Autour de
l'œuvre de Lotfi Hajji : Bourguiba et l'islam
Parler de Bourguiba revient souvent à parler de
son oeuvre en religion, appelée rénovation ou dégradation de l'islam selon qu'on la valorise ou la
dévalorise. Ce faisant, on manque d'objectivité, versant dans le dogmatisme ou
le sentimentalisme, deux traits caractéristiques d'ailleurs de la personnalité
de Bourguiba.
En effet, cette grande figure de l'histoire
contemporaine, du moins arabe islamique, ne fut nullement un Ataturk maghrébin,
n'ayant pas été un moderniste radical, ni un réformateur pur, les
considérations politiques dans sa vie l'ayant emporté sur les espaces de pure
rénovation religieuse. Il fut d'abord un leader politique se voulant
charismatique, usant de la religion comme d'un levier pour une ambition
personnelle dévorante.
Certes, l'œuvre ne fut pas minime, notamment en
matière conjugale, de généralisation de l'enseignement et de limitation du rôle
public de la religion, en instillant dans la vie publique des éléments de la
sécularité occidentale. Toutefois, cette oeuvre fut mâtinée d'éléments
subjectifs qui l'ont viciée, jetant des ombres sur l'héritage de cet esprit qui
se voulait rationaliste, mais qui ne sut se libérer de l'atavisme de
l'autorité, devenue culte de la personnalité. Aussi, s'il a usé de la raison,
ce fut cette raison raisonnante, versant dans le scientisme, et non une raison
sensible tenant compte des réalités tangibles et des mentalités qu'il a voulu
brusquer pour les conformer à sa raison et à sa vision du monde, refaisant du
dogmatisme profane quand il prétendait lutter contre ses manifestations
religieuses.
Une personnalité complexe
C'est à un tel sujet passionnant que Lotfi Hajji
a consacré son dernier livre en arabe intitulé : «Bourguiba et l'islam. Le
leadership et l'imamat». Le talentueux journaliste tunisien de la chaîne Al
Jazeera y tente une relecture du rapport entretenu par Bourguiba avec l'islam.
Ce fut une sorte d'inimitié intime, une relation loin d'être ordinaire, pour ne
pas dire anormale, ou complexe pour le moins, selon les propres termes de
l'auteur. Ce fut d'ailleurs à la fois la cause et la conséquence de la
multiplication des critiques adressées à Bourguiba et à son œuvre, venant non
seulement de ses adversaires et ennemis, mais même de certains de ses
laudateurs, ceux qui reconnaissaient la justesse de son analyse, mais en
avaient contesté la forme et la méthode.
Comme le dit Hajji, Bourguiba eut la volonté dès
le départ d'imposer sa lecture d'un islam jugé perverti. S'attaquant à une
forte partie, confiant dans son pouvoir, il privilégia la méthode forte,
cherchant les effets bénéfiques de l'électrochoc; ce qui lui valut d'être
traité de mécréant. Aussi, grâce à la distance temporelle est-il nécessaire de
réévaluer cette lecture, en faire en quelque sorte la relecture loin de tout
sentimentalisme, privilégiant l'objectivité, en se basant sur les textes
fondateurs des discours du président Bourguiba sans préjugés ni partis-pris.
Le livre de Hajji est donc une contribution
majeure pour connaître Bourguiba l'homme, le politique et le réformateur, le
leader se voulant toujours charismatique et l'imam qu'il ne réussit pas à être,
malgré son talent et ses atouts. C'est en quelque sorte revisiter la bataille
de Bourguiba pour un islam rénové, une bataille toujours d'actualité, mais en
revenant sur le terrain initial des événements réels afin de les restituer dans
leur véritable dimension aussi bien temporelle, spatiale que psychologique et
symbolique.
Une œuvre au nom de l'islam
Cela permet de dépoussiérer certaines vérités,
dénoncer ce qui fut pris à tort comme une clef de la personnalité bourguibienne
et qui ne fut qu'un passepartout, une fausse clef; je veux parler de
l'occidentalisme de Bourguiba. Cette marque avérée du Combattant suprême ne fut
pas aussi déterminante qu'on le pense; ainsi, elle est loin de ramener pas
exemple à la figure et l'entreprise radicale d'Ataturk. Contrairement au Turc,
l'œuvre tunisienne fut menée de l'intérieur de la religion, au nom de l'islam
et non contre la religion. Toutefois, il restait à bien définir ce qu'était
l'islam authentique; ce en quoi Bourguiba aurait échoué par excès de caractère,
non seulement fort, mais trop imbu de sa personnalité.
D'ailleurs, dès 1965, Bourguiba fut très critique
à l'égard d'Ataturk, s'en prenant à ses positions à l'égard de la religion,
osant même le faire à Ankara, manquant de provoquer une crise diplomatique
entre la Tunisie et la Turquie. Et ce qui n'est pas assez connu du public,
c'est qu'il était contre la dissolution du califat, considérant l'institution,
malgré ses imperfections, comme un élément constitutif de la personnalité arabe
musulmane, un élément éminent de communion islamique.
Ce livre s'attaque donc à nombre de préjugés
comme celui attribuant à Bourguiba la responsabilité de l'élimination du rôle
majeur d'enseignement qu'avait la mosquée Zitouna. De fait, cet enseignement
était en crise depuis bien avant l'intervention de Bourguiba qui ne fit que
tirer la conséquence logique qu'imposait sa réalité : un enseignement vidé de
tout contenu, critiqué même par les siens, de l'intérieur. Bourguiba tenta
plutôt de réhabiliter ce rôle majeur en le dotant de structures plus efficaces
dans le cadre d'une université moderne, aux méthodes de notre temps. Il ne fit
que satisfaire des exigences qui s'étaient manifestées au sein même de la
mosquée depuis la fin du siècle 19, opposant ce qu'on appelait les citadins,
une minorité de traditionalistes, et la majorité d'étudiants venus de la
province.
Un animal politique d'abord
Ce qui a caractérisé Bourguiba le plus, c'était
son sens politique qui était bien plus affûté ou plus important que sa volonté
réformiste. Tant que l'islam, même dans sa déclinaison rétrograde, pouvait
servir ses vues, il n'hésitait pas à en user. Ce fut une constante de son
entreprise, ce qui relativisa son intérêt et surtout sa portée, jetant des
doutes sérieux sur la sincérité de sa volonté de réformer l'islam non pas en
œuvre proprement dite, mais comme une réalisation parmi d'autres dans le
parcours d'un homme se voulant d'abord un chef, un prophète moderne en quelque
sorte.
Hajji le démontre d'ailleurs bien en notant que
si Ataturk a rayé la religion de la vie publique en Turquie, Bourguiba
l'instrumentalisa à sa manière. Le livre insiste bien sur un aspect crucial de
la geste bourguibienne, à savoir qu'elle se voulait et était le prolongement
des mouvements de réforme de l'islam de par le monde arabe et islamique,
particulièrement en Tunisie. Contrairement à la réforme turque dont la source
et la finalité étaient externes, celle de Bourguiba,, malgré l'extranéité de
ses sources, eut des visées internes, originales certes, mais se voulant
authentiques. Ainsi, pour la décision symbole que fut la limitation du nombre
de femmes, il n'innova nullement, ayant été précédé en la matière par
d'illustres prédécesseurs, du Maghreb et du Machrek, comme Tahar Haddad Allal
Fassi ou Mohamed Abduh.
Cette différence tient à la différence de statut
des deux hommes, malgré une uniformité de la nature : l'un était militaire et
l'autre civil invétéré, se méfiant de l'uniforme. Mais paradoxalement, si le
militaire eut une politique civile, en termes d'exclusion de la religion de la
scène publique, le civil n'osa pas suivre le même exemple, se rattrapant en agissant
en militaire, imposant ses vues, embrigadant tout autour de lui, surtout la
pensée et l'idéologie officielles, militarisées au service de ses ambitions
politiques.
Au final, en Tunisie, le projet de rénovation
religieuse eut à souffrir de l'État autoritaire que Bourguiba imposa au
prétexte d'y réussir. S'il choisit de ne pas militariser l'État tunisien, il
n'en fit pas moins un État policier, manquant de policer les mœurs religieuses
de la société. En cela, il ne fit que maintenir le ver dans le fruit religieux
au lieu de l'en extraire. Comme un virus, l'esprit dogmatique sommeilla dans la
société jusqu'au moment où la pression policière céda pour se réveiller plus
fort que jamais.
Deux Bourguiba
Ces aspects politiques, Hajji n'en parle pas
dans le livre, mais dans des articles qui l'ont précédé et lors de l'interview
qu'il nous accorda pour un article à paraître sur notre magazine dans son
prochain numéro de mars. Mais le livre est tellement riche qu'il ouvre la
réflexion par d'innombrables pistes.
L'une d'elle et qui fut une des erreurs de
Bourguibga — ce que ne détaille pas non plus le livre de Hajji — est son
tropisme à l'égard d'un aspect essentiel de l'islam tunisien qui aurait pu
l'aider à réussir, à savoir sa forte dimension soufie. En s'attaquant aux
manifestations populaires du soufisme, souvent dégénérées certes, il ne fit que
scier la branche sur laquelle il était assis, se coupant davantage des masses,
les poussant dans le giron des plus intégristes.
Hajji distingue deux périodes dans l'instrumentation
de la religion par Bourguiba : la période de la lutte pour l'indépendance où il
fut un quasi salafiste, veillant à ne pas heurter le sentiment traditionaliste
populaire, quitte à aller contre les réformistes de la mosquée de la Zitouna.
Ainsi a-t-il défendu le port du hijab ou du couvre-chef comme traits
caractéristiques de l'identité tunisienne. C'était sa façon de lutter contre
l'absorption de cette identité par celle du colonisateur. Par la suite, ayant
en vue de réaliser son projet, il fit volte-face, reniant ses convictions
d'antan. C'était la stratégie qu'imposaient les deux moments de sa guerre, le
premier contre le protectorat et le second contre le sous-développement. Ce
furent les deux temps tactiques d'une même stratégie. On peut donc dire qu'il y
eut deux Bourguiba, celui d'avant et celui d'après l'indépendance, ce qui a
correspondu à deux statuts, chef politique d'abord et chef religieux ensuite.
Mais comme il s'agissait d'un même leadership fondé sur un ego personnel
surdimensionné, le charisme ne fut ni politique ni religieux, mais égotiste; ce
qui a limité sa portée, érodant même ses acquis premiers qui n'étaient pourtant
pas négligeables.
S'il est un tort mortel à reprocher à Bourguiba
en la matière, ce fut probablement un manque de communication, privilégiant sa
méthode volontariste, se suffisant de son talent comme unique et suffisante
pédagogie. Ce fut le cas lors de la célèbre question du jeûne de Ramadan où son
goût de la théâtralité dynamita à la base un effort d'interprétation
rationaliste disposant d'arguments religieux sérieux et pouvant en user, comme
la dispense légale en temps de voyage ou de guerre. Ce déficit de communication
fut la cheville d'Achille de Bourguiba, mélangeant le privé au public quand il
militait pour la séparation du religieux, soit l'intime, du politique ou le
public. Hajji parle du maillon le plus faible de l'œuvre de Bourguiba qui finit
assez vite, au bout de quelques mois, par s'en apercevoir et faire marche
arrière, reconnaissant implicitement être allé trop loin dans la provocation
sous la pression de ses amis sincères.
La réforme par le haut
Au final, l'échec de l'entreprise de Bourguiba
ne fait que rappeler celle du courant rationaliste en islam qui a entraîné la
fermeture dogmatique dont on souffre à ce jour. Ce fut, pour l'essentiel, parce
qu'on chercha à imposer la réforme par le haut, de force. L'élément populaire
dont Bourguiba s'était servi lors de la bataille d'indépendance lui fit défaut
à l'occasion de sa bataille contre le sous-développement; et ce fut de son
fait, pour cause de ses tendances autoritaires justement et ses velléités
hégémoniques, imitant son exemple que fut de Gaulle, réduisant le peuple à une
quantité négligeable, «des veaux», disait le général de ses compatriotes; et Bourguiba
ne pensait guère mieux des Tunisiens.
Si de l'avis général, il était jugé au départ comme
ayant eu l'intelligence de poser de bonnes questions à la société, avançant de
bonnes idées pour y apporter solution, il finit par être considéré comme ayant
apporté de mauvaises solutions, non pas tant dans la finalité, mais surtout
dans la forme et la méthode. Or, on sait l'importance d'être méthodique, un bon
contenu ne valant rien sans respect d'une certaine forme et d'une méthodologie
qui parle à ceux à qui elle s'adresse. Ce qui finit par signer le ratage de
Bourguiba de créer une élite à partir de la majorité du peuple qui soit en
phase avec ses idées, constituant des relais efficaces avec ce peuple, à défaut
de l'avoir en masse avec lui. Ce fut en quelque sorte les travers de la folie
des grandeurs qui s'empare souvent des hommes politiques. Et Bourguiba, malgré
toutes ses qualités, n'y échappa pas, osant même dire «Je suis le système!».
Variations sur une prophétie laïque
Parlant du moi bourguibien surdimensionné, Hajji
pointe la fêlure de sa personnalité, disant à juste titre qu'il essaya
d'étatiser la foi, ce qui fut une aberration pour quelqu'un qui militait pour
la sécularisation de la religion. Toutefois, du strict point de vue
psychologique du personnage, cela se comprenait parfaitement, puisque Bourguiba
se prenait pour l'État, et donc la religion était son affaire, sa propre œuvre.
De là à dire qu'il se prenait inconsciemment pour un prophète, il n'est qu'un
pas que l'auteur du livre ne franchit cependant point. Mais l'analyse
psychologique des profondeurs du personnage permet pareille hypothèse à partir
d'un examen jungien de l'imaginaire bourguibien. El elle autorise, inspirées
par la personne de Bourguiba, les variations suivantes en autant de pistes pour
la réflexion.
— Dans la
postface du livre intelligemment titré «L'arrière porte» et qu'on pourrait
traduire volontiers par la porte dérobée, l'auteur essaye de saisir les
ressorts de la personnalité de Bourguiba en passant de l'écrit à ce qui est
exprimé, du dit au non-dit, l'écrit étant souvent moins loquace que le parlé du
fait du fond de spontanéité marquant notre culture orale. On y découvre les
innombrables zones d'ombres marquant la personnalité de Bourguiba, des fêlures
dans son inconscient, qu'il se serait évertué à cacher par ce culte de la
personnalité qu'il a érigée, au risque de déstabiliser les fondations mêmes de
son œuvre et finir par la pervertir. Cela n'apparaît qu'en filigrane, l'auteur
ayant choisi une présentation tentant la saisine de la personnalité
bourguibienne selon trois dimensions, qui sont sa conviction d'être porteur
d'un projet de réforme, son pari rationaliste et sa lucidité politique. Or,
cela revenait à privilégier l'approche à la surface du personnage bien moins
que les fondements de sa personnalité dont il ne manquait cependant pas de
lever progressivement les voiles tout au long du livre. Au point qu'on finit
par croire qu'il y a bien un mystère Bourguiba qui n'aurait pas été encore
percé et qui donnerait la clef de ses contradictions.
— Dans la
dialectique de la réforme chez Bourguiba, on serait tenté de dire qu'il n'a
fait que préparer le terrain à nos intégristes d'aujourd'hui, à prendre
connaissance de l'attitude de certains compagnons n'hésitant pas à le juger
mécréant, ennemi de la religion, et ce bien avant son accession au pouvoir. Un
certain nombre d'entre eux s'était d'ailleurs retrouvé dans le complot
youssefiste. Ainsi, au lieu de servir un islam des Lumières comme il ne cessait
de le répéter, Bourguiba aurait cultivé les ombres de la lumière de cet islam
pour son aura propre. Hajji ne se prononce pas là-dessus, mais n'hésite pas à
souligner le moi surdimensionné du leader. Or, ce culte de la personnalité
cultivé par son entourage aussi a abouti à ce paradoxe : Bourguiba, après avoir
fait le juste constat de la crise de l'islam n'a fait qu'intensifier cette
crise en l'intériorisant, en l'intégrant dans sa tête, ce qui l'a amené à se
couper des réalités. Le livre ne permet pas directement une telle conclusion,
mais la richesse des anecdotes qu'il comporte le permet. Par exemple celle
relative au reproche que fait Bourguiba à Hassan Al-Banna d'avoir mis entre
parenthèses l'islam et son histoire. En effet, à voir son comportement
ultérieur, on serait tenté de dire qu'il s'est enfermé lui-même à l'intérieur
de cette parenthèse. Sa politique l'a en quelque sorte fait passer de la
théocratie qu'il dénonçait à l'éthocratie, un gouvernement fondé non sur la
religion, mais sur la morale, combien même elle fut politique; une sorte de
religion civile, au fait. Cela permettrait de comprendre les accords actuels
entre certains bourguibistes et le mouvement islamiste.
— Le livre
cite une anecdote sur le minaret d'El Jem où des considérations objectives
auraient justifié que sa hauteur ne dépassât pas celle de l'amphithéâtre
romain; or Bourguiba fait en l'occurrence un choix idéologique, sinon
démagogique, tranchant en faveur du minaret au prétexte que la civilisation de
l'islam est bien supérieure à celle de Rome. Cet exemple illustre une
contradiction majeure, inhérente au projet bourguibien, qui aurait été dès le
départ purement politique, personnel et non véritablement moderniste. Le livre
rapporte aussi le témoignage de Jean Daniel dans un éditorial datant de 2002 sur
la conviction de Bourguiba que la culture humaine est universelle et le droit
au progrès devant être à égalité pour tous les peuples. Or, à écouter Bourguiba
évoquer constamment sa hantise de rattraper le cortège de la civilisation, on
est amené irrémédiablement à penser que ce progrès fut chez lui linéaire, au
sens qu'il ne contestait pas une certaine vision occidentalocentriste, une
conception ethniciste de l'histoire.
— On sait
que Bourguiba était sur le point de décider l'égalité des parts successorales
entre les sexes, heurtant un texte du Coran. Sous la pression interne et
surtout internationale, il y renonça avançant l'argument spécieux de
l'existence de prescription en l'objet pour justifier une reculade dont le
motif véritable est qu'il se retrouvait à un moment où il était désormais conscient
de la nécessité du repli stratégique. Un tel argument n'a fait qu'écorner
davantage la validité de son approche réformiste. En effet, il aurait pu se
baser sur les visées de la religion et les spécificités de la société du temps
de la Révélation pour faire, en matière de succession, la même chose que pour
le mariage. Surtout qu'il aurait pu se fonder sur des cas d'évolution imposée
par le temps et son évolution malgré l'existence de texte précis, comme pour le
cas de l'ablation de la main. De là à dire que le pari de Bourguiba sur la
matière grise n'était plutôt que du bluff, il n'y qu'un pas que l'auteur se
garde de franchir, mais qu'il serait légitime de faire. Car sa vie prouve que cette
matière sur laquelle il disait compter plus que tout n'a été que la sienne
propre et non celle de tout un chacun. Au vrai, il a parié sur sa matière grise
à lui, en faisant une sorte de boîte noire nécessaire au vol, mais en tant
qu'envol personnel vers la gloire.
— Parmi les
nombreuses anecdotes que recèle le livre, l'auteur cite celle où les compagnons
de cellule de Bourguiba lui reprochent d'être seul à ne pas prier et l'y
invitent; ce qu'il n'accepte qu'à la condition de présider la prière. Elle
illustre bien le propos du livre sur la nature hybride chez Bourguiba de zaïm
et d'imam, mais un imam d'abord ou un zaïm se voulant imam dans le même temps
sans en accepter les obligations en termes pédagogiques, à part la prééminence.
Le livre ne manque pas de rappeler que Bourguiba était connu par son respect
pour ceux qui osaient lui tenir tête, ayant le courage d'exprimer leurs
opinions dissidentes. Un tel trait de caractère, qui était à son honneur,
pouvait expliquer sa psychologie des profondeurs en jetant la lumière sur une
personnalité qui serait celle d'un dictateur aux pieds d'argile, en ce sens
qu'il ne fut l'homme autoritaire qu'on a connu que par défaut ou par fonction,
pour faire comme tout le monde en quelque sorte, à un moment où la force
s'imposait et l'autoritarisme était une clef pour tout succès. Ce faisant, il
n'a fait de lui-même que condamner sa politique réformiste à n'avoir que la
durée de sa propre personne combien même elle était judicieuse et nécessaire.
— Le plus
grand reproche que d'aucuns font à Bourguiba est de n'avoir pas su passer de
l'étatisme à la découverte de la société civile comme espace pour l'effort de
réforme et de changement; d'autant plus que c'était dans le prolongement de sa
philosophie, et surtout dans ses cordes. Son culte de la personnalité a fait
perdre à la Tunisie une occasion de modernisation en un temps où tout était
encore possible. Aujourd'hui, on en est encore à courir derrière la modernité,
alors que le monde bascule déjà dans la postmodernité. À trop vouloir façonner
la société à son image moderniste, Bourguiba n'a fait que vivre son propre rêve
presque tout seul, sans y impliquer tout un peuple qui lui était acquis
pourtant au départ. Au fait Bourguiba était-il véritablement charismatique ?
Son charisme fut certes au départ réel, car il était global, populaire;
cependant, il s'est rabougri par la suite, se limitant à son propre être. Il
n'a plus compris son peuple, continuant à croire à l'existence du contrat
social quand on cherchait de nouveaux termes contractuels, des rapports sous
forme de pacte où prime la communion émotionnelle. Or, la raison raisonnante où
Bourguiba s'était perdu à force de vouloir être efficace et scientifique l'a
empêché de réaliser qu'une telle raison devait devenir sensible aux
spécificités populaires, y compris avec ses tendances non rationnelles, sans
rien céder en efficacité. De la sorte, il a fini par désenchanter la Tunisie en
voulant l'enchanter.
— Qui n'a
pas parlé de pragmatisme de Bourguiba, de sa méthode des petits pas ? À lire le
livre de Hajji, on penserait qu'il s'agissait plutôt d'une pure navigation à
vue; au mieux, une sorte d'impressionnisme politique et, au pire, un
tâtonnement idéologique. Bourguiba, finalement, comme tout chef politique ou
religieux arabe, n'aurait eu qu'une obsession : le pouvoir. Avec cette
différence importante qu'il n'en faisait pas une affaire personnelle, mais un
outil pour ses convictions propres. De fait, à la fermeture dogmatique
islamique, il a finalement opposé une enclosure politique qui a fait peu de cas
de ses principes initiaux. Le pouvoir, encore une fois, mais moins ses délices
que ses amertumes, a triomphé des ambitions réformistes de Bourguiba. Ainsi
s'est-il retrouvé à s'acquitter d'un petit jihad, celui livré à ses ennemis
politiques, que du grand jihad auquel il appelait pourtant et qu'il aurait dû
livrer à sa propre personne pour en raboter les excès d'orgueil et de vanité,
une dualité qui lui fut mortelle. Aussi, est-il légitime de penser que, comme
les Arabes ont eu en littérature un prophète déclaré, dont le talent était
immense et l'influence énorme sur les lettres classiques, ils ont eu dans le
domaine politique en Bourguiba — qui avait pour le prophète une profonde et
réelle admiration — un prophète non déclaré. C'est que, pareillement à Mutanabbi
qui affirmait être au-dessus des lois de la grammaire et de la prosodie quand
on lui reprochait certaines de ses innovations linguistiques, Bourguiba se
disait volontiers être le système, étant la source même des lois, y compris
pour la religion
بورقيبة والإسلام. الزعامة والإمامة، دارالجنوب، تونس،
الطبعة الثانية 2013
Publié sur Leaders