Dialogue des cultures : sortir de la cogitation stérile !
Notre éminent maître M. H. Fantar a exposé ici sa recette pour promouvoir le dialogue des cultures et des civilisations. Si le diagnostic est juste et lucide, ce qu'il propose relève malheureusement de la cogitation stérile.
Après avoir insisté à juste titre sur la nécessité de «chercher des solutions adéquates qui aboutiraient à une situation génératrice de justice, de stabilité, de paix et de sécurité», signalant à bon droit que «la connaissance et la reconnaissance mutuelles permettent de promouvoir la confiance, laquelle peut aboutir à une véritable coopération et développer le sens de la solidarité», que propose-t-il?
Il conseille de «se connaître, de se reconnaître et de se faire connaître». Et il note bien que «cela suppose un retour aux sources, mais un retour libérateur. On doit crever les chapes de la tradition, neutraliser les tabous de toute nature et oser tout soumettre au crible de la critique».
Voilà qui est dit et bien dit ! Mais il est clair que le propos est ici téléologique, destiné aux tenants de la tradition musulmane qui ont pignon sur rue. Ce qu'il dit, s'il sonne juste, n'est pas moins insuffisant, sinon faux. Il sacrifie à l'antienne de notre temps, oubliant les véritables raisons qui sont la cause et l'effet du rejet du différent, cet autre soi-même, dans l'islam actuel.
Effectivement, même s'il ne le spécifie pas, M. Fantar ne désigne objectivement que la tradition qui est vilipendée à bon droit, la tradition susmentionnée. Ce faisant, il ne dit pas qu'elle se nourrit d'une autre tradition qui s'y est incrustée, la tradition judéo-chrétienne. Dans l'islam qui se voulait des retrouvailles avec le message abrahamique, elle a fortement influencé la pensée intégriste au point d'en faire relever la jurisprudence des jurisconsultes, comme pour la loi du talion, l'apostasie, l'homosexualité.
Il est évident que l'affirmation est irréfutable du noyautage du salafisme haineux et essentialiste par ces mêmes traits qui maquaient la tradition judéo-chrétienne et que les démocraties occidentales ont heureusement relégué au rebut. Or, cette mentalité, malgré l'esprit légaliste désormais en honneur en Occident, reste prégnante et marque l'inconscient, l'imaginaire; et on sait désormais leur importance sur notre conscient, nos actions.
Aussi, il est impératif, parlant de tradition, de rappeler cette part d'ombre de l'Occident si l'on veut être objectif, crédible.
Notre éminent professeur insiste sur le fait que le meilleur moyen de connaître l'autre est de «le connaître avec sympathie». Comment s'y prendrait-on ?
Il appelle à «une philosophie de l'ouverture, de la solidarité»; il demande d'agir pour «cultiver l'amitié, la coopération, l'acceptation de l'autre et la solidarité entre les peuples». Tout cela est bien beau, mais relève de la pure théorie, péché mignon d'intellectuels non organiques et de politiques sans matière grise.
Comme seules actions concrètes, il appelle à «favoriser les contacts, la diffusion du savoir, le débat en toute liberté»; et de proposer des «conférences qui peuvent être faites par des personnalités tunisiennes ou étrangères». Il ne s'agit au mieux que de cautère sur jambe de bois. C'est l'illustration de ce qui ne marche plus, dans notre tendance à relever d'un mode de réflexion dépassé, aux concepts saturés.
Notre époque est celle de l'homme sans qualité, du «zéroïsme» de sens; c'est au cœur qu'il faut s'adresser. L'émotionnel et l'affectuel commandent les esprits aujourd'hui, les sens étant libérés; la seule possibilité d'être écouté est ainsi la communion des affects, les affinités électives.
Oui, il faut promouvoir le dialogue des cultures, mais en le pratiquant concrètement, usant de gestes, de paroles et d'actes interpellant l'imaginaire, sollicitant les émotions, influençant l'affectivité.
C'est de culture de sentiments qu'il faut user pour réussir cette communion en une ère de civilisation commune, autorisant à dessiner un univers solidaire et humain; ce monde d'humanité, une «mondianité».
Pour cela, il faut revitaliser la démocratie, en une «postdémocratie», moins réduite au mécanisme formel des élections; surtout, soutenir les pays qui s'y adonnent dans le cadre d'un espace de démocratie.
Voici trois initiatives parmi les idées pour lesquelles je me bats, histoire d'amorcer la pompe d'un dialogue véritable :
1. Ériger un espace de démocratie méditerranéenne levant les frontières artificielles entre les pays démocratiques. La Tunisie doit voir se substituer au visa actuel, illégal et source d'exclusion, un visa biométrique de circulation, initiant une liberté de circulation dans le respect des réquisits sécuritaires.
2. Le même mécanisme, pour forcer les choses, doit être mis en place entre la France et la Tunisie dans un espace francophone de démocratie.
3. Il faut aussi ouvrir la porte à l'adhésion de la Tunisie à l'Union européenne dont elle fait partie de fait, étant un marché ouvert, sans réelles contreparties, aux marchandises européennes.
Il s'agit d'actions concrètes qui agissent autant pour les principes qui nous sont chers que sur les mentalités; elles ne sont pas des vœux pieux.
En postmodernité, on ne lit plus, on ne s'occupe guère de conférences, séminaires et colloques. On survit au jour le jour, attentif à l'instant présent, à l'acte tangible. C'est en circulant librement que le quidam de Tunisie se détourne du terrorisme pour le dialogue; il aura vu qu'on ne pratique plus à son égard le terrorisme insidieux, celui de politiques et d'intellectuels relevant d'un monde fini, vivant dans leurs palais et tours d'ivoire.
La fin de l'Ancien Monde qui hante notre pensée est une faim d'un Nouveau Monde dont rêvent et relèvent virtuellement nos peuples. Un ajustement épistémologique est obligatoire pour être en congruence avec la rue, ces foules dont a n'a jamais dit assez qu'elles ne font que vivre leur âge imposant la puissance sociétale au pouvoir des institutions classiques devenues coquilles vides.
Être «up to date» politiquement et intellectuellement ou «has been», telle est la question qu'impose notre postmodernité. Alors, quel dialogue veut-on ? Celui du «cause toujours, tu m'intéresses !» — guère différent du «la ferme ! » des dictatures — ou celui des philosophes, propice à l'autocritique, pour faire accoucher, dans de bonnes conditions, nos sociétés grosses du paradigme nouveau du vivre-ensemble inéluctable ?