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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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samedi 16 avril 2022

Roman-feuilleton du Ramadan :
2ème semaine

 

Partie I, fin du 3e chapitre et chap. 4 et 5

Partie II, chapitres 1 et 2

Roman-feuilleton du Ramadan

 

Aux origines de l'islam

Succession du prophète, ombres et lumières

 

Fresque historique de Farhat OTHMAN

(Texte intégral)

 


DEUXIÈME SEMAINE 

 

Partie I

Aux sources d’une épopée

ou

Le premier des fidèles

  

Chapitre 3

 

Luttes d’influence et guerre de religion

3/5

 

Déjà, au Yémen, le premier des apostats était défait et tué avant même la mort du prophète, certains des musulmans dans la région ayant répondu à l’appel de ce dernier de combattre pour leur religion et de se débarrasser par tout moyen de l’imposteur. Donnant à son mouvement non seulement une coloration religieuse, mais aussi un aspect nationaliste en s’en prenant aux descendants des Perses dans la région (venus dans le passé libérer le pays de l’emprise des Abyssins chrétiens) et dont bon nombre s’étaient convertis à l’islam, il s’était fait des ennemis dans leurs rangs.

Usant de la ruse que leur religion nouvelle ne renie pas en temps de guerre, se faisant passer pour des ralliés à la cause des révoltés, deux d’entre eux réussirent à se rapprocher de son chef, Al Ansi. Grâce à la complicité de l’une de ses femmes, la fille d’un ancien roi du Yémen, désireuse de venger son père tué par ce mari qui l’a humiliée et asservie, la nuit venue, ils s’introduisirent dans la cabane du faux prophète.

Elle les lui avait présentés comme étant de sa parentèle et les cacha dans sa masure ; durant son sommeil, avec son aide, ils se ruèrent sur lui et lui coupèrent la tête. Les gardes postés devant la maison entendant le râle de la mort faillirent se douter de quelque chose ; mais la voix de la femme du chef les rassura ; il serait juste en transe, en pleine révélation divine.

De Sanaa, la capitale du Yémen, la nouvelle de la mort d’Al Ansi et les détails de la reprise de la ville par les musulmans parvinrent à Médine un mois après, tout juste la veille du décès du prophète.

Dans la capitale yéménite, les conjurés crièrent leur slogan de ralliement, lançant haut et fort l’appel à la prière ; en trophée sanglant, ils avaient à la main la tête coupée d’Al Aswad qu’ils jetèrent aux pieds de ses hommes arrivés précipitamment dans le plus grand désordre. Cela fit retomber leur ardeur et la courte bataille qui s’engagea se termina par la fuite des apostats.

À Médine, malgré une tonalité globalement triste d’un temps fait d’incertitude sur la santé du prophète, la joie fut immense ; la fin du Noir du Yémen (c’était la signification du prénom) était voulue comme le prélude à des moments plus cléments, de bien moindre noirceur.

Si le renégat du Yémen fut tué, il restait bien les autres aux noms et faits d’armes devenus célèbres, et encore d’autres moins connus. Ils allaient tous finir par être ramenés à la juste religion, de gré ou de force ; il ne resterait pas moins à s’assurer de leur sincérité. Certains varièrent assez souvent, parmi lesquels il y avait de vaillants guerriers ; fallait-il leur faire confiance dans les guerres d’expansion qui allaient commencer tout juste après en Irak et en Syrie, ou était-il plus sage de s’en méfier ?

En les empêchant de prendre part aux immenses butins en cas de victoire, on pouvait estimer leur faire chèrement payer la faute de leur mauvaise conduite ; ce faisant, on se priverait de leur précieux apport pouvant être décisif pour les batailles éclair et les razzias auxquelles ils étaient rompus et dont certains n’avaient pas manqué déjà de s’y adonner de leur propre initiative dans les riches contrées du voisinage perse.

Avec la multiplication de ces apostasies, le nouveau calife se retrouvait à la tête d’une communauté apeurée et fragilisée ressemblant à un troupeau de moutons en l’une de ces nuits d’hiver, pluvieuses et venteuses. Et cela le préoccupait fort.

À part Qoraïch et Thakif, pourtant les plus réticentes à embrasser l’islam à ses débuts, toutes les tribus ou, pour le moins, certains de leurs membres, avaient rejeté la religion de Mohamed en totalité ou en partie. Hawazene, Sélim ou Ameur étaient parmi les tribus renégates dans leur totalité et à Bahreïn, Oman et Hadhramout, notamment, se retrouvaient les individualités promptes à rallier par leurs talents de nombreux groupes hétéroclites. Et voici les étendards rouges de l’un d’eux qui avançaient sur Médine nourrissant l’ambition félonne de l’enlever.

Sous les yeux d’Abou Bakr, la situation bien critique déjà à son avènement l’était encore plus ; dans sa tête, les pensées s’entrechoquaient. Pourtant, il se sentait tout d’abord dans l’obligation d’honorer la mémoire du prophète et ce doublement : en permettant, en premier, la réalisation de la dernière décision qu’il prit – une expédition militaire – et, ensuite, en maintenant à la tête de celle-ci le général qu’il avait déjà nommé, le fils de son ancien esclave affranchi devenu son fils adoptif. On l’appelait l’expédition d’Oussama, du nom de ce jeune général, et elle avait été décidée par le prophète pour combattre en Syrie les Jaunes (ou encore les Rouges, ainsi appelait-on les Byzantins) et leurs alliés Arabes chrétiens.

Cette sortie guerrière n’était pas dirigée contre les tribus révoltées et n’était pas conduite par quelqu’un faisant l’unanimité, s’agissant d’un jeune à peine majeur, inexpérimenté ou considéré comme tel. Malgré les protestations, y compris celles d’Omar, Abou Bakr restait intraitable. Or, voilà son second qui revenait à la charge, reprenant à son compte l’opinion générale, dénigrant le jeune chef de dix-huit ans qui campait aux abords de la ville, attendant les ordres.

De cette expédition, Abou Bakr tout comme Omar en étaient partie ; et n’était la mort du prophète, ils y auraient participé sans broncher. Aussi, les réserves, fusant de toutes parts, y compris de son plus proche conseiller, avaient de quoi l’irriter. Se redressant lestement sur ses pieds malgré son âge, prenant vigoureusement dans sa main la barbe d’Omar que cette réaction inattendue surprit, il lui cria au visage, comme il ne l’avait jamais fait :

— Que ta mère te perde ! Qu’Allah me prive de toi ! Le prophète l’a désigné et tu oses me demander de désavouer son initiative !

Soucieux de s’inscrire dans la même lignée que son prédécesseur, Abou Bakr s’adonnerait au mimétisme, s’il le fallait. Aussi, jusqu’à l’ostentation, il poussa son attachement à la dernière volonté de Mohamed en tenant à saluer à pied les troupes et à faire quelques pas auprès du jeune commandant sur son cheval monté.

Évidente, la gêne de ce dernier se faisait pressante ; il aurait voulu soit descendre de sa monture soit en faire venir une pour le calife; mais celui-ci était moins préoccupé par d’aussi banales questions de protocole que par les consignes qu’il tenait à répéter aux troupes pour surtout éviter les excès et les exactions accompagnant souvent ce genre d’expéditions :

— Je vous fais dix recommandations, retenez-les bien. Ne trahissez pas, n’abusez pas, ne trompez pas ; ne défigurez pas vos victimes, ne tuez ni de jeunes enfants ni de vieilles personnes, ni des femmes ; ne décimez pas de palmiers, ne coupez ni ne brûlez d’arbres fruitiers ; n’égorgez ni vaches ni moutons ni dromadaires sauf pour manger. Vous passerez par des gens repliés sur eux-mêmes dans des couvents, vous les laisserez tranquilles. D’autres vous donneront à manger différentes sortes de mets ; invoquez Dieu avant si vous devez y toucher.

Sur le qui-vive, quarante jours durant, en l’absence des troupes d’Oussama, Médine allait vivre dans la peur permanente ; serait-elle attaquée par les tribus révoltées ? Tout alentour, apostats, faux musulmans, juifs et chrétiens rongeaient leur frein ; une attaque concertée ou d’envergure suffirait à ne faire qu’une bouchée de la cité de la religion nouvelle !

Il y avait encore peu, des délégations de certaines tribus y venaient encore au prétexte de trouver un arrangement avec le successeur du prophète, voulant bien garder de la religion la prière, mais se faire exonérer de l’aumône légale, davantage vue comme un tribut attentatoire

au prestige de la tribu qu’un impôt ou une redevance nécessaires à la vie du nouvel État en construction.

En fait, elles observaient la ville, ses défenses et sa capacité à repousser une attaque. Et le refus d’Abou Bakr de transiger avec les préceptes de l’islam ne faisait qu’exciter l’envie folle d’agresser ce qui leur paraissait une proie facile.

C’est que ces tribus nomades au mode de vie instable, avec leurs mœurs frustes, étaient mal perçues par les musulmans citadins qui les jugeaient sévèrement, voyant d’un très mauvais oeil les Bédouins convertis à l’islam revenir en leur milieu hors les villes, allant jusqu’à assimiler ce retour en milieu nomade à de l’apostasie ; la foi bédouine restant à leurs yeux friable, par trop instable !

Dans le même temps, d’autres troupes musulmanes de Médine, attaquaient des tribus infidèles, comme Kothaa, tuant leurs hommes, asservissant leurs femmes et leurs enfants, s’appropriant leurs biens.

Des hommes de grande valeur guerrière et de grand mérite personnel y prenaient une part éminente tel le Qoraïchite Khalid Ibn Al Walid et Adii Ibn Hatem, chef de la grande tribu de Tayy, et fils de l’un des plus célèbres Arabes, pour leur générosité réputés : Hatem AtTaïy (de Tayy).

Faisant de l’attaque comme meilleure défense une stratégie, Abou Bakr ne rappela pas auprès de lui ces hommes en action, malgré ses forces réduites ; ils devaient finir leur mission et contre-attaquer les renégats, prendre même l’initiative d’attaquer.

À suivre...

Publication sur ma page Facebook : Fothmann, et sur Kapitalis :

 


Chapitre 3

 

Luttes d’influence et guerre de religion

4/5

 

La cité restait sans autre défense que ses habitants, certes ; mais par leur action, ces troupes faisaient une démonstration de force de nature à intimider les ennemis, désamorcer leurs velléités belliqueuses. Qui irait jusqu’à imaginer qu’on oserait dégarnir la défense de la ville pour attaquer si l’on n’était pas en position de force ? La logique de la guerre l’aurait interdit ; mais Abou Bakr en la matière faisait prévaloir la logique de la foi, bien supérieure à ses yeux.

Il n’était pas moins homme de guerre, pour autant ! Donnant l’alerte en ville, le calife posta le peu d’hommes qui lui restaient aux aguets. Usant de la même tactique prescrite à ses représentants guerroyant les rebelles et les apostats, il était même le premier à recourir à l’offensive. Ainsi, une nuit, à un moment ou des assaillants campés autour de Médine — la tribu de la dernière délégation venue ausculter les forces musulmanes — s’apprêtaient à une attaque au petit matin, il s’en prit à eux par surprise, réussissant en les prenant au dépourvu à mettre en échec, à peu de frais, l’attaque projetée.

Grâce à cette stratégie, la cité réussit à prévenir d’autres attaques jusqu’au retour de son armée d’expédition ce qui permit aux habitants de respirer de soulagement. Cette dernière n’eut certes pas à engager de batailles avec l’ennemi byzantin, mais elle ne parada pas moins à ses frontières, annonçant des attaques plus sérieuses, des invasions futures promises pour être décisives. De plus, l’essentiel fut bien fait, la mission ayant été remplie, consistant en l’exécution de l’ultime volonté du prophète d’Allah.

Aussitôt le corps d’armée d’Oussama rentré à Médine, le calife s’autorisa à envisager une contre-attaque large et déterminée afin de réduire l’ensemble des révoltes aux motivations variées, certaines étant de nature politiques tenant à l’attachement exacerbé à une liberté élevée au rang de la sacralité, d’autres relevant de motifs sociologiques de prééminence et de standing et certaines autres étant motivées par des raisons religieuses concurrentes. En effet, sur les vastes terres d’Arabie, comme partout en terre d’Orient, les inspirations mystiques et les vocations prophétiques avaient de tout temps élu leur lieu de vocation par excellence, y ayant trouvé terrain fertile pour y apparaître bien plus fréquemment que l’eau de pluie des nuages en un ciel invariablement de plomb.

Dès le retour de ses guerriers, Abou Bakr conduisit lui-même une nouvelle riposte venant tout juste après une première qui avait débouché sur l’anéantissement définitif de la révolte des hommes d’Al Aswad, le prétendu prophète du Yémen. D’autres suivirent, dirigées par onze chefs de guerre dont un bon nombre de quoraïchites parmi lesquels les deux hommes en vue du moment, l’éminent chef de guerre Khalid Ibn Al Walid et l’éminence grise de la politique Amr Ibn Al ‘Ass.

À tous les commandants de ces armées, Abou Bakr confiait une même lettre destinée aux apostats. Pour lui, quelle que fut la motivation première de ceux que ses hommes allaient combattre, ils étaient considérés comme ayant renié la nouvelle foi. En refusant de reconnaître la légitimité du nouveau pouvoir, et ce même s’ils n’abjuraient pas de fait l’islam, ils se mettaient hors de l’islam. Ainsi, la foi et la politique étaient-elles intimement liées à ses yeux ; il ne pouvait en aller autrement eu égard à la nature même de l’islam qui est à la fois une religion et une politique, mais aussi à la gravité de la situation où la nouvelle foi était encore fragile, la moindre faiblesse, le moindre doute étant de nature à compromettre son devenir. Cette harangue, invariablement, devait reproduire le schéma suivant :

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. D’Abou Bakr, vicaire du prophète d’Allah — qu’Allah le bénisse et le salue — à tout destinataire de la présente lettre : gens communs et notables, fidèles à l’islam ou ayant apostasié. Que le salut soit sur qui est demeuré dans le droit chemin et n’est point revenu à l’égarement, à l’aveuglement. Je glorifie Dieu le seul et l’unique et témoigne qu’il n’est de Dieu que lui, exclusif, sans associé, que Mohamed est son serviteur et son prophète ; nous reconnaissons son message et nous accusons d’impiété quiconque le refuse et le combattons... »

Cherchant à être exhaustif et précis, à son habitude, ne dédaignant ni de faire appel au raisonnement ni à la menace, il voulait avoir, dans son message, une attitude de juste équilibre ou de justice équilibrée. Rappelant la portée du message prophétique, citant des extraits du Coran, ne doutant point de sa légitimité en tant que nouveau chef de toutes les tribus arabes, il tenait à y évoquer la source de son pouvoir, revenant à la disparition du prophète, reprenant ses propos le jour de sa mort avant de finir par en venir à leur apostasie. Et alors, il n’hésitait pas d’être moins persuasif, recourant volontiers à la menace, faisant montre à quel point sa détermination pouvait le faire aller loin de sa réputation de bonhomie :

«... Dans une armée d’Émigrants et de Renforts et aussi de bons musulmans de la deuxième génération, je vous ai envoyé un tel et lui ai ordonné de ne combattre personne, de ne tuer quiconque qu’après l’avoir appelé à l’islam. Celui qui y répond, reconnaissant les justes principes de notre noble foi et agissant vertueusement selon ses prescriptions, il l’acceptera et l’aidera. Pareillement, il a reçu l’ordre de tuer quiconque refuse et de ne point épargner toute personne récalcitrante qu’il réussira à prendre ; de brûler par le feu les renégats, de les tuer sans merci, de capturer leurs femmes, leurs enfants. Il n’acceptera de personne que l’islam ; celui qui le suivra bénéficiera des bienfaits et de la miséricorde divins, mais celui qui le délaissera ne défiera point la force d’Allah ni le bras vengeur de ses fidèles. À tout groupement d’entre vous, j’ai ordonné à mes envoyés de lire ma lettre ; le signe de rassemblement et de ralliement pour vous sera l’appel à la prière. Ceux qui appellent à la prière, musulmans et le confirmant, ils ne seront pas attaqués ; ceux que n’assemble pas l’appel à Allah, ils y seront appelés, toutefois. Or, s’ils y défèrent, il leur sera alors demandé leurs devoirs religieux ; s’ils s’y refusent, on ne manquera pas de les châtier et on ne traînera pas à le faire ; mais pour peu qu’ils les reconnaissent, ils seront admis dans la communauté des fidèles et on veillera à les faire s’acquitter de leurs obligations ».

Sa connaissance approfondie de la nature humaine avait rendu Abou Bakr sans illusions sur les faiblesses des hommes — même parmi les plus vertueux d’entre eux — dans le feu de l’action, y compris la plus noble. Il était arrivé au prophète lui-même de demeurer humain quant aux choses de la vie, soumis à la condition imparfaite des hommes. Lors de la conquête de La Mecque, il n’y avait pas eu que de fiers et nobles soldats de Dieu dans les troupes musulmanes, certains ne rechignant même pas à détrousser les femmes sans défense de leurs bijoux.

Et le prophète lui-même qui avait fait de sa ville un sanctuaire, y interdisant la moindre impiété, quand la nécessité impérieuse l’a réclamé, il lui a été possible de faire une entorse au caractère saint de ce lieu, Allah l’autorisant de faire couler le sang pour un temps en un lieu aussi saint que La Mecque. Ainsi, pensait-il, ses chefs de guerre, partis ramener à la foi véritable les Arabes égarés, ne manqueraient pas de relativiser la portée de leurs agissements, se réclamant de la noblesse de leurs intentions, de la fin recherchée pour s’autoriser des excès et des débordements.

Sa hantise était justement d’éviter tout débordement, son expérience et sa connaissance des guerriers du désert l’assurant que ce genre d’expéditions était par trop propice aux excès. Aussi tint-il à munir chaque chef d’armée d’un serment rappelant les principes de son adresse, les mandant de les suivre à la lettre, aussi bien eux-mêmes que les troupes sous leur commandement, promettant de les tenir personnellement responsables de tout abus injustifié.

Car il sait pertinemment en homme avisé rompu aux choses de la vie que la perspective de butin a sans aucun doute attiré un certain nombre parmi les soldats de la foi, et non seulement ceux dont l’attachement à la religion nouvelle n’était pas le plus fiable, mais le moins affirmé. Cela faisait partie des lois ancestrales de la guerre qu’il connaissait aussi parfaitement que la généalogie des siens, leurs ascendances les plus lointaines et leurs faits et gestes les plus anciens.

Il était donc sans trop d’illusions qu’à la motivation première et essentielle des campagnes militaires lancées au nom et au service de la foi ardente s’ajoutaient ou même se substituaient pour certains, notamment parmi les hordes nombreuses de volontaires anonymes se joignant avec enthousiasme aux chefs de guerre valeureux et fidèles des armées, les hommes connus et fort respectables de sa tribu, l’assurance de butins et la possibilité de gagner un fief; autant de motivations propices à la somnolence des valeurs !

Mais ce qui le gênait peut-être le plus, c’était que dans les butins inéluctables de ces guerres à gagner, il n’y avait pas que les biens matériels ; la perspective de voir piller les êtres humains tout autant que leurs objets, de posséder et d’user de leur corps tout comme de leurs richesses ne pouvait manquer de heurter son âme demeurant délicate dans son essence, sa noblesse de sentiments quintessenciés.

Pertinemment, il savait que lorsque la guerre faisait rage, elle était grosse de toutes sortes de ravages ; et les pires exactions étaient consubstantielles aux exaltations dont celles qui étaient pourtant le fruit de nobles sentiments. À l’esprit, lui revenaient rimes et assonances de ces interprètes de la sagesse des anciens que sont les poètes, comme l’un des plus illustres parmi eux, membre d’une famille de grande tradition poétique, le sage Zouhayr Ibn Abi Soulma dénonçant la guerre dans l’un des sept poèmes majeurs des temps anciens, ces chefs-d’œuvre de l’époque pré-islamique qu’on appelait Mu’allaqat ou Suspendues (à la Ka’ba) :

 

                        Allumée, atroce vous l’allumez,

                        Tout flammes, d’emblée vous l’enflammez.

                        Sur la peau sous la meule, vous êtes alors de la graine broyée

                        Par deux fois l’an, elle se féconde et sa mise bas est gémellée.

 

À suivre...

 

Texte publié sur ma page facebook : Fothmann, et sur Kapitalis :

 


 

Chapitre 3

 

Luttes d’influence et guerre de religion

5/5

 

Violentes, cruelles même, ces guerres, dites génériquement d’apostasie, durèrent une année entière ; comme il y allait de la survivance d’une croyance naissante, les soldats d’Abou Bakr n’avaient aux yeux que le désir irrésistible de protéger cette religion neuve d’un ennemi retors auquel le droit à l’erreur allait être à peine reconnu. On s’accommoda de mares de sang, un prix élevé certes, mais justifié par les circonstances ; à ce prix allaient être éliminés les chefs renégats les uns après les autres et s’éteindre aussitôt les foyers d’agitation ; et on toléra que tombent pour cela de nombreuses victimes, non seulement coupables de ne pas répondre à l’invitation de faire amende honorable, mais soupçonnées aussi de s’y refuser ou même d’hésiter simplement à s’y décider.

C’est sur une vaste étendue boisée, aux arbres fruitiers en abondance, que le comble de l’horreur fut atteint. Au Yémama, en Arabie centrale, région tenant son nom de celui d’une bédouine aux yeux bleus et à la vue perçante dont la légende remonte à la nuit des temps, finit par périr Moussaylima avec la plupart de ses hommes. Nombre de musulmans, dont notamment pas mal de convertis de la première heure, laissèrent la vie également sur cette terre devenue, en la circonstance, le Verger de la mort.

Et on vit, les mains attachées au cou, certains des renégats les plus réputés traînés à Médine sous les quolibets, n’échappant pas à la vindicte de la populace. Ce fut la fête, pour les les enfants surtout, s’acharnant sur eux avec des queues de palmiers juste le temps avant de les voir finir sur des bûchers, brûlant aux portes de la ville en terrible exemple pour leurs semblables ou qui oseraient suivre leur exemple.

Certes, ils ne le furent pas tous, la solidarité clanique jouant pour certains d’entre eux, leur permettant d’avoir la vie sauve. Ainsi survécut grâce à l’entremise de son clan celui qui fut le dernier à se prétendre envoyé de Dieu durant la vie même du prophète, Tolayha Ibn Khouaylid.

Il est sûr que le soi-disant prophète Moussaylima constitua le plus grave danger menaçant l’islam en ce moment crucial de son essor ; et le mérite d’en avoir triomphé revint, pour l’essentiel, à un grand homme, un véritable colosse, rompu au métier des armes, qui en avait les moeurs dans le sang : Khalid Ibn Al Walid, l’un des chefs de guerre les plus en vue de la tribu de Qoraïch.

Bien haut de corps, très large d’épaules, une poitrine d’athlète, la barbe fournie et les yeux grands sous des sourcils broussailleux, l’homme a toujours imposé le respect. Premier des cavaliers de sa tribu avant l’islam, il ne se convertit qu’en l’an 8 de l’hégire, dans une démarche commune avec son compère Amr Ibn Al ‘Ass, plus réputé par sa malice et son industrie que par des qualités guerrières pourtant non négligeables.

Par ce ralliement, Khalid entendait apporter sa valeur certaine pour défendre la cause de l’islam aussi vaillamment qu’il l’avait combattue, gagnant rapidement l’estime du prophète. Il avait pourtant de l’ostentation dans le port de ses innombrables qualités, plus naturelle qu’affectée certes, lui venant d’une façon d’être familiale de tradition ; cela aurait pu le déconsidérer auprès de ce prophète qui prêchait une humilité totale qu’il incarnait à la perfection. Cependant, il n’en fit rien, même s’il lui arriva de ne pas cacher un certain agacement de son comportement emporté, excessif même. Surtout, il alla jusqu’à le surnommer « le Sabre de l’islam »; ce fut après la bravoure montrée lors de l’expédition de Mou’ta, en Jordanie, contre les Byzantins, réussissant à limiter d’immenses pertes dans les rangs musulmans dont pas moins de trois Compagnons du prophète réputés en la personne de Zayd Ibn Haritha, son affranchi et fils adoptif, son cousin Jaafar Ibn Abi Talib et son ami AbdAllah Ibn Rawaha.

Déjà imbu de sa personne, Ibn Al Walid tirait de son surnom pas mal de fierté, ce qui le faisait se dandiner encore plus dans sa démarche qu’il assurait avoir naturellement déhanchée. C’était peu dire qu’il avait de l’assurance ; il était confiant dans sa force, convaincu de son invincibilité, et ce n’était pas seulement du fait de sa taille ou sa force imposantes ; la mèche des cheveux du prophète, qu’il portait dans son turban manifestement immense, y était probablement pour quelque chose, ayant pour lui l’effet d’un talisman.

Physiquement, Khalid avait la même stature qu’un autre grand homme de l’islam sans en partager cependant le caractère ni commuer dans des sentiments proches ; Omar, le pourfendeur de la vanité du monde, était presque un sosie pour qui le verrait de loin. Toutefois, s’il arrivait fréquemment de nuit qu’on les confondît, on ne savait aucunement se méprendre sur leur sens des valeurs qu’ils avaient totalement opposées, inconciliables même.

Certes, Khalid Ibn Al Walid n’était pas dénué d’honneur ni de principes ou de moralité ; cela coulerait dans le sang familial, dirait-il. Lors de sa brillante victoire sur Moussaylima, il arriva ainsi que l’on reçut le courrier du calife avec l’ordre de tuer tous les hommes, y compris les adolescents pubères ; il ne s’en retint pas moins de l’exécuter pour avoir donné sa parole, juste avant, de laisser la vie sauve à ceux qui se rendraient. Et rien ne pouvait le faire faillir à sa parole ; même pas le risque de désobéir à sa hiérarchie, Abou Bakr en l’occurrence, dont la sévérité de l’ordre tranchant avec sa magnanimité habituelle prouvait à quel point l’avait affecté la dureté de la bataille engagée contre les apostats de Moussaylima, gourmande en nombre considérable de pieux musulmans, parmi notamment les lecteurs chevronnés du Coran.

Pourtant, il pouvait avoir un prétexte valable pour ne pas tenir sa parole puisqu’il pouvait arguer qu’on l’avait trompé à l’occasion de la reddition des dernières troupes du faux prophète. En effet, le vieux bonhomme qui la négocia, roublard et rusé comme personne, lui fit croire que le peu de gens encore retranchés dans la ville étaient bien nombreux, tous des guerriers farouches, alors qu’il ne restait dans l’enceinte fortifiée que des femmes, des vieux et des enfants. Pour réussir son stratagème, leur faisant porter les armes, il leur demanda d’apparaître en haut des murs aux assaillants et de s’agiter, simulant le grand nombre, pour tromper les assaillants, leur faire croire à leur intacte détermination à combattre. Certes marri par pareil stratagème prenant à défaut sa vigilance, le général musulman n’eut pas moins le tact d’apprécier l’habileté du négociateur lui arrachant par son intelligence la vie sauve des siens.

Mais, d’abord, Khalid était un guerrier vaillant ; au combat, il ne s’embarrassait généralement point de soigner les moyens ; nonobstant d’éventuelles majeures conséquences fâcheuses, seule comptait la fin : le triomphe total. Et pour y accéder, il savait être cruel.

Lors de ses batailles suivantes contre les Perses, une fois les révoltes matées en terre d’Arabie, il lui arrivera même de faire le serment, s’il l’emportait, de faire couler de ses ennemis un véritable fleuve de leur sang. Le jour venu, la bataille gagnée, il aura à cœur de tenir son serment et, une journée et sa nuit durant, n’ayant de cesse de mettre à mort tous ses prisonniers les uns après les autres pour obtenir son cours de sang. Il ne saura se retenir de cette pulsion irrésistible de tuer que lorsqu’il se laissera convaincre que son serment ne serait pas moins tenu en faisant simplement couler de l’eau sur le sang abondant déjà versé.

Malgré pareille cruauté de son général, une cruauté que l’intéressé ne reniait nullement, car faisant partie intégrante des attributs les plus naturels d’un homme de guerre dans le milieu hostile de la nature environnante, Abou Bakr, au cœur tendre, avec sa délicate nature et l’âme pacifiste qui le caractérisait, ne cessa d’apprécier l’homme, lui gardant toujours une confiance sans faille. Ainsi, même si à sa mort, il regrettera d’avoir brûlé du renégat, il ne reniera nullement ni ne mégotera l’appui apporté à ce grand chef militaire malgré tous les reproches qui lui étaient adressés, notamment de la part d’un Omar irrité par les écarts de conduite de celui qui lui paraissait d’abord un homme excessif en tout.

Un fait de nature très grave figurait parmi les bavures imputées à Khalid Ibn Al Walid et qu’Omar retenait contre lui, dont il ne manqua pas d’user pour le discréditer auprès d’Abou Bakr. Juste emporté par un élan vengeur, cédant aussi à des sentiments belliqueux qui n’avaient aucun rapport avec la morale islamique faite d’amour et de tolérance, Khalid aurait mis à mort tout un village arabe soupçonné d’apostasie lors du combat des renégats alors que, d’après une somme de témoignages variés et avérés, les pauvres villageois apportèrent la preuve suffisante qu’ils observaient bien les préceptes de Dieu tel que leur demanda le calife.

Ne contestant pas les faits, les hommes du village faits prisonniers, ayant été passés par le fil de l’épée en une nuit particulièrement glacée, Khalid apporta cependant les plus vives dénégations d’une quelconque responsabilité de cette tuerie, n’avouant que l’erreur d’avoir retenu prisonniers les villageois. Il n’ordonna point leur élimination qui fut réalisée sur une méprise, ses hommes ayant mal interprété ses ordres de les tenir au chaud. Mais Omar, connaissant la ruse dont pouvait faire l’homme dans la guerre, ne pouvait ni le croire ni ne le voulait. Il avait à l’esprit un épisode similaire du temps du prophète qui eut lui-même à se plaindre de la fougue de ce chef de guerre à l’arme trop assoiffée de sang. De plus, pour lui, Khalid signa bel et bien son forfait en épousant la femme du chef du village supplicié.

Par ailleurs, Omar était convaincu que ce genre de guerres était une occasion d’enrichissement et de prestige pour certains profiteurs se prétendant musulmans ; pareil comportement lui répugnait au plus profond de son être ; ce type de personnages le révulsait, surtout durant la guerre contre les incroyants où aucun écart ne se pouvait pardonner. Aussi ne savait-il tolérer quoi que ce soit s’y rapportant de la part d’un musulman avéré ou prétendu tel ; pour lui, cela relevait de la haute trahison et, concernant Ibn Al Walid, il ne pouvait jamais l’oublier. Il le soupçonnait, en effet, de ne point hésiter, pour parvenir à ses fins, de recourir à ce qui pouvait être assimilé à de la corruption.

C’est qu’au plus profond de sa mémoire, Omar a toujours gardé une image ; celle de Khalid sortant de chez Abou Bakr où il avait réussi à le précéder au point du jour. Un sourire illuminant narquoisement, en ce matin blême, son regard et ses traits de traces de variole marqués ; il ne manqua même pas un geste de défiance, affichant le caractère belliqueux de celui qui s’apprêtait à dégainer le sabre de son fourreau.

Il venait d’être rappelé auprès d’Abou Bakr à la suite des reproches d’Omar et il réussit à obtenir d’être introduit le premier auprès du calife grâce à Bilal, le muezzin du prophète. Furieux, Omar n’était pas loin de penser que l’intéressé a dû faire au chambellan un précieux présent pour réussir ainsi à plaider sa cause et influencer à sa guise le calife.

Bien plus que l’issue de la démarche de l’homme auprès du calife qui permit de confirmer la confiance de ce dernier en son général, c’était la méthode qu’il supputait tortueuse qui le révoltait. Droit et intègre dans le moindre aspect de sa vie, Omar voulait que fussent ainsi tous ceux qu’il avait à côtoyer ; c’était sa conception du musulman, la seule du vrai. En tout cas, c’était l’exemple laissé par le prophète et que tout musulman se devait de reproduire scrupuleusement.

Abou Bakr était certainement sensible aux arguments d’Omar qui lui demandait de punir l’homme et de se passer de ses services, mais comment pouvait-il rengainer une arme dégainée par le prophète d’Allah ? Il affirmait en tout cas ne pouvoir se passer des services d’un valeureux guerrier au moment même où l’islam en avait le plus grand besoin. Ce n’était pas nécessairement son souhait, c’était son devoir d’homme d’État.

En effet, après ces guerres d’apostasie vite gagnées grâce à de valeureux guerriers comme Khalid, le vicaire de Dieu avait à gérer les guerres d’expansion, aussi décisives que les premières pour l’avenir de l’islam. Il est à noter que si les guerres interarabes furent habituellement considérées comme étant engagées contre l’apostasie, il aurait été plus juste de les qualifier de guerres de désobéissance politique généralisée ; car il s’agissait véritablement de contestation du pouvoir en place à Médine, ses adversaires n’ayant pas été nécessairement que des apostats.

 

À suivre...

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Chapitre 4

 

À la conquête du monde

 

 

Six mois ont passé déjà ; Abou Bakr s’était enfin décidé à abandonner son commerce de draps et d’étoffes pour se consacrer tout entier aux intérêts de la communauté islamique. Il se réserva du trésor une somme annuelle de six mille dirhams, juste suffisante pour les strictes nécessités, dont le pèlerinage à La Mecque.

À la veille de sa mort, à peine deux ans plus tard, il demandera de faire le décompte de tout ce qu’il aura pris du Trésor, et qui se sera monté à huit cent mille dirhams, en ordonnant à sa famille le remboursement intégral au Trésor public.

Son ministère à la tête du jeune État naissant ne fut certes pas long ; Il eut cependant la satisfaction de ne pas quitter ce bas monde avant d’avoir eu la chance d’y agir pour faire resplendir la lumière de la

nouvelle religion en lançant les troupes de l’islam à l’assaut des terres des anciens maîtres des abords de l’Arabie, les Perses et les Byzantins et leurs alliés arabes, souvent de confession chrétienne, dont notamment les Ghassanides, en Syrie, et les Lakhmides, en Irak.

Aussitôt qu’il eut fini de mater la révolte des apostats à Yémama, Khalid Ibn Al Walid fut envoyé en Irak pour y étendre la nouvelle religion grâce à ce qu’on n’appelait pas encore la guerre sainte mais qui en avait déjà tous les attributs dont l’ardente obligation et le prestige de servir Allah et d’incarner sa foi en lui donnant une réalité toute concrète.

Cette extension devait se faire par l’une ou l’autre des trois manières suivantes proposées aux ennemis : la conversion spontanée à l’islam emportant un statut équivalent en droits et en devoirs à celui du croyant musulman auquel on est alors lié par un lien de fraternité dans la foi, le paiement d’une capitation autorisant le maintien de sa propre religion, mais dans une situation de soumission avec un devoir de protection s’imposant aux dirigeants musulmans, ou enfin la guerre et l’asservissement inévitable au vainqueur selon la loi de la guerre.

Les ternes descendants des Manadhira, rois d’Al Hira, furent prompts à s’acquitter du tout premier tribut payé en islam de la part des Arabes de la région. Leurs illustres ancêtres étaient présentés comme les vassaux des Perses, mais des vassaux turbulents, étant aussi célèbres pour leur avoir infligé une retentissante défaite à l’aube de l’islam naissant à Dhou Kar ; une victoire de laquelle tout Arabe n’hésitera pas à se réclamer pour toiser les Perses, même convertis à l’islam.

Aux dépens de ceux-ci, rapide fut la chronique de l’extension islamique, alternant quelques accords de paix et nombre de batailles sanglantes, mais décisives en faveur des armées conquérantes. Il faut dire que des querelles dynastiques, ajoutées aux retombées des guerres incessantes avec les Byzantins, firent de la force perse une pâle copie du prestige d’antan.

Si les Perses sassanides avaient pu compter dans leur défense désespérée sur certains alliés arabes non musulmans, les troupes musulmanes ont profité, pour leur part, de l’aide d’Arabes chrétiens ainsi que de populations non arabes, telles les masses paysannes perses saisissant l’aubaine pour secouer le joug de leurs maîtres et se révolter contre des exactions trop longtemps supportées.

Un phénomène similaire se produisit en Syrie où, quasiment dans le même temps, les musulmans — qu’on n’appelait pas encore ainsi mais bien plutôt du nom de leurs plus importantes tribus ou coalitions tribales — s’étaient répandus, prolongeant les incursions contre les Byzantins qui y avaient été faites de la vie du prophète déjà. N’avait-il pas promis à ses disciples le trône de l’empereur byzantin, Héraclius, outre celui de l’empereur des Perses, Chosroês ?

Très certainement, la foi était derrière ces victoires successives ; en flamme, sacrée qui plus est, elle embrasait tout, illuminant les énergies, leur âme guerrière, calcinant la moindre faiblesse pour un appétit redoublé de gloire. Cependant, n’était pas en reste la perspective du gain, non seulement immatériel, chez les combattants musulmans aux rangs grossis de l’inévitable tourbe habituelle des conflagrations. Rompus aux guerres claniques, aux batailles sans fin, aux incursions et aux raids de pillage, nombre de tribus aux intentions troubles étaient promptes à s’enrôler, au service réel ou affiché de convictions religieuses ardentes ou encore en limbes, dans les armées conquérantes.

Celles-ci ne manquèrent pas de réserves prêtes à l’emploi en plus de groupes supplétifs qu’attirent toujours les troupes victorieuses, au point qu’Abou Bakr réussit à demeurer fidèle à sa règle érigée en principe absolu de tenir les apostats repentis à l’écart des troupes de conquête, ne leur pardonnant pas leur écart de conduite en les excluant des bénéfices des victoires musulmanes.

Chez ces armées, il y avait aussi un désir de revanche contre des peuples qui, longtemps, leur avaient fait subir leur mépris et une fierté excessive de leur civilisation, de leur passé de prestige. N’ayant été, de toujours, que des vassaux ou des peuplades sans Dieu ni maître, pauvres et divisées de surcroît, les Arabes n’étaient considérés que comme un ramassis d’incapables.

Leur atavisme guerrier, pourtant, les prédisposait à se lancer à la conquête des anciens maîtres et leurs conditions de vie misérables redoublaient une ardeur à posséder d’infinies richesses et d’avoir enfin le luxueux mode de vie des seigneurs. Passer de vie à trépas avec une chance de réaliser ce rêve ou, à défaut, de gagner le paradis, n’était donc pas mourir ; dans les deux cas, c’était ressusciter à une nouvelle vie : terrestre ou, encore mieux, dans l’au-delà.

Le propos tenu par les chefs arabes à leurs ennemis avant d’engager bataille faisait invariablement référence à tous ces éléments ; on le retrouvait résumé dans l’une des lettres d’Ibn Al Walid à ses adversaires :

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. De Khalid Ibn Al Walid aux satrapes de Perse. Faites-vous musulmans, vous serez hors de danger, ou acceptez mon pacte de sécurité en payant tribut ; sinon vous aurez affaire aux gens que je vous ai amenés, aimant mourir comme vous aimez vous enivrer ».

Fulgurante fut ainsi l’expansion de l’islam et ses troupes volèrent de succès en succès. L’état de faiblesse dans lequel se trouvaient Perses et Byzantins au sortir de leurs guerres incessantes, ainsi que leurs divisions, aidèrent pour beaucoup les troupes de l’Islam.

Après une année passée en Irak, notamment à Al Hyra, fertile en batailles et en traités de soumission, tantôt respectés, tantôt rompus pour déboucher sur une nouvelle bataille ou un autre accord de capitation, Khalid fut dirigé vers la Syrie commander les troupes qui y étaient déjà présentes. La guerre en Irak continuerait sans lui ; celle de Syrie – désignant aussi bien le Liban que la Jordanie et la Palestine – s’annonçait désormais autrement décisive.

Sur place, avant son arrivée, les armées combattaient séparément, chacune sous l’ordre d’un commandant. Sa nomination n’était pas du goût de tous ; les autres généraux pensant en être digne, s’accordant aussi à considérer l’un d’entre eux, Abou Obeïda Ibn Al Jarrah en l’occurrence, bien plus méritant que le nouveau venu. Abou Bakr ne le voulut pas moins le seul chef de toutes les troupes musulmanes.

Grâce à sa stature, son courage et son sens tactique et stratégique, Ibn Al Walid avait acquis un prestige inégalable. Il n’hésitait pas à se comporter en prince, ne se refusant rien, usant autour de lui des largesses que les butins accumulés lui permettaient. Il savait, pourtant, qu’agissant de la sorte, il ne pouvait qu’irriter davantage Omar et ses principes nettement plus rigides en la matière que ceux d’Abou Bakr.

Mais la totale confiance du vicaire du prophète lui faisait tout oublier. Ainsi, avant de recevoir l’ordre de marcher sur la Syrie, sans en référer à personne, contrairement aux règles militaires et aux usages, il prit l’initiative de déléguer ses pouvoirs et de faire le pèlerinage de La Mecque en catimini.

Cela finit par se savoir et ne fit que décupler la colère d’Omar ; il ne pouvait tolérer pareil manquement aux intérêts des soldats musulmans en guerre, ce comportement ayant pu exposer les troupes à des attaques ennemies en l’absence de leur chef. À cette faute militaire s’ajoutèrent des soupçons de prévarication, de concussion et de corruption.

Abou Bakr, non plus, n’admit pas la légèreté du comportement stratégique et réprimanda son général à ce sujet. Concernant les accusations de malversation et de détournement de fonds, cependant, il ne pouvait se permettre de le soupçonner, n’ayant pas la certitude que la part du Trésor prélevée sur les butins de la guerre et envoyée à Médine ne correspondait pas réellement au cinquième légal et que les autres parts n’étaient pas intégralement réparties entre les troupes comme le soutenaient les ennemis de Khalid.

Déférant à l’insistance d’Omar, néanmoins, il consentit à éloigner son général de la Mésopotamie et de son casernement à Al Hyra, l’envoyant rejoindre les troupes de Syrie, mais en élargissant ses compétences. Sanctionnant indirectement son général sans le désavouer, le calife évita du coup que les accusations proférées à l’encontre de leur chef n’eussent affecté le moral des armées.

En se dirigeant vers les terres de conquête de Syrie, Ibn Al Walid laissait derrière lui un Irak en cours de soumission totale au fil de l’épée ou au prix de l’or et de l’argent. Des scènes de ses hauts faits d’armes lui reviendront en mémoire, rythmées par la permanente psalmodie de versets du Coran par les guerriers et les barrissements des éléphants, cette arme perse qui, longtemps, fit des ravages dans les rangs musulmans avant d’être finalement contrée.

Il ne sera pas le héros de la bataille décisive d’Al Qadissiya, à une trentaine de kilomètres de la future ville d’AlKoufa, ni de la victoire de Jaloula et de celle de Nehavend, en l’an 21 de l’hégire – qualifiée de conquête des conquêtes par les musulmans – qui confirmera au dernier des Sassanides la fin de sa dynastie et le fit fuir à Merv où il périra des mains de l’un des siens.

Si le sang de ce dernier n’était pas versé par les envahisseurs arabes, il ne coulerait pas moins, plus tard, dans les veines de leurs descendants, des enfants des illustres Compagnons du prophète Abou Bakr et Ali qui donneront en épouses à leurs fils Mohamed et Al Houssayn les filles captives du souverain déchu, Yazdgard III.

En Syrie, Khalid aurait-il d’autres occasions de s’illustrer et de faire état de son génie ? Les grands noms déjà présents, chargés d’une ville chacun, étaient jaloux de leurs prérogatives ; il savait donc qu’il n’allait pas de soi d’en être réellement le chef, de le leur faire admettre.

Parmi les généraux déjà sur ces terres, outre le paisible et respecté Abou Obaïda Ibn Al Jarrah que le prophète surnomma le Loyal de la communauté, il y avait le rusé Amr Ibn Al ‘Ass, l’Omeyyade Yazid Ibn Abi Soufiane, surnommé Yazid la Bonté, et Saad Ibn Abi Wakkas, le futur vainqueur de la terrible bataille de trois jours d’Al Qadissiya à laquelle il ne participera que de loin, pour cause de fistules l’empêchant de monter à cheval et le retenant hors du champ de la bataille.

Les deux premiers avaient déjà obtenu la capitulation sans combats de Bosra, première ville syrienne gagnée par les musulmans. Avant d’envahir l’Égypte et d’en tomber amoureux, Amr Ibn Al’Ass s’illustra, par ailleurs, à Ajnadin, localité entre ErRemla et Beit Jibrine en Palestine, désormais occupée à l’exception de Jérusalem et de Césarée ; cette dernière sera soumise plus tard par Yazid Ibn Abi Soufiane qui ne se savait pas le frère d’un futur calife.

Khalid avait d’autant plus à cœur de réussir sa mission qu’il se savait attendu au tournant par Omar qui n’hésiterait pas, le moment venu, à abattre sur lui sa terrible colère. Il savait que sa mutation était le résultat des menées incessantes de celui qu’il appelait le petit gaucher – Omar étant, en fait, ambidextre – qui l’aurait jalousé d’être l’artisan de la soumission du prestigieux pays des Perses. Grande était toutefois sa confiance en sa capacité à venir au bout de toutes les difficultés et, plus que tout, il se satisfaisait du maintien de l’estime et de la confiance d’Abou Bakr, malgré sa dernière colère contre lui et une récente maladie qui le diminuait.

Sur une rivière-frontière, entre la Syrie – stricto sensu – et la Jordanie, à Yarmouk, toutes les armées arabes s’étaient réunies face aux Byzantins ; la bataille s’annonçait terrible et les chefs arabes se disputaient l’honneur du commandement suprême.

Bien que contesté, Ibn Al Walid sut parler à ses pairs, leur proposant un commandement tournant et suggérant de le prendre le premier jour. Ils acceptèrent et ce fut juste suffisant au stratège pour, à la tombée de la nuit, conduire les hommes à la victoire.

En pleine bataille, tomba la nouvelle de la mort du calife ; elle était accompagnée de l’ordre de la destitution du commandant général. Mais Khalid sauvegarda les chances de ses troupes en leur cachant le contenu du message amené par le courrier de Médine, présenté comme venant apporter les nouvelles de renforts imminents.

Abou Bakr avait désigné Omar pour lui succéder, et celui-ci ne manqua pas de destituer l’homme qui, depuis bien longtemps, ne lui inspirait plus confiance ; il le remplaça à la tête de toutes les armées sur le front syrien par le général en chef Abou Obaïda Ibn Al Jarrah.

On était en l’an 13 de l’hégire, 634 du calendrier chrétien. Depuis la onzième année hégirienne, date de l’arrivée d’Abou Bakr au califat, la conquête islamique avait commencé et continuait son expansion avec succès. La grande victoire sur l’affluent du Jourdain ouvrit toute la Syrie aux musulmans.

À suivre...

 

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 Chapitre 5

 

Un si court magistère

 

 

C’était un chaud mardi, huit jours avant la fin du mois lunaire arabe de joumada 2 (ou joumada dernier) de ce qui n’était pas encore appelé l’an 13 musulman de l’hégire, soit le 22 du mois d’août 634.

Alité, Abou Bakr avait perdu son teint blanchâtre, son visage maigre ayant pâli depuis quelques jours. Son front protubérant était plissé, il songeait au passé. Il revoyait tout le chemin parcouru depuis un certain lundi 17 ramadan, autre chaude journée d’août – le 12 – date du début de la Révélation pour le prophète Mohamed.

C’était comme s’il y était, en cette année 610 ; dans la grotte de Hira, l’une des trois montagnes entourant La Mecque ; il revoyait le prophète méditer et il croyait entendre de nouveau la voix de l’archange Gabriel lui dicter la première sourate révélée du Coran :

 

« Lis au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang. Lis ! Ton Seigneur est le généreux qui a enseigné l’écriture ; il a enseigné à l’homme ce qu’il ignorait. Pourtant, l’homme se fait arrogant aussitôt qu’il devient riche ; mais tout revient à ton Dieu. Vois-tu celui qui détourne le fidèle de sa prière ; penses-tu qu’il fût sur le bon chemin ou qu’il recommandât la piété ? Qu’en penses-tu s’il dénie la vérité, lui tournant le dos ? N’ignore-t-il pas que Dieu voit tout ? Nullement ! Et s’il n’arrête pas, on le saisira au toupet, on tirera ce toupet menteur et pécheur. Qu’il appelle alors son cénacle ; nous appellerons les anges justiciers. Non, ne lui obéis point ; prosterne-toi et tu seras à proximité de Dieu ».

 

Il avait plein la tête les versets de « Al ’Alaq » (le caillot de sang) et n’entendait pas ce qui se disait autour de lui, ces mêmes propos qu’on avait aussi tenus relativement à une prétendue cause de la mort du prophète. D’après ces mensonges, il en irait pour lui comme pour le prophète qui aurait été empoisonné par un repas préparé un an auparavant par des Arabes juifs et qui ne devait produire son effet qu’au bout de cette période.

Il continuait à remonter le temps et revoyait sa sortie de La Mecque avec le prophète qu’il accompagna seul dans un refuge de montagne. Les cavaliers de Qoraïch étaient lancés à leur poursuite ; ils allaient les découvrir et se saisir d’eux. Il s’en fallut d’une toile d’araignée tissée à l’entrée de la grotte.

Le voici dans cette caverne de Thaour. Sa tête résonnait des versets de la sourate « La Résipiscence » (Attaouba) dominant les longs chuchotements autour de lui :

 

« Et si vous ne le secourez pas, Dieu l’aura déjà secouru quand les infidèles le firent sortir, seul et son compagnon ; et lorsqu’ils étaient dans la grotte, il lui dit de ne point s’affliger, Dieu est bien avec nous. Dieu, alors, fit régner sa sérénité sur lui et le soutint par des alliés demeurés invisibles ».

 

Les scènes d’un passé formidable se bousculaient dans une tête de plus en plus alourdie par deux semaines de forte fièvre le clouant au lit. Il revoyait les jours de gloire du prophète et ses batailles gagnées. Le voilà, lors de l’expédition de Hounaïn contre la tribu de Hawazene, descendant de sa jument, l’humeur guillerette, faisant de la prose rimée :

 

                        Je suis le prophète, et sans malice ;

                        D’Abd El Mouttalib, je suis le fils.

 

Il le revoyait aussi lors de la bataille perdue d’Ohod, abandonné par ses plus fidèles ; ni Omar ni lui-même ne purent le préserver des stigmates de la guerre. Certes, heureusement, le prophète n’était pas laissé seul ; une poignée de compagnons, courageux ou téméraires, le défendaient, dont Ali. Ce dernier, encore enfant, le précéda dans l’islam avec la toute première épouse du prophète, Khadija.

Mais, après ces deux personnes, Abou Bakr fut la première personnalité de Qoraïch à adhérer à la nouvelle religion et à croire assez tôt tout ce que disait son prophète, ce qui lui valut le surnom qui lui était resté de Très croyant, célébrant cette foi précoce, aussi solide que généreuse, en Mohamed et son Message. Cet homme, il l’admirait beaucoup ; surtout, il admirait son dépouillement extrême qui le fit vivre et mourir dans le dénuement. Les sueurs brûlantes perlant de son front et venant se nicher au profond creux de ses yeux déjà humides d’émotion, il se souvenait que le prophète mourut en laissant sa cuirasse en gage chez un juif auprès duquel il empruntait de quoi nourrir sa famille.

Abou Bakr, le Très croyant, naquit trois ans avant son idole qui vit le jour en ce qu’on appelait l’année de l’éléphant, soit quelque cinquante-cinq années avant ce qui allait devenir l’ère musulmane.

Il avait pour prénom Abd Al Kaaba, le serviteur de la Kaaba, jusqu’à ce que le prophète le lui changeât en AbdAllah, Serviteur de Dieu. Son père se prénommait Othmane et était appelé par un surnom, Abou Kouhafa, comme le voulait la tradition chez les Arabes de se doter de surnoms et de s’inventer des sobriquets.

Bien plus qu’Abou Bakr (Père chamelon), il aimait l’autre surnom que lui donna aussi le prophète : Atik (le libéré), magnifiant ainsi son affranchissement par Dieu du feu de l’enfer. Marchand à La Mecque, issu d’une lignée de notables, ses moyens furent de grand secours pour la religion naissante, permettant de racheter certains des premiers croyants martyrisés par leurs maîtres et de leur rendre leur liberté.

Vicaire du prophète de Dieu à la mort de ce dernier, il lui avait succédé depuis deux ans, trois mois et quelque quinzaine de jours. Il avait 63 ans. Il pensait son heure venue non sans s’être dit qu’à cet âge, il aurait dû faire plus attention à ne pas prendre le risque de se laver en un jour de grand froid au point d’attraper la fièvre et de se retrouver grabataire pendant les quinze derniers jours.

Durant toute cette période, ce qui lui pesa le plus était moins la perspective de plus en plus évidente de quitter ce bas monde que l’empêchement d’accomplir son premier devoir de chef de la communauté et de présider la prière.

C’est Omar, son fidèle second, qu’il chargea d’y pourvoir depuis le début de sa maladie. En même temps, il lui fit part de son pressentiment qu’il ne survivrait pas à la fin de la journée et, lui rappelant la mort du prophète, il insista pour que la sienne ne l’occupât point ni ne le détournât de suivre de très près l’évolution des guerres d’expansion.

À cette quinzième journée suivant la déclaration de sa fièvre, il ne survécut pas et décéda après le coucher du soleil ; il fut enterré durant la nuit. Transportée sur le lit du prophète, la dépouille mortelle fut placée entre le tombeau de ce dernier et le trône de la mosquée pour une prière funèbre assurée par Omar.

Comme il le leur avait demandé, il a été enveloppé dans un linceul fait de deux vieux manteaux lavés pour la circonstance ; «le vivant a bien plus besoin du neuf que le mort», leur avait-il dit. Selon son souhait, sa tombe fut creusée à côté de celle du prophète, à la hauteur des épaules duquel on plaça sa tête. En procédant à la prière de la mort, Omar voyait déjà une troisième tombe se creuser dans le même endroit ; il se la destinait, situant l’emplacement de sa tête au niveau des hanches d’Abou Bakr.

Dans la maison d’Abou Bakr, des cris et des lamentations fusèrent ; le traditionnel concert des pleureuses était orchestré par Aïcha. Se conformant aux consignes du disparu, Omar le leur avait pourtant défendu ; mais la tradition était plus forte. Aussitôt, Omar alla demander à un familier de lui faire sortir la fille du disparu et n’hésita pas à lever sa badine sur la première qui vint à lui, une sœur d’Abou Bakr ; cela suffit pour faire s’éparpiller les pleureuses.

Abou Bakr mourut au même âge que le prophète. Son père, qui lui survécut quelques mois et une poignée de jours, était particulièrement fier de lui ; il n’arrêtait pas de répéter le verset 101 de la sourate « Youssef », la prière à Dieu qui constitua les dernières paroles de son fils :

— Mon Dieu, « fais-moi mourir en musulman et que je sois en compagnie des vertueux. »

Pendant deux années moins quatre mois, durée totale de son vicariat, le premier calife utilisa le sceau du prophète pour cacheter les actes officiels ; il avait aussi le sien propre portant l’inscription : «Que tout-Puissant est Dieu ! ».

Il fut le premier à se soucier du sort du Coran, pensant en réunir toutes les traces écrites disséminées chez les Compagnons – Émigrants et Renforts – saisies sur des peaux et des omoplates de chameaux, outre ce qui était simplement retenu du Coran par cœur, notamment chez ses lecteurs spécialisés.

Ce fut au lendemain de la rude guerre de Yémama contre Moussaylima le Menteur, qui ravagea les rangs musulmans, faisant périr bon nombre de la fine fleur des Compagnons, qu’il ordonna la réunion de l’ensemble du texte sacré afin de lui éviter tout risque de perte.

De cette mission, il chargea l’un des plus grands Compagnons du prophète et certainement l’un des plus connaisseurs du Coran, puisqu’il était chargé de le rédiger pour le prophète : le Renfort Zayd Ibn Thabit. Chez l’une des femmes du prophète, Hafsa, fille d’Omar, un dépôt en fut alors placé. Avant de s’en aller rejoindre son Dieu, Abou Bakr se soucia aussi de sa succession. Sagement, il prit la précaution de désigner son remplaçant à la tête de l’État musulman naissant.

À suivre..

 

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Partie II

Le temps de la légende

ou

Un homme à poigne

 

Chapitre 1

 

Le choix du chef

 

Abou Bakr avait, entre autres, Othmane pour secrétaire. En fait, il se faisait servir par quiconque était présent sachant écrire, dont surtout Ali fils d’Abou Talib et Zayd fils de Thabit.

Parmi ceux-là, Othmane était le plus souvent avec lui ; c’était l’un des premiers et rares Compagnons du prophète qui, à la Révélation, n’étaient pas analphabètes. De taille moyenne, élégant et distingué, il était aussi riche que raffiné.

Peu avant sa mort, le calife le fit venir et lui dicta son testament politique en lui demandant de le lire à sa mort aux habitants de la ville, accompagné d’un Renfort.

À la mosquée, lieu habituel de toutes manifestations majeures, Othmane et son compagnon se tenaient debout à côté de la chaire devant une assemblée encore sous le choc de l’annonce de la mort du successeur du prophète. L’acte brandi en sa main droite, Othmane leur dit :

— Voici le testament d’Abou Bakr. Si vous l’approuvez, nous vous le lirons, et si vous le refusez, nous le rejetterons.

En chœur l’assistance approuvant, il déplia le testament et lit :

« Au nom de Dieu, Clément et miséricordieux. Ceci est le testament d’Abou Bakr Ibn Abi Kouhafa aux musulmans, établi de son vivant, au moment de partir d’ici-bas pour l’au-delà où le mécréant croit, le débauché devient pieux et le menteur débite la vérité. J’ai investi du pouvoir Omar Ibn Al Khattab ; s’il est juste et pieux, c’est ainsi que je le sais être et espère qu’il sera ; mais s’il altère ou change, je n’aurais voulu que le bien ; or seul Dieu connaît l’occulte ».

Dans son choix, Abou Bakr n’avait point hésité. Durant sa maladie, il confia à certains de ses visiteurs que parmi ses regrets en quittant la vie figurait celui de n’avoir pas opposé de refus quand il fut choisi pour la succession du prophète ; volontiers, il se serait contenté de n’être que le vizir de l’un des deux compagnons qoraïchites qui l’accompagnaient le jour du préau, dont notamment Omar. Aussi, il le pensait le mieux placé pour lui succéder.

Il ne consulta pas moins certains de ses plus fidèles compagnons en leur demandant en confidence ce qu’ils pouvaient penser de l’intéressé. Invariablement, les avis étaient unanimes pour louer la personne tout en regrettant la rugosité de son caractère et la rudesse de ses mœurs qui lui valurent, au reste, le surnom d’Abou Hafs (Père lionceau) que lui donna le prophète.

Mais, cela ne changeait en rien la décision d’Abou Bakr. À ces critiques, il répondait que son compagnon n’était dur qu’à cause de ce qu’il trouvait chez lui de douceur et de conciliation, assurant qu’une fois en charge de la communauté, il changerait certainement de manières.

Il était même persuadé qu’en homme politique avisé, Omar affectait parfois la rudesse et était aussi capable d’indulgence. Nombre de fois, il remarqua que son second se montrait satisfait des hommes contre lesquels il lui arrivait lui-même d’être en colère et, inversement, d’être intraitable à l’égard de personnes avec lesquelles il pouvait se montrer accommodant.

Son secrétaire Othmane qu’il consulta aussi lui répondit que le fond du cœur d’Omar était bien meilleur que son comportement en public et qu’il n’avait pas son pareil parmi eux. Ce jour-là, il le reçut seul ; il avait décidé de lui dicter son testament. Il lui demanda d’écrire :

« Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux. Ceci est le testament d’Abou Bakr Ibn Abi Kouhafa aux musulmans... »

Sa phrase demeura inachevée ; il venait de s’évanouir. Craignant le pire, Othmane n’hésita que quelques instants avant de se décider ; de son propre chef, il continua le testament :

«... Je vous ai choisi comme successeur Omar Ibn Al Khattab et je n’ai pas laissé, parmi vous, meilleur que lui. »

La défaillance ne dura pas longtemps ; recouvrant ses esprits, Abou Bakr demanda à son secrétaire de lui relire ce qu’il lui avait déjà dicté. Marquant à peine un instant d’hésitation, Othmane fit la lecture de ce qu’il venait de prendre l’initiative d’attribuer au calife ; mais sa belle voix était hésitante et il avait les traits tirés dans l’attente de la réaction du calife ; allait-il apprécier ? Et il fut soulagé de l’entendre répéter : « Dieu est grand », comme s’il appelait à la prière, puis lui dire :

— Je vois que tu as eu peur que les gens ne se divisent au cas où j’aurais quitté la vie durant mon évanouissement. Qu’au nom de l’islam, Dieu te récompense amplement ; tu as bien agi !

Il maintint l’esprit de la formulation en confirmant l’embargo sur la diffusion de son testament. Toutefois, malgré le secret avec lequel Abou Bakr avait tenu à entourer ses consultations, son choix s’ébruita bien avant sa mort. Talha Ibn ObeïdAllah ne l’approuvait pas et se laissant aller à son caractère emporté, il vint le dire au calife :

— Tu as nommé comme successeur Omar, et tu as bien vu ce que les gens en ta présence enduraient de lui ; qu’est-ce que cela serait s’ils venaient à lui être livrés ? Que dirais-tu à ton Dieu quand il t’aura demandé des nouvelles de tes sujets ?

Ces propos irritèrent manifestement Abou Bakr. Étendu dans son lit, il s’agita et demanda qu’on l’aidât à s’asseoir. Une fois redressé, il s’adressa, sévère, à son interlocuteur :

— Est-ce de Dieu que tu veux me faire peur ou est-ce par Dieu que tu me menaces ? Quand je rencontrerai mon Dieu et qu’il me questionnera, je lui dirai : J’ai nommé comme successeur à la tête de tes sujets le meilleur d’entre eux.

La réputation de rudesse chez Omar n’était pas usurpée ; elle était surtout due à son intransigeance, élevée en principe catégorique, de séparer le juste de l’injuste, le bien du mal, le vrai du faux. Dans son action pour le respect de ses valeurs, il n’admettait aucune excuse et ne faisait aucune concession. De cette distinction permanente et réfléchie entre le bien et le mal provenait le surnom d’AlFarouk (le Sage) qu’on lui attribua.

Fidèle au tribut toujours payé à la vérité, il ne manqua pas, durant son vicariat, d’admettre qu’on ait pu dire que la désignation d’Abou Bakr fût une affaire bâclée, conçue à la hâte. Il n’ajouta pas moins que si elle avait été une erreur ou une faute, Dieu garda bien de son malheur, car Abou Bakr n’avait pas son pareil en dignité et en prestige. Et cela, même avant l’islam, ne lui était point contesté puisque, dans sa tribu, Abou Bakr était responsable de la haute et délicate charge des peines pécuniaires et du prix du sang versé.

Omar était aussi un fin diplomate. Notable de Qoraïch comme son prédécesseur, il était, quant à lui, responsable de l’intercession et de la réconciliation entre les tribus avant l’avènement de l’islam. Aussi savait-il manier aussi bien le bâton que la langue de bois.

Sur ses compatriotes, il avait cependant le jugement teinté de scepticisme et de pessimisme ; sa conviction était que pour les maintenir dans la bonne voie il fallait avoir une poigne de fer. Ainsi, au lendemain de la mort et de l’enterrement du premier calife de l’islam, il ne s’embarrassa pas de protocole en s’adressant aux gens de Médine dans la mosquée du prophète debout sur la première marche de la chaire :

— Je dirai quelques mots que vous confirmerez par un amen. L’exemple des Arabes est celui d’un chameau rétif que l’anneau nasal soumet à son maître, le laissant se faire conduire ; or, par Dieu, je les ferai bien marcher dans la bonne voie !

Omar sentait plus qu’il ne voyait la réticence à sa nomination des gens de Médine, notamment parmi les premiers Compagnons. Personne n’osa contester publiquement le choix d’Abou Bakr par respect pour ce dernier, mais aussi par peur d’Omar capable de très mal réagir. Il devait y avoir aussi l’intérêt général qui ne pouvait échapper à certains, dont Ali.

Celui qui n’a jamais caché avoir toujours pensé être le meilleur pour succéder à son cousin, ne fit pas d’entorse jusque-là à son sens d’homme politique, sachant faire abstraction de son intérêt propre dans la cité. Mais il y avait aussi les armées arabes lancées à la conquête du monde qui pouvaient occuper autant les esprits que les hommes.

 À suivre...

 

Texte publié sur ma page Facebook : Fothmann, et sur Kapitalis

 


 

Chapitre 2

 

Une religion universelle

 

 

Était-il rancunier Omar ? Il ne pouvait oublier cette scène, à l’aube, chez Abou Bakr ; l’air conquérant, tout en arrogance, Ibn Al Walid venait d’avoir gain de cause auprès du calife. Entre de valeureux guerriers, au physique proche de surcroît, les gestes les plus anodins ont leur importance ; ceux de défi sont explosifs.

Du temps de la Jahiliya, ces Temps obscurs – ainsi nommait-on la période anté-islamique de l’histoire arabe – l’un et l’autre étaient connus pour leur bravoure. Et si le ralliement d’Omar à la cause de l’Islam fût célébré comme une victoire par ses adeptes encore peu nombreux, Ibn Al Walid sut faire montre de son génie et de son savoir-faire militaire avant même sa conversion en remportant Ouhod, la seule bataille gagnée par Qoraïch aux dépens du prophète.

Cette bataille a dû laisser des séquelles dans l’inconscient d’Omar. Le prophète y fut blessé et son oncle Hamza y trouva la mort ; éventré et mutilé, il eut même le foie arraché et à pleines dents mordu par Hind qui était encore la femme d’Abou Soufiane, chef de Qoraïch et père de Mouawiya, futur gouverneur à Damas.

Mais ce qui devait faire le plus de mal à Omar, c’était son propre comportement en cette journée néfaste. Nombre de musulmans périrent et le peu de survivants agirent en couards, pensant à sauver leur vie, se cachant dans les dunes, abandonnant à son sort leur prophète, lèvre fendue et front en sang. Ni lui ni Abou Bakr ne surent lui éviter ce calvaire.

Inconsciemment, il ne s’était jamais pardonné cette honte ; il avait une forte envie d’en punir le responsable ; et c’était l’artisan de la victoire de Qoraïch qui concentrait tout son ressentiment : Khalid Ibn Al Walid, cet homme physiquement si semblable à lui, mais moralement si dissemblable.

La conscience d’Omar ne pouvait cependant suivre ses impulsions sans des faits avérés et réfléchis, déliés de tout penchant personnel ou inconscient. À ses yeux, comme une obsession, il avait le parcours de ce guerrier, certes toujours valeureux, mais devenu encore plus cruel.

Sur chacun de ses passages coulait le sang ; les têtes dégringolaient aux pieds de troncs humains brûlés et remplaçaient, sous les marmites, les pierres comme points d’appui ; les palmiers s’ornaient de corps crucifiés et les piétailles de ses armées grossissaient de femmes et d’enfants en capture.

Ses victimes n’étaient pas toutes païennes ou ennemies de l’islam et des sanctuaires comme les couvents et des catégories de personnes protégées, comme les prêtres ou les enfants, n’échappaient pas au zèle de ses hommes au vu et au su de leur chef, si ce n’était avec son assentiment et sous ses ordres. Déjà, du vivant du prophète, Khalid ne se privait pas d’excès ; envoyé pour prêcher, il ne se retenait pas de tuer, amenant le prophète à déplorer ses actes, à les réparer, à s’en déclarer même dégagé devant Dieu.

Omar avait une mémoire d’éléphant ; il n’oubliait rien, surtout ce qui avait trait au prestige de vicariat et aux devoirs des chefs, et ce aussi bien en gestion publique qu’en préceptes moraux ou en conduite publique. Ainsi, ne pardonna-t-il pas à un ponte de Qoraïch une répartie jugée attentatoire à la dignité de la fonction califale.

C’était encore la période de résistance passive au choix d’Abou Bakr. Un mois après le décès du prophète, le gouverneur du Yémen Khalid Ibn Saïd Ibn Al ’Ass était de passage à Médine. En présence d’Omar et du calife, il eut l’indélicatesse de reprocher à Ali et à Othmane, les deux descendants d’AbdManaf, ascendant du prophète, de se désintéresser d’un pouvoir, censé être leur chose propre, et abandonné à autrui.

Cela mit dans tous ses états Omar. Aussi, fidèle à des mœurs frustes qu’il revendiquait volontiers, il appela à lui ses gens, les lâchant sur l’impertinent. Et la soutane de brocart que celui-ci portait fut aussitôt mise en pièces aux cris d’Omar :

— Déchirez-la sur lui ! Comment ose-t-il porter de la soie ? Elle est délaissée par nos hommes même en temps de paix !

La soutane en charpie, Khalid Ibn Saïd Ibn Al ’Ass était honteux, mais toujours provocateur, interpellant en vain les cousins AbdManaf :

— Ainsi vous dépossède-t-on par la force !

Ali, eut beau chercher à le calmer, il n’en continuait pas moins à exprimer une vive rancœur :

— S’agit-il de combat ou de vicariat ? S’interrogea inutilement Ali.

— Personne n’est mieux placé que vous pour se charger de cette affaire, clamait-il, s’attirant de sévères réparties d’Omar et s’assurant durablement son inimitié.

— Comme tu parles mal ! Par Dieu, seul un menteur débite ce genre de propos et de ce fait ne fait que se nuire à lui-même.

Usant de sa magnanimité habituelle, demeurant impassible à ce genre d’incidents, Abou Bakr ne voulut pas tenir rigueur à Ibn Al ’Ass de sa sortie en lui faisant confiance lors des guerres d’apostasie, le nommant à la tête d’une armée. Mais Omar n’arrêtant pas de dénigrer l’homme, il finit par céder, revenant sur une décision le désignant à la tête du premier corps d’armée envoyé en Syrie au début de l’année 13 hégirienne, confiant finalement cette charge à Yazid Ibn Abi Soufiane.

À Khalid Ibn Al Walid, non plus, Omar ne pouvait pardonner ses excès malgré ses succès multiples l’auréolant d’un plus grand prestige. Celui-ci était proportionnel à ses victoires et le comportement rapporté de l’homme à ces occasions allait au-delà de toutes les limites raisonnables.

Lors du siège de Damas, au lendemain de la victoire d’AlYarmouk, alors qu’il n’était plus le commandant en chef des armées de Syrie, il osa se comporter comme s’il l’était toujours, se permettant d’écorner l’autorité de son remplaçant, éclaboussant par la même le prestige de l’islam.

Abou Obeïda avait conclu avec les assiégés un traité de reddition et se faisait ouvrir les portes de la forteresse quand, au même moment, Khalid forçait les portes orientales et se lançait avec ses hommes dans la ville, tuant, pillant. Il ne se soucia ni de l’image des armées arabes ni de l’autorité du général en chef avec lequel il se permit le luxe d’une altercation avant de finir par lui céder et accepter de lui obéir.

Le premier courrier que le nouveau calife rédigea fut à l’intention des armées de Syrie. À Abou Obeïda, il écrivit qu’il lui donnait le commandement en lieu et place de Khalid. Mais, consciencieux et soucieux de ne pas laisser ses propres sentiments déborder son sens aigu de la justice, il entoura cette décision d’une condition stricte : que Khalid ne reconnaisse pas ses torts et ne fasse pas amende honorable, sinon il garderait ses prérogatives. Il le savait trop orgueilleux et trop fier pour accepter de se déjuger, reconnaître avoir osé mentir, mal agir.

Mis par le nouveau commandant des armées devant la nécessité du choix, Khalid hésita un moment et sollicita un temps de réflexion, la nuit pouvant porter conseil. Omar avait bien scénarisé sa vengeance ; il ne laissait le choix qu’en apparence, sachant pertinemment qu’on ne saurait se plier à pareille injonction, accepter de reconnaître publiquement ses torts pour garder le commandement, commenta la sœur de Khalid, consultée en la matière. Elle était même catégorique :

— Par Dieu, Omar ne t’aime point ! Il ne cherche qu’à te faire te démentir pour t’enlever quand même le commandement.

À la pertinence de son jugement, son frère acquiesça en l’embrassant sur la tête ; oui, elle avait raison ! Face à ses pairs et à ses soldats, au risque de subir devant eux la pire des humiliations, il ne se déjugera pas. Car dans sa soif de justice s’alimentant aux sources d’une vengeance inconsciente, Omar avait minutieusement prévu le protocole de dégradation.

Amis, rivaux et compagnons des armées de Syrie étaient tous réunis sous la tente du nouveau commandant ! En maître de cérémonie officiait le premier muezzin de l’Islam, Bilal, esclave affranchi d’Abou Bakr qui l’avait racheté à ses anciens maîtres pour le soustraire à son martyre. Il semblait plus zélé encore que le général en chef à appliquer les consignes d’Omar. Avait-il lui aussi à se libérer de quelque chose sur la conscience ? Regretta-t-il le présent reçu alors qu’il était le chambellan d’Abou Bakr, l’assimilant finalement à de la corruption ?

Dans le lourd silence régnant sous la tente, d’une voix se voulant impassible et neutre, Bilal demanda à Abou Obeïda le rappel des ordres du nouveau calife :

— Que t’a-t-on ordonné concernant Khalid ?

— On m’a ordonné de mettre bas son turban et de partager avec lui tous ses biens.

Et Khalid s’exécuta, lui abandonnant la moitié de ce qu’il portait, jusqu’à la paire des chaussures. Plus tard, lorsqu’il rejoindra Médine, à chaque rencontre, il se fera houspiller par Omar :

— Khalid, sors les biens de Dieu de sous ton cul !

Il aura beau protester ne rien avoir, il n’aura la paix que lorsqu’il se

sera décidé à proposer une transaction au calife.

— Prince des croyants, finira-t-il par lui demander un jour, estimes-tu ce que j’ai gagné durant ton règne à quarante mille dirhams ?

— J’accepte de t’estimer cela à cette somme, répondra Omar, ayant décidé d’être finalement conciliant.

— Elle est à toi, proposera Khalid.

— Je la prends, conclura Omar, mettant un terme au différend, considérant satisfaite sa soif de justice.

On fera le décompte des biens d’Ibn AlWalid qui était moins pourvu en argent qu’en esclaves ; on obtiendra la somme de quatre-vingt mille dirhams dont Omar prélèvera la moitié qui sera versée au Trésor. Quand on suggérera un peu plus tard à Omar de rendre ses biens à Khalid, il répondra :

— Je ne suis que le commerçant des musulmans. Par Dieu, il ne les reprendra jamais !

Sa dette ainsi réglée, libéré de ce carcan, le guerrier Ibn AlWalid ne demeurera pas moins loin des champs de bataille. Il aurait eu cependant la satisfaction de la reconnaissance de sa valeur guerrière par Omar après la bataille de Qinnisrine, en Syrie. Remportée de la meilleure manière grâce à lui mais pour le compte du chef des armées Abou Obeïda, elle amena le calife à déclarer publiquement, lui rendant justice :

— Dieu ait pitié d’Abou Bakr ; il était bien meilleur connaisseur des hommes que moi ! Dieu m’est témoin, je ne l’ai pas démis par suspicion, mais bien de peur que la gloire ne lui tourne la tête.

Né à La Mecque vers l’an 25 avant l’Hégire, Khalid décédera à Médine en 642 à l’orée de la quarantaine ; ses hauts faits d’armes l’auraient trop tôt usé, à moins que ses démêlés avec Omar ne l’aient miné, comme les soucis sapent la santé à l’endetté du mercanti.

Se voulant commerçant de la communauté dont il était responsable, sans malhonnêteté, mais volontiers profiteur pour la cause religieuse, Omar était comme la plupart de ses compatriotes de Qoraïch, un commerçant à l’origine. Tout comme son prédécesseur, il abandonna son ancienne activité pour se consacrer aux affaires publiques.

Il n’était pas dupe des faiblesses humaines. Il se targua même de n’être ni perfide ni susceptible d’être dupé par un quelconque perfide. Aussi était-il convaincu que les guerriers de l’islam demeuraient des hommes et n’agissaient pas seulement au nom des principes et des hautes valeurs de leur religion, bien qu’ils fussent lancés à travers les vastes contrées entourant l’Arabie pour étendre les dimensions de la terre d’Allah, la maison de l’Islam.

Il savait aussi qu’ils ne sauraient trop longtemps résister au luxe et à son corollaire, la luxure. Autour de lui, il le visualisait au jour le jour et n’avait de cesse de lutter contre. Chez nombre de ses compatriotes et coreligionnaires, l’avidité l’emportait de plus en plus sur le sentiment religieux ; la foi n’était plus ce qu’elle était ; on se combattait de moins en moins pour Dieu et pour l’au-delà, mais bien davantage pour un paradis sur terre.

En Mésopotamie, comme en Syrie, en Égypte et jusqu’en Afrique du Nord où l’on atteignit Barka et la Cyrénaïque, les conquêtes au nom de l’Islam s’enchaînaient, en effet. L’affaiblissement des Perses et des Byzantins au sortir de leurs guerres incessantes, leurs divisions internes et leurs luttes intestines, permirent aux Arabes musulmans de marquer d’éclatants succès malgré quelques rares défaites.

Outre leur foi nouvelle et leur vaillance si réputée, ils purent compter sur les sentiments d’hostilité animant les populations sous domination des empires perse et byzantin ainsi que sur l’esprit de solidarité ethnique de nombre d’Arabes non musulmans.

L’invitation du calife à se lancer à l’assaut de ces lions – comme les anciens Arabes les qualifiaient – était sans appel et généralisée, s’imposant de gré ou de force à tout musulman en mesure de combattre. À ceux qui cherchaient à s’y soustraire, on enlevait publiquement le turban et on les livrait à la réprobation générale.

Or, après avoir assaini la situation dans les armées en Syrie, Omar voulut lever de nouvelles troupes pour la Mésopotamie afin d’y appuyer l’effort de guerre ; il constata alors qu’il lui fallait plus de temps qu’avant pour réunir des troupes. Si, dans la perspective de rejoindre les armées se dirigeant en Syrie, les volontaires accouraient, ils traînaient les pieds en apprenant qu’on les appelait à rallier les troupes de Mésopotamie. On surestimait la puissance des Perses et on les redoutait davantage que les Byzantins, dont le pays leur semblait plus prospère, recelant davantage de richesses à glaner.

À Médine, désormais, affluaient des richesses de toutes sortes, de l’or, de l’argent, des esclaves de tous âges et sexes et des animaux dans le cadre du cinquième légal réservé au Trésor et prélevé sur ce qui était partagé sur place entre les soldats et leurs chefs. À la tentation cédaient certains chefs militaires, à l’exemple d’Ibn AlWalid ou Amr Ibn Al ‘Ass.

Omar eut ainsi à s’en prendre à ce dernier qui, soumettant l’Égypte, voulut se l’approprier. Après avoir investi, à l’issue d’un siège de plus d’un mois, la ville d’Al Farma avec l’aide des Coptes égyptiens révoltés contre les Byzantins qui les maltraitaient, Ibn Al‘Ass fit chuter successivement Belbiss, Migdol, Oum Dannine et enfin Aïn Chams à partir de laquelle – une fois devenue siège du commandement arabe – se décida le siège et la prise ultérieurs de Bablioun et d’Alexandrie.

En conquérant du pays, Amr s’y arrogeait tous les droits du maître. Il y fondera Foustat, en fera la capitale de la province d’Égypte et réussira, presque sans discontinuité, à en être le gouverneur jusqu’à sa mort. Percevant les secrètes ambitions nourries par l’homme, Omar le surveilla de près, notamment quant à ses devoirs eu égard à l’impôt ; souvent, il ne manqua pas de le rappeler à l’ordre. Chaque fois qu’il tardait à lui envoyer ses rentrées, recourant à divers prétextes, il ne manquait pas de lui écrire des missives de rappel :

— Je m’étonne de trop t’écrire à propos de tes retards à me faire parvenir les rentrées des impôts ainsi que de tes écrits se limitant aux sujets secondaires. Je ne t’avais pas envoyé en Égypte pour que tu en fasses ton butin ou celui des tiens, mais pour veiller aux rentrées fiscales et pour bien gérer le pays. Aussi, dès l’arrivée de ce courrier, dépêche-toi de me porter tes rentrées fiscales qui sont la propriété des musulmans. Tu sais bien que je suis entouré de gens en difficulté et qui en ont le plus grand besoin.

Enturbanné, portant sur les épaules un manteau de coton raccommodé d’une dizaine de pièces en cuir et en coton, son inséparable badine à la main, Omar était sur sa chamelle rouge bardée d’un grand sac sur chaque flanc avec une outre d’eau sur la selle et une gamelle à provisions derrière lui ; un bédouin à pied tenait la bride de l’animal et, derrière, suivaient des guerriers farouches à l’aspect aussi rude.

Ainsi avança-t-il vers Jérusalem (Ilya) où il fut amené à se rendre pour signer en personne le traité de capitulation selon les termes de l’accord obtenu par ses troupes pour se faire livrer la ville sans combat.

Quand il vit l’escorte venue l’accueillir, il ne crut pas ses yeux ; les princes et les chefs des troupes étaient revêtus de brocart et de soie, et les selles de leurs montures étaient en argent. Seul leur commandant en chef, Abou Obeïda, montait une chamelle dont la bride était en poil et n’avait sur lui qu’un manteau de coton. Fou de colère, promptement, il mit pied à terre et, ramassant par poignées terre et cailloux, il les leur jeta dessus, en criant à tue-tête :

— Combien vous êtes rapides à changer de peau ! Et vous osez m’accueillir en pareille tenue ? Depuis deux ans à peine, vous avez mangé à votre faim, et vous voilà victimes de la gloutonnerie !

Sa colère ne retomba quelque peu que quand on lui assura que ces hommes portaient bien des armures et des armes en dessous du brocart.

Il se départit à peine de sa mauvaise humeur pour rendre la pareille au patriarche de la ville conquise, Sophronios, son magistrat suprême, qui lui fit un accueil digne de son rang, allant même jusqu’à se permettre de lui offrir un manteau neuf qu’il eut l’orgueil de refuser.

Pour lui faire évacuer sa mauvaise humeur, les chefs de ses armées essayèrent de l’occuper par le projet d’une mosquée dans la ville devant porter son nom. Ils lui en firent tracer l’abside après la prière du vendredi du cinquième jour de son entrée dans la ville ; mais ceci ne lui fit pas perdre sa lucidité sur l’état d’esprit des membres de sa communauté.

Visitant avec le patriarche de la ville le site d’où le prophète fit son voyage céleste, découvrant les lieux saints chrétiens de la ville, il se trouvait dans l’église du Saint-Sépulcre quand arriva l’heure de la prière. À son hôte qui l’invitait à s’en acquitter sur place, il confia qu’il préférait dérouler le tapis en dehors de l’enceinte religieuse et ce de crainte que, plus tard, on en vienne à réclamer pour l’islam cet endroit au prétexte de cette prière.

Tout le long de ses dix jours de séjour, il n’arrêta pas de pester contre le dérèglement des mœurs de ses sujets. Même la nouvelle de la victoire d’Al Qadissya, qui lui parvint à Jérusalem, ne réussit qu’à peine à dérider les traits clairs de son visage légèrement hâlé ; ses yeux rougis étaient encore plus incandescents, ses joues aux poils clairsemés avaient en permanence des rictus et ses vertèbres, bien développées pourtant, semblaient écrasées par une invisible charge.

Durant son califat et dans la mesure du possible, Omar s’évertua à réprimer les penchants de ses sujets. Croyant à la vertu de l’exemple, il alla jusqu’à interdire aux Compagnons du prophète de quitter Médine pour s’installer dans les propriétés acquises sur les terres gagnées aux ennemis. Pourtant, il savait son combat voué à l’échec ; pouvait-il contenir trop longtemps une propension irrésistible incrustée dans la nature humaine ?

Petit à petit, la société arabe changeait ; imperceptiblement, l’État musulman naissait dans l’opulence et ses règles, ses contraintes devaient composer fatalement avec elle et ses excès. Omar contribua pour beaucoup à cette naissance ; il en fut même l’artisan ; mais il savait pertinemment qu’il n’en maîtriserait pas trop longtemps les implications.

À suivre...

 

Texte publié sur ma page Facebook et sur Kapitalis

La suite en troisième semaine

(publications du 16 au 22 avril 2022) 


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Aux origines de lislam

Succession du prophète,

Ombres et lumières

 

 © Afrique Orient  2015

Auteur : Farhat OTHMAN

Titre du Livre : Aux origines de l’islam

Succession du prophète, Ombres et lumières

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