputé des poètes kharijites. Quand on voulut lui couper la langue, cependant, il paniqua, se mettant à trembler de tout son corps. À sa langue, il tenait pour invoquer Dieu à chaque instant, c’était la raison, c’était son explication ! Après la langue, il eut la tête tranchée et il partit en fumée rejoindre enfin son Dieu après lui avoir tout offert.

 

                        Quel homme rare est ce Mouradite qui versa,

                        De ses mains, le sang du plus malfaisant créé.

                        Au soir de son coup, il se retrouva

                        Mis à nu de tous ses péchés.

 

Au même moment où Ibn Mouljim s’attaquait à Ali, à Fostat et à Damas, les deux autres conspirateurs accomplissaient leur forfait. En Égypte, habitué à taquiner la destinée, Amr en eut un clin d’œil salvateur. Cette nuit-là, il prévint son ordonnance qu’il souffrait du ventre. Il avait excessivement mangé la veille lors d’un dîner bien arrosé ; il avait aussi trop envie de rester au lit. Aussi, délégua-t-il la charge de présider la prière de l’aube ; à sa place, il envoya quelqu’un d’autre à la mort.

Son acte accompli, le meurtrier se laissa appréhender ; il pensait sa mission remplie et attendait sereinement le martyre. Quand il fut emmené auprès du gouverneur et apprit l’identité de sa victime à voir ses obséquieux serviteurs lui donner du prince, il se lamenta et donna à la langue arabe l’une de ses formules populaires en parlant de celui qu’il était venu exécuter et celui qu’il tua par erreur :

— J’ai voulu Amr et Dieu a voulu Kharija !

À Damas, ce fut le gros postérieur de Mouawiya qui prit le coup et dévia l’effet du poison. Il ne lui ôta pas la vie, juste la fertilité, le rendant stérile. Il n’en eut cure ; sa descendance était déjà assurée. Mais depuis, il créa une police pour des rondes de nuit et se fit garder par des agents postés à sa tête au moment de la prosternation. De même, il fit construire derrière la chaire des mosquées une enceinte réservée.

S’ils échouèrent, les deux comploteurs eurent cependant la satisfaction de rejoindre dans la mort leur compagnon de Mourad. À AlKoufa, Al Hassan, fils aîné d’Ali, fit la prière funéraire, y appelant solennellement par sept fois. On enterra son père à la mosquée et l’on surveilla sa tombe par sécurité.

Il avait 63 ans et gouverna quatre ans neuf mois et un jour. Il laissa dix-sept filles et quatorze garçons dont les plus connus étaient les deux enfants de la fille du prophète et son fils noir Mohamed. Ali ne voulut désigner personne pour lui succéder ; il avait dû faire taire son vif désir de voir son fils aîné prendre sa place et continuer le combat qu’il avait commencé pour l’unité de la nation. Se voulant cependant réaliste, conscient de l’indiscipline de ses troupes et connaissant bien AlHassan, il laissa aux vivants la liberté de leur décision.

Dans les mêmes lieux où son père trouva la mort, les fidèles lieutenants d’Ali désignèrent aussitôt AlHassan pour remplacer son père comme calife pour les contrées qui reconnaissaient le pouvoir installé à AlKoufa. Mais AlHassan voulait-il réellement de ce pouvoir ?

Parmi les lettres de félicitations qu’il reçut à cette occasion, celle qui était en provenance d’AbdAllah Ibn AlAbbas le fit rire amèrement. Après avoir trahi la confiance de son père et abandonné sa cause, celui-ci l’assurait de son soutien et lui recommandait de continuer la lutte contre les Syriens et les Égyptiens. À ce moment-là, pensant à la vie somptueuse que menait son cousin, il se surprit à se demander s’il pouvait se retenir de la tentation de croquer aussi à son tour la vie à pleines dents.

AlHassan voulait bien honorer la mémoire de son père en continuant son œuvre, mais il était moins idéaliste que lui, se voulant bien plus pragmatique. De plus, son père était pratiquement un saint ; la vie était pour lui toute vanité et, à la manière d’Omar sinon bien plus, sa vie était un total renoncement au monde.

Il lui revenait à la mémoire sa réaction quand il avisa à sa porte des gens bien soignés ; demandant qui ils étaient à son esclave à la houppe de cheveux Qonbor et s’entendant répondre que c’étaient ses partisans et disciples, il les rabroua :

— Pourquoi je ne leur vois pas la physionomie de mes partisans : le ventre plat de faim, les lèvres sèches de soif, la vue faible à force de pleurs ?

Pour continuer le combat de Mouawiya, il fallait au fils d’Ali des troupes prêtes à le faire ; or, déjà, du vivant de son père, les hommes ne voulaient plus risquer leur vie au combat. Certes, au moment de son assassinat, son père avait fini par réussir à mobiliser une armée pour la reconduire contre les Syriens. Quarante milles vaillants combattants jurèrent même de mourir pour lui. Et ces hommes allaient suivre AlHassan pour se porter à la rencontre de Mouawiya quand ils apprirent que ce dernier marchait vers eux à la tête de ses troupes.

À l’instar de son père, AlHassan arrivait difficilement à tenir son armée. L’indiscipline de ses troupes au moindre prétexte, le dernier ayant été un retard de solde, et l’évaluation des forces en présence l’amenant même à penser de plus en plus à conclure la paix avec son adversaire.

Il avait remplacé son père depuis près de six mois et était à Mada’in (Ctésiphon), se préparant théoriquement à combattre Mouawiya campant tout près. À peine les troupes arrivées au camp, la fausse nouvelle de la mort de son général circula avec un mot d’ordre de dispersion. AlHassan était sous sa tente. Il y repensait à la gloire des Sassanides, à l’éclat de leur capitale et au lustre de l’arc de Chosroès le Grand, désormais piteux décombres depuis que Khalid Ibn AlWalid ruina la ville en 637.

— Vanité des vanités, et tout n’est que vanité ! se dit-il en ayant en tête une lecture récente de la Bible.

Soudain, un quarteron de braillards de ses hommes osa violer son intimité ; sans vergogne, ils pillèrent la tente de leur chef qu’ils bousculèrent même au point de le blesser pour s’emparer d’un tapis qui était sous ses pieds. Cette terrible mésaventure l’indigna et le conforta dans ses appréhensions.

On lui avait même rapporté que certains dans l’armée même complotaient contre lui. L’un d’eux, le jeune neveu du gouverneur de Mada’in, un certain Mokhtar Ibn Abi Obeïd - qui se fera, plus tard, un nom dans des conditions bien particulières - osa proposer à son oncle un moyen rapide d’enrichissement et de notoriété : livrer AlHassan à Mouawiya.

Tout cela renforça AlHassan dans son désir de faire la paix et d’abandonner le pouvoir. Déjà, discrètement, un échange de missives et de messagers avait eu lieu entre les deux hommes ; après tout, ils étaient de la même famille !

Mouawiya savait qu’AlHassan différait de son défunt père en matière de volonté guerrière, d’ambition dans les idéaux et de morale intransigeante. Aussi prit-il l’initiative de lui écrire et de lui faire parvenir un papier signé à blanc sur lequel il l’invitait à mettre toutes les conditions, financières et autres, dont il voulait pour l’abandon du pouvoir à AlKoufa.

Avant la réception de ce courrier, AlHassan écrivit de son côté à Mouawiya ses conditions pour s’effacer devant lui et renoncer à toute prétention au pouvoir. Leurs écrits se croisèrent, formalisant leurs désirs parallèles. AlHoussayn essaya en vain de dissuader son frère d’abandonner l’héritage de leur père, insistant pour qu’il ne lui donnât pas tort en reconnaissant l’autorité de son ennemi ; mais son aîné le fit taire.

Des Sectateurs crièrent au déshonneur, dénonçant un réalisme par trop cynique à leur goût ; ils le conspuèrent, prétendant qu’il aurait répondu à leur réprobation par une affirmation contraire aux valeurs arabes :

— La honte c’est bien mieux que la mort !

Aux gens d’Irak, ses hommes, AlHassan ne manqua pas de faire des récriminations. Il leur vida son coeur en avouant les avoir abandonnés pour trois raisons : le meurtre de son père, l’agression perpétrée sur sa personne et la déprédation de ses biens. Il les savait, du reste, prêts à accepter de faire la paix avec les Syriens ; ce que la suite des événements confirma.

Ainsi, quand il écrivit au général de l’avant-garde de son armée, après la conclusion de la paix, lui ordonnant de se mettre aux ordres de Mouawiya, celui-ci laissa le choix à ses hommes d’obéir à un chef de file de la perdition ou de combattre sans guide. Ils choisirent alors l’imam de la perdition, le délaissant avec la poignée d’intransigeants qui refusaient, comme lui, d’enterrer la hache de guerre.

Ceux-ci ne tardèrent pas à être approchés par le nouveau calife de tous les musulmans ; pour obtenir leur rentrée dans les rangs, il envoya à leur chef un registre blanc dûment signé et cacheté, lui proposant d’y consigner toutes ses exigences. Ne demandant point d’argent, il exigea une amnistie totale, incluant le sang versé et le butin glané, pour lui et pour les partisans d’Ali qui lui étaient restés fidèles.

Sept mois et quelques jours après la mort d’Ali, dans une maison du côté d’AlAnbar, en Irak, à Maskin, AlHassan se retrouva avec Mouawiya pour la conclusion du traité de paix. Ne retenant que les conditions de la lettre d’AlHassan et rejetant les nouvelles, bien plus exorbitantes, qui étaient venues s’ajouter sur le blanc-seing, Mouawiya ne fut pas moins reconnu comme le seul prince de tous les croyants.

En véritable animal politique, il réussit à transformer son incroyable rêve en réalité concrète, cédant si peu, et pour ainsi dire rien, ayant été intransigeant quant à l’essentiel. S’il agréa les exigences financières du fils aîné d’Ali, il opposa une fin de non-recevoir à sa demande que son père ne fût plus maudit sur les chaires des mosquées. C’est à peine s’il consentit à ce que cela ne se fît pas en sa présence, sachant d’avance qu’en politique, la promesse n’engage que celui à qui elle est faite, nullement celui qui la fait.

On était au mois de Joumada I de l’année 41 (29 juillet 661). Elle sera appelée Année de la Collectivité, marquant le début du règne de premier calife officiel de tous les musulmans après les quatre Califes Majeurs.

Et Mouawiya, fils d’Abou Soufiane Ibn Harb Ibn Abd Chams, descendant d’Omayya tout comme Othmane, fit une entrée triomphale à AlKoufa alors qu’AlHassan, aussi chargé qu’un guerrier au retour d’une razzia victorieuse, se retira à Médine salué par des multitudes en pleurs.

Lors de la cérémonie d’officialisation publique de l’avènement de Mouawiya à la tête de tous les musulmans et après le discours de celui-ci, le fils aîné d’Ali s’était adressé à eux pour la dernière fois. Il ne le voulait pas, mais c’était sur l’invitation du héros du jour qui, sur instigation d’Amr Ibn AlAss, voulut le ridiculiser devant son propre public. Mais, il fut tellement éloquent que Mouawiya ne tarda pas à lui demander de s’asseoir, regrettant de l’avoir invité à parler et d’écouter Ibn AlAss toujours à la recherche des défauts d’armure des gens.

— ô gens, Dieu vous a bien guidé avec le premier d’entre nous et préservé votre sang avec le dernier, dit-il notamment. Le pouvoir a une durée que n’épargnent pas les vicissitudes du sort.

En route vers Médine, AlHassan vit venir vers lui un messager de Mouawiya resté à AlKoufa. Il l’informait de l’attaque de la ville par les Kharijites et lui demandait de revenir pour les combattre avec lui. Sa réponse était nette et sèche : s’il avait eu l’envie de combattre quelqu’un, c’aurait été lui qu’il aurait combattu en premier ; mais il le laissait pour le bien de la communauté, pour épargner les vies. Et il poursuivit son chemin vers la cité du prophète.

À la conclusion de la paix entre les chefs des deux clans rivaux des AbdManaf, certains Kharijites qui se tenaient à l’écart dans les provinces perses s’étaient décidés à reprendre le combat contre l’ennemi désormais unique. Ils n’étaient pas plus de cinq cents cavaliers, mais combattaient comme des milliers avec leur foi chevillée au corps, leur rejet de la vie et leur passion pour le martyre.

Ne voulant pas engager ses troupes à cause d’une poignée d’excités aux fronts noirs (ainsi d’aucuns appelaient-ils les Kharijites à cause de la trace laissée par trop de prosternation aux prières), Mouawiya envoya au-devant d’eux quelques troupes de son armée qui se firent battre à plate couture. Il décida alors que ce serait aux gens de la ville de combattre les leurs, la plupart de ces Kharijites étant de la région. Ce qu’ils durent faire à contrecœur, combattant leurs anciens amis pour le compte de leurs anciens ennemis.

Mouawiya avait à s’occuper d’assainir la situation à l’intérieur même des villes irakiennes et il devait prêter attention à l’autre ville principale de cette province irakienne turbulente : Basra qui composait avec AlKoufa ce qu’on appelait les deux Irak.

Il y envoya comme gouverneur l’homme à la triste réputation d’égorgeur d’enfants, celui-là même qui en tua déjà deux de sa propre main au Yémen. Il avait pour mission de récupérer notamment ce que Ziyad, l’agent d’Ali dans les provinces perses, tenait en main comme rentrées fiscales. Pour faire pression sur lui, il était autorisé à prendre en otages les enfants de ce frère illégitime et, au besoin, menacer de les mettre à mort.

Ziyad refusa de se laisser intimider ; il l’ignora, l’appelant de tous les noms : fils de la mangeuse des foies, puits d’hypocrisie et chef des factieux. Déjà, à la mort d’Ali, Mouawiya lui avait écrit des lettres de menaces qui le laissèrent de marbre.

Le gouverneur allait mettre à exécution sa menace si ce n’était l’intervention de personnalités de la ville, parentes des enfants. Elles excipèrent de la paix conclue qui garantit la vie sauve à tous les partisans d’Ali, surtout à leurs enfants, et réussirent à obtenir un délai de trois jours pour avoir de Mouawiya, séjournant encore à AlKoufa, une lettre en ce sens.

Au lever du troisième jour, le gouverneur sortit les enfants destinés au martyre ; il avait hâte de rééditer son acte du Yémen ; déjà, la toile de la folie qui finira de se saisir de lui à la fin de sa vie commençait à se déployer dans sa tête.

À l’approche du crépuscule, la place centrale de la ville était noire de monde ; autour du gouverneur, il y avait une foule houleuse vigoureusement maintenue à l’écart par des hommes armés jusqu’aux dents. Les regards anxieux scrutaient les dunes à la recherche de l’espoir de vie quand soudain, à l’horizon lumineux, apparut un cheval racé au galop. Tout empoussiéré, s’agitant, agitant ses vêtements, l’homme apportait la missive du calife ; et, dans un tonnerre subit d’appel à la prière sortant de toutes les bouches nouées par l’émotion, les enfants échappèrent au sort de leurs semblables du Yémen.

Le nouveau Prince des croyants était pressé de regagner sa belle ville de Damas, la nouvelle capitale de l’État enfin réunifié. Plus urgent encore était pour lui, toutefois, son désir de se rendre à Médine comme on allait en pèlerinage. Il voulait rendre hommage à Othmane et se recueillir sur le lieu qui fut le point de départ de son long chemin vers le pouvoir. Une des filles d’Othmane l’y accueillit en pleurs, lui reprochant de ne pas avoir tenu parole et vengé son père. Il lui dit :

— Ma nièce, les gens nous ont donné leur obéissance contre un pacte de sécurité auquel nous nous engageons. Nous leur montrons du sang-froid sous-tendu de colère et ils nous montrent une soumission sous-tendue de haine. Et chacun de nous garde près de la main son épée en surveillant l’autre. Si on les trahit, ils nous trahiront et l’on ne saurait dire à qui serait la victoire. N’est-ce pas mieux que tu sois la cousine du Prince des croyants plutôt qu’une femme de la masse du peuple !

Se rendant ensuite à la mosquée, il fit une adresse aux Médinois qui s’y étaient réunis. Il leur parla en se tenant assis sur la chaire, ce qui ne s’était jamais fait avant lui, tous ses prédécesseurs sur cette chaire se tenant debout. Il leur dit :

— Abou Bakr – que Dieu soit satisfait de lui – n’a pas voulu de la vie d’ici-bas et elle n’a pas voulu de lui. Quant à Omar, elle voulut de lui, mais il ne la voulut point. Othmane, quant à lui, alla vers elle et elle l’atteignit. Et, quant à moi, elle m’a entraîné et je l’ai attirée à moi. Avec elle, je suis tendre, car elle est ma mère et j’en suis le fils. Si vous ne me trouvez pas le meilleur d’entre vous, je suis bien le meilleur pour vous.

Descendant la chaire, il eut une pensée pour son acolyte Ibn AlAss à qui il abandonna comme promis le gouvernement de la province d’Égypte et ses rentrées fiscales.

Dans Fostat, la ville que ce dernier fit construire comme chef-lieu pour l’Égypte, il était une sorte de vice-émir ; il se comportait comme s’il n’était pas un simple gouverneur. Il venait de s’assurer la reconquête des terres berbères au-delà de l’Égypte, dans cette Ifriqiya rebelle, en envoyant son cousin, fils de sa tante, Okba Ibn Nafa’a.

Tuant, pillant et asservissant les anciens hommes libres de ces terres, ce dernier étendit bien loin le pouvoir de l’Islam. L’Ifriqiya relevant de l’Égypte, ces succès faisaient d’abord la gloire de son gouverneur ; il tardait à Mouawiya de récupérer cette riche province. Et il se surprit à souhaiter la disparition rapide de cet allié devenu encombrant.

Le destin l’écoutera ; deux ans plus tard, en sa capitale, mourra Amr Ibn AlAss, le puissant gouverneur d’Égypte, le jour même célébrant la fin du mois de jeûne. Il aura gouverné cette province presque six ans en tout, quatre pour Omar, quatre moins deux mois pour Othmane et onze mois pour Mouawiya. Son fils le plus réputé pour sa piété lui succédera à peine un peu moins de deux ans.

Lors de son passage à Médine, Mouawiya reçut la visite de Saad Ibn Abi Wakkas, l’un des derniers hommes en vie du cénacle d’Omar, venu lui rendre hommage. Et il le fit en lui donnant du roi. Riant, Mouawiya dit préférer être appelé prince des croyants et le petit général en retraite lui répondit :

— Par la foi de Dieu, je n’aurais jamais accepté ce pouvoir de la manière avec laquelle tu l’as eu !

En cette même Médine, retiré de la politique, AlHassan mena une vie somptueuse, où la richesse était au service de la tradition familiale de piété et de dévotion. Mais, subitement, en l’an 50 (670), il décéda sans avoir atteint l’âge de la cinquantaine. On chuchota que sa femme l’avait empoisonné et d’aucuns virent derrière sa main une énième œuvre diabolique de l’homme en charge de la destinée de l’Islam.

La dernière volonté du petit-fils du prophète fut d’être enterré, dans la mesure du possible, avec son grand-père. Réaliste, il savait que cela pouvait susciter des oppositions mesquines ; dans ce cas, pour éviter la discorde, il acceptait d’être enterré dans le cimetière commun de la ville.

Le nouveau gouverneur de Médine ne vit pas d’objection, il venait d’être nommé à la place du secrétaire d’Othmane, Marouane Ibn AlHakam, avec lequel il alternait la charge régulièrement. Ce dernier, par contre, refusa que fût exaucé le voeu du mort en ameutant ses hommes ; et Al Hassan ne retrouva pas dans la tombe la compagnie de son grand-père.

Cette mort fit la joie de Mouawiya et il ne la cacha pas, même s’il veilla, en chef attentionné, à respecter le rituel de condoléances à l’intention de la famille. En décidant d’autorité de l’emplacement de la tombe du petit-fils du prophète, il avait déjà assouvi une partie de sa vengeance ; il lui restait à la parachever.

Au lendemain du décès du fils d’Ali, il reprit une ancienne résolution en annonçant, lors d’un pèlerinage de La Mecque, son intention de faire maudire enfin le nom du quatrième calife Majeur sur toutes les chaires des pays d’islam en même temps que de prier pour le calife assassiné et implorer pour lui la miséricorde de Dieu. Certes, il ne s’était pas privé déjà de proférer cette malédiction, mais la pratique erratique allait devenir régulière et systématisée en principe de gouvernement.

Lors de son passage à Médine, sur le chemin du retour, son proche entourage lui conseilla de prendre l’avis à ce sujet de l’une des dernières grandes figures de l’islam. Le vainqueur d’Al Qadissiya Saad Ibn Abi Wakkas, dernier survivant des conseillers d’Omar, risquait de perturber sérieusement ses plans en s’opposant fermement à la malédiction programmée et en chahutant son déroulement.

C’est en le consultant que Mouawiya jugea sage de différer le plein emploi de sa vengeance, l’homme qui a été aux côtés du prophète à toutes ses expéditions militaires l’ayant menacé de boycotter la mosquée si jamais on devait y maudire le cousin de Mohamed. Il attendra sa mort qui interviendra en l’an 55, pour se sentir enfin libre de maudire Ali.

Cette fois, rien ne l’y ferait renoncer, même pas l’opposition de l’une des épouses du prophète, Oum Salma, qui lui écrivit :

— Vous maudissez Dieu et son prophète sur les chaires en maudissant Ali Ibn Abi Taleb et ceux qui l’ont aimé. Je témoigne, en effet, que Dieu et son prophète l’ont bel et bien aimé !

Ce genre d’arguments ne pouvait plus avoir d’effet sur Mouawiya. Il était certes le Prince des croyants, cinquième calife du prophète ; il était surtout le premier gouvernant d’une lignée nouvelle qui ne se contentait plus de tirer son autorité de la foi, mais trouvait dans le pouvoir sa véritable religion.

C’est d’ailleurs du nom du pouvoir des Arabes que l’on qualifiera plus tard le temps omeyyade, l’empire arabe musulman y étant encore dominé par les Arabes avant de passer entre les mains de musulmans issus d’autres ethnies.

Cela est une autre histoire, certainement aussi palpitante à raconter que l’actuelle fresque ! Avec celle-ci, elle constitue l’ossature de la mentalité sociopolitique des pays arabes, donnant même quelques clefs utiles pour l’interprétation de leur actualité.

 

FIN

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet, ici sur ce blog: Mythe d’indépendance et crédibilité perdue de Kapitais.





COPYRIGHT :

Aux origines de lislam

Succession du prophète,

Ombres et lumières

 

 © Afrique Orient  2015

Auteur : Farhat OTHMAN

Titre du Livre : Aux origines de l’islam

Succession du prophète, Ombres et lumières

Dépôt Légal : 2014 MO 2542

ISBN : 978 - 9954 - 630 - 32 - 7

Afrique Orient - Maroc

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