Quand le mufti ignore que l'islam est la foi des opprimés
Le mufti de la République a tenu récemment un propos surprenant[1] qui a été assurément une occasion malheureuse pour lui de confirmer de la manière la plus éclatante l'incompatibillié de son institution avec la norme constitutionnelle de la Tunisie qui est désormais un État civil.
La nouvelle modernité de la Tunisie
En effet, le choix constitutionnel de notre pays, équivalent à celui du régime républicain, est stratégique, supposant la séparation du domaine privé, seul site de libre manifestation du religieux — l'islam consacrant, en plus, la relation directe et exclusive entre Dieu et le fidèle, puisqu'il n'a pas d'église —, et du domaine public d'où sont strictement exclues les choses de la foi.[2]
Qu'on ne s'y trompe pas, cependant ! Ce n'est pas la laïcité qui l'impose, mais la saine compréhension de l'islam qui a été en quelque sorte laïque avant la lettre, et ce au sens étymologique du mot laïcité qui vient du latin chrétien : laicus, du peuple, soit chose du plus grand nombre.[3]
Or, c'est le sens même de l'État civil, et c'est ce à quoi l'institution de mufti déroge, surtout que nous avons un ministère des Affaires religieuses.
Aussi, être légaliste en Tunisie, appliquer la constitution méticuleusement, suppose de faire le choix entre cette institution archaïque et le ministère des Affaires religieuses; l'une ou l'autre doit disparaître, car il y redondance néfaste, étant en plus illégale.
Nous avons déjà suggéré, au reste, de se passer du département ministériel en l'intégrant au sein du ministère des Affaires culturelles[4], étant donné que l'islam est bien plus culturel que cultuel; ainsi le mufti serait seul habilité à parler religion, mais pas politique ! Ainsi l'islam retrouvera son intégrité.[5]
Après la confusion délibérée de l'actuel mufti entre ces deux domaines incompatibles par principe, Il serait temps que la nouvelle modernité tunisienne se mette enfin à la culture des arts de l'islam, manifestation bien postmoderne de telles sciences ![6]
Aura-t-on donc au gouvernement d'union nationale assez de courage pour respecter l'esprit et la lettre de notre belle religion tout en se conformant à la Constitution ? Comme on ne peut toucher, en Tunisie, au régime de la République, on ne peut déroger à son caractère d'État civil. Néanmoins, on n'arrête de le violer quotidiennement !
La dernière déclaration du mufti est bien l'occasion de mettre fin à cette institution anachronique, puisqu'il serait aujourd'hui difficile politiquement de toucher à ce qui semble être chasse gardée pour le parti islamiste.
En effet, le propos du mufti démontre à quel point son institution est devenue rétrograde, jurant avec ce qui caractérise la Tunisie aujourd'hui, un État se voulant non seulement une nouvelle modernité, mais assumant bien sa postmodernité.
Une institution politisée
On se rappelle la position du mufti, illégale constitutionnellement et illégitime islamiquement, concernant le projet de loi d'égalité successorale. Ainsi a-t-il osé nous dire que l'islam s'y opposait en prétextant la lecture littérale du Coran, oubliant l'esprit de la loi religieuse, ce que tout bon musulman n'est plus en mesure d'ignorer depuis Chatibi !
Ce faisant, notre supposé mufti moderniste ne pouvait oublier, dans le même temps, qu'il existe des textes tout aussi clairs et précis dans les termes, comme celui imposant la coupure de la main en cas de vol.[7] Aussi, sa position n'implique-t-elle pas fatalement le recours à ce texte? Voulait-il annoncer ainsi, indirectement, un retour à l'application d'une telle lettre du Coran? C'est ce qu'implique logiquement l'analyse intégriste et complètement rétrograde sur l'inégalité totale des sexes qui n'est que la mise en échec de l'application de la constitution.
Au final, quelle différence y a-t-il entre le mufti, s'opposant de la sorte à la constitution, et ceux qui ne la reconnaissent pas, comme ce parti Tahrir qui ose appeler à l'ineptie absolue du califat?[8]L'opposition du mufti à l'égalité successorale est équivalente, mais de manière détournée, à un appel au califat en Tunisie !
Et ne voilà-t-il pas que notre mufti récidive comme s'il cherchait à s'attirer la mansuétude des forces politiques rétrogrades qui ne le portent pas dans leur cœur. Serait-ce de sa part une tentative désespérée de sauver sa tête ? Or, c'est pire qu'un pas de clerc, osons le dire : un pas de mufti !
Un pas de mufti
Avec sa malheureuse sortie (un piège qu'on lui aurait tendu?), M. Battikh se met sur le dos les travailleurs de Tunisie légitimement soutenus par leur puissant syndicat. N'a-t-il donc pas signé ainsi sans se rendre compte l'arrêt de mort non seulement de sa fonction, mais aussi de l'institution? Cela restera, toutefois, une belle consolation en termes de sortie historique : il inscrira son nom comme avoir été le dernier mufti !
En tout cas, le mufti a donné le meilleur prétexte pour que ses amis et ennemis se débarrassent de lui en se présentant, sincèrement ou hypocritement, y compris et surtout chez les islamistes, comme entendant conformer les mœurs politiques au droit et à l'éthique.
En effet, l'islam est d'abord et avant tout la foi des affaiblis, les opprimés المستضعفين . Or, comment survivre sinon en protestant et en faisant grève ? Et qui les représente sinon leur remuant syndicat ? Comment donc oser, comme le fait le mufti, assimiler leur combat légitime pour un mieux-vivre à une sortie de la religion quand c'est plutôt la véritable entrée en islam, religion des pauvres et non de ces riches qui en font un commerce honteux ?
Instituer l'État civil
Notre foi serait-elle donc devenue celle des profiteurs et des puissances d'argent qui ont proliféré dans le pays en s'alliant à des marchands islamistes du temple ? Pourquoi ne pas dénoncer plutôt l'enrichissement illégitime et illégal ainsi que les nouveaux riches, encore plus nombreux chez les religieux qu'ailleurs, ces profiteurs qui caricaturent et altèrent l'islam, au lieu de s'en prendre aux pauvres travailleurs devenus une vache à lait ? Encore s'il y avait quelque chose à traire ?
Il suffit de se tromper de foi et de combat ! L'islam vrai est celui du peuple, c'est l'islam populaire soufi, un islam des pauvres, ces zawalis que semble ne plus représenter le mufti du fait de ses dernières déclarations, des pas de mufti bien plus synonymes de crépuscule ou fin précipitée de son institution que d'erreur ou maladresse due à l'inexpérience. C'est qu'il a été ministre quand même !
Après ses dernières déclarations du mufti, on est en droit, plus que jamais, de se demander si l'on doit garder une telle institution qui, en mélangeant domaine privé et domaine public, devient inconstitutionnelle.
Il est vrai qu'on n'est pas à une inconstitutionnalité près : ne diffuse-t-on pas sur les ondes publiques l'appel à la prière, comme si l'usage des mégaphones sur les minarets ne suffisait pas ? Ne faut-il pas raisonnablement et juridiquement faire le choix entre l'une ou l'autre pratique ? Les ondes publiques appartiennent à l'ensemble des Tunisiens qui sont loin d'être pratiquants dans leur majorité. Ne faut-il pas respecter la majorité ?
Arrêtons donc de défigurer l'islam qui condamne l'ostentation, la vraie piété étant absolument discrète ! Il est temps donc de mettre en œuvre la constitution en instituant l'État civil tunisien qui doit être enfin débarrassé de ses archaïsmes.