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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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samedi 26 juillet 2014

Éternelle Tunisie 1

Mon manifeste d'amour au peuple 
n° 3
Pour quoi faire, la politique?


En tant que pratique du gouvernement d’un État, d’une nation, la politique qui est, en son sens étymologique(1), ce qui est relatif à l’administration des citoyens en leur cité. Or,  le citoyen est d’abord celui qui non seulement habite une cité(2), mais en est habité, tellement est importante de nos jours la prégnance de la ville sur nos vies. D’où l’importance de la politique dans nos vies. 
Cependant, il ne s’agit plus de la politique telle qu’on la pratique encore, car elle est dépassée comme le sont les temps que nous vivons. Quels sont-ils ? Quelle serait cette politique et qu’en, faire, pour quoi la faire?
Il s’agit d’une immersion dans la poétique de la politique, que je qualifie de compréhensive et qui n’est qu’une politique éthique où l’éthique est esthétique et poétiques ayant ce caractère nécessaire de ce qui peut toucher la sensibilité, susciter une émotion esthétique. 
En hommage à un étranger, plus tunisien que le plus authentique des Tunisiens, je la ferai sous le signe de Jean Duvignaud qui a le mieux su comprendre et ressusciter le lavage perdu de la Tunisie dans le domaine socioculturel. Il ne s’agira que de continuer son oeuvre sur le plan politique.

L’accélération de l’histoire en Tunisie 

Il est évident que depuis 2011, date de ce qu'on a appelé révolution du jasmin ou révolution 2.0 et qui ne fut qu'une révolution postmoderne que je qualifie de Coup du peuple, le temps est moins bergsonien que roupnelien, la durée se faisant instant, un instant qui n'est pas moins éternel en un temps qui revient où les instants et la durée relèvent d'un même esprit nouveau tout à la fois scientifique qu'anthropologique, plus imaginal qu'imaginaire, un imaginaire qui se sensibilise, une déraison qui se rationalise. 
Il s'agit d'une raison sensible en une connaissance ordinaire qui mande et commande un nouvel effort de déconstruction-construction du réel ou supposé tel, pour aller au-delà, vers ce réal ou niche le possible, supposé im-possible, cet inapparent bien tangible; la science n'est-elle pas que des choses invisibles ou cachées ?
Comme déjà hier avec Duvignaud découvrant puis visitant et revisitant Chebika, microcosme d'une Tunisie qu'il a qualifiée volontiers de « région du monde où tous les sens peuvent être comblés. », ce pays est un pays-monde, en pleine mutation, Chebika s'étant agrandie à l'échelle de la Tunisie, une oasis perdue en une Méditerranée à la dérive. On sait que cet intime de Tunisie tout autant authentique Tunisien qu'interprète d'une authentique Tunisie, y a été « fasciné par la rencontre des sols, des âges, des hommes, des rites… ».
À Chebika, malgré le décor de carte postale, le vernis d'étape touristique idyllique, l'être profond s'y sent délaissé; ce qui illustre à merveille cette «tragédie du paysage »(3) de la Tunisie déshéritée. Pour peu que l'on plonge au creux des apparences, on est saisi par un sentiment tragique suscité par le cadre naturel même, écrin magnifique d'un environnement social réduit à la superficialité. 
Dans Chebika, Duvignaud relève que le temps mort constitue probablement le centre réel des vies dans le sud; et ce vide apparent est le noyau dur de l'existence(4) Or, comme la nature a horreur du vide, il ne peut être que plein. De quoi donc? D'une célébration du passé à travers des gestes et des habitudes censés moins perpétuer le passe que remplacer un présent inexistant. Aussi, c'est le passé qui prend possession du présent, le vampirise d'où cet attachement quasi névrotique à des traditions qui comptent moins en elles-mêmes que comme un substitut au néant du présent. C'est une sagesse innée du sens commun, cette sagesse qui est une pensée n'ayant pas besoin de l'approbation du groupe auquel on appartient et qui enferme dans les prescriptions communes et des règles à respecter.(5)

Un opéra bouffe du politique  

Cela est d'autant plus vrai que la vie relève du théâtre, à la fois opéra lyrique de rue et opéra-bouffe du politique, car cette création imaginaire nous plonge dans le mirage d'expériences possibles. En Tunisie, au-delà de l'écume des apparences, les conflits plus que les concepts interrogent la vie commune. Déjà, à l'écoute du village de la steppe tunisienne, Chebika, Duvignaud nous avait appris la distance critique nécessaire à l'ethnologie, tout en décelant la naissance de l'intégrisme maghrébin. J'entends m'ouvrir ici sur la Tunisie plurielle qui se construit en traçant quelques lignes, loin des plans sur la comète, en me situant non pas au-dessus de la mêlée dans laquelle l'intelligentsia tunisienne se déchire et se perd, mais en deçà. 
Mon hypothèse est que je crois possible et même en cours des retrouvailles avec l'« imagination visionnaire » du soufisme d'Ibn 'Arabi qui a été victime du divorce tragique entre esprits d'Orient et d'Occident datant, selon Durand citant Corbin, du départ définitif en 1200 d'Ibn 'Arabi de Cordoue pour l'Orient tant géographique que spirituel.(6) Je puis même me risquer d'annoncer un retour possible d'Ibn 'Arabi en Occident, non à Cordoue, mais dans l'Occident de l'Orient qu'est le Maghreb fécondant l'imagination rationnelle par une imagination créatrice, un imaginaire poétique, cette poésie de la rue et ce sacré virtuel de plus en plus visibles dans leur invisibilité même; c'est l'ésotérique qui se fait exotérique sans répudier sa nature propre, une nature de la nature enfin retrouvée.
Dans Chebika,(7) Duvignaud rappelle que Jacques Berque a souvent noté combien, durant la phase de colonisation, la vie maghrébine s'était, à tous les niveaux, repliée sur ses bases et rétractée pour ainsi dire en profondeur. Il précise que les pages qu'il consacre à ce repli dans Le Maghreb entre deux guerres sont d'autant plus frappantes qu'elles correspondent encore à une réalité vivante, indiscutablement repérable pour chaque administrateur national formé sur des valeurs techniques occidentales et des principes de gouvernement «modernes. Or, si cette invagination de la vie et du sens de la vie est toujours officiellement en place, cette structure artificielle est minée et est prête d'imploser malgré de nombreux replâtrages.

L’ère du vide, un âge des foules

Dans Le Pandémonium du présent,(8) son autobiographie réflexive, Duvignaud donne une vision hallucinante d’un monde perdu où ce qui donne peut-être le vertige est surtout la disparition de nos jours de vrais lieux de réelle sociabilité. À sa manière, je m'interroge en acteur et en spectateur sur le vide politique en Tunisie auquel on s'évertue de substituer le vide idéologique actuel et les vaines polémiques autour de concepts morts que nous connaissons en Occident. Le Pandémonium(9) tunisien postrévolutionnaire est un huis clos où se bagarrent certitudes, idées folles ou sages. Celles-ci sont le fait surtout de petits groupes effervescents, de convivialités où se cuisinent en un bouillonnement jubilatoire les utopies comme recréation d'un réel qu'on cherche à comprendre avec des idées ou des fictions. Or, l'on sait que les conflits, bien plus que les concepts, interrogent la vie commune, permettant d'être à l'écoute du village de la steppe de la Méditerranée qu'est la Tunisie, une Chebika étendue aux dimensions d'un pays, Chebika où Duvignaud avait déjà mesuré la distance critique nécessaire en ethnologie ainsi que la naissance de l'intégrisme maghrébin. 
Duvignaud a bien insisté, dans Chebika, sur « La capacité d'invention des groupements particuliers (qui) n'a jamais été prise en considération depuis Proudhon, et il semble pourtant qu'il faille chercher aujourd'hui en elle une voie nouvelle au-delà des illusions et des erreurs de l'étatisation sous toutes ses formes. Chebika est un "électron social" qui peut par ses propres forces créer une situation nouvelle pour autant qu'on lui en donne les moyens : il faut qu'à l'indépendance politique succède dans les pays du Tiers-Monde l'indépendance sociale, laquelle n'existe actuellement nulle part, dans la mesure où les élites qui ont réalisé l'indépendance politique sont devenues des classes dirigeantes dont la seule existence accentue la divergence entre la ville et le monde de la steppe...»(10) Ces groupements particuliers sont aujourd'hui les associations d'une société civile très active. 
Observant et contribuant à la Tunisie qui se construit, je me situe moins dans ou au-dessus de la mêlée dans laquelle l'intelligentsia tunisienne se déchire et se perd, mais en deçà. Aussi, je ne parlerai ici ni de causes, plutôt de motivations, puisqu'il n'y a pas de "facteur dominant", l'épistémologie dissolvant cette notion dans les déterminismes "a-causals"(11) ni ne tirerai de conclusions, tout juste des lignes de fuite après avoir tracé les ruptures.
Ma conviction, mon constat est que ni le paysage ni les humains ne sont superficiels; ils sont même l'essence d'un sacré, d'une poésie sacrale, ce mystère sociétal qui parcourt une Tunisie en roue libre depuis la chute de la dictature. Or, comme l'a démontré Michel Maffesoli, « le mystère est inquiétant; mysterium tremendum. C'est-à-dire qu'il est anamnèse de la mort omniprésente. De la violence aussi. »(12)  
Cette violence est omniprésente dans la société, quasi rituelle dans sa manifestation morale, quasi organique, en écho à la violence du climat et de la géographie. À la «tragédie de la vie organique, celle de la nature » correspond une tragédie de la vie populaire, quasi naturelle dans ce néant de la condition terrestre « qui transforme le néant en être » par le pouvoir magique, le Zauberkraft de Hegel, qui est ici dans la spiritualité populaire, les marabouts qui n'ont rien de sacré sinon leur enracinement dans la vie de tous les jours, un enracinement dynamique de par son pouvoir magique, réel ou supposé, cette proximité de l'être des gens jusqu'à la possession.
C'est là un aspect essentiel de la société tunisienne, un pouvoir magique dont la forme en creux est une spiritualité, terme fatal de toute étude sociologique d'une société en transition. Duvignaud rappelle bien que Bastide était arrivé aux religions africaines du Brésil  à travers la sociologie des interprétations de civilisations et ses études des Problèmes de la vie mystique avec notamment les Images du Nord-Est mystique brésilien. Bien évidemment, il s'agissait de spiritualité bien plus que de religion en ce que celle-ci n'est pas loin de ces signes de convivialité d'un quotidien qui en regorge comme autant de coudoiements avec des seigneurs invisibles, les « dieux rêvés » dont parle Desroche. De plus, comme il le précise aussi dans Chebika,(13) Marcel Mauss disait bien qu'en magie comme en religion comme en linguistique ce sont les idées inconscientes qui aboutissent.(14) En Tunisie, le sacré, le spirituel aux nuances populaires est le véritable centre de gravité du pays qui n'est qu'un grand village. Duvignaud n'a pas manqué de le souligner d'ailleurs.(15)
Les deux aspects sont intimement liés en Tunisie. Dans Chebika, Duvignaud rappelle d'ailleurs ce que disait Jacques Berque de la sainteté comme « réplique de la brutalité. Cela veut dire aussi que là où l'effondrement économique et social est total et la désagrégation profonde, l'évasion spirituelle s'impose, parfois. » Et celle-ci est soit brutalité, violence et terrorisme, soit invasion spirituelle.(16) Et c'est une invasion au sens bien précisé par Duvignaud parlait du rôle du saint consistant à faire reculer les limites de l'impossible, le rendre possible.(17)
C'est à de tels signes subtils qui donnent accès à une mystique souterraine aux terres encore vierges, encore assez indéfrichées de l'expérience du vivre-ensemble tunisien que s'était attelé Divignaud avec succès dans Chebika. Les pages de l'ouvrage sur Sidi Soltane sont tellement éloquentes à ce sujet; la fête annuelle du marabout étant moins un rite qu'une fête manifestant, une fois par an, cette libido sentinendi se libérant de la libido sciendi de rigueur le reste de l'année. Les fêtes annuelles soufies sont des sortes de dionysies islamiques où l'esprit libertaire corseté dans la morale d'une religion instituée retrouve sa fibre populaire. C'est en ces moments qu'il est loisible de voir l'islam sous son vrai jour, celui dont parlait Iqbal dans le Livre de l'Éternel «Tu m'as donné la raison, donne-moi la folie,... ». 
Violence et magie de la spiritualité sont la marque de ce temps qui revient, et d'une attente qui se concrétise. Or, « la violence est fondatrice, comme l'assure Maffesoli, elle est un moment de la dialectique sans fin unissant le chaos et le cosmos ».(18) C'est le règne de la cult(e)ure aujourd'hui, en Tunisie, le culte d'une nature culturalisée ou d'une culture naturalisée; dans les deux cas, c'est le tragique qui prend possession de la rue; et comme l'indique J.-P. Dupuy, « c'est la condition "naturelle" de l'action de tourner au tragique, et (...) c'est la "culture" qui empêche qu'il en soit toujours ainsi ».(19)
La spiritualité qui s'est fait attente si longtemps est ainsi que l'a vue Duvignaud : une attente qui était la forme populaire de la tension vers la liberté. C'est une attente, car on se soumet à l'ordre organique de la vie, emportant la contrainte de soumission à Dieu ou à la nature, ce qui revient au même. Il n'y a de mobilité que s'il y a attente, comme il n'y a pas de vie sans limites, sans détermination au sens étymologique du terme determinatio. C'est dans la soumission et l'attente, dans la limite, que l'être se donne à voir et à être.(20)
Cette attente n'est donc pas immobilisme ou ne l'est que dans une vision limitée du temps; elle est mobilité dans le temps quand il est entier, dont la durée est faite d'instants et dont la durée est une cyclicité. Ce temps dont parlait le soufi Ibn 'Ata dans ses Hikam.(21) C'est une telle attente qui a donné le soubresaut de janvier 2011 et qui est grosse de tant d'autres assurément, capillarisées en effervescence presque quotidienne et accès d'excès tellement bachiques s'ils n'étaient terroristes.
Ce que je nomme Coup du peuple, qu'on a pris l'habitude de qualifier de révolution du jasmin, a été la manifestation paroxystique de cette attente du peuple comme tension vers la liberté. Ainsi, si techniquement il n'y a pas eu révolution, plutôt un coup occulte, d'État ou presque, disons un coup d'État postmoderne amené ou articulé sur une effervescence populaire incontestable, il y a bien eu révolution dans les têtes où le virtuel s'est fait réalité et est devenu ce possible qui est toujours au-delà du réel.(22)    
Maffesoli a assez démontré « le rôle fondateur de la contrainte », cette «forme qui fait violence », laquelle est « source de vie ». (23) Or, en Tunisie, cette contrainte est aussi soumission et donc attente, c'est-à-dire une forme policée de la violence, un « savoir incorporé » faisant et défaisant la société. Or, même en la défaisant, il la fait ou la refait. Hegel ne disait-il pas que « les guerres ont lieu quand elles sont nécessaires; puis les récoltes poussent à nouveau...»?(24)
Aujourd'hui, violence et attente forment un mouvement en centralité souterraine, une centralité dynamique contribuant à la construction de la socialité tunisienne reliée à la nature combien même elle en peut être déliée, car elle reste alors liée par cette soumission à Dieu. Soumission qui, pour être volontaire, est la contrainte indispensable.

B-K, baroque et kitsch, Imaginaires de rupture (25)

La question essentielle à se poser désormais en Tunisie est comment déchiffrer les signes épars de l'esthétique d'une éthique, d'un style en devenir dans un pays sur "l'entre-deux" des cultures. Et c'est d'autant difficile que le langage y est perdu(26) sans que l'on tente de le retrouver moyennant un essai sérieux sur la différence anthropologique.(27) Pourtant, cela est inévitable, la Tunisie étant en quelque sorte une planète de jeunes,(28) où il y a du ça perché(20) à tout coin de rue, aussi bien derrières les ombres collectives que les moucharabiehs d'un théâtre de la vie dont on n'a pas fait encore la sociologie.(30)
En Tunisie, Duvignaud était venu avec cette élite universitaire française qui dispensait son savoir à l'université où, ne l'oublions pas, prit forme le mai 68 de la France. Sa plongée au fin fond du sud tunisien fut une plongée dans l'âme profonde de ce qu'on n'appelait pas encore tunisianité et dont la bourgade isolée de Chebika constituait l'une des deux polarités, le trait du caractère en crête comme l'oasis suspendu sur ses hauteurs, l'autre étant mes îles Kerkennah, symbole du second trait, une indolence hédoniste.
À la faveur de l'effervescence majeure qui dure depuis janvier 2011, cette âme est à ciel ouvert et j'y vois bien le temps revenir, un instant éternel d'une temporalité spiralesque où « la ruse de vivre » consiste à avoir assez d'énergie tonique pour survivre éternellement, la mort postmoderne n'étant que palingénésie. C'est en effet un moment de liberté et de retrouvailles avec une essence libertaire qui est la « plénitude du rien absolu » dont parle Pessoa, car c'est de la terre qu'on vient et à la terre qu'on revient, l'humain étant d'abord de l'humus et à sa mort, comme le montre si bien la description de Duvignaud du cimetière de Chebika, l'humain redevient humus. Nul souvenir ne doit être entretenu puisque le souvenir est pour les disparus, or les morts ne sont pas absents, juste invisibles, comme disait Victor Hugo.(31)
C'est le cycle de la mort et de la vie, l'homme n'étant plus maître souverain de l'univers, mais animal parmi les animaux, créature parmi d'autres de la nature aussi soumise à elle, y compris dans le phénomène qu'illustre le ver à soie. La vraie révolution en postmodernité n'est plus la classique lutte de vie et de mort entre des idées pour imposer une vérité ou une vision; elle a lieu sur le terrain de la complexité du mode d’organisation des idées. On nage en pleine confusion de toutes sortes et l'antidote qu'on utilise, soit l'impératif d’une rationalité radicale, se révèle être le mal par excellence.
Les changements majeurs, les révolutions, ces métamorphoses emportant bouleversement de structures n'ont-ils pas lieu fatalement aux moments de saturation, cet aboutissement d'un processus fatal de décomposition? Or, celui-ci est immédiatement lié à un processus de recomposition, le tout marqué par de forces qui s’ignorent, mais qui convergent inconsciemment et vont peut-être se synérgiser. Edgar Morin disait bien : « Il nous faut comprendre que la révolution d’aujourd’hui se joue non tant sur le terrain des idées bonnes ou vraies opposées dans une lutte de vie et de mort aux idées mauvaises et fausses, mais sur le terrain de la complexité du mode d’organisation des idées ».(32)  
L'effervescence anomique,(33) durkheimienne dans les rues tunisiennes, l'instabilité des gouvernements, le caractère erratique de l'idéologie au pouvoir et surtout l'absence de réalisations ont déçu et fait définitivement perdre tout prestige à la ville et au gouvernement central, envenimant l'opposition ancestrale dans la conscience populaire entre la ville et la campagne ou la steppe. La ruralité entend prendre sa revanche et on le mesure, parfois subrepticement, parfois violemment dans l'euphorie de parole qui est le produit le plus tangible de la postmodernité d'une surréaliste Tunisie.
Toutefois, les paroles ne sont pas des choses, et s'ils révèlent dans le tourbillon des mots la force d'une liberté certaine, elle demeure encore confuse, même aux yeux de ceux dont elle illumine pourtant le regard. Celui-ci est bien intense, de feu qui incendie tout ce qu'il touche; mais derrière, si on arrive à le soutenir, on sent et on vit une somptueuse volonté réelle de changer soi-même et le monde en construisant et non en détruisant.       
Comme disaient Edgar Morin et les militants de la revue de philosophie politique Arguments(34) dans la France d'avant mai 1968, une « nouvelle donne » est là; on s'insurge contre l'esprit de système, les données gelées dans les institutions, l'ignorance du « grand large » cosmopolite, la paresse mentale de la rhétorique des méthodes surannées face aux imprévisibles complexités de l'expérience et le trouble qu'elle inspire, car on ne peut plus immobiliser une société qui s'éveille à elle-même ni surtout la contenir dans des structures et des fonctions obsolètes, une société n'étant plus seulement sociale.

Le jeu du jeu en Tunisie (35)

Jean Duvignaud a bien précisé que notre civilisation étouffe sous les règles, les structures, les concepts au service du souci utilitaire. Dénonçant l'occultation du jeu, du rêve et de l'imaginaire, il a spécifié ce besoin de jeu se manifestant souvent de façon inconsciente lors des « parleries » des sociétés traditionnelles, si décriées par les esprits dits savants. Et il n'a pas manqué de stigmatiser la tricherie consistant à faire du jeu une activité rentable, en opposition totale avec son essence même. 
C'est une singerie de la civilisation technocratique qui a cours aujourd'hui dans le pays légal tunisien où l'on refuse de tenir compte d'un imaginaire enseveli sous des règles étroites qu'il serait dangereux d'enfreindre. Or, et Chebika l'a bien montré, on voit toujours « sourdre, à travers la croûte durcie de la vie coutumière, un courant d'activités jugées « inutiles » ou « ludiques ». Il s'agit d'autant de fissures dans une société surdéterminée donnant naissance à de frais courants d'expériences et d'affirmations condensant une sagesse populaire immémoriale. Comme des volcans, de telles activités conduisent à la violence qui n'est souvent que l'alternative unique à une soif de libération qui peut être tout autant mystique qu'hédoniste. C'est le jeu de la vie quand il faut vivre vite quitte à mourir encore plus vite dans un rapport sain — et que d'aucuns veulent saint tout en le rendant malsain — à la vie qui n'est qu'une préparation à mourir.
Le jeu est nécessaire à la vie; il assure la pérennité de la société, aidant cette dernière à se régénérer, y compris en versant dans le paroxysme. Or, en Tunisie, la fête est l'exutoire par excellence à un besoin de parade à une « vacuité » qu'il n'est plus guère possible de supporter. Aussi fait-on des manifestations religieuses des fêtes, comme ce mois ramadan qui est d'abord et avant tout une orgie alimentaire. L'islam officiel tente bien sûr de contrôler une telle fête en la régularisant; mais il ne réussit pas tout à fait à se rendre maître des fêtes soufies où se condensent les résistances sociales quitte à se réfugier dans l'aléa, celui de la transgression et non le risque des sociétés de consommation fait de jeux de hasards; à moins que le jeu de hasard soit celui de jouer sa propre vie en une sorte de roulette russe  spirituelle.
Dviganaud disait que « Le jeu est une sorte de coup de force : au milieu du clair-obscur de la vie quotidienne, il lance un défi à la stagnation du monde ». C'est donc un coup de force qu'implique le Coup du peuple tunisien. On est dans un pays qui est de ces lieux « qu'anime l'esprit du jeu et qui s'enracinent dans un sol qui défie la durée ». Je crois même en cours un processus en maturation d'une innovation épistémologique à la manière de découverte de la perspective venant bouleverser l'ordre pictural établi, régénérant des systèmes en décadence étroitement imbriqués. 
Duvignaud, cet authentique tunisien a livré une lecture authentique de la Tunisie, une tunisianité que je serais tenté de qualifier aussi de Duvignaudie; comme lui, j'ai la foi ardente du néophyte; comme lui qui aime le jeu, ne voulant pas admettre qu'un jour il soit étouffé par les forces obscures de notre monde insensé, j'agis pour conjuguer l'in-sensé au pluriel, muant en des sensés. J'appelle à garder un optimisme à toute preuve que j'ose définir comme un pessimisme raisonné, invitant à de fines analyses et d'aperçus nouveaux que permet un sens commun très averti, accro au jeu, surtout un esprit mutin, plein de malice, ce jeu dont l'absolue gratuité est la plus belle des auréoles.

Pour entrer dans le XXIe siècle (36)

Jean Duvignaud a déjà dénoncé la « bismarkisation » de la pensée; il est un phénomène similaire en Tunisie qui est cette utilisation par les « politiques » des grandes idées des écrivains et des philosophes. On est un peu en train d'assister à la réédition du thème de la « Trahison des clercs».(37) C'est surtout un renversement des responsabilités; si les politiques ont toujours fait et feront la politique à l'antique où il sied d'être lion et renard à la fois, soit la «bismarkisation» de la pensée selon les termes de Duvignaud, les clercs tunisiens descendent aussi dans l'arène avec leurs armes non pas pour une nouvelle conscience en politique, une poléthique; non pas pour une politique compréhensive, mais pour trahir la pensée, tout faire pour qu'elle ne soit pas une connaissance ordinaire, une docte ignorance. 
Si Jean Duvignaud va jusqu'à se demander s'il n'y a pas « incompatibilité radicale entre le domaine de la politique et celui de la pensée », je tente de prouver que si incompatibilité il y a, il appartient au vrai politique penseur, au vrai penseur politique de faire qu'elle soir une in-compatibilité, une compatibilité sûre et certaine. À l'instar des tragédies anciennes, celles de Sophocle ou d'Eschyle, on peut avoir une politique «morale», illustrant la victoire de la cité sur elle-même dans un combat éthique, cette lutte tragique contre soi, ouverte sur le sacré, qui peut être tout à la fois le vide comme le plein de sens.
L'appréhension phénoménologique de l'homme par l'homme ne saurait jamais leur convenir, ni surtout le recours à cette négativité créatrice de la liberté dont parlait Gurvitch; car il ne saurait y avoir de système de l'être appelé à demeurer objet. Or, le vécu social tel qu'il se vérifie sur le terrain ne pourrait jamais s'identifier aux combinaisons mathématiques des relations d'échanges. Ce sont les anticipations, au sens d'Ernst Bloch, l'élan vital de l'utopie qui projettent l'être collectif tunisien d'aujourd'hui hors du cadre qu'il habite et donne sens à sa vie, à la vie.
La meilleure réflexion est celle qui vient du commerce des hommes, d'un nomadisme de l'existence qui ne serait qu'un vagabondage initiatique dans un monde éclaté, des sociétés plus tribalisées que jamais où le sens s'invagine pour revenir à sa matrice, une terre mère, une mère commune, un être premier sinon primaire. Sartre disait que « ce n'est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c'est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes ».(38) 
Pareillement, pour parler du Tunisien, il faut respirer sa vie puisqu'il est un lien interne qui unit la respiration et le style, Albert Thibaude dixit.(39) Il ne s'agit pas de faire du tourisme ou de la zoologie humaine, mais d'étudier de près l'horizon mental que manifeste directement ou indirectement tout foyer de vie collective, cet umwelt fait de nébuleuse de croyances, d'utopies, de plaisirs et de souffrances, tout ce qui fait une œuvre de l'esprit qui est forcément une œuvre d'art.

Lieux et non-lieux (40)

Entre autres concepts de la Duvignaudie, il se pratique en Tunisie, côté populaire, celui consistant à s'estimer volontiers être en un lieu qui est dans le même temps un non-lieu ouvrant enfin la voie à une anthropologie de l’imaginaire arabe. L’espace y est pour l'existence plus important que le temps; les politiques et les économistes, après les philosophes, échouent à donner un sens à une terre ardente pourtant pleine de sens. C'est que si on y trouve encore des banques, seule la banque des rêves y compte,(41) favorie du désir.(42)  
       Celui-ci relève souvent de l’inarticulé ou, quand il est articulé, de la confusion. C’est que les tabous(43) sont légion, mais moins affirmés que subis; les chroniques berbères(44) permettent d’ailleurs de saisir à quel point le libertaire sait occuper les interstices dont l’interdit tire sa force. 
C’est surtout dans les fêtes(45) que cet occulte élan libertaire s’épiphanise. Duvignaud écrit que la fête « détruit ou abolit, pour tout le temps qu’elle dure, les représentations, les codes, les règles par lesquelles les sociétés se défendent contre l’agression naturelle. Elle contemple avec stupeur et joie l’accouplement du dieu et de l’homme, du "ça" et du "surmoi" dans une exaltation où tous les signes admis sont falsifiés, bouleversés, détruits. Elle est au sens propre le carnaval. »(46)
Cela se vérifie surtout lors des fêtes soufies où sacré et profane se mêlent intimement. C’est en ces moments que l’on vérifie la justesse de ce qu'affirme Duvignaud, à savoir que la manifestation festive relève plus de la subversion que de l’exaltation. C’est à ces fêtes que l’on prend la dimension de l’être chez le croyant musulman tel que fécondé par le propre de l’homme maghrébin, arabe ou berbère, balançant entre dithyrambe et dérision, soumission et esprit non seulement de liberté, mais de conquête. D’où l’anomie tunisienne actuelle, ces caractéristiques de la mentalité populaire étant exacerbées, oscillant entre hérésie et subversion,(47) une gravité jamais dépourvue de légèreté, ce rire relativisant tout, ce tout qui ne saurait échapper à la volonté divine, un mektoub comme écosophie.(48) Or, le rire, propice à la fête, le jeu et l’imaginaire sont une relativisation de la souffrance quotidienne tout en étant aussi une contestation pleine de tact de l’ordre, de tout savoir autorisé. Et il est susceptible de fonder un « gai savoir » pour qui sait en saisir le sens profond, le conceptualiser, aller aux sous-textes habituels.
Le film tiré par Bertolucci du livre est intitulé remparts d'argiles, qui sont ces remparts des villes les coupant de la steppe; ils sont aujourd'hui ceux du pouvoir coupant les élites du peuple. Ce film est, de plus, introduit par une citation de Franz Fanon tirée des damnés de la terre : «La phase bourgeoise de l'histoire des pays sous développés est une phase inutile. Quand cette caste bourgeoise se sera anéantie, on s'apercevra qu'il ne s'est rien passé depuis l'indépendance, et qu'il faut repartir à zéro ».(49)
Certes, elle n'est pas encore anéantie, mais il faut déjà repartir à zéro, ne pas compter sur une caste finie, le pouvoir ne lui appartenant plus à l'ère du numérique où tout un chacun peut se transformer en chevalier d'industrie. C'est la thèse de Stiegler qui, rappelons-le pour l'anecdote, s'est formé en prison où il a appuyé une erreur de jeunesse. Comme quoi, c'est de l'erreur que vient la justesse de l'action. Ibn Ata Allah assurait d'ailleurs que « Le péché tout avilissement et contrition est bien meilleur que l'obéissance source d'honneurs et d'arrogance. »(50) 
    
Le sous-texte (51) 

Notre réflexion en cours est « hors piste », ambitionnant de capter les signes pertinents habituellement négligés bien qu’ils soient possiblement constitutifs d’un futur en gestation. Cela permet de garder une posture salutaire de béance aux choses à venir comme recommande l’auteur des Essais,(52)  éviter d’ériger les idées reçues en remparts d’argile contre les idées naissantes, comprendre que des valeurs essentielles à l’intelligence du monde ne sont pas susceptibles de cotation à la bourse.
Comme nous l’a appris Jean Duvignaud, il importe d’aller vers ce qui chemine « sous le texte », cultiver ces pousses qui germent dans l’esprit avant même d’être nommées, recevant un usage, un sens, une identité à demeure. C’est ainsi seulement qu’il sera possible de percevoir en ces lieux non-lieux les élans nés de présences réunies par les communions émotionnelles hors de tout langage articulé, d’autant plus qu’il n’a pas encore été retrouvé.
    Cela ne se fait bien évidemment pas sans cette inquiétude inséparable de l’entendement qui est la plus saine méditation sur la vie et sur l’incertaine origine des mots qui lui donnent réalité, ces doutes et questions composant aussi la nécessaire ruse de vivre,(53) permettant de capter toutes les vibrations de la vie, de permettre à la pensée de souffler la poussière de tout conformisme. Elle est une interrogation incessante, cette « ruse pour déjouer le piège tendu par le hasard, un abri contre l’angoisse et l’énigme insoluble du temps ».
Ainsi que le notait Duvignaud parlant de Bastide, « l'expérience vivante des sociétés étrangères est trop complexe et imprévisible pour la réduire à ce que l'Occident a su ou a cru découvrir de lui-même ». Comme lui, il a cheminé dans les terrains vagues de la vie sociale, à la recherche de cet « infini sensible » dont parlait Weber, que ce dernier a pressenti, mais qu'il n'a jamais exploré. 
Au Maghreb, après Bastide, Duvignaud a vu Jacques Berque parcourir le paysage social et mental à la recherche de ces sens, ces paroles toujours muettes à force de sens, en attente non seulement de capacité à prendre forme, mais aussi tout simplement de légitimité. En bachelardien, Duvignaud, comme Berque, Bastide et Gurvitch, a cherché et réussi un accès privilégié aux figures de l'être apparent, si commun du Tunisien, dissimulées et se dissimulant sous l'entassement des habitudes et des protocoles soigneusement réglés des apparences. En cela, s'il a réussi au-delà de tout espoir, c'est qu'il ne s'est jamais embarrassé de recherche d'une vérité quelconque; ce qui l'intéressait c'était moins de vérifier la pertinence de concepts opérationnels, autant d'idéologies paralysantes, que de sentir la vie collective palpiter et déborder les certitudes les plus arrêtées. D'où l'intérêt pour l'imaginaire en son quotidien, un imaginaire si ordinaire, cette « transcendance de la liberté surgie de l'immanence collective » comme disait Gurvitch. 
Personne ne fit avec autant de précision et de prescience le diagnostic du fossé séparant le pays réel du pays légal et la coupure entre l'État et sa société. Son étude sociologique fut prémonitoire de la nécessité du changement, toujours négligée, jamais oubliée non seulement au village déshérité du sud, mais au pays déshérité du sud méditerranéen. Comme pour Chebika, l'attente dans le pays, village méditerranéen, est un électron social, porteur de dynamismes intrinsèques ne manquant que de la flamme que retarde la cécité politique et l'autisme idéologique tant de la ville que des puissances du jour.  
Des remparts d'argiles coupent plus que jamais la steppe de la ville, à la fois juste tunisiennes et méditerranéennes, stigmatisant tout un peuple réduit à l'état de masses informes d'un village du désert où les cercles du pouvoir national se retrouvent dans l'état d'attente qui fut hier celui des gens de Chebika. L'attente aujourd'hui mue dans tout le sud en effervescence et elle gagne les foules en cet âge qui est le leur, devenant une exigence de changement véritable adressé à un pouvoir institué encore emmuré dans ses remparts d'argile, ces tours d'ivoire les empêchant de voir la puissance sociétale rugir comme une centrale souterraine en éruption.. 
En Tunisie, le nœud de l'être semble de plus en plus relever du consensus balançant entre Chebika et Kerkennah, entre une fureur de vivre et le désir voluptueux de la vie, se résolvant souvent en une transition douce l'emportant sur les formes paroxystiques, autant de dionysies postmoderne.  
Il est présentement une l'exigence de la vie d'un dieu chtonien contrarié; et en Tunisie, ce Dieu est double : un démon tapi dans l'inconscient collectif, à la fois berbère et arabe, que manifestent divers signes, un langage incompréhensible sauf des connaisseurs. Ce langage perdu qui avait justement été décodé par Duvignaud, maître en matière de lecture de tout ça perché.
C'est une exigence d'une nouvelle philosophie pour la démocratie, celle-ci n'étant plus qu'une daimoncratie, la chose de ceux qui ont le démon du pouvoir dans le sang, étant prêts à tout pour s'en saisir et l'exercer. Le supposé contrat social n'existant plus depuis un temps et dans l'attente du fameux pacte, on est en plein diktat démoncratique. D'ailleurs, à supposer que l'on arrive au pacte, à voir le détournement dont fait la raison participative en politique, on ne peut rien espérer de la démocratie d'élevage occidentale qui ne serait qu'une démocratie mirage hors Occident, sauf à être une démocratie sauvage.
C'est que non seulement on a réifié la démocratie en Occident, mais on l'a personnifiée avec une mythologie de procédures exclusivement positivistes; la vision de la démocratie demeurant tributaire de conceptions du siècle dernier entretenues à la faveur d'un sommeil dogmatique qui n'a que trop duré. Il nous faut sortir de cette logique du tiers exclu pour une logique inclusive du tiers. C'est ce à quoi s'applique la société civile en Tunisie où la démonstration se fait au jour le jour que le blocage épistémologique d'Occident est une résilience dogmatique aux racines judéo-chrétiennes. Aussi pense-t-on du côté des tenants d'une militance plus que jamais impérative qu'il est plus que temps pour une pensée hauturière, adogmatique, répudiant l'actuel galimatias démocratique de cabotage. 
Le tsunami politique qui a fait voler en éclat l'ordre antique en Tunisie a fait basculer le pays dans un dé-sordre total, une multiplicité d'ordres dont on ne peut rendre compte que grâce à une épistémologie nouvelle relevant de la pensée complexe. Dans la Tunisie qui est qu'une illustration basique de la postmodernité, une pensée sociopolitique complexe est à l'œuvre à la recherche d'une approche éclatée condensant les aspects émergents du paradigme nouveau où la science d'une politique compréhensive ne saurait plus se passer d'une nouvelle conscience, en faisant une poléthique. Le but en politique n'est plus la quête de ce principe unitaire d'une vérité transcendante, mais de vers-ités, des orientations, un cheminement vers une intercommunication, une reliance grâce à une démarche dialogique en un pays qui a été depuis la nuit des temps un lien faisant lien.

Le don du rien

La Tunisie est riche de passés enchevêtrés, si difficiles à démêler. À la suite de Jacques Berque, grand connaisseur de la Tunisie et du Maghreb, Duvignaud parle d'une « permanence des signes » qui l’emporte sur les vicissitudes de l’histoire; des signes représentant la cristallisation du passé dans le présent en Tunisie. Sous leur apparente dispersion, il distingue des langages imbriqués les uns dans les autres dont la syntaxe n'est indéchiffrable que pour qui ne sait observer la réalité dans ses manifestations quotidiennes brutes et spontanées.
Aussi s'est-il appliqué à faire l'analyse de tels signes de ce qu’il appelle « langage perdu »; il y trouve du raffinement, une volupté qui est l'empreinte de tout instant de la vie emportant une promesse véritable de bonheur, même dans les manifestations miséreuses ou tragiques de la vie. Parmi ces signes, il y en a un particulièrement important, le don de soi, soi étant jugé rien. 
C'est donc un autre regard que je propose sur la Tunisie, se voulant le plus vrai possible sur la Nouvelle République. Ainsi, je fais une autre lecture de tas de choses de l'actuel et du quotidien de la vie, où « les activités délirantes (...) révèlent l’excès de dynamisme ou de vitalité par lequel l’homme se distingue de la bête : le symbolisme, le jeu, la transe, le rire – et surtout le don. Le don qui, dépouillé de nos idées de négoce, est bien le ‘‘sacrifice inutile’’, le don du rien – la meilleure part de l’homme ».
Comme Duvignaud s’inscrivant dans le droit fil de l’œuvre de Marcel Mauss ou de Bataille, je mets mes pas dans les siens et fais miens ses propos quand il assure qu’il y a dans toute société quelque chose de plus que la société, « un excès de créativité sociale sans cesse contenu par un effort non moins puissant de stabilisation »(55)  Ou quand il suggère de faire l’hypothèse « que la manière dont les sociétés se conservent ou se reproduisent est inversement proportionnelle à la force qui tend à les détruire ou à les remettre en question ». 
Tout comme lui, « ce qui m’intéresse ici, et qui concerne éminemment la fête et son corrélatif individuel, le rire, c’est le flux d’excès, de vitalité créatrice, qui submerge à certains moments les groupes et les personnes », car « l’homme ne se réduit jamais à son activité pratique instituée ».(56)  
Une remise en cause de l'imperium de la vision utilitariste et mercantiliste de l'Occident peut être faite à la faveur du don-sacrifice des intégristes, qu'il soit sanglant ou pas. Duvignaud a déjà fait, après Bastide, d'excellentes descriptions de cette variante populaire de la macumba et du candomblé qu'est l’umbanda au Brésil et il s'agit de poursuivre ses analyses de la fête à Chebika en Tunisie où on donne tout le très peu qu’on a. Écoutons son éloquent commentaire : « Est-ce un échange, une sorte de marché où l’on attend une restitution, ce jeu où l’on mange sans manger, où l’on parle sans parler, où l’on danse sans danser ? Dieu ne répond pas. Ils le savent, ces gens. Nous seuls, Occidentaux, pensons que Dieu répond et que toute cette “dépense”, ce “sacrifice”, ça sert à quelque chose ».(57)  
Certes, les choses changent notamment pour « l’idée d’un commerce mercantile avec Dieu ou avec les dieux (qui) paraît bien une projection du monde européen ».(58)  Mais le fond de l'acte reste intact, il suffit d'y référer, rappeler que « donner, c’est perdre. Bousiller. Sans idée de retour ou de restitution. Sans image économique… Donner parce que l’on n’est rien et que l’on donne à rien, surtout pas à cette image divine qu’interpose la société entre le donneur et le vide ».(59)  
Plus que jamais, y compris dans sa forme paroxystique terroriste, avec le don, on n’est ni dans l’amour ni dans la soumission à une quelconque divinité ou loi, qu’elle soit sociale ou transcendante. Bien plus que de l’investissement, du sacrifice ou de la pure et simple dilapidation, le « don fait à l’invisible », « le don inutile » relève du pari, de ce pari par lequel « les hommes mettent à l’épreuve d’un cosmos, perçu comme un foyer diversifié d’indéterminations et de virtualités, leur existence même ».(60) 
Si on peut encore donner, et tout donner même et surtout quand on n’a rien, sans rien attendre de déterminé, c'est qu'il est question ici d'une “nouvelle donne” d'idées et de manifestations “astructurelles” échappant (ou tentant d’échapper) à toute institution, toute “récupération” ».(61) Dans l’immersion en commun, la fusion en communauté(62) ou dans le don du rien dans les fêtes de Chebika, ce qui est souhaité au premier chef, c’est de parvenir à un état d’astructuralité, à un au-delà de toute position sociale ou de tout rôle institué, de tout calcul des moyens et des fins, de la distinction du bien et du mal, du conscient et du non-conscient. C'est une attitude éminemment subversive. On en vient à "expérimenter des rôles différents de ceux que ... propose la vie sociale »,(63) en quête de « cette capacité momentanée d’être “autre chose” : une personne sans personnalité »,(64) cet homme sans qualité pour « affronter une libre spontanéité existentielle que ne permet jamais la vie sociale ».(65)
C’est cette quête d’astructuralité qui est la clé du don du rien non seulement à Chebika, mais dans tout le pays; et il est aussi dans ce que je qualifierais de transe kamikaze, la transe ici étant interprétée comme déstructuration, voie royale d’accès à l’astructuralité. Ainsi, il est bien une parade aux rôles sociaux de la logique du pouvoir institué des appareils dominants, incluant les contre-rôles auxquels il est possible d’accéder par le détour de la religion, elle aussi instituée. C'est cette série d'attitudes intermédiaires astructurels intrinsèquement désirables et auxquels touchent selon des modalités et à des degrés divers tant le jeu que la fête, la mystique ou le don. 

Notre Duvignaud, notre politique, notre Tunisie

Duvignaud fit plus qu'une enquête sociologique; il a rendu à ce village une dignité nouvelle au-delà de « l’existence sociale dégradée » qui le caractérisait. Les Bédouins observés y ont été admirés pour leurs potentialités de renouvellement  et d’invention, jamais considérés en « fossiles survivants de sociétés mortes ». En effet, malgré l'archaïsme du milieu étudié, Duvignaud assure qu'il y avait constaté que « le noyau du village est un noyau vivant », créateur de mythes et de rêves en devenir. Sa conviction au sortir de son enquête était une certitude dans la capacité de Chebika de sublimer la dramatique crise dans laquelle il se débattait, de créer une situation nouvelle si on lui en donnait les moyens. Parlant des sociétés en crise des pays en voie de développement, il assurait qu’à l’indépendance politique doit obligatoirement succéder l’indépendance sociale.
Certes, le constat a posteriori est que rien ne semble avoir changé à Chebika, le village demeurant figé « dans l’immobilité du temps » malgré des changements de pure forme altérant son élan originel à l'émancipation en l'enchaînant au rôle dégradant d'une curiosité touristique. Ce n'est qu'un signe trompeur et qui ne trompe nul adepte de la pensée de Duvignaud, sa signification ne se comprenant que par rapport à l'ensemble du pays. C'est toute la Tunisie qui est aujourd'hui un village perdu des confins du sud déshérité, ne pouvant échapper à la dynamique de changement née à Chebika, sauf à retrouver son langage perdu.
Seule une pensée complexe est en mesure de permettre de retrouver un tel langage. Et elle suppose de passer du tiers exclu au tiers inclus, et ce aussi bien en termes logiques qu'humains. 
Il s'agit donc d'une nouvelle logique en cours éminemment dynamique, puisant dans le Contradictoire de Stéphane Lupasco.(66) Et le Tiers inclus que suppose une telle logique dynamique permet d'interpréter le vide sidéral du psychisme en sa déclinaison spirituelle, rendant compte d'une logique contradictorielle d'un Tertium datur qui n'est plus ou jamais Tertium non datur. 
Une telle logique est aussi vieille que les logiques modales plurivalentes; on en trouve l'expression déjà chez les soufis musulmans, ces spirites de l'islam. Leur logique est dynamique et contradictoire; certes, la notion du vrai y est essentielle, mais c'est ce vrai qui est au-delà du faux, pouvant paraître le faux commun, c'est une logique de la vie; et comme la vie est énergie, un esprit mouvant et non d'inertie, alors c'est une logique énergétique, alpha et oméga d'une pensée où l'axiome dialogique est ce tiers inclus, tantôt humain, tantôt divin, transcendant et immanent à la fois, religieux et profane car ésotérique et exotérique dans le même temps eu égard aux différents niveaux de la réalité, dans une complexité célébrée comme étant son essence même, toute sa richesse.
Comme le dirait Edgar Morin, comme l'a dit en d'autres termes Jean Duvignaud, le Tunisien aujourd'hui assume mieux un antagonisme qui est sa propre multiplicité: «je suis moi et je ne suis pas moi ». De fait, pour qui sait entendre l'herbe pousser, ce qu'il dit est qu'il est d'une terre aux racines dynamiques, d'un ciel enraciné en une terre ardente, soufie par excellence; il est je et un autre, il est citoyen de Tunisie et du monde.
Pour peu que l'on quitte la citadinité, qu'on ose dépasser la coupure classique entre la ville et la steppe, on perçoit comme à ciel ouvert une sorte de « machine causante », ce nous qui parle, anonyme et hyperconnu, un ça perché. C'est donc le sujet conscient, mais aussi son imaginaire, tout ce dont l'on est inconscient. Et forcément, à travers ce Tunisien rendu à lui-même, y a une culture qui parle. Et elle est bigarrée et fort riche jusqu'à la confusion, cette fusion ensemble. 
Qu'est-ce à dire sinon qu'il n'existe plus en Tunisie de principe d’identité dans la Tunisie effervescente du Coup du peuple, une Tunisie complexe au sens de l’hétérogénéité et de la pluralité dans l’unité. Comme l'enseigne le principe du tiers inclus où l’on peut être Même et Autre, il n'est plus possible de se satisfaire de l'alternative classique disjonctive; c'est l'instant éternel de l'inclusif à tout va; on doit savoir désormais relier les thèmes et les positions qui jusque-là s’excluaient paraissant antagonistes.
Comme la pensée complexe de Morin est un antidote aux pensées uniques occidentales ou orientales, il est une science de la contradiction qui se pratique en Tunisie dont les retombées ne concernent pas uniquement cette terre dont Hegel déjà considérait faire partie de l'Europe. Et n'oublions pas que saint Augustin n'était pas européen selon la mythogéographie actuelle. 
Une démarche transdisciplinaire où la pensée est doublement organique prolonge sur le terrain en Tunisie cette pensée complexe préfigurant déjà depuis les années 60 certains aspects émergents du nouveau paradigme. La fin du monde ancien s'y accompagne d'une faim de nouveauté où la politique est éthique ou la science ne peut plus se passer de conscience, une nouvelle conscience dans une politique devenue compréhensive, étant rendue à sa signification première. Comme l'enseigne depuis longtemps Morin, le but de cette recherche d'une nouvelle méthode du vivre ensemble n'est plus de trouver le principe unitaire d'une connaissance supposé scientifique et qui serait occidentale, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques.
Il est une façon jubilatoire en Tunisie, au-delà des apparences, de pratiquer à l'état brut une pensée qui relie, au plus près du sens étymologique du terme, complexus voulant dire ce qui est tissé ensemble. Le mode de penser traditionnel d'Occident, cette reductio ad unum, découpant les champs du savoir en disciplines et les compartimentant au nom de la raison qui est toujours estampillée cartésienne, y fraye avec un autre mode de pensée non moins traditionnel et non moins rationnel autrement. Ainsi, on assiste à l'émergence d'une pensée nouvelle qui n'est pas moins archaïque au sens noble du terme, et qui n'est rien d'autre que la pensée complexe comme mode de reliance. 
Il est vrai, la Tunisie est dite en crise; mais c'est la crise qui est dans les têtes; elle est prise dans un tourbillon, mais c'est le tourbillon comme organisation active stationnaire, comme dirait Morin; il présente une forme constante faite d'un flux ininterrompu. Il y est au jour le jour une pratique de cet aspect essentiel de la pensée complexe qu'est cette idée systémique ou organisationnelle liant la connaissance des parties à la connaissance du tout, comme le notait Pascal déjà : « Toutes choses étant causées et  causantes (...) je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » Bien évidemment, le principe hologrammique, autre opérateur important de la pensée complexe y est à l'honneur, car non seulement les parties sont dans un tout, mais le tout est à l’intérieur des parties. Comme l’exemple génétique que cite volontiers Morin montrant que la totalité du patrimoine héréditaire se trouve dans chaque cellule singulière, l’exemple sociologique tunisien démontre  que la société, en tant que tout, se présente dans chaque individu en tant que tout à travers son langage, sa culture, ses normes, chaque individu étant un tout et une partie à lui seul. Et c'est la dialogique qui relie tous les thèmes antagonistes et même contradictoires libérés par la révolution.

Le prix d’une politique sans prix (67)

L’objet de cette quête est bien évidemment d’atteindre à ces choses sans prix, celles qui se dissimulent dans les plis du système commun. Et cela n’est possible que moyennant un vagabondage initiatique acceptant de la pensée friches et marges, façon idéale de saisir ses contours subtils.
Est-ce possible aujourd’hui, hic et nunc, en Tunisie, où les octogénaires sont au pouvoir dans un pays jeunesse? Oui, si ces Octos restent d’eux-mêmes ou contraints à l’être béants aux choses futures inéluctables.(68) Alors, ils seront en mesure, comme le conseille Duvignaud, de participer à reconstruire « ce qui arrive » d’une manière forcément différente de ce qu’ils avaient connu au lieu de se figer dans « ce qui fut ». C’est le grand défi en cours au pays. 
Plus que jamais, en Tunisie, et on appelle cela en termes politiques Consensus, les logiques et les principes opposés en apparence sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité. Le terme « unidualité » proposé par Morin y est effectif; ainsi le Tunisien est cet être unidual; mais au lieu que cela signifie qu'il est à la fois totalement biologique et totalement culturel, en Tunisie cela veut dire qu'il est à la fois totalement matériel et totalement spirituel. Une dialogique est en marche comme complémentarité des antagonismes. Cela nous ramène à la pensée grecque dont il n'est plus nécessaire de noter l'influence qu'elle eut sur la philosophie arabe. 
On renoue de la sorte avec la pensée contradictorielle d’Héraclite qui, comme on le sait, conçoit la pluralité dans l’un. En Tunisie, aujourd'hui, l’unité de l'être, du système complexe qui se met progressivement en place non sans heurs et malheurs est une organisation active qui n’est pas comprise par la logique identitaire, puisqu’il y a non seulement diversité dans l’un, mais aussi relativité de l’un, altérité de l’un, incertitudes, ambiguïtés, dualités, scissions, antagonismes. En un mot, l’un est relatif par rapport à l’autre. Il n'est pas seulement définissable de façon intrinsèque, ayant besoin d'être situé, pour émerger pleinement en son identification et non son identité apparente, dans son environnement. C'est une nouvelle conception de la citoyenneté qui s'y définit, une site-oyenneté, le site étant l'environnement à la fois interne, intime, qu'externe. On peut parfaitement reprendre ici l'expression de Morin d'Unitas multiplex (une unité complexe).  
Ce dernier, dans Penser l’Europe, notait déjà que nous vivons dans l’illusion que l’identité est une-et-indivisible, alors que c’est toujours une Unitas multiplex.  Poly-identitaire est bien la nouvelle identification en Tunisie, au sens qu'en donne Morin, à savoir que nous unissons en nous des identités variées, parfois opposées : familiale, transnationale, confessionnelle et/ou doctrinale.  
Il est vrai, l'ancien paradigme fait de la résistance, ce paradigme de simplicité, mais il finira par céder devant ce tsunami qui vient du principe et de la méthode de la complexité comme relativité, relationnalité, diversité, altérité, duplicité, ambiguïté, incertitude, antagonisme, et que sais-je encore, tout ce dont débordent aujourd'hui les rues et sentiers d'une Tunisie surréaliste.
Pour être honnête, je dois dire que les élites tunisiennes sont encore sous l'emprise de la dialectique hégélienne qui n'exclut pas le négatif, mais l'euphorise en supposant fatale la synthèse en dépassement de la contradiction bien qu'elle soit parfois sinon souvent indépassable. Il ne reste pas moins qu'il y a aussi, chez Hegel, le travail du négatif, et c'est de cela qu'il s'agit actuellement chez les élites tunisiennes qui finiront par apprendre comme le conseillait Cicéron 
Nos élites occidentalisées redécouvriront alors Héraclite et sauront ce que les soufis n'arrêtent d'ailleurs de soutenir qu'il faut savoir « vivre de mort et mourir de vie ». Elles finiront donc de comprendre que le paradigme d’Occident, la pensée cartésienne fondée sur la disjonction entre la science et la philosophie, le corps et l’âme ou l’esprit et celui-ci et la matière est saturé. Le nouveau paradigme de complexité le remplacera, qui sans rejeter la distinction, définitivement intégrée dans la pensée, la pondérera de la nécessaire liaison. Cela autorisera de renouer avec l'humanisme et une meilleure appréhension de l'humain dont les sciences psychiques avaient depuis longtemps défini certains aspects incontournables. Notamment en considérant que notre cerveau, cet organe essentiel, bien qu'impliquant l’esprit, n'est pas tout puisque l'esprit et ses manifestations immatérielles impliquent aussi le cerveau. Pour paraphraser Morin, je dirais, que «le cerveau produit l’esprit qui le conçoit et l’esprit conçoit le cerveau qui le produit."
En résumé, on pourrait dire que la Tunisie se trouve sur un chemin qui ne mène nulle part qui emporte un retournement destinal commençant par une rupture par le principe de séparation de séparation du cartésianisme, ce « grand paradigme de la pensée occidentale » comme dirait Morin, et le principe de réduction de la religiosité. Un renversement de perspective est en cours en une sérendipité, un réveil adogmatique pour une constellation aléthéioloqiue qui n'est pas seulement et paradigmatiquement une coupure avec le cartésianisme, mais aussi avec la théologie habituelle ou religiosité islamique. On en est dans l'in-certitude, mais tout commence ainsi, y compris chez Descartes qui n'a pas fait l'économie du doute. En d'autres termes, on revient à l'injonction de kant répondant à la question Qu’est-ce que les Lumières ?: « ait le courage de te servir de ton propre entendement »; seulement, cela se fera avec une raison sensible dans le cadre d'une connaissance ordinaire où le sens populaire est enfin à l'honneur. Il y aura moins de séparation, plus de reliance. La religion devient le lien et la Tunisie est ce lieu faisant le lien, un lieu où l'un fait le multiple, celui-ci étant lui-même un, unique même, mais loin d'être unicité, cette Unitax multiplex. 
L'esprit de contradiction qui est un trait caractéristique bien sémite permettra la fécondité de la diversité, de la pluralité, des conflits d’idées et du dialogue qui assume les antagonismes, les contradictions et les conflits. La tolérance dont la terre tunisienne est réputée sera plurivoque, célébrant de nouveau ce que disait Voltaire : « vous avez une idée ignoble, qui me dégoûte, mais je suis prêt à donner ma vie pour que vous puissiez l’exprimer » ou ce qu'assurait Pascal: « le contraire d’une vérité profonde n’est pas une erreur, c’est une vérité contraire ».  
Toutefois, s'il n'y a aura plus conjonction entre sciences et religion, il n'y aura pas non plus une disjonction entre sciences et religion, entre sciences et politique. Les unes et les autres se déployant dans une pensée qui relie, globalise et contextualise tout ce que leur existence implique, l’impératif de la reliance s'imposant! D'ailleurs, le monde en crise impose plus que jamais une pensée complexe. 
Grâce à elle, le sommeil dogmatique actuel serait alors comparable à l'hypnose qui permet de se réapproprier momentanément le «pouvoir architecte de notre monde », de se déprogrammer et de se reprogrammer, mentalement et physiquement(69) « après un passage par la confusion et le vide",(70) à un autre rapport au réel où l'on récupère son autonomie, et de victime passive, on devient acteur. Cet état, loin d'être velléitaire est un « imaginer-faire », une « pensée-acte », immédiatement liée à des conséquences pragmatiques.(71) L'âme ainsi pourrait être réécrite comme on le disait en magnétisme animal et l'inconscient amorphe se découvrir surconscient, un imaginaire in-conscient.

NOTES

(1) Le terme vient du latin politice.
(2) Le terme vient du latin civitatem qui veut dire ville.
(3) Carus (C.G.), Friedrich (C.D.), De la peinture de paysage de l'Allemagne romantique, Paris, Klincksieck, 1983, p. 16-17.
   (4) Duvignaud (J.), Chebika, suivi de Retour à Chebika, Sociologie d'un village tunisien, Terre Humaine Poche, Pocket, 2011, p. 212.
(5) Chebika, op. cit. p. p. 237.
    (6) Durand (G.), Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Livre de poche, biblio essais, 1996 p. 23.
(7) Chebika, op. cit. p; 337.
(8) Duvignaud (J.), Le Pandémonium du présent, Idées sages, idées folles Plon, 1998.
(9) Forgé par Milton pour évoquer la réunion des esprits infernaux, le pandémonium désigne la capitale de l'enfer. Il désigne aussi, en usage soutenu, le lieu de la corruption et du désordre, ou tout lieu bruyant, plein d'agitation. 
(10) Chebika, op. cit. p; 469 (en italique dans le texte).
(11) Gurvitch (G.), La Vocation actuelle de la sociologie, PUF, 1963, 2 vol. Cité par Durand (G.), Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Livre de poche, biblio essais, 1996, p. 21
(12) Maffesoli (M.), La Part du diable, Champs, Flammarion, 2002, p. 82.
    (13) Duvignaud (J.), Chebika, suivi de Retour à Chebika, Sociologie d'un village tunisien, Terre Humaine Poche, Pocket, 2011, p. 337.
(14) Cf. « Esquisse d'une théorie de la magie » in Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p. 109.
(15) Chebika, op. cit., p. 274.
(16) Ibid., p. 526. 
(17) Ibid., p. 527. 
(18) Maffesoli (M.), La Part du diable, Champs, Flammarion, 2002, p. 83.
(19) Dupuy (J.-P.), Ordres et désordres, Paris, Le Seuil, 1982, p. 76.
(20 )Maffesoli (M.), op. cit., pp. 84-85. 
(21) Anthologie, p. 158 et 160.
(22) Heidegger assure qu'« au dessus de la réalité, il y a la possibilité ».
(23) Maffesoli (M.), La Part du diable, Champs, Flammarion, 2002, p. 85.
(24) G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit et science de l'État en abrégé, remarque annexée au §324. Le reste de la citation est le suivant : «... et les bavardages se taisent devant le sérieux de l'histoire.»
(25) Duvignaud (J.), B-K, baroque et kitsch, Imaginaires de rupture Actes-Sud, 1997. 
(26) Duvignaud (J.), Le langage perdu. Essai sur la différence anthropologique PUF, 1973. 
(27) Duvignaud (J.), La différence anthropologique PUF, 1973.
(28) Duvignaud (J.), La planète des jeunes, Stock, 1975.
(29) Duvignaud (J.), Le Ça perché, Stock, 1976.
(30) Duvignaud (J.), Les ombres collectives : Sociologie du théâtre, PUF, 1973.
(31) Victor Hugo disait : « Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents ». 
(32) Edgar MORIN, La Méthode 4 - Les idées, p. 238. 
(33) Ce que Durkheim appelle un « état de dérèglement ou d'anomie, (où) les passions sont moins disciplinées au moment où elles auraient besoin d'une plus forte discipline ».
(34) 1956-1962, Morin en a été l'un des fondateurs, avec Duvignaud.
(35) Duvignaud (J.), Le jeu du jeu, Balland, 1980.
(36) Duvignaud (J.), Pour entrer dans le XXe siècle, Grasset, 1960.
(37) Ouvrage de Julien Benda paru en 1927.
(38) Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl, NRF, 1959.
(39) Il fut l'élève de Bergson et qui est considéré comme le fondateur de l'histoire des idées politiques.
(40) Duvignaud (J.), Lieux et non-lieux, Galilée, 1977.
(41) Duvignaud (J.), La banque des rêves, Payot, 1979. 
(42) Duvignaud (J.), Le favori du désir, Albin Michel, 1982.
(43) Duvignaud (J.), Les tabous des Français, Hachette. 1981.
(44) Duvignaud (J.), Chroniques berbères, Hachette, 1981. 
(45) Duvignaud (J.), Fêtes et civilisations, Scarabée, 1984, rééd. Actes-Sud, 1991. 
(46) Duvignaud (J.), Le propre de l'Homme. Histoire du comique et de la dérision, Hachette, coll. La force des idées, 1985.
      (47) Duvignaud (J.), L'anomie. Hérésie et subversion. éditions Anthropos, 1973, La Découverte, 1986. 
(48) Duvignaud (J.), Rire et après?, Desclée de Brouwer, col. Sociologie du quotidien, 1999. 
(49) Les damnés de la terre, première édition, François Maspéro, 1961.
(50) Op. cit.
(51) Duvignaud (J.), Le sous-texte : Actes sud, 2005, coll. un endroit où aller.
(52) Être “béants aux choses futures” recommande Montaigne.
(53) Duvignaud (J.), La ruse de vivre, Actes sud, 2006, coll. un endroit où aller.
(54) Duvignaud (J.), Le don du rien, Stock, 1977; rééd. Tétraèdre, préface d’Alain Caillé, avant-propos de David Le Breton, Ed., 214 p.
(55) Ibid., p. 286.
(56) Ibid., p. 287.
   (57) Ibid., p. 173. 
(58) Ibid., p. 19.
(59) Ibid., p. 213.
(60) Ibid., p. 210.
(61) Ibid., p. p. 9.
(62) Notons ici la théorie de la « communauté pathétique » développée par Michel Henry dans Phénoménologie matérielle (PUF, 1991, P. 178) et qui semble être une sorte de transposition, dans le langage de la phénoménologie, de la vieille intuition magnétique de l'interconnexion virtuelles des consciences. Il note ainsi que « La communauté est une nappe affective souterraine et chacun y boit la même eau à cette source et à ce puits qu'il est lui-même... » (Ibid. p. 178).
(63) Ibid., p. 16.
(64) Ibid., p. 26.
(65) Ibid., p. 35.
(66) Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, éd. Hermann, Coll. « Actualités scientifiques et industrielles », n° 1133, Paris, 1951 ; 2e édition : Le Rocher, Coll. « L'esprit et la matière", Monaco, 1987, préface de Basarab Nicolescu.      
       (67) Duvignaud (J.), Le prix des choses sans prix, Actes Sud, 2001. 
     (68) Duvignaud (J.), Les Octos. Béants aux choses futures, Actes sud, 2003, coll. un endroit où aller.
(69) François Roustang, Qu'est-ce que l'hypnose?, éd. de Minuit, Paris, 1994, p. 26.(60)
         (70) Ibid., p. 128.
        (71) Ibid., p. 137.