20 mars 2016 : clefs pour comprendre la nouvelle Tunisie (1/2)
Comme les précédentes éditions depuis la révolution, la célébration du soixantième anniversaire de l'indépendance tunisienne a été pour le moins morose, l'esprit de ce que fut un coup du peuple, il y a six ans, ayant été perdu de vue de la part des dirigeants du pays, tiraillés par les réflexes d'un passé qui ne veut pas mourir et un futur mimant justement ce passé moribond.
Aussi, au lendemains du 20 mars 2016, on ne peut que repenser à ce que disait le réformateur égyptien de l'Islam dénonçant la vie des musulmans actuels comme étant « une manifestation contre leur religion ». Comme lui, on serait tenté de dire que, pareillement, le comportement des islamistes au pouvoir en Tunisie ou le contrôlant est une insulte à l'islam[1].
Toutefois, rien n'est encore perdu et nos épreuves étant nos leçons, on peut toujours espérer voir les islamistes, voulus par l'Occident l'alpha et l'oméga de la politique en Tunisie et même au Maghreb, se ressaisir en se convertissant véritablement à l'esprit du vivre-ensemble serein qu'impose la pluralité de la société tunisienne et la maturité de son peuple.
Aussi, voici à leur intention, mais aussi à celle de tous les acteurs de la scène politique tunisienne, quelques remarques à méditer. Devant sonner comme autant de rappels à une conscience se laissant aller à l'égarement, ce sont autant de clefs pour comprendre la dynamique d'un instant éternel que l'on a voulu appeler Printemps arabe et qui se situe dans une nouvelle durée en un monde en mutation.
Il s'agit de jalons d'une réflexion au long cours, faisant l'objet d'une trilogie politique sous presse[ii] et que je synthétise ici, à l'intention des lecteurs du Huff Post qui sert vaillamment l'information avec talent et éthique. C'est aussi pour alimenter positivement la discussion constructive au moment délicat que nous vivons à l'orée d'un monde nouveau qui se forme sous nos yeux, incrédules chez d'aucuns, fermés chez d'autres et littéralement ébahis chez la plupart.
C'est que la réflexion dont il s'agit ici est à contre-courant de la doxa encore en cours, bien qu'il ne s'agisse désormais que d'écume d'un paradigme dépassé, les lueurs d'une étoile lointaine déjà éteinte, mais profitant de la lenteur inévitable du nouveau paradigme à se mettre en place pour faire illusion de vie.
Il en va ainsi de toute idée se prétendant moderne quand la Modernité telle que nous l'avons connue n'est déjà qu'une momie, la vraie vie relevant d'une postmodernité qui est loin de ne relever que de la cogitation des théoriciens ou ne concerner qu'un Occident en pleine crise morale ; seule réalité tangible, sa supériorité économique et technologique n'a de prise que sur nos têtes, y contrôlant l'imaginaire, raisonnant et résonnant d'après des systèmes vidés de sens.
Clef 1: Nouveau cycle
Le monde a changé; il est entré dans un nouveau cycle. Il est, en effet, bien établi que l'histoire des hommes obéit au principe de la cyclicité, tout bon sociologue le dira. Ce cycle n'a pas commencé avec les révolutions arabes; déjà, au lendemain du 11 novembre et des attaques suicides contre les Twin Towers, on a parlé de changement du monde.
Il faut dire que comme tout mouvement de fond, les bouleversements importants mettent du temps à advenir, et c'est grâce aux événements ponctuels que nous pouvons en pressentir la cadence, puis saisir le rythme et juger de l'ampleur du mouvement d'ensemble. Or, le printemps arabe est parmi les manifestations majeures du changement dans lequel l'humanité est entrée depuis quelque temps.
Peu importe si ce printemps a eu un apprenti-sorcier pour en accompagner l'avènement; car celui-ci ne l'a pas fait éclore, le terrain étant déjà prêt sans son intervention; et ne le pouvait d'ailleurs pas, une saison devant forcément se faire. De fait, notre apprenti-sorcier a eu juste l'intelligence de voir venir le printemps — qui reste, qu'on le reconnaisse ou qu'on le nie, le coup exclusif du peuple — et de prétendre, ou le laisser dire, en avoir été l'instigateur. Rappelons-nous ici le bel enseignement du poète : Quand les choses nous dépassent, feignons d'en être l'instigateur.
Clef 2 : Cyclicité du temps
Il n'est plus possible de continuer à appréhender le temps et l'histoire de manière linéaire; cela relève du péché mignon de la nature humaine, rapportant tout à son nombril. Comme dans la nature naturante où tout obéit à la loi de la palingénésie, la naissance y est toujours recommencée, la mort n'étant qu'une naissance à une vie nouvelle. Il y a un balancement entre nouveautés et vieilleries dans un ballet de renaissances et d'obsolescences, non seulement des modes, mais aussi des idées, des pensées et des croyances.
À l'intention des croyants occupant aujourd'hui le haut des travées du pouvoir, je rappellerai volontiers le dit attesté du Prophète sur l'inéluctabilité pour l'islam de finir étranger et solitaire comme il a commencé :
بدأ الإسلام غريبا وسيعود كما بدأ غريبا، فطوبى للغرباء
L'islam a commencé étranger et redeviendra l'étranger de ses débuts. Heureux sont les étrangers
Pour ma part, j'interprète ce dit comme le dépérissement de l'aspect purement cultuel de la religion avec le maintien et même le renforcement par une universalité encore plus soutenue de ses aspects culturels, humanistes et spirituels. Il s'agit d'une culture mondiale où il n'y aurait plus d'étrangers ni de différents, tous les étrangers communiant dans une même foi : un humanisme intégral.
De fait, c'est ce qui a fondé la civilisation de l'islam et qui nourrira une culture oecuménique débordant le cadre limité des religions monothéistes. La spiritualité arabe, le soufisme, a déjà entrevu cela, même si elle n'a pu rompre totalement et de la plus franche manière avec le formalisme cultuel (cf. clef 9).
Clef 3 : Le conflit comme moteur du changement
Contrairement aux idées reçues, le conflit et les oppositions ne sont pas négatifs et ne doivent pas être fuis ou diabolisés comme la tradition musulmane l'a voulu jusqu'ici. Notons d'ailleurs que cette tradition était en opposition avec une autre tradition — arabe celle-là — qui valorise la différence en tant que marque de sa liberté.
De plus, elle ne relevait que du voeu pieux, la chicane étant restée la règle dans l'histoire musulmane. Or, la chicane n'est-elle pas le propre de la démocratie? Débarrassée de la mauvaise foi, canalisée par des structures opérationnelles, ne revête-t-elle pas volontiers l'aspect d'une procédure avocassière?
C'est d'ailleurs la découverte des vertus du conflit, bien plus que la victoire sur la peur, qui constitue en quelque sorte le principal acquis des révolutions arabes. De fait, si le Tunisien (et l'Arabe musulman, plus généralement) a subi stoïquement sa condition médiocre assez longtemps, c'était moins par lâcheté ou manque de génie, que par peur des affres de la division, ayant toujours pensé qu'il était plus sage d'accepter le moindre mal, la division et le conflit paraissant alors un mal absolu.
Or, aujourd'hui, on apprend que le conflit peut même n'être plus un mal, ou alors le mal relatif pour un bien absolu; c'est le principe même de la démocratie. Ajoutons qu'en sociologie contemporaine, la vertu du conflit dans l'avancement des sociétés n'est plus contestée, valorisée même.
Cela implique un changement nécessaire de notre regard sur certaines anciennes évidences désormais fausses comme :
— la vision unitaire du désordre ou du déséquilibre qui ne sont plus qu'une multiplicité d'ordres (des-ordres) ou une pluralité d'équilibres (des-équilibres);
— la prétention trompeuse à l'opposition des cultures, car il n'y a pas de conflit de cultures, mais une culture humaine unique aux formes variées;
— l'erreur de croire que l'authenticité est dans la fermeture sur soi, la véritable connaissance de notre nature profonde ne se faisant réellement qu'à travers le miroir d'autrui, cet autre soi-même. La saisine la plus réussie de notre essence véritable se fait par la plus réussie des ouvertures sur ceux qui sont bien différents de nous; n'est-ce pas au large que les eaux de la mer se renouvellent?
— les idéologies meurent de l'absence de renouvellement, et toute civilisation est mortelle si elle ne sait renaître aux réalités du jour, obéissant à la loi de la nature, seule éternité possible. C'est ce que confirme d'ailleurs un autre dit avéré du Prophète affirmant que l'islam est appelé à se régénérer tous les siècles :
إن الله يبعث لهذه الأمة على رأس كل مائة سنة من يجدد لها دينها
Allah fait la grâce à cette communauté de lui envoyer qui rénove sa foi à l'orée de chaque siècle
Clef 4 : Esprit arabe de conquête
Si l'islam a su tirer le plus grand profit de son ère d'éclosion, au coeur de l'Arabie, ce fut bien et en premier lieu de l'esprit de conquête animant en un trait indépassable de caractère tout Arabe, s'ajoutant à sa propension à l'originalité par excès d'attachement à une liberté exclusive.
Un pareil atavisme était considéré comme la pire des tares aux temps anciens; rappelons-nous ce qu'en disait notre éminent sociologue, Ibn Khaldoun. Or, en cela, les Arabes étaient bien modernes avant la lettre, comme le fut à sa manière l'islam (je propose, pour qualifier cette caractéristique, le néologisme de rétromodernité).
Aussi, contrairement à ce que prétendent des observateurs pontifiant ou mal intentionnés, la démocratie n'est pas inconnue en terre arabe; il lui suffit juste, de la part de ses protagonistes, le nécessaire confort économique et le minimum de conviction en la possibilité de son occurrence. Outre l'action sur l'imaginaire par des actes hautement symboliques, cela nécessite beaucoup d'humilité quant à l'ego personnel et l'État de droit pour l'organisation sociale. Or, le premier indice tant de cette humilité que de l'instauration de l'État de droit est de croire que la vérité ne se possède pas, n'étant qu'une orientation, ce que je propose d'écrire « vers-ité ». C'est donc un chemin qu'est la vérité, un cheminement vers un horizon jamais atteint; et ce chemin, qu'il soit initiatique et/ou de vagabondage initiatique, commence en soi et/ou chez soi pour se diriger vers l'altérité, l'autre qui n'est que soi. La conquête dans son esprit n'est rien d'autre que le désir d'autrui porté à son paroxysme.
Clef 5 : Pouvoir de la pensée et culture des sentiments
Aujourd'hui, être scientifique ne signifie plus relever du cogito de Descartes, la non-rationalité à l'ancienne n'étant plus de l'irrationalité. Scientifiquement, au sens bachelardien, on ne peut plus douter du pouvoir de la pensée humaine et de ses effets indéniables, non seulement sur soi, la psychologie des profondeurs, mais aussi sur les autres (le magnétisme le prouvant à l'envi) et jusque sur la matière.
Cela implique pour les femmes et hommes politiques en prise avec la psychologie des foules de faire acte de volontarisme, de hiérarchiser leurs priorités, de distinguer le principal de l'accessoire, mais surtout d'avoir le sens de l'intérêt le moins égoïste.
Entendons-nous bien : il ne s'agit pas ici d'être guidé par un quelconque angélisme béat, mais bien par les qualités du coeur en nous persuadant que tout un chacun peut en avoir pour peu qu'on sache s'écouter mutuellement, nos problèmes se réduisant souvent à une question de mauvaise communication ou d'absence simplement de bonne communication. Pas toujours sincère, celle-ci n'est jamais neutre, au sens de subjectivement désintéressée (ce qui est la moins mauvaise définition de l'objectivité) et du manque de clarté de nos pensées, et donc de nos actions, du fait d'une confusion dans nos valeurs.
D'ailleurs, l'histoire se charge de nous le rappeler de temps en temps quand on l'oublie : la pensée agissante au plus profond des peuples les font se soulever quand leurs dirigeants persistent dans leur autisme et n'arrêtent d'user de langue de bois en lieu et place de pensée volontariste puisant dans une réelle empathie avec les réalités du peuple, les seules devant compter bien avant les égoïsmes et les ambitions de la carrière politique.
L'ère postmoderne que nous vivons met d'ailleurs l'accent sur la communion émotionnelle marquant les plus banals aspects de la société, une communion érotique même pour certains théoriciens de la sociologie compréhensive qui mettent l'accent sur le passage de la loi du père transcendant et omnipotent (qu'il soit Dieu le père ou l'État tout-puissant) à celle des frères dans une socialité dionysiaque où règne un ordre amoureux dont le soufisme (encore une modernité par anticipation) avait déjà dessiné les atours et les contours de la plus belle manière.
Le nouvel ordre se mettant en place — tout en échappant aux regards les moins perspicaces — est semblable aux yeux qui, habitués à une certaine lumière, ne distinguent plus rien dans l'obscurité où l'on plonge subitement.
Il s'agit d'une épistèmé originale, comme une nappe phréatique sourdant à la surface. Il est de l'irrépressibilité et de l'irrésistibilité des effets des causes déjà constituées dans le substrat de nos sociétés qu'il serait bien vain d'ignorer.
Le croyant appelle cela fatalité et la science le qualifie d'effet inévitable de la cause évidente. C'est que toute cause constituée ne peut que produire les effets qu'elle emporte. Allan Kardec, codificateur du spiritisme, l'avait exprimé, pour sa part, de la plus belle façon « Tout effet a une cause; tout effet intelligent a une cause intelligente. La puissance de la cause est en raison de grandeur de l'effet. »
C'est d'ailleurs la base de la modernité, la règle d'or de son discours de la Méthode : « Post hoc, ergo propter hoc »[iii]. Or, ce causalisme classique n'est plus de mise s'il continue d'exclure les marques de la postmodernité que sont la rationalité autre de l'irrationalité, la pensée contradictorielle qui suppose la complémentarité des contraires et la loi du quiproquo (quid pro quo) élevée en méthode et n'excluant pas le conflit
Aussi, la mentalité ayant changé, les choses changent forcément en cette ère de culture du sentiment et le sort de l'humanité sera ce que seront ses humeurs, ses sentiments et la communion de ses émotions, les qualités de coeur étant celles qui lui réserveront le meilleur sort.
Comme l'être humain est un animal bien plus parlant que pensant et bien moins pensant que pensé, c'est de la communication utile par tous moyens qu'il doit user, car l'on parle souvent juste pour être entendu, imposer une vue ou ne rien dire finalement, et non pour être écouté.
La langue de bois encore en vigueur en notre pays doit laisser la place à la langue du coeur; il nous faut dépasser notre problème de communication à l'origine de nos conflits, puisque nos politiciens ne savent plus s'écouter, s'entendant à peine, et surtout n'entendent même pas le peuple pour lequel ils sont pourtant redevables de leur existence même.
En cela, ceux qui font profession de la religion doivent plus que les autres donner l'exemple en s'inspirant de ce que disait par exemple le jurisconsulte rétromoderne que fut Ibn Hazm :
إن المجتهد المخطيء أفضل عند الله من المقلد المصيب
L'exégète se trompant dans l'effort d'interprétation est bien meilleur pour Allah que celui qui ne se trompe pas dans un pur effort d'imitation
À suivre…
NOTES :
[1] Mohammed Abdou (Cheikh), Rissalat al Tawhid, exposé de la religion musulmane. Traduit de l'arabe, avec une introduction sur la vie et les idées du Cheikh Mohamed Abdou par B. Michel et le Cheikh Moustapha Abdel Razik, Paris Geutener, Librairie orientaliste, 1925, p. 136.
[2] L'exception Tunisie, en trois tomes, à paraître bientôt chez Arabesques.
[3] À la suite de cela, donc à cause de cela.
Publié sur Al Huffington Post