L'œuvre au noir de Carthage
Nos fausses élites à la tête de l'État se croient désormais tout permis, osant jusqu'à violenter les symboles de la révolution. Demain on dira qu'il n'y en pas eu. Or, puisqu'ils sont là où ils sont grâce justement à cette Révolution qu'ils dénigrent, qu'ils quittent le pouvoir avant que le peuple ne les en chasse !
La dernière lubie vient du palais de Carthage, faite à un organe de presse étranger qui plus est par le plus proche collaborateur du président. C'est dire à quel point la fonction présidentielle a été rabaissée par ses occupants actuels. M. Mansar a ainsi osé déclarer au journal jordanien Doustour que Mohamed Bouazizi était l’oppresseur et non l’opprimé, que son histoire est un grossier mensonge et que sa famille a profité de lui en faisant fortune. Après le livre noir de Carthage, cette lecture saugrenue de l'histoire récente de la Tunisie par un universitaire historien, M. Adnane Mansar, est bien l'œuvre au noir du pouvoir actuel, sa phase de putréfaction.
Aussi, à ces vues courtes, osant représenter un peuple dont elles ne semblent pas avoir l'intelligence, rappelons qu'il y a bien eu une Révolution tunisienne qui fut un âge de raison pour ce peuple encore gouverné par des adolescents politiques. Adonnons-nous donc à l'intention de ces mineurs à un jeu qui soit à la mesure de leurs cervelles sans manquer d'être celui de la vérité, loin de tout manichéisme :
1. Pour comprendre la vie des peuples, il n'est nulle vérité unique, il n'est que des vérités relatives, organiquement liées. Ainsi, s'il n'y a pas eu de révolution au sens technique en Tunisie, il y a bien eu un coup du peuple, au sens où la pression populaire a constitué l'étincelle pour l'aboutissement final. Il est bien connu que l'entassement des munitions ne fait pas déclencher une guerre; il faut toujours le plus important, une étincelle pour que ce champ propice s'embrase. Or, la Tunisie était en révolution silencieuse, conformément à son statut de pays vivant sans bruit. De fait, il n'est nulle individualité qui soit révolutionnaire; ce sont les masses qui le sont; les individus ne faisant qu'incarner les foules seules révolutionnaires, et seules les faisant.
2. Il y a eu manipulation de la vérité, Bouazizi ne s'appelait pas Mohamed, n'était pas un modèle de vertu et n'a pas été giflé par l'agent municipale. Mais, il a osé ce que d'autres ont aussi fait, manifester sa désespérance. Qu'il ait été érigé en icône de la Révolution ne fait que renvoyer à son statut de fils du peuple, humble et aux abois. C'est moins la personne de Bouazizi qui compte, moins la manipulation qui a accompagné son geste, que la symbolique qui l'a accompagné. Il est honteux de vilipender aujourd'hui ceux qui ont tout fait pour que le vent de la liberté souffle sur une Tunisie enfin replacée dans le sens de l'histoire. En notre monde, la manipulation est permanente; ce qui compte c'est à quoi elle est instrumentalisée; pour quelle cause cela sert : noble, au service du plus grand nombre ou scélérate, pour des intérêts égoïstes.
3. Le héros de la Révolution, son coup du peuple, n'est pas une personne, mais plusieurs; ce sont tous les jeunes privés de travail, brimés et harcelés au nom de lois liberticides. Ces lois sont d'ailleurs toujours en vigueur, manifestant la continuation de l'ancien régime à travers les gouvernants actuels ce qui prouve que la Révolution continue toujours dans la tête et le coeur de ce peuple.
4. La réplique du coup du peuple est inévitable sauf mesures véritablement révolutionnaires. Avec la solution obtenue au dialogue de sourds que furent nos palabres nationales, on n'a fait que se donner un moment de répit pour se ressaisir. Aussi se presse-t-on pour organiser des élections taillées sur mesure pour les grands partis en vue d'un partage du pouvoir entre les grands partis. Nahdha qui a accepté de quitter formellement le pouvoir n'avait pas le choix c'était le moindre mal. Mais cela ne s'accompagnant pas d'un changement radical de gouvernance indique bien qu'elle prépare son retour par la grande porte, l'autorité et le prestige de l'État scellant son alliance avec le grand ennemi d'hier.
5. Le peuple est oublié par son élite qui, même dans la bouche de ceux qui prétendent coller à ses exigences, n'est qu'un prétexte. C'est qu'on ne prend pas acte de sa réalité d'extrême dénuement ni de ses revendications majeures à la dignité — qui veut dire un travail bien rémunéré — et à la liberté — qui veut dire plus de latitude de vivre, agir et circuler en peuple majeur et véritablement souverain.
6. Aucune démocratie ne peut naître aujourd'hui, et ce ni en Tunisie ni ailleurs dans le monde pauvre, sans une articulation à un système démocratique avéré. Il ne faut pas se leurrer : malgré ses valeurs et principes, l'Occident a plus en vue ses intérêts économiques que la démocratisation des régimes des pays du Sud, qui restent à ses yeux un pur marché. C'est son système économique, donc tout son équilibre politique, qui le commande. Pour cela, il s'accommodait hier des dictatures; aujourd'hui il s'accommoderait de régimes autoritaires, mais stables bien plus que d'une démocratie d'un peuple libre, mais menaçant les fondements libéraux et protectionnistes à la base de son existence. C'est ce qui explique, pour une grande partie, son soutien à Nahdha dont le libéralisme économique outrancier a de quoi le séduire.
7. C'est d'une révolution mentale que la Tunisie a besoin; les élites mondiales aussi. Pour faire l'économie de la relance révolutionnaire en train de couver, la Tunisie a besoin d'une ambition, celle d'une démocratie concrète, où le pouvoir est décentralisé réellement, où le peuple est libre de circuler hors de ses frontières. Je résumerai cela en quelques mesures qui s'imposent et qui pourraient transformer la donne du tout au tout, comme avec une arme magique qu'il urge d'employer. Voici cette sorte de mixte révolutionnaire comme une potion amère, mais la seule encore en mesure d'éradiquer le mal. La part du symbolique qu'on foule aux pieds à Carthage aujourd'hui y est éminente eu égard à l'importance du symbole sur l'inconscient collectif, l'imaginaire commandant la volonté.
A. Décider immédiatement et solennellement un moratoire aux lois liberticides de l'ancien régime, toutes les lois qui ont servi dans les derniers procès d'opinion. Et dans la foulée libérer les innocentes victimes de ces lois scélérates dont celles ayant trait à la consommation de cannabis, qui n'est pas plus dangereux que la cigarette ou à l'homosexualité dont l'incrimination viole la lettre et l'esprit de l'islam. Dans ce même cadre des droits et libertés, lever toutes les réserves aux conventions internationales majeures contre les discriminations et adopter celles qui ne l'ont pas encore été; la Cedaw en est ici la plus belle des illustrations.
B. Libérer Carthage d'une équipe qui ne croit pas à la Révolution surtout après les déclarations du directeur du cabinet présidentiel. De plus, elle représente le reliquat d'une troïka qui est censée avoir quitté le pouvoir après avoir lamentablement échoué, amenant le pays au bord du gouffre. La même chose doit être faite par parallélisme des formes avec la présidence de l'Assemblée nationale, l'autre composante de l'équipe gouvernementale supposée partante.
C. Comme c'est de démocratie participative que la Tunisie a besoin non pas de démocratie représentative devenue une pure confiscation du pouvoir par des élites privilégiées, il urge d'arrêter la mascarade des travaux actuels de l'Assemblée sur un scrutin taillé sur mesure pour un scrutin uninominal rationalisé imposant un contrat de mission dont l'élu rend compte régulièrement de l'exécution. En parallèle, et en décidant que les plus urgentes sont des élections municipales et régionales, lancer à l'échelle des localités des assises de la décentralisation politique et économique avec les associations et la société civile pour instaurer une gouvernance véritablement autonome du pouvoir central où le pouvoir réel appartient aux collectivités locales et régionales. Elles aideront à l'organisation prioritaire des élections municipales, bien plus importantes pour la démocratie que des élections législatives, et encore moins une présidentielle.
D. Au lieu de mendier les aides de l'Europe dont l'intérêt est encore plus grand à la stabilité de la Tunisie et sa prospérité, demander officiellement l'adhésion de la Tunisie à l'Union européenne. Dans cette attente, il faut suspendre l'application du dernier accord de partenariat pour l'immobilité et agir en vue de la transformation au plus tôt du visa actuel en visa biométrique de circulation reconnaissant le droit inaliénable du Tunisien à circuler librement en tant que valeur éminente des droits de l'Homme. Certes, l'Europe tiquera; mais si elle veut la réussite en Tunisie de la démocratie comme elle le prétend, elle est obligée de réviser ses dogmes obsolètes en matière d'immigration et répondre à un appel de la Tunisie pour la création en Méditerranée d'un espace de démocratie qui sera le noyau, demain d'une aire de civilisation. Sinon, l'Europe et l'Occident confirmeront la figure d'intégristes obscurantistes qu'ils affichent aujourd'hui en la matière à la faveur d'un nazisme mental rampant chez eux, aussi dangereux que notre terrorisme intégrisme. Car, pour une grande part, la preuve a été donnée scientifiquement que la politique migratoire insensée alimente de plus en plus les rangs des extrémismes religieux.
Avis aux politiques de bonne volonté de Tunisie et d'ailleurs, notre monde n'étant désormais qu'un immeuble planétaire. *
* Cet article est une actualisation d'un texte ancien : Quelques vérités à rappeler, pour une relance révolutionnaire
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Publié sur Al Huffington Post
Le site a fermé, le lien fonctionnel était :
http://www.huffpostmaghreb.com/farhat-othman/luvre-au-noir-de-carthage_b_5008263.html
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