Les dessous de la visite de M. Salvini en une Tunisie en ébullition
La visite de M. Mateo Salvini, qu'on dit boycottée par le chef du gouvernement sans que rien ne soit sûr à ce sujet, comme le sont souvent les choses délicates en politique et encore plus en langage diplomatique, signe peut-être le point de non-retour dans la crise politique en Tunisie. Rappelons qu'elle a été déclenchée par le caprice présidentiel de n’en faire qu’à sa tête, nommant et destituant son alter ego à la tête de la dyarchie de l'Exécutif.
Or, M. Caïd Essebsi a osé renouveler une initiative hasardeuse, car risquant de mettre en péril l’équilibre instable du consensus qui a permis à la Tunisie d’éviter le chaos à la faveur d’une opposition frontale entre les islamistes et les supposés laïcistes du camp du président.
Ce qui a été interprété comme un défi que le jeune chef du gouvernement, bénéficiant d'un soutien qui semble indéfectible, étant interne et externe au pays. Aussi s'est-il employé à le relever. Avec talent semble-t-il. Et sa position à l'occasion de la visite polémique de notre ami italien ne fait que l'attester.
M. Chahed prend ses marques
Prévue ou non par le programme de la visite de M. Salvini, l'initiative de M. Chahed marque même un point de non-retour dans sa guéguerre avec le chef de l'État. En effet, le chef du gouvernement prend position dans un domaine qui est supposé être la chasse gardée présidentielle. Du coup, il semble prendre forcément le contrecoup de la politique du président, manifestée par un quasi-alignement sur les positions italiennes.
Qu’a donc refusé, M. Chahed, ou n’a pas souhaité y être impliqué ? De cautionner ce que M. Salvini, un xénophobe notoire, est venu obtenir des autorités de Tunisie : sa coopération à refouler les Tunisiens du territoire européen contre une aide destinée à les maintenir dans leur pays devenu une sorte de réserve. Cela rappelle le drame des Indiens d’Amérique pour qui a la mémoire courte.
Pourtant, le monde a changé; et la liberté de circulation est devenue un droit dont on ne peut priver les ressortissants d’un pays dont on dit, par ailleurs, encourage la transition démocratique. Aussi, on ne peut empêcher les Tunisiens de circuler librement ! Or, il y a bien un outil pour ce faire est éviter ce qu’on appelle immigration clandestine qui n’est qu’une circulation légale contrariée : c'est le visa biométrique de circulation.
Si M. Salvini veut lutter utilement contre la clandestinité, il doit agir auprès des instances européennes pour la transformation du visa actuel en visa de circulation. C’est une catégorie qui existe, mais dont on sert au compte-gouttes alors que c’est en la généralisant qu’on éradiquera la clandestinité. Voilà ce que entend M. Chahed passer comme message à M. Salvini en se distinguant du président de la République, prenant même ses marques à son égard.
Il est vrai, la Tunisie ne demande pas encore, ni officiellement ni officieusement, le recours à une telle arme fatale contre la clandestinité; c’est parce que notre diplomatie, sur cette question, est dépassée, restant antique, figée sur des concepts de temps éculés. Elle est à l'image des ses plus hauts dirigeants, le chef de l’État notamment qui en a la charge, son ministre des Affaires étrangères n’étant, comme il le dit lui même, que son porte-voix, ne s’autorisant aucune initiative en la matière.
C’est ce que semble oser, à la faveur de son conflit avec le président de la République, le chef du gouvernement. Car que le programme ait ou non inclus la rencontre avec le chef du gouvernement, cela n’ôte en rien à la volonté claire de M. Chahed de prendre ses distances non seulement avec les déclarations passées, quasiment belliqueuses, sur la Tunisie, de M. Salvini — d’ailleurs dénoncées par le ministère des Affaires étrangères —, mais aussi avec la politique qu’il est venu proposée à notre pays.
Qu’a proposé donc Mateo Salvini aux autorités qui ont accepté de le recevoir ? De l’argent contre l’enfermement des Tunisiens dans leur pays. C’est donc un marché de bas de gamme, ni plus ni point; comme si l’ont pouvait encore vendre la dignité des Tunisiens ! En effet, circuler librement relève de la dignité !
Une contre-attaque de M. Chahed ?
Dans son point de presse conjoint avec son homologue Hichem Fourati, jeudi 27 septembre 2018, et dans le cadre du rapprochement des points de vue entre les deux pays, notre hôte a fait état de l’examen des moyens en mesure de renforcer le partenariat pour la lutte contre l’immigration clandestine.
Certes, on parle des réseaux criminels impliqués dans le trafic d’êtres humains et on s’engage de lutter contre eux à trouver les mécanismes adéquats. Or, le meilleur mécanisme en l'objet est le visa biométrique de circulation. C’est bien cet outil fiable et respectueux à la fois de la liberté de circulation et du droit européen à la sécurité qui est de nature à éradiquer la clandestinité et mettre fin aux drames provoqués par ce fléau dont est responsable la politique européenne actuelle, autiste et d’un autre temps.
On a certes bien parlé de l’adoption d’une approche globale et à long terme, basée sur un partenariat respectant les droits de l’Homme, ouvrant la voie à des canaux officiels de migration légale. Or, on s'obstine à exclure le seul outil efficace en la matière qui est ledit visa de circulation encadrée et rationalisée. En effet, elle se fait au vu du relevé des empreintes digitales des ressortissants tunisiens par des autorités étrangères, ce qui est déjà une monstruosité en droit international, bafouant de manière flagrante la souveraineté de la Tunisie.
Est-ce bien à cela qu’a dit non M. Chahed ? Assurément, même si c’est d’une façon détournée, informelle encore. Car se voulant manifestement un destin national, il ne peut pas ne pas prendre position sur des questions heurtant les sentiments et les droits des Tunisiens. C'est qu'il est désormais temps de dire non au visa actuel de la honte et oui au visa de circulation à délivrer gratuitement, pour une année minimale aux Tunisiens qui le méritent, étant ressortissants d’un pays enfin démocratique !
Comme le président en charge de la diplomatie ne le fait pas, M. Chahed semble donc l’oser d’une manière diplomatique, mais ayant l’évidence de la politique élevée en cet art de ne rien dire par le silence, car il est bien plus éloquent que la parole quand il est suivi d'actes.
Par conséquent, on s’attend à ce que le geste suivra et que cela se manifeste par une inflexion réelle de la politique étrangère de la Tunisie au niveau, pour le moins, de la libre circulation, sinon de l’adhésion de la Tunisie à l’Union européenne. On sait, en effet, que l’accord ALECA, auquel tient l’Europe, doit être signé en 2019; or, il est léonin dans sa mouture actuelle. Car il a, pour le moins, cette particularité immorale de réserver aux marchandises et aux services un meilleur sort qu’à leurs créateurs, les humains. Aussi, comme M. Chahed est en charge des négociations, il lui est loisible d’insister et finir par obtenir le passage à ALECCA, et ce par l’alignement des humains sur les marchandises avec la transformation du visa actuel obsolète en ce visa d’avenir qu’est le visa biométrique de circulation.
S’agissant de l’Italie, première concernée, après la France, des flux supposés migratoires et qui ne sont que de circulation et/ou d’expatriation, cela servira encore mieux ce sur quoi l’on s’est engagé en termes de lancement de projets communs, particulièrement dans les régions considérées comme des points de départ des opérations de migration clandestine. Car de tels projets restent de simples vues de l’esprit s’ils ne se font pas dans le cadre d’une aire de liberté de circulation.
Si, comme le soutient le ministre italien, son gouvernement vise vraiment à être le premier partenaire stratégique de la Tunisie sur tous les plans : économique, culturel et social, il sait maintenant ce qu’il doit faire : proposer et défendre auprès des instances européennes l’abandon du visa actuel et le recours à un seul type de visa garantissant la circulation sécurisée et fluide des ressortissants tunisiens. Ce qui pourrait être par la suite généralisé à tous les partenaires africains de l’Europe.
Que l’Italie cesse donc ce ridicule recours à la langue de bois, faisant dire à M. Salvini qu’il est « pour l’ouverture de voies de migration légale entre la Tunisie et l’Italie. » S’il est sincère, il sait maintenant comment il peut le réaliser.
Publié sur Huff Post