20 mars : Quelle indépendance d’une Tunisie sans droits ni libertés ?
Notre pays fête dans la morosité habituelle en ce 20 mars la 63e année d’une indépendance toute théorique, et ce huit ans après une tout aussi théorique révolution du 14 janvier 2011. Théoriques et supposées, l’indépendance et la révolution le sont, car limitées à un changement de l’identité des gouvernants tout en maintenant l’essentiel de l’ordre scélérat en place.
Ainsi, malgré l'indépendance en 1956, les lois pénales du colonisateur sont restées en vigueur; et malgré la mise à bas de la dictature le 14 janvier 2011, sa législation est toujours appliquée par les juges. Pourtant, elles sont toutes devenues illégales, depuis au moins l’adoption de la nouvelle constitution du pays qui a ôté leur validité aux lois inférieures contraires à ce texte suprême du pays. De quel État de droit parle-t-on donc en Tunisie ?
Alliance des religieux et des laïcs contre les libertés
En ce pays doté de ce qu'on a qualifié pompeusement de meilleure constitution du monde, les droits et libertés que celle-ci a consacrés sont demeurés lettre morte, étant tenus en échec non seulement par des lois devenues aussi bien illégales qu’illégitimes, mais aussi par de simples circulaires. C’est ce qui prouve à la fois la mauvaise volonté des gouvernants et leur mauvaise foi, prétextant la lourdeur de la réforme législative d’envergure pour ne rien faire, ne prenant même pas déjà la peine d’abolir pour le moins les circulaires alors que cela ne suppose aucun formalisme, juste une décision administrative.
Pour cela, bien évidemment, il faut avoir la volonté de servir la cause des droits en ce pays; ce qui fait cruellement défaut. Et ce n’est pas seulement du fait des intégristes religieux, mais aussi de leurs appuis nationaux que sont de supposés modernistes, ces laïcs qui, se trompant sur la nature de la société, la jugeant conservatrice et traditionaliste, se refusent de contrarier leurs alliés obligés que sont les religieux, leur laissant carte blanche dans une oeuvre de longue haleine entendant transformer la Tunisie en une cryptothéocratie.
Cette alliance, dont le seul but est le pouvoir, est ce que je qualifie d’alliance capitaislamiste sauvage, réunissant dans le pays les intégristes religieux, vrais salafistes qui se cachent, et ces faux modernistes où se mêlent néolibéraux et laïcistes; de vrais salafistes profanes en vérité. Les uns et les autres sont soutenus à leur tour par les gourous étrangers de la finance et du modèle économique ultralibéral dont l’objectif en Tunisie est tout autant mercantile que géostratégique.
C'est cette alliance, à l'intérieur du pays, qui a permis au président de la République de ne rien entreprendre, depuis son élection, sur le plan des libertés; et c’est elle qui a eu, pour conséquence majeure, le maintien à la tête du gouvernement de Youssef Chahed qui n’y serait plus s’il ne s'était assuré le soutien du principal parti au parlement, l’islamiste Ennahdha.
État de non-droit simulant le respect du droit
Ainsi, il n’est pas anodin que l’on se refuse encore, aussi bien pour des bisbilles partisanes que l'absence de véritable volonté humaniste réformiste, d’installer la Cour constitutionnelle dont la date limite pour voir le jour est dépassée depuis bien longtemps.
Dans le même temps, on ne se montre pas moins soucieux de respecter un délai constitutionnel de moindre importance, celui relatif à la tenue en fin d'année des élections présidentielle et législatives. Un tel souci du secondaire au détriment du principal est plus qu'éloquent sur l’irresponsabilité des élites politiques tunisiennes en termes éthiques, trahissant de la sorte les attentes populaires au lieu d'agir au plus vide afin de limiter, pour le moins, l’état déplorable des droits et des libertés, tant individuelles que politiques, de Tunisiens supposés souverains.
Si, déjà, au lendemain de l’indépendance du pays, leur souveraineté est restée illusoire, une telle condition n’a pas varié d’un iota avec une supposée révolution confisquée par les profiteurs ayant occupé le pouvoir au service de leurs propres intérêts et de ceux qui les y ont amenés, maintenant le peuple sous la coupe de textes scélérats, ces lois et circulaires liberticides de la dictature dont il a espéré s’en être enfin libéré.
On le vérifie avec les deux causes éminemment symboliques que sont l’égalité successorale et l’homophobie où l’entente est parfaite entre la plupart des partis, toutes tendances confondues, pour ne pas proposer et carrément ne pas voter de projet de texte au parlement relativement, d'un côté, à la seconde matière et, de l'autre, à la première ayant été formalisée par un projet présidentiel.
C’est bien la preuve que la Tunisie qui se prétend en passe de réussir sa transition démocratique demeure un État de non-droit, et au mieux de similidroit, où l'on simule tout juste le respect du droit qui n’est pas nécessairement légal, étant même illégitime et anticonstitutionnel.
Des erreurs de religion et de droit
Outre leur flagrante erreur de croire le peuple opposé à de tels projets, nos élites — et à leur tête députés et politiciens — se gavent du mythe que l’islam interdirait l’égalité successorale et imposerait l’homophobie. Je parle bien de mythe, car il s’agit d’une fable intégriste, ce qui est le sens étymologique du mot, à la fois latin : mythus, que grec : muthos.
En effet, cette incapacité à relever la nature majoritairement libertaire de la société tunisienne relève, au mieux, d’une représentation dépassée de la position de sa religion sur ces questions. À la vérité, avec les démonstrations faites et les arguments apportés ces derniers temps, il ne s’agit que d’une représentation déformée des textes coraniques, et même d’une invention humaine dans le cadre d’une exégèse faussée de la Loi religieuse ne tenant pas compte de ses visées, impératives pour une interprétation valide.
C'est une déconnexion des élites avec leur peuple qui fait que le Tunisien, sans ses libertés fondamentales, ne fait que survivre en son pays transformé en une réserve, puisqu’il est aussi dépourvu du droit de circuler librement dans le monde, étant soumis à un visa qui ne lui est quasiment pas délivré s’il a le malheur d’être jeune; or, la Tunisie est jeunesse !
Pourtant, que n’a-t-on dit et ne dit-on encore sur cette jeunesse et sur sa maturité ? Pourquoi donc les élites, qui tiennent de telles balivernes, n’osent pas avoir le courage de dire enfin tout haut ce qu’on ne pense pas moins tout bas : que le visa actuel est une honte, qu’il viole la souveraineté du pays et la dignité de son peuple, puisqu'il est délivré avec cette grosse concession, contraire au droit international, de la levée des empreintes digitales des ressortissants tunisiens par des autorités étrangères ? Pourquoi ne pas demander, sinon exiger, une contrepartie à une telle anomalie juridique, et qui soit la transformation du visa actuel en un visa biométrique de circulation ?
Une telle catégorie existe parfaitement dans la pratique actuelle, étant tout juste peu utilisée; ainsi deviendrait-elle la règle faisant que le visa actuel respecte tout autant les réquisits sécuritaires que les droits humains en devenant une sorte de liberté de circulation rationalisée avec une délivrance gratuite et tacite reconduction pour tout ressortissant Tunisien. N’est-ce pas le moins que mérite le citoyen d’un pays qui se veut souverain et aujourd'hui démocrate ? N'est-ce pas ainsi que se célèbre dignement l'indépendance d'un pays qui honore son peuple ?
Publié sur Huff Post