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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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mardi 25 février 2014

Un enracinement dynamique 1

Autour de l'œuvre de Lotfi Hajji : Bourguiba et l'islam





Parler de Bourguiba revient souvent à parler de son oeuvre en religion, appelée rénovation  ou dégradation de l'islam selon qu'on la valorise ou la dévalorise. Ce faisant, on manque d'objectivité, versant dans le dogmatisme ou le sentimentalisme, deux traits caractéristiques d'ailleurs de la personnalité de Bourguiba.
En effet, cette grande figure de l'histoire contemporaine, du moins arabe islamique, ne fut nullement un Ataturk maghrébin, n'ayant pas été un moderniste radical, ni un réformateur pur, les considérations politiques dans sa vie l'ayant emporté sur les espaces de pure rénovation religieuse. Il fut d'abord un leader politique se voulant charismatique, usant de la religion comme d'un levier pour une ambition personnelle dévorante.
Certes, l'œuvre ne fut pas minime, notamment en matière conjugale, de généralisation de l'enseignement et de limitation du rôle public de la religion, en instillant dans la vie publique des éléments de la sécularité occidentale. Toutefois, cette oeuvre fut mâtinée d'éléments subjectifs qui l'ont viciée, jetant des ombres sur l'héritage de cet esprit qui se voulait rationaliste, mais qui ne sut se libérer de l'atavisme de l'autorité, devenue culte de la personnalité. Aussi, s'il a usé de la raison, ce fut cette raison raisonnante, versant dans le scientisme, et non une raison sensible tenant compte des réalités tangibles et des mentalités qu'il a voulu brusquer pour les conformer à sa raison et à sa vision du monde, refaisant du dogmatisme profane quand il prétendait lutter contre ses manifestations religieuses.
Une personnalité complexe
C'est à un tel sujet passionnant que Lotfi Hajji a consacré son dernier livre en arabe intitulé : «Bourguiba et l'islam. Le leadership et l'imamat». Le talentueux journaliste tunisien de la chaîne Al Jazeera y tente une relecture du rapport entretenu par Bourguiba avec l'islam. Ce fut une sorte d'inimitié intime, une relation loin d'être ordinaire, pour ne pas dire anormale, ou complexe pour le moins, selon les propres termes de l'auteur. Ce fut d'ailleurs à la fois la cause et la conséquence de la multiplication des critiques adressées à Bourguiba et à son œuvre, venant non seulement de ses adversaires et ennemis, mais même de certains de ses laudateurs, ceux qui reconnaissaient la justesse de son analyse, mais en avaient contesté la forme et la méthode.   
Comme le dit Hajji, Bourguiba eut la volonté dès le départ d'imposer sa lecture d'un islam jugé perverti. S'attaquant à une forte partie, confiant dans son pouvoir, il privilégia la méthode forte, cherchant les effets bénéfiques de l'électrochoc; ce qui lui valut d'être traité de mécréant. Aussi, grâce à la distance temporelle est-il nécessaire de réévaluer cette lecture, en faire en quelque sorte la relecture loin de tout sentimentalisme, privilégiant l'objectivité, en se basant sur les textes fondateurs des discours du président Bourguiba sans préjugés ni partis-pris.
Le livre de Hajji est donc une contribution majeure pour connaître Bourguiba l'homme, le politique et le réformateur, le leader se voulant toujours charismatique et l'imam qu'il ne réussit pas à être, malgré son talent et ses atouts. C'est en quelque sorte revisiter la bataille de Bourguiba pour un islam rénové, une bataille toujours d'actualité, mais en revenant sur le terrain initial des événements réels afin de les restituer dans leur véritable dimension aussi bien temporelle, spatiale que psychologique et symbolique.
Une œuvre au nom de l'islam
Cela permet de dépoussiérer certaines vérités, dénoncer ce qui fut pris à tort comme une clef de la personnalité bourguibienne et qui ne fut qu'un passepartout, une fausse clef; je veux parler de l'occidentalisme de Bourguiba. Cette marque avérée du Combattant suprême ne fut pas aussi déterminante qu'on le pense; ainsi, elle est loin de ramener pas exemple à la figure et l'entreprise radicale d'Ataturk. Contrairement au Turc, l'œuvre tunisienne fut menée de l'intérieur de la religion, au nom de l'islam et non contre la religion. Toutefois, il restait à bien définir ce qu'était l'islam authentique; ce en quoi Bourguiba aurait échoué par excès de caractère, non seulement fort, mais trop imbu de sa personnalité.
D'ailleurs, dès 1965, Bourguiba fut très critique à l'égard d'Ataturk, s'en prenant à ses positions à l'égard de la religion, osant même le faire à Ankara, manquant de provoquer une crise diplomatique entre la Tunisie et la Turquie. Et ce qui n'est pas assez connu du public, c'est qu'il était contre la dissolution du califat, considérant l'institution, malgré ses imperfections, comme un élément constitutif de la personnalité arabe musulmane, un élément éminent de communion islamique.
Ce livre s'attaque donc à nombre de préjugés comme celui attribuant à Bourguiba la responsabilité de l'élimination du rôle majeur d'enseignement qu'avait la mosquée Zitouna. De fait, cet enseignement était en crise depuis bien avant l'intervention de Bourguiba qui ne fit que tirer la conséquence logique qu'imposait sa réalité : un enseignement vidé de tout contenu, critiqué même par les siens, de l'intérieur. Bourguiba tenta plutôt de réhabiliter ce rôle majeur en le dotant de structures plus efficaces dans le cadre d'une université moderne, aux méthodes de notre temps. Il ne fit que satisfaire des exigences qui s'étaient manifestées au sein même de la mosquée depuis la fin du siècle 19, opposant ce qu'on appelait les citadins, une minorité de traditionalistes, et la majorité d'étudiants venus de la province.
Un animal politique d'abord
Ce qui a caractérisé Bourguiba le plus, c'était son sens politique qui était bien plus affûté ou plus important que sa volonté réformiste. Tant que l'islam, même dans sa déclinaison rétrograde, pouvait servir ses vues, il n'hésitait pas à en user. Ce fut une constante de son entreprise, ce qui relativisa son intérêt et surtout sa portée, jetant des doutes sérieux sur la sincérité de sa volonté de réformer l'islam non pas en œuvre proprement dite, mais comme une réalisation parmi d'autres dans le parcours d'un homme se voulant d'abord un chef, un prophète moderne en quelque sorte.  
Hajji le démontre d'ailleurs bien en notant que si Ataturk a rayé la religion de la vie publique en Turquie, Bourguiba l'instrumentalisa à sa manière. Le livre insiste bien sur un aspect crucial de la geste bourguibienne, à savoir qu'elle se voulait et était le prolongement des mouvements de réforme de l'islam de par le monde arabe et islamique, particulièrement en Tunisie. Contrairement à la réforme turque dont la source et la finalité étaient externes, celle de Bourguiba,, malgré l'extranéité de ses sources, eut des visées internes, originales certes, mais se voulant authentiques. Ainsi, pour la décision symbole que fut la limitation du nombre de femmes, il n'innova nullement, ayant été précédé en la matière par d'illustres prédécesseurs, du Maghreb et du Machrek, comme Tahar Haddad Allal Fassi ou Mohamed Abduh.
Cette différence tient à la différence de statut des deux hommes, malgré une uniformité de la nature : l'un était militaire et l'autre civil invétéré, se méfiant de l'uniforme. Mais paradoxalement, si le militaire eut une politique civile, en termes d'exclusion de la religion de la scène publique, le civil n'osa pas suivre le même exemple, se rattrapant en agissant en militaire, imposant ses vues, embrigadant tout autour de lui, surtout la pensée et l'idéologie officielles, militarisées au service de ses ambitions politiques.
Au final, en Tunisie, le projet de rénovation religieuse eut à souffrir de l'État autoritaire que Bourguiba imposa au prétexte d'y réussir. S'il choisit de ne pas militariser l'État tunisien, il n'en fit pas moins un État policier, manquant de policer les mœurs religieuses de la société. En cela, il ne fit que maintenir le ver dans le fruit religieux au lieu de l'en extraire. Comme un virus, l'esprit dogmatique sommeilla dans la société jusqu'au moment où la pression policière céda pour se réveiller plus fort que jamais.
Deux Bourguiba
Ces aspects politiques, Hajji n'en parle pas dans le livre, mais dans des articles qui l'ont précédé et lors de l'interview qu'il nous accorda pour un article à paraître sur notre magazine dans son prochain numéro de mars. Mais le livre est tellement riche qu'il ouvre la réflexion par d'innombrables pistes.
L'une d'elle et qui fut une des erreurs de Bourguibga — ce que ne détaille pas non plus le livre de Hajji — est son tropisme à l'égard d'un aspect essentiel de l'islam tunisien qui aurait pu l'aider à réussir, à savoir sa forte dimension soufie. En s'attaquant aux manifestations populaires du soufisme, souvent dégénérées certes, il ne fit que scier la branche sur laquelle il était assis, se coupant davantage des masses, les poussant dans le giron des plus intégristes. 
Hajji distingue deux périodes dans l'instrumentation de la religion par Bourguiba : la période de la lutte pour l'indépendance où il fut un quasi salafiste, veillant à ne pas heurter le sentiment traditionaliste populaire, quitte à aller contre les réformistes de la mosquée de la Zitouna. Ainsi a-t-il défendu le port du hijab ou du couvre-chef comme traits caractéristiques de l'identité tunisienne. C'était sa façon de lutter contre l'absorption de cette identité par celle du colonisateur. Par la suite, ayant en vue de réaliser son projet, il fit volte-face, reniant ses convictions d'antan. C'était la stratégie qu'imposaient les deux moments de sa guerre, le premier contre le protectorat et le second contre le sous-développement. Ce furent les deux temps tactiques d'une même stratégie. On peut donc dire qu'il y eut deux Bourguiba, celui d'avant et celui d'après l'indépendance, ce qui a correspondu à deux statuts, chef politique d'abord et chef religieux ensuite. Mais comme il s'agissait d'un même leadership fondé sur un ego personnel surdimensionné, le charisme ne fut ni politique ni religieux, mais égotiste; ce qui a limité sa portée, érodant même ses acquis premiers qui n'étaient pourtant pas négligeables.
S'il est un tort mortel à reprocher à Bourguiba en la matière, ce fut probablement un manque de communication, privilégiant sa méthode volontariste, se suffisant de son talent comme unique et suffisante pédagogie. Ce fut le cas lors de la célèbre question du jeûne de Ramadan où son goût de la théâtralité dynamita à la base un effort d'interprétation rationaliste disposant d'arguments religieux sérieux et pouvant en user, comme la dispense légale en temps de voyage ou de guerre. Ce déficit de communication fut la cheville d'Achille de Bourguiba, mélangeant le privé au public quand il militait pour la séparation du religieux, soit l'intime, du politique ou le public. Hajji parle du maillon le plus faible de l'œuvre de Bourguiba qui finit assez vite, au bout de quelques mois, par s'en apercevoir et faire marche arrière, reconnaissant implicitement être allé trop loin dans la provocation sous la pression de ses amis sincères.
La réforme par le haut
Au final, l'échec de l'entreprise de Bourguiba ne fait que rappeler celle du courant rationaliste en islam qui a entraîné la fermeture dogmatique dont on souffre à ce jour. Ce fut, pour l'essentiel, parce qu'on chercha à imposer la réforme par le haut, de force. L'élément populaire dont Bourguiba s'était servi lors de la bataille d'indépendance lui fit défaut à l'occasion de sa bataille contre le sous-développement; et ce fut de son fait, pour cause de ses tendances autoritaires justement et ses velléités hégémoniques, imitant son exemple que fut de Gaulle, réduisant le peuple à une quantité négligeable, «des veaux», disait le général de ses compatriotes; et Bourguiba ne pensait guère mieux des Tunisiens.
Si de l'avis général, il était jugé au départ comme ayant eu l'intelligence de poser de bonnes questions à la société, avançant de bonnes idées pour y apporter solution, il finit par être considéré comme ayant apporté de mauvaises solutions, non pas tant dans la finalité, mais surtout dans la forme et la méthode. Or, on sait l'importance d'être méthodique, un bon contenu ne valant rien sans respect d'une certaine forme et d'une méthodologie qui parle à ceux à qui elle s'adresse. Ce qui finit par signer le ratage de Bourguiba de créer une élite à partir de la majorité du peuple qui soit en phase avec ses idées, constituant des relais efficaces avec ce peuple, à défaut de l'avoir en masse avec lui. Ce fut en quelque sorte les travers de la folie des grandeurs qui s'empare souvent des hommes politiques. Et Bourguiba, malgré toutes ses qualités, n'y échappa pas, osant même dire «Je suis le système!».
Variations sur une prophétie laïque
Parlant du moi bourguibien surdimensionné, Hajji pointe la fêlure de sa personnalité, disant à juste titre qu'il essaya d'étatiser la foi, ce qui fut une aberration pour quelqu'un qui militait pour la sécularisation de la religion. Toutefois, du strict point de vue psychologique du personnage, cela se comprenait parfaitement, puisque Bourguiba se prenait pour l'État, et donc la religion était son affaire, sa propre œuvre. De là à dire qu'il se prenait inconsciemment pour un prophète, il n'est qu'un pas que l'auteur du livre ne franchit cependant point. Mais l'analyse psychologique des profondeurs du personnage permet pareille hypothèse à partir d'un examen jungien de l'imaginaire bourguibien. El elle autorise, inspirées par la personne de Bourguiba, les variations suivantes en autant de pistes pour la réflexion.
— Dans la postface du livre intelligemment titré «L'arrière porte» et qu'on pourrait traduire volontiers par la porte dérobée, l'auteur essaye de saisir les ressorts de la personnalité de Bourguiba en passant de l'écrit à ce qui est exprimé, du dit au non-dit, l'écrit étant souvent moins loquace que le parlé du fait du fond de spontanéité marquant notre culture orale. On y découvre les innombrables zones d'ombres marquant la personnalité de Bourguiba, des fêlures dans son inconscient, qu'il se serait évertué à cacher par ce culte de la personnalité qu'il a érigée, au risque de déstabiliser les fondations mêmes de son œuvre et finir par la pervertir. Cela n'apparaît qu'en filigrane, l'auteur ayant choisi une présentation tentant la saisine de la personnalité bourguibienne selon trois dimensions, qui sont sa conviction d'être porteur d'un projet de réforme, son pari rationaliste et sa lucidité politique. Or, cela revenait à privilégier l'approche à la surface du personnage bien moins que les fondements de sa personnalité dont il ne manquait cependant pas de lever progressivement les voiles tout au long du livre. Au point qu'on finit par croire qu'il y a bien un mystère Bourguiba qui n'aurait pas été encore percé et qui donnerait la clef de ses contradictions.
— Dans la dialectique de la réforme chez Bourguiba, on serait tenté de dire qu'il n'a fait que préparer le terrain à nos intégristes d'aujourd'hui, à prendre connaissance de l'attitude de certains compagnons n'hésitant pas à le juger mécréant, ennemi de la religion, et ce bien avant son accession au pouvoir. Un certain nombre d'entre eux s'était d'ailleurs retrouvé dans le complot youssefiste. Ainsi, au lieu de servir un islam des Lumières comme il ne cessait de le répéter, Bourguiba aurait cultivé les ombres de la lumière de cet islam pour son aura propre. Hajji ne se prononce pas là-dessus, mais n'hésite pas à souligner le moi surdimensionné du leader. Or, ce culte de la personnalité cultivé par son entourage aussi a abouti à ce paradoxe : Bourguiba, après avoir fait le juste constat de la crise de l'islam n'a fait qu'intensifier cette crise en l'intériorisant, en l'intégrant dans sa tête, ce qui l'a amené à se couper des réalités. Le livre ne permet pas directement une telle conclusion, mais la richesse des anecdotes qu'il comporte le permet. Par exemple celle relative au reproche que fait Bourguiba à Hassan Al-Banna d'avoir mis entre parenthèses l'islam et son histoire. En effet, à voir son comportement ultérieur, on serait tenté de dire qu'il s'est enfermé lui-même à l'intérieur de cette parenthèse. Sa politique l'a en quelque sorte fait passer de la théocratie qu'il dénonçait à l'éthocratie, un gouvernement fondé non sur la religion, mais sur la morale, combien même elle fut politique; une sorte de religion civile, au fait. Cela permettrait de comprendre les accords actuels entre certains bourguibistes et le mouvement islamiste.
— Le livre cite une anecdote sur le minaret d'El Jem où des considérations objectives auraient justifié que sa hauteur ne dépassât pas celle de l'amphithéâtre romain; or Bourguiba fait en l'occurrence un choix idéologique, sinon démagogique, tranchant en faveur du minaret au prétexte que la civilisation de l'islam est bien supérieure à celle de Rome. Cet exemple illustre une contradiction majeure, inhérente au projet bourguibien, qui aurait été dès le départ purement politique, personnel et non véritablement moderniste. Le livre rapporte aussi le témoignage de Jean Daniel dans un éditorial datant de 2002 sur la conviction de Bourguiba que la culture humaine est universelle et le droit au progrès devant être à égalité pour tous les peuples. Or, à écouter Bourguiba évoquer constamment sa hantise de rattraper le cortège de la civilisation, on est amené irrémédiablement à penser que ce progrès fut chez lui linéaire, au sens qu'il ne contestait pas une certaine vision occidentalocentriste, une conception ethniciste de l'histoire.
— On sait que Bourguiba était sur le point de décider l'égalité des parts successorales entre les sexes, heurtant un texte du Coran. Sous la pression interne et surtout internationale, il y renonça avançant l'argument spécieux de l'existence de prescription en l'objet pour justifier une reculade dont le motif véritable est qu'il se retrouvait à un moment où il était désormais conscient de la nécessité du repli stratégique. Un tel argument n'a fait qu'écorner davantage la validité de son approche réformiste. En effet, il aurait pu se baser sur les visées de la religion et les spécificités de la société du temps de la Révélation pour faire, en matière de succession, la même chose que pour le mariage. Surtout qu'il aurait pu se fonder sur des cas d'évolution imposée par le temps et son évolution malgré l'existence de texte précis, comme pour le cas de l'ablation de la main. De là à dire que le pari de Bourguiba sur la matière grise n'était plutôt que du bluff, il n'y qu'un pas que l'auteur se garde de franchir, mais qu'il serait légitime de faire. Car sa vie prouve que cette matière sur laquelle il disait compter plus que tout n'a été que la sienne propre et non celle de tout un chacun. Au vrai, il a parié sur sa matière grise à lui, en faisant une sorte de boîte noire nécessaire au vol, mais en tant qu'envol personnel vers la gloire.
— Parmi les nombreuses anecdotes que recèle le livre, l'auteur cite celle où les compagnons de cellule de Bourguiba lui reprochent d'être seul à ne pas prier et l'y invitent; ce qu'il n'accepte qu'à la condition de présider la prière. Elle illustre bien le propos du livre sur la nature hybride chez Bourguiba de zaïm et d'imam, mais un imam d'abord ou un zaïm se voulant imam dans le même temps sans en accepter les obligations en termes pédagogiques, à part la prééminence. Le livre ne manque pas de rappeler que Bourguiba était connu par son respect pour ceux qui osaient lui tenir tête, ayant le courage d'exprimer leurs opinions dissidentes. Un tel trait de caractère, qui était à son honneur, pouvait expliquer sa psychologie des profondeurs en jetant la lumière sur une personnalité qui serait celle d'un dictateur aux pieds d'argile, en ce sens qu'il ne fut l'homme autoritaire qu'on a connu que par défaut ou par fonction, pour faire comme tout le monde en quelque sorte, à un moment où la force s'imposait et l'autoritarisme était une clef pour tout succès. Ce faisant, il n'a fait de lui-même que condamner sa politique réformiste à n'avoir que la durée de sa propre personne combien même elle était judicieuse et nécessaire.
— Le plus grand reproche que d'aucuns font à Bourguiba est de n'avoir pas su passer de l'étatisme à la découverte de la société civile comme espace pour l'effort de réforme et de changement; d'autant plus que c'était dans le prolongement de sa philosophie, et surtout dans ses cordes. Son culte de la personnalité a fait perdre à la Tunisie une occasion de modernisation en un temps où tout était encore possible. Aujourd'hui, on en est encore à courir derrière la modernité, alors que le monde bascule déjà dans la postmodernité. À trop vouloir façonner la société à son image moderniste, Bourguiba n'a fait que vivre son propre rêve presque tout seul, sans y impliquer tout un peuple qui lui était acquis pourtant au départ. Au fait Bourguiba était-il véritablement charismatique ? Son charisme fut certes au départ réel, car il était global, populaire; cependant, il s'est rabougri par la suite, se limitant à son propre être. Il n'a plus compris son peuple, continuant à croire à l'existence du contrat social quand on cherchait de nouveaux termes contractuels, des rapports sous forme de pacte où prime la communion émotionnelle. Or, la raison raisonnante où Bourguiba s'était perdu à force de vouloir être efficace et scientifique l'a empêché de réaliser qu'une telle raison devait devenir sensible aux spécificités populaires, y compris avec ses tendances non rationnelles, sans rien céder en efficacité. De la sorte, il a fini par désenchanter la Tunisie en voulant l'enchanter.
— Qui n'a pas parlé de pragmatisme de Bourguiba, de sa méthode des petits pas ? À lire le livre de Hajji, on penserait qu'il s'agissait plutôt d'une pure navigation à vue; au mieux, une sorte d'impressionnisme politique et, au pire, un tâtonnement idéologique. Bourguiba, finalement, comme tout chef politique ou religieux arabe, n'aurait eu qu'une obsession : le pouvoir. Avec cette différence importante qu'il n'en faisait pas une affaire personnelle, mais un outil pour ses convictions propres. De fait, à la fermeture dogmatique islamique, il a finalement opposé une enclosure politique qui a fait peu de cas de ses principes initiaux. Le pouvoir, encore une fois, mais moins ses délices que ses amertumes, a triomphé des ambitions réformistes de Bourguiba. Ainsi s'est-il retrouvé à s'acquitter d'un petit jihad, celui livré à ses ennemis politiques, que du grand jihad auquel il appelait pourtant et qu'il aurait dû livrer à sa propre personne pour en raboter les excès d'orgueil et de vanité, une dualité qui lui fut mortelle. Aussi, est-il légitime de penser que, comme les Arabes ont eu en littérature un prophète déclaré, dont le talent était immense et l'influence énorme sur les lettres classiques, ils ont eu dans le domaine politique en Bourguiba — qui avait pour le prophète une profonde et réelle admiration — un prophète non déclaré. C'est que, pareillement à Mutanabbi qui affirmait être au-dessus des lois de la grammaire et de la prosodie quand on lui reprochait certaines de ses innovations linguistiques, Bourguiba se disait volontiers être le système, étant la source même des lois, y compris pour la religion    
بورقيبة والإسلام. الزعامة والإمامة، دارالجنوب، تونس، الطبعة الثانية 2013
Publié sur Leaders