Chebika 2014 : le temps revient
JEAN DUVIGNAUD, AUTHENTIQUE TUNISIE/N (3/3)
Je sillonne la Tunisie profonde, cœur battant d'un pays où je rencontre, cristallisée ou diffuse, déclarée ou tue une attente comme un sentiment obscur de ce que doit être la Tunisie pour valoir quelque chose pour le commun de ses mortels.
Comme hier Duvignaud découvrant puis visitant et revisitant Chebika, je redécouvre un monde en pleine mutation, une oasis agrandie à l'échelle de la Tunisie; et je fais à travers le village la sociologie du pays.
Un instant éternel d'attente
Collective et individuelle, il y est une attente qui est une conscience commune, un inconscient collectif qui sert et dessert les désirs, autant de besoins, socle de toute régulation sociale.
Or, ce socle est bancal, car les désirs s'exaltent, les besoins s'exaspèrent face à une société qui ne peut plus les assouvir dans ses structures connues, habituelles. Les règles traditionnelles n'ont plus d'autorité et les nouvelles structures issues du Coup du peuple -- cette révolution 2.0 ou postmoderne -- n'en ont pas encore qui bénéficient spontanément de l'adhésion, ciment de l'ordre.
Tunisie, oasis postmoderne
À Chebika, dans tout le sud délaissé, on retrouve ce que Durkheim appelle un « état de dérèglement ou d'anomie (et) les passions sont moins disciplinées au moment où elles auraient besoin d'une plus forte discipline ».
C'est une attente sociale du changement, la même que celle observée par Duvignaud et qui était, à ses yeux, la preuve même du dynamisme des microcosmes éclatés que sont les villages de l'intérieur. C'était le cas au lendemain de l'indépendance, et on retrouve partout dans les coins les plus reculés du pays, dans le sud notamment, une même attente augmentée d'effervescence sur fond de tribalisme.
L'attente d'antan était projetée sur le gouvernement de l'indépendance cristallisant et capitalisant les espoirs d'un changement. Celle d'aujourd'hui est une projection nécessaire du gouvernement sur sa société qui vit le changement au jour le jour, réveillée à sa puissance sociétale, son pouvoir instituant.
Chebika, halk de la Tunisie
Bachelard rappelait "qu'il n'y a de science que du caché", et ce caché est souvent le nœud invisible de la réalité, le noyau de l'être; or, il y a toujours une procédure quasiment alchimique à trouver, donnant accès aux figures de l'être commun dissimulées sous la croûte des apparences, ouvrant un accès direct ou sinueux en leur creux. Ainsi Duvignaud et avant lui Bastide et Gurvitch acceptaient toutes les démarches pour peu que l'on prenne soin de ne pas se laisser paralyser par des concepts utiles et provisoires, ces "concepts opérationnels" pouvant être parfois inutiles, et surtout par des idéologies.
La vie collective tunisienne aujourd'hui est complexe dans ses multiples phases, elle déborde les certitudes de ses observateurs. Ceux-ci, notamment dans les milieux du pouvoir, ne comprennent pas que l'appréhension phénoménologique de l'humain, cet humus sublimé, ne saurait s'épiphaniser sans un détour obligé par une négativité créatrice de la liberté ainsi qu'en parlait Gurvitch. Et son nœud est dans cette centralité souterraine que constituent les régions déshéritées du pays.
Une transcendance immanente
En Tunisie, plus que jamais, le vécu social tel qu'il se vérifie sur le terrain ne s'identifie point aux combinaisons mathématiques des relations d'échanges. Ce ne sont que les anticipations — au sens d'Ernst Bloch — avec l'élan vital de l'utopie, qui projettent désormais l'être collectif tunisien hors du cadre qu'il habite et donne sens à sa vie, à la vie tout court.
En Tunisie du Coup du peuple, ce Chebika de 2014 en pleine analyse psychologique des profondeurs, on réalise qu'il ne saurait y avoir de système de l'être appelé à demeurer objet. Et synchronicité oblige, cela déteint sur tout le bassin méditerranéen. Comme l'avait démontré déjà Bastide, la création imaginaire tunisienne actuelle, si enracinée qu'elle soit dans la trame de l'existence matérielle, ne sera pas différente de l'exercice de la transe ou de la possession bien connu chez le peuple.
Il est de l'art à ciel ouvert dans les villages de la Tunisie profonde, dont la sociologie, réinvente l'utopie. Et c'est un quotidien transfiguré, muant en « une transcendance de la liberté, surgie de l'immanence collective » ainsi que le notait Gurvitch, capable de briser les structures établies et d'ouvrir le Tunisien, l'homme, à ce qui n'est pas encore.
* Extrait de la présentation de l'intervention à la journée d'études du CeaQ à la Sorbonne consacrée à jean Duvignaud le 25 juin 20014.
Publié sur Al Huffington Post
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http://www.huffpostmaghreb.com/farhat-othman/jean-duvignaud-authentiqu_2_b_5439282.html
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