La Loi des Frères
Dans les événements en cours en Tunisie, un mouvement des profondeurs, cette centralité souterraine qui fait l'essence des êtres et des choses selon la vision sociologique compréhensive de Michel Maffesoli, est en train de sourdre à la surface de l'actuel et du quotidien non seulement tunisien, mais arabe aussi et même mondial, à terme.
En effet, on voit se mettre en place en Tunisie ce qui donnerait à terme une sorte de politique compréhensive à la manière de la sociologie du même nom, où les maîtres penseurs seront toutefois bien plus inspirés par des théoriciens américains ne relevant pas nécessairement de l'École de Chicago, mais s'employant à leur manière et activement de donner une impulsion majeure à la révélation de ce qui serait une École de Tunis pour le monde arabe musulman, autant sociologique que politique.
Or, tout observateur lucide de cette Tunisie post-révolutionnaire (que j'aime à appeler Tunisie Nouvelle République), tout combattant des libertés, pour les droits de l'Homme est amené à accompagner et/ou mener une réflexion à partir des réalités du pays qui sera à la fois rétrospective (revenant sur la genèse et le déroulement de la Révolution, ce que je nomme Coup du peuple) que prospective (avec l'observation, l'analyse et pourquoi pas l'enrichissement de la mise en place en cours d'une nouvelle pratique politique faite, pour l'essentiel, à partir d'une lecture renouvelée de l'islam, un islam postmoderne), le tout étant placé sur les réalités de tous les jours du peuple qui vient de se réveiller à son être et qui vit un moment historique où tout est possible.
Car plus que jamais, il est possible de voir s'incarner, dans l'effervescence dont la Tunisie est saisie, cet affrérement dont parle l'éminent sociologue de la postmodernité qu'est M. Maffesoli comme ultime horizon de l'humanité aujourd'hui en crise, la loi des Frères en aboutissement logique de la postmodernité dans un lieu et une culture apparemment inattendus et qui y étaient, pourtant, adéquatement préparés du fait de la rétromodernité islamique qui y avait cours.
De fait, ma conviction est que la loi des Frères maffesolienne offre de sérieuses chances de voir le jour et d'être pratiquée en Tunisie, pour peu que les choses actuellement en cours évoluent dans le bon sens. Il y a, en effet, en terre tunisienne un terreau propice, ne serait-ce que par référence à l'idéologie des (frères) musulmans à laquelle réfère le courant politique dominant actuellement, mais qui trempe dans un fort courant soufi — ce spiritisme musulman — prégnant dans l'identité tunisienne et dont la caractéristique majeure demeure la charité, comme de bien entendu.
Avec l'aimable autorisation de l'éminent professeur, je propose à mes lecteurs de lire son livret de voeux pour l'année 2012 qui est pour moi l'inauguration d'un cycle nouveau pour l'humanité. Intitulé La Loi des Frères, ce livret peut être considéré comme un véritable manifeste pour ce Monde Nouveau que nous appelons de nos voeux en Tunisie et dans le monde en général.
Le lien pour afficher le texte du livret est en fin d'article. Mais pour tous ceux qui ont perdu le plaisir de lire, je leur propose ci-après quelques savoureux extraits de ce manifeste incontournable :
Alors que l’expérience de la vie quotidienne est là, on ne peut plus probante, il est curieux de constater que l’on refuse, avec constance, de voir que se « con-naitre » c’est avant tout, et en son sens strict, naître avec.
En effet, s’il est une loi universelle régissant le genre humain, c’est bien que l’on n’est pas celui qui se voit dans le miroir, mais bien celui qui se reconnaît dans le regard de l’Autre. C’est l’altérité qui me fait exister. Il s’agit là d’une de ces banalités que l’on aurait quelque scrupule à rappeler si le conformisme logique, l’opinion intellectuelle, le correctness ambiant, ne nous forçaient pas à le faire.
Lieu commun, donc, d’antique mémoire, lieu commun aux racines profondes, retrouvant une indéniable reviviscence de nos jours. Le « primitif » est, toujours, instructif lorsque l’on veut s’accorder, en profondeur, à ce qui est. C’est pour cela qu’au-delà de la plate, et bien usitée, bien usée, « fraternité », il convient de revenir à des mots moins habituels, mais plus fondamentaux, permettant de faire ressortir ces « choses » évidentes de la vie de tous les jours. « Les mots et les choses » : dialogue on ne peut plus instructif.
Ainsi ce terme que l’on retrouve dans les anciennes formes de la sodalité (il faudra y revenir), celui d’affrérement. Par là s’exprime la « philadelphie », voire la « philanthropie ». Dans la langue de mon pays, le languedocien, on dit, pour fraterniser, « s’afreira ». Frédéric Mistral (Moun espelido. Memori e raconte) utilisa, à loisir, ce terme si chantant pour exprimer, justement, le lien profond, affectuel, nous liant aux racines et à ceux qui communient à travers elles.
... le souci de « s’afrèrer » afin de redynamiser une langue et, donc, une manière d’être.
Mais pour bien apprécier la pure réalité, pour « être à la hauteur du quotidien », il faut savoir sortir de la torpeur de nos évidences...
... Ainsi reconnaître qu’au-delà d’une subjectivité maîtresse d’elle-même et de ses actes, il existe quelque chose de plus profond, permettant de saisir, au-delà des égoïsmes, la perdurance du lien social.
Heidegger en a appelé, pour ce faire, à la « volteface de la pensée ». Cette torsion (Verwindung) permettant de penser les transformations. Méthode on ne peut plus salutaire pour rendre compte des transmutations en cours. Au-delà des incantations critiques, habituelles dans les analyses intellectuelles, la radicalité de l’approche est à ce prix : il faut désobstruer le chemin de pensée de nos habituelles certitudes qui, progressivement, sont devenues des dogmes on ne peut plus sclérosants. Dogmatisme ne permettant pas de saisir la vitalité de nombres de pratiques juvéniles qui, tout en ne se reconnaissant pas dans les formes institutionnelles du « social », expriment un idéal communauté en gestation dont il sera de plus en plus difficile de nier la viridité.
Revenir au « réalisme » que la modernité avait évacué, et qui était au fondement des modes de pensée et d’être spécifiques à la pré-modernité.
Toute vraie pensée est un « pari », tel que l’entendait Pascal. On sait, aussi, qu’à l’opposé des tranquilles et désuètes certitudes dogmatiques, toute recherche prospective s’élabore à partir d’une vision et s’enrichit d’un champ ouvert d’hypothèses ; aussi audacieuses soient-elles. En la matière, celle concernant la reviviscence de la « loi des frères » entend prendre acte de la réapparition d’un imaginaire de la fraternisation qui, régulièrement, ponctue les histoires humaines.
Il s’agit là d’une des intuitions les plus folles d’Auguste Comte, lorsqu’il qualifiait le « Grand-Être » comme la solidarité unissant, d’une manière organique, les vivants, les morts, les humains, les animaux, en bref, tous les éléments naturels et culturels. Ou encore Restif de la Bretonne, matérialisant le spirituel, lorsqu’il parle du « Grand Animal », union de tout ce qui existe dans l’univers connu ou inconnu.
Voilà une expression concrète de l’affrérement qui, au-delà d’un égalitarisme de façade, renvoie à un ordre symbolique, c’est-à-dire organique prenant en compte l’entièreté de la personne dans son cadre communautaire. Dans le territoire lui servant de fondations : le lieu fait lien !
Il s’agit là d’un « culte de la fraternité », bien autre chose que la fraternité rationnelle et placardée, telle une incantation à laquelle on ne croit pas, sur les frontons des édifices publics français. Vague souvenir d’une effervescence révolutionnaire qui s’est assoupie, tout au long du XIXème siècle, en un bourgeoisisme replet. Culte de la fraternité qui, d’une manière irréfragable, perdure au plus profond du vivre-ensemble et assure, mystérieusement, la solidarité de l’ensemble. Ne dit-on pas que le fil rouge est cela même qui, au sein d’un cordage, permet d’en mesurer la solidité ou l’usure inéluctable ?
C’est un tel « culte » qui, comme une maçonnerie ésotérique, va se retrouver dans les tribus postmodernes, chez les « cailleras » des cités et autres assemblages d’affinités électives.
Le rêve collectif et l’entièreté de l’être, voilà bien les caractéristiques essentielles d’une socialité, c’est-à-dire d’un vivre-ensemble, ne reposant plus sur le simple et rationnel « Contrat Social » tel qu’il s’est élaboré à partir du XVIIIème siècle, mais bien sur un « Pacte » où l’affectuel a une part non négligeable. C’est tout cela, en grossissant le trait, que l’on peut nommer la « loi des frères » : règles, rituels, obligations multiples, vêture imposée, mais tout cela est réversible, interactif, en perpétuelle dynamique. Voilà ce qui fonde un « ordo amoris », redonnant sens à une reliance souchée sur le lien (« religare ») et engendrant la confiance (« reliant »).
Michel MAFFESOLI
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