Une doxa obsolète
L'épistémè (science en grec ancien) est l'ensemble des connaissances permettant les diverses formes de connaissances scientifiques à une époque donnée. En cela, le terme est opposé ici à doxa (opinion en grec) dont nous faisons le synonyme d'élite, la doxa étant l'ensemble des opinions et des présuppositions communément admises d’une société donnée.
En effet, qui mieux les représente que ce groupe de personnes distinguées par une formation ou des aptitudes permettant de se retrouver au premier rang, être considérées représentatives du meilleur d'un groupe humain ?
Nous vivons encore sous une doxa périmée incarnée par des élites de tous bords, nationales et internationales, déconnectées des réalités politiques, idéologiques et psychosociologiques de leurs peuples et de la population mondiale. Cela se traduit par les turpitudes politiques et idéologiques qui endeuillent ce début de siècle.
Sans verser dans l'infantile théorie du complot, il n'est nullement illégitime d'estimer la recrudescence des turpitudes attribuées à l'islam et les excès islamistes dans le monde comme les ultimes tentatives des tenants de l'ordre ancien, s'y accrochant vaille que vaille, cherchant à en retarder la disparition.
S'ils se recrutent dans les principaux bénéficiaires de l'ordre actuel du monde estampillé occidental libéral, de tels bénéficiaires ne se retrouvent pas moins également dans les zones sinistrées du Sud où ils sont le sûr relais du pouvoir du Nord suffisant, jamais satisfait de ses privilèges exorbitants.
Ses nantis y étant, en effet, servis par des obligés de toutes obédiences, y compris et surtout en pays d'islam, anciennes et toujours zones sous influence, pour lesquels l'ancien monde est une rente avantageuse, politique et idéologique à maintenir en l'état, quitte à jamais la perdre. Et toutes les turpitudes sont bienvenues pour sauver ce qui est condamné, avoir un répit se manifestant en termes d'intérêts les plus égoïstes.
Effervescence populaire et organicité des représentations
« Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité » disait Heidegger ; et Ballard, après Borgès, parlait de réinventer le réel comme ultime, plus redoutable fiction. C'est de cela qu'il s'agit, en dernière analyse, dans le monde, notamment dans les pays arabes en effervescence, ayant entamé cette fatale danse postmoderne en Tunisie en 2011. Cette exception Tunisie où s'écrit, péniblement, mais sans relâche, la transfiguration nécessaire de la pratique politique et du monde.
Ce que j'y ai qualifié de Coup du peuple est la manifestation de ce dont parle Baudrillard quand il pointe une imagination terrorisée et terroriste qui nous habite sans le savoir, un esprit du terrorisme qui n'est qu'une banalisation du dogmatisme ; ce que je qualifie de terrorisme mental.
Il y a une perfusion mondiale du terrorisme qui est comme l'ombre portée de tout système de domination ; c'est à un tel dogmatisme que les peuples arabes, tombés du mauvais côté de l'ordre mondial, côté des damnés de la terre, ont tenté et tentent de se soustraire à la faveur de leur printemps, le passé grandiose restant autant vivace que traumatisant dans l'imaginaire populaire rendant plus efficace l'inconscient travail du négatif hégélien.
Face à un tel état d'effervescence, socle d'une violence fondatrice d'un nouvel ordre, quelles représentations en ont produit les créateurs et médiateurs culturels ? Aucune qui soit réellement représentative du peuple, car ces intellectuels sont loin d'être organiques au sens de Gramsci.
Occupés à leurs batailles pour une illusoire légitimité, nos intellectuels n'ont jamais participé à la construction de la réalité de leurs peuples — des peuples en général —; tout au plus ont-ils contribué à sa déconstruction en érigeant les catégories cadrant avec leurs présupposés sociohistoriques en vigueur en Occident. D'où cette inconscience de la réalité dans leur fausse conscience d'un principe de réalité trompeur et réducteur.
Si les intellectuels arabes ont contribué à quelque chose, c'est à façonner à leur image en la déformant aussi bien prospectivement que rétrospectivement la connaissance de la réalité et de ses acteurs, celle des masses avant que celles-ci n'investissent le devant de la scène.
Érigés en « sachants », les intellectuels d'aujourd'hui, particulièrement arabes, font moins partie de leur peuple que de la catégorie plus vaste de la bienpensance dominante, occidentale encore, estampillée à tort libérale. C'est elle qui compte à leurs yeux et c'est à son rythme qu'ils vivent, non celui des masses qu'ils sont censés représenter. C'est à la réalité de la modernité occidentale qu'ils s'identifient et non à leurs groupes sociaux respectifs.
Or, si un tel état de fait passe inaperçu plus facilement en Occident où la démocratie d'élevage est instituée et continue à leurrer, la faim d'un autre ordre qui soit plus représentatif de la puissance sociétale est en cours dans les pays déshérités du monde, une envie de démocratie sauvage.
Elle est marquée par l'impératif de substitution de l'archie (la puissance sociétale) à la trop usée cratie (le pouvoir institué), transfigurant ainsi la démocratie finie en postdémocratie, une démoarchie à faire naître, une sorte de démopraxie dont la praxis est une raison participative sensible à l'esprit du temps.