Bourguiba et l'islam : mortelles fêlures
Lotfi Hajji, notre talentueux confrère d'Al Jazeera, après des
articles d'approche proposant une relecture du legs de Bourguiba, nous a
proposé un condensé synthétique dans un ouvrage qui fait référence et qui est à
sa deuxième édition. La qualité première du livre, ce qui le distingue de
l'abondante littérature sur cette personnalité éminente de l'histoire
contemporaine, est qu'il sort des sentiers battus avec une analyse fort lucide
et un jugement bien pondéré, loin de la moindre divinisation des dévots ou d'anathémisation
des adversaires. Se situant donc loin de cette dialectique classique, oscillant
entre l'hagiographie et la satire du fondateur de la Tunisie moderne, le livre
est un appel à une nouvelle réflexion sur Bourguiba.
Il y a eu deux Bourguiba
Il s'agit d'une lecture
compréhensive au sens sociologique, écrite en arabe avec le style élégant et
distingué si reconnaissable de Lotfi Hajji. En 286 pages, dont près d'une
centaine d'annexes réunissant des documents de première main, l'auteur nous livre des aspects inconnus de Bourguiba et du
bourguibisme, autant de fêlures mortelles dans une personnalité haute en
couleur, dont notamment un chaînon manquant dans cette œuvre. Aussi, bien que novatrice,
révolutionnaire même pour l'époque, elle ne sut être grandiose, l'ego
surdimensionné de son auteur ayant choisi de se réserver ce sort.
Il y a eu deux Bourguiba, en
fait, selon Hajji : le premier est fini en 1969 à la suite d'une maladie dont
il a réchappé miraculeusement. Le second, depuis cette date à la fin, a été
sous l'influence envahissante d'un entourage qui le divinisait ou presque.
C'est durant cette seconde période, où Bourguiba était devenu moins que son
ombre, qu'il y a eu le plus d'excès et de dépassements faits en son nom, dont
cette présidence à vie devant être pour ses admirateurs, s'attendant à une mort
imminente, un hommage funèbre.
Complexité de la personnalité et de l'œuvre
Il est vrai que le terrain
psychologique était propice aux menées des laudateurs. Charismatique, ayant un
effet certain, avec son bagout d'acteur de charme, sur le commun du peuple comme
sur les élites, Bourguiba avait une richesse de personnalité certaine, mais un ego
surdimensionné aussi. S'il ne manquait ni de stature et de prestance ni
d'intelligence et de cet ascendant sur les foules dont il ne sut user convenablement
durant sa deuxième période, ses facultés ayant été amoindries. Il était malgré
tout capable d'admiration; ainsi en avait-il pour la personnalité du prophète,
le considérant comme la plus importante personnalité politique dans le monde.
Il aimait lire sa biographie qu'on doit à Mohamed Hussein Haykal.
Sa personnalité était bien complexe, à laquelle
s'ajoutait une complexité supplémentaire de l'œuvre qui demeure rétive à toute
simplification. En effet, elle était bien variée, faite d'innovations, mais
aussi de reniements; ce que ne manque pas de révéler l'analyse exhaustive du
dit et du non-dit, de l'oral spontané, excessif même, et de l'écrit
retravaillé, policé.
Les traits éminents de
Bourguiba qui en ressortent sont cette personnalité narcissique ayant la
prétention de parler de tout en lieu et place des spécialistes,
particulièrement en matière religieuse. Mais il y a aussi et avant tout le
personnage politique, attentif aux réactions, car il fut d'abord un leader au
charisme certain, même s'il est allé en s'érodant progressivement.
Bourguiba n'a pas été laïque !
Sur le plan des convictions
religieuses, il est bien difficile de catégoriser Bourguiba, l'aspect doctrinaire,
dans sa vision, cédant le pas devant la question sociale et la réforme des
esprits. C'est qu'on ne peut dénier à Bourguiba qu'il n'a point agi pour son
propre compte, mais pour un projet social, même s'il a eu tendance à tout
ramener à sa propre personne. Il avait une volonté de réforme certaine
prolongeant des efforts qui l'ont précédé, en Tunisie comme ailleurs dans les
pays arabes islamiques. À ce niveau, il faut toujours avoir à l'esprit l'état
déplorable de la société tunisienne qui a bien évolué et changé depuis.
A-t-il politisé la religion?
Le sûr est qu'il y a eu interpénétration entre le religieux et le profane dans
la vision de l'homme. Mais il n'a pas été laïc comme le soutiennent ses
thuriféraires, ne serait-ce que parce que la sécularité suppose une séparation
entre ces deux domaines. Or, Bourguiba les a mélangés, croyant que sa stature
et son aura politiques, certaines au sortir de l'indépendance, l'autorisaient à
dire la loi, non seulement civile — puisqu'il a osé prétendre être le système
—, mais aussi et surtout religieux.
Le chaînon manquant de la démocratie
Ce qu'on ne peut manquer de
reprocher à Bourguiba est ce côté provocateur du fait qu'il a adopté le choc
psychologique comme option thérapeutique. C'est en cela que sa méthodologie a
démontré ses limites. Il a eu le tort de ne pas s'ouvrir aux institutions
religieuses existantes, dont les ulémas de la Grande Mosquée, ou même les
cheikhs soufis, qu'il traitait de charlatans. Avec leur appui, il aurait pu
réussir un changement de l'intérieur qui aurait été plus profond avec des
acteurs efficients, en prise avec des réalités qu'ils connaissaient mieux que
quiconque. Et son œuvre lui aurait survécu.
On ne peut toutefois nier l'importance
de son action éducative qui a même fait des ennemis de Bourguiba ses enfants
légitimes, comme le reconnaît d'ailleurs l'un de ses opposants. Ce sont, au
reste, ces enfants de Bourguiba qui étaient les premiers à lui reprocher ses
contradictions avec l'absence de démocratie malgré un évident pari sur la
matière grise, ce qui a condamné à l'échec son édifice rationaliste.
En effet, on ne pouvait
prétendre parler d'ouverture religieuse dans l'exégèse du Coran et de la Sunna
tout en pratiquant la fermeture politique et dogmatique dans l'espace public.
Le chaînon manquant dans le projet de Bourguiba fut donc cet espace de
démocratie. C'est ainsi que Hajji, qui n'a pas traité l'aspect politique du
projet bourguibien dans le livre mais dans pas mal de ses articles, se
demande-t-il toujours, reprenant le titre de l'un de ces articles : que
serait-il passé si Bourguiba était démocrate ?
لطفي حجي : بورقيبة والإسلام. الزعامة والإمامة. دار الجنوب. الطبعة الثانية. أكتوبر 2013
Publié sur Leaders et au n° 35 (avril 2014) du magazine