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mardi 26 avril 2022

Roman-feuilleton du Ramadan :
Partie IV et dernière

PARTIE IV - Chapitre 2/2

La bataille du dromadaire (suite et fin)


Roman-feuilleton du Ramadan

 

Aux origines de l'islam

Succession du prophète, ombres et lumières

 

Fresque historique de Farhat OTHMAN

(Texte intégral)

 

Partie IV

 

Les vices et les vertus

ou

Les infortunes du pouvoir

 

Chapitre 2

 

La bataille du dromadaire

(2/2)

 

Le froid de décembre était vif et l’obscurité bien épaisse en cette nuit du vendredi 4 de l’année chrétienne 656, an 36 de l’Hégire. On attendait l’arme au pied la bataille qui s’annonçait pour le lendemain. Aïcha se sentit tout à coup si seule ; elle revoyait les derniers moments de son cher époux. Qu’est-ce qu’il pouvait lui manquer, surtout en ce moment si critique ! Il venait de déposer son cure-dent après l’avoir utilisé vigoureusement, puis commença à s’alourdir sur son sein, son regard se fixant, levé vers le ciel, un murmure échappant de ses lèvres : « Plutôt le plus haut compagnon du paradis !» Ce furent les dernières paroles du prophète. Il avait fait son choix. Reposant sa tête sur un oreiller, elle se leva et alla pleurer avec les femmes présentes chez elle en se frappant le visage.

A-t-elle fait le bon choix comme lui ? N’a-t-elle pas choisi les affres d’ici-bas en se laissant entraîner par ses deux compagnons dans cette terrible aventure ? Malgré leurs protestations de n’agir que pour le bien général, ne poursuivaient-ils pas, en fait, leurs propres intérêts ? Leur unité ne semblait être que de façade. Il paraissait même évident que Talha et Azzoubeyr étaient en compétition pour la direction des hommes. Afin d’éviter un choc des ambitions, ils avaient décidé de confier à leurs fils respectifs la présidence alternative de l’acte hautement symbolique qu’était la direction des cinq prières quotidiennes des troupes, chacun l’assurant un jour.

Elle songea aussi à ce que lui dit son beau-frère Azzoubeyr au retour de sa rencontre avec Ali. Il était dans tous ses états et assurait, perplexe, avoir toujours su se diriger sauf ce jour-là, avouant se trouver dans une totale incapacité à se faire clairement une idée des choses. Et il lui fit part de sa décision de tout laisser tomber, d’abandonner le champ de bataille. Ali venait, en effet, de lui tenir des propos qui avaient mis à mal sa conscience, l’amenant à faire le serment de ne pas le combattre. Il fallut alors l’insistance de son fils AbdAllah qui le taxa de couardise et son idée d’affranchir un esclave afin de se libérer de son serment pour le retenir au combat. Mais n’allait-il pas déserter, malgré tout ?

Aïcha n’eut pas trop le temps de réfléchir à ses questions. L’aube se levait ; il lui fallait monter dans sa litière et être au milieu de ses guerriers prêts à mourir pour elle. Les hommes de la tribu Dhabba qui avaient obtenu l’honneur de conduire la bête se pressaient déjà autour d’elle.

La bataille n’était pas encore livrée ; on entendit la voix d’Ali appeler ses adversaires à se rendre et à éviter de faire couler le sang des musulmans. Il se tenait au milieu de ses hommes avec Mohamed, son fils au teint noir, à sa droite et le fils d’AlAbbès, son oncle, à sa gauche.

On refusa dans un immense brouhaha son offre, puis une voix féminine s’éleva, mais il ne parvint pas à l’entendre distinctement. On lui dit que c’était Aïcha maudissant les tueurs d’Othmane et il renchérit aussitôt :

— Que Dieu maudisse les tueurs d’Othmane sur terre, sur mer, par monts et par vaux.

Soudain, un homme sans armes fit irruption entre les rangs des armées, un Coran accroché au cou qu’il ouvrait à la face des combattants, leur criant d’arrêter leur tuerie impie. Mais les hommes s’étaient déjà lancés dans la bataille au cri lancé des deux côtés : « Dieu est grand ! ».

Malgré la flèche qui lui transperça la gorge, l’homme continua un moment à avancer avec son Coran, puis s’écroula sur les pages du Livre sacré déjà recouvertes de sang et de boue, bientôt piétinées tout autant que lui par les sabots des chevaux et les pieds des humains enragés.

Le malheureux était persuadé, comme d’autres, qu’on allait finaliser un accord ce matin ; comme on parlementa pas mal pendant quelques jours, on parlait d’un accommodement imminent pour éviter le combat. Mais cela n’eut pas l’heur de plaire aux têtes brûlées des deux camps : les proches d’Othmane et tous ceux qui avaient une responsabilité dans les événements du logis parmi les troupes d’Ali. Aussi, au petit matin, ils furent les premiers à déclencher les hostilités.

La bataille fut rude et cruelle ; elle dura du lever du jour au début de l’après-midi. On commença par s’envoyer des flèches puis on utilisa les lances et on finit avec les épées et au corps à corps. Ali frappait d’estoc et de taille ; son sabre pliait souvent de la force de ses coups et de leur violence. À l’attaque de ses adversaires, il criait au moment d’abattre son sabre sur leurs visages :

— Ne me blâmez pas ; c’est lui qui est à blâmer !

Autant que lui, son chef de guerre AlAchtar faisait tomber ses adversaires comme des mouches tout à l’entour. Le fils d’Azzoubeyr, AbdAllah, vint lui faire face. À peine lui asséna-t-il un coup ; en retour, il reçut une volée qui le mit par terre au bord d’un fossé. Ne cherchant pas à s’acharner sur lui, AlAchtar le tira par un pied et le jeta dans un fossé, le laissant pour mort, lui lançant :

— N’était ta parenté avec le prophète de Dieu, tu n’aurais pas gardé tes membres accrochés à ton corps !

Talha n’eut pas cette chance ; il fut parmi les premiers à rendre l’âme. Dès l’engagement de la bataille, il reçut une flèche l’atteignant au genou, provoquant une hémorragie fatale. Étendu par terre, il se vidait de son sang ; inutiles étaient les soins sommaires et il sentait son heure approcher. Il savait d’expérience qu’on n’échappe pas à la mort quand le nerf sciatique est coupé. Ramené dans la ville, on le déposa dans une masure en ruine non loin du tumulte de la bataille ; il y renvoya ses hommes, criant :

— Ce n’était qu’une flèche par Dieu envoyée ! Ô Dieu ! châtie-moi jusqu’à ce que Othmane soit finalement satisfait.

Des remords le gagnaient ; il revoyait son attitude à l’égard d’Othmane et la regrettait. Comme il ne l’avait pas secouru au moment de sa détresse, il pensait mériter de faire face à son destin dans une solitude similaire. Avec ses scrupules, il s’apprêtait à rencontrer son Dieu quand une silhouette se dessina à l’horizon de son regard de plus en plus flou. Elle le fixait de haut d’un air bien satisfait ; elle avait le cou tordu. En elle, il reconnut le secrétaire d’Othmane, Marouane Ibn AlHakam.

Était-ce l’archer invisible qui lança cette flèche qui lui sembla bien venir de ses propres rangs ? L’air de satisfaction affiché était la meilleure des signatures. Il tendit la main vers lui, mais Marouane, comme apeuré, s’éloignait déjà, allant rejoindre ses compagnons déjà submergés par les troupes d’Ali. Talha pensait aux sommes d’or et d’argent qu’il transportait avec lui en quantité et voulait les lui confier ; sur cette dernière pensée rendit l’âme celui qui avait incarné pour sa tribu la bonté.

À un porc-épic ressemblait le dromadaire ; il était une cible privilégiée pour les archers. Les hommes qui le tenaient se relayaient à le défendre, scandant en vers leur fierté de braver la mort qui les fauchait les uns après les autres :

 

                        Nous, les Dhabba, les hommes au dromadaire,

                        Plus douce que le miel est pour nous la mort ;

                        Au fer des lances, nous vengeons Ibn Affène.

 

De tous côtés assaillis, les derniers défenseurs du dromadaire étaient défaits. Ali ordonna alors de couper au dromadaire ses jarrets afin d’éviter de blesser Aïcha en retirant sa litière du champ de la bataille. Vers l’animal par terre tombé se pressèrent deux hommes d’Ali, un Compagnon et le demi-frère d’Aïcha ; ils détachèrent la litière et l’emportèrent hors des combats. Quelqu’un s’approcha alors et, à travers les voiles, s’adressa à son occupante après s’être présenté :

— Tu te rappelles que j’étais venu te consulter le jour de l’assassinat d’Othmane pour te demander qui tu m’ordonnais de choisir et tu me répondis de ne pas quitter Ali qui n’avait ni varié ni changé ?

Trois fois, il lui posa la question et attendit ; et trois fois, pour toute réponse, il n’eut que le silence. Ali avait hâte de savoir si Aïcha était saine et sauve ; il demanda à son beau-fils de se rassurer sur son état et de ne pas s’éloigner de la litière pour en écarter tout importun. Mohamed rentra la tête dans la litière ; se couvrant aussitôt, sa demi-sœur s’écria :

— Qui es-tu ?

— Le plus détesté de tes parents, répondit-il.

Une fois la jeune femme rassurée, Ali s’approcha de la litière et se pencha pour dire quelque chose à voix basse à laquelle elle répondit :

— Tu as gagné, sois clément !

Il demanda de la mettre en sécurité et d’y veiller particulièrement le temps de la renvoyer à Médine. Depuis peu, la nuit était tombée ; jonché de cadavres était le terrain crevassé. Une bougie à la main, accompagné de l’un de ses serviteurs, Ali marchait entre les corps essayant d’en reconnaître les traits, répétant à haute voix :

— Mon Dieu, pardonne-nous et pardonne-leur !

À quelques pas, certains de ses hommes marchaient derrière lui ; l’un d’eux se pencha vers son compagnon et lui susurra à l’oreille :

— Tu entends ce qu’il dit !

C’était Mohamed, fils d’Abou Bakr qui avait avec lui l’un de ses accompagnateurs au logis d’Othmane.

— Tais-toi avant qu’il n’en rajoute, fit l’autre.

Dans un ravin, on lui signala un corps empoussiéré ; le corps avait été manifestement traîné par terre et dépouillé malgré ses strictes consignes. Ali s’empressa de se pencher pour le redresser et l’asseoir. Doucement, il enleva du visage sa crasse ; c’était bien Talha ! Il le serra contre lui sans retenir ses larmes. Réussissant enfin à surmonter son émotion, il lâcha :

— Il m’est pénible de te voir en poussière sous les étoiles du ciel, au creux d’un vallon. Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons. Tu m’as fait de la peine et tu as tué mes gens. À Dieu, je me plains de nos défauts et de nos peines.

Reposant doucement le corps sur le sol, il se leva et continua sa reconnaissance en se parlant à lui-même, citant le verset 47 de la sourate 15 du Coran :

— J’espère que je serais avec Othmane, Talha et Azzoubeyr, parmi ceux dont Dieu dit :

 

« Nous avons ôté de leurs cœurs ce qu’il y devait avoir de ressentiment ; frères, ils sont, sur leurs trônes se faisant face ».

 

Azzoubeyr n’était pas parmi les morts ; était-il-il sain et sauf ? Cette pensée, paradoxalement, ne déplaisait pas à Ali. Mais traversant en courant le champ de cadavres, voici qu’un homme accourait vers lui. Il se vantait tout haut d’avoir eu la peau de l’apôtre du prophète de Dieu et d’avoir obtenu un bon prix pour son arme et son cheval.

Vers ce Bédouin fier de lui annoncer la fin de son cousin, à peine Ali eut-il un regard ; il eut même un haut-le-cœur et faillit perdre son calme en l’écoutant détailler son exploit : un véritable forfait. Réussissant enfin à se retenir et lui tournant dédaigneusement le dos, il se contenta de dire à ce tueur par traîtrise d’Azzoubeyr :

— Réjouis-toi d’être en enfer ! J’ai entendu le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – dire : « Annoncez la géhenne au tueur d’Azzoubeyr ».

Penaud, l’homme s’en alla, parcourant le camp en ressassant dans des vers sa déception. Le sabre de sa victime fut apporté à Al Hassan, fils d’Ali, qui refusa de le prendre et demanda de le porter à son père. Quand il l’eut entre les mains, celui-ci le fixa longuement et dit :

— Que Dieu ait pitié d’Azzoubeyr ! Que de soucis du prophète de Dieu (que Dieu le bénisse et le salue) ce sabre a dissipés !

Azzoubeyr avait vaillamment combattu sans avoir la conscience tranquille. Dès avant le déclenchement de la bataille, il regretta de s’être laissé entraîner par son fils AbdAllah à combattre son cousin Ali. Celui-ci lui avait rappelé des faits importants qu’il avait oubliés, ce qui le conduisit à prêter le serment de ne pas le combattre.

Ali lui rappela ce jour où, le croisant tout sourire avec le prophète, il railla son enjouement et s’entendit dire de la part de Mohamed que ce n’était pas de la vanité et qu’il le combattra tout en étant dans son tort. Aussi s’engagea-t-il dans la bataille avec ce souvenir lancinant s’ajoutant à la hantise de la perte et la peur d’avoir à assumer une honte immense de faire face aux conséquences de ses propres actes. S’il avait eu le courage de combattre Ali, il n’en aurait pas pour s’en excuser, le cas échéant, et surtout de se faire rappeler une nouvelle fois les justes paroles du prophète.

La bataille n’avait pas pris fin encore ; la victoire était déjà acquise à son adversaire. Défaits, ses hommes prenaient la fuite ; il se décida alors de délaisser le champ de bataille qui, subitement, se transformait déjà en une scène pour la traditionnelle ruée sur le butin. Au prix d’un dernier effort sur lui-même, en se disant que le vaillant guerrier qu’il était ne fuyait pas les armes mais les hommes injustes, il lança son cheval à toute allure vers la honte de la fuite.

Derrière lui, au même moment, des voix s’élevaient ; le chef victorieux faisait répéter à ses hommes ses consignes. On ne devait dépouiller aucun mort, on ne devait poursuivre aucun fuyard, on ne devait achever aucun blessé ; Ali agissait selon ses nobles valeurs. Dans la ville, tous ceux qui auront jeté leurs armes et seront rentrés chez eux ne risqueront pas d’être inquiétés.

Un homme comme Azzoubeyr ne pouvait passer inaperçu. S’il avait pu s’extraire de la bataille, il ne sut éviter les regards curieux des guerriers ayant refusé de choisir un camp et s’étant retirés autour de Basra. Avec un de ses serviteurs l’ayant rejoint dans sa fuite, il passa en trombe non loin d’un campement ; l’un des guerriers prit leur suite. Il n’était pas content de la présence de l’importun et le lui fit savoir ; mais l’heure de la prière abrégea sa colère et les deux hommes s’alignèrent derrière Azzoubeyr qui prit la direction de La Mecque, dédaignant les recommandations de son esclave de se méfier de l’étranger.

Au moment où il levait les deux mains près des oreilles et claironnait le nom de Dieu, ce dernier lui planta son épée dans le dos et s’en alla précipitamment après s’être emparé de son cheval, de ses armes et de sa bague, l’abandonnant mort, laissant son serviteur, bien impuissant à défendre son maître, lui aménager une sépulture sur place.

Depuis peu, la bataille était terminée. Ali y perdit autant d’hommes que ses adversaires ; dans les deux camps, les morts étaient innombrables ; on en compta une dizaine de mille en tout.

Se faisant venir deux grosses briques sur lesquelles il monta, le vainqueur, après le rituel habituel de louanges à Dieu, savoura son triomphe en s’adressant à ses adversaires défaits :

— Ô partisans de la femme, gens du dromadaire ! Quand il a blatéré, vous avez afflué et quand il eut les jarrets coupés, vous avez pris vos jambes au cou ! Vous êtes descendus dans la pire des villes tellement proche de l’eau, si éloignée du ciel ; l’eau y est en mare et elle a le pire des noms : Basra (sol rocailleux), Bassira (espace entre les murailles d’une maison), AlMou’tafaka (ouragan) et Tadmor (ou Palmyre, signifiant gerboise).

Et ce fut l’entrée triomphale dans la ville. C’était un lundi. Tout le monde lui fit acte d’allégeance, y compris les blessés. Ali prit ensuite connaissance de ce que recelait le Trésor et le distribua sur ses troupes en leur promettant la même chose après la victoire sur les Syriens. Il réclama ensuite le fils d’AlAbbès qu’on demanda partout ; quand il arriva, il lui dit :

— Va voir cette femme et qu’elle regagne la maison où Dieu lui a ordonné de se tenir.

Il tenait à mettre la veuve du prophète à l’abri de la vindicte de ses hommes dont il arrivait difficilement à modérer les ardeurs. Déjà, pour l’exemple, il fouetta et dévêtit deux d’entre eux qui s’étaient permis de lui tenir des propos déplacés dictés par trop de zèle pour la cause de leur chef.

AbdAllah Ibn Al Abbès se fit annoncer auprès d’Aïcha. Elle était fort irritée et le teint, de colère, encore plus rouge que d’habitude. Une femme venait de la voir qui l’avait mise dans tous ses états en la piégeant piteusement.

— Mère des croyants, lui avait-elle demandé, que dites-vous d’une mère qui tue son enfant ?

— Le feu s’impose à son forfait, répondit Aïcha sans trop réfléchir.

— Que diriez-vous, alors, d’une mère qui a tué d’un coup vingt mille des aînés de ses enfants ?

Ibn AlAbbès patienta à la porte un peu ; comme elle ne répondait pas à sa demande, il se passa d’invitation et entra ; il prit un coussin et s’assit en silence. Elle s’adressa alors à lui, haussant la voix :

— Par Dieu ! Je n’ai jamais vu pareil à toi, Ibn AlAbbès ! Tu entres chez moi sans autorisation et tu t’assieds sur notre coussin sans notre invitation.

— Dieu sait que ce n’est pas ta maison, répondit sèchement le fils d’AlAbbès. Ton logis n’est que là où Dieu t’ordonna de te tenir ; or tu le refusas. Aussi, le prince des croyants t’ordonne-t-il de rentrer dans le pays que tu as quitté.

— Le prince des croyants ! c’était Omar Ibn AlKhattab, que Dieu ait pitié de lui, contesta-t-elle.

— Oui, mais aujourd’hui, c’est Ali Ibn Abi Taleb, martela AbdAllah.

— Je le refuse ! je le refuse ! fit-elle.

— Ton refus ne fut que ce temps séparant deux traites d’une chamelle en manque de lait. Désormais, tu ne saurais ni autoriser ni ordonner ni interdire.

Elle ne se retint pas de pleurer à chaudes larmes ; puis, entre deux sanglots, non sans une pointe de défi, elle laissa tomber :

— Oui, je rentre ; le pays où vous êtes est le plus odieux pour moi !

— Ainsi nous récompenses-tu de t’avoir considérée comme une mère pour les croyants et d’avoir fait de ton père le Très croyant !

— Fais-tu de mon époux le prophète une faveur de ta famille, Ibn AlAbbès ?

— Oui, c’est une faveur de notre part, nous la famille du prophète, que tu as eu pour époux celui qui, s’il avait eu vraiment auprès de toi la même place qu’il a dans nos cœurs, aurait donné naissance à une faveur similaire de ta part à notre égard !

En fin de semaine, le samedi, dans une suite de femmes, Aïcha fut reconduite à Médine en passant par La Mecque en vue d’un pèlerinage ; on était le premier du mois de rajeb. Ali l’accompagna jusqu’à la sortie de la ville.

Durant tout le voyage qui se fit pourtant avec tous les égards qui lui étaient dus, elle demeura accablée. Elle entendait dans la bouche des hommes d’Ali des propos qui lui faisaient mal.

— Nous savons bien qu’elle était sa femme dans la vie et dans l’au-delà, disait-on. Mais Dieu vous éprouva de la sorte pour savoir qui de lui ou d’elle vous alliez suivre.

Encore plus mal lui faisait sa conscience. Auprès de ses compagnes, elle avait tenté en vain de se disculper en s’essayant à la comparaison avec le sort d’Othmane. Admettant avoir appelé à combattre le calife assassiné, elle disait :

— Ainsi, Dieu fit que j’étais combattue.

Et, imperturbable, elle continuait son raisonnement :

— J’ai bien voulu qu’on tire sur Othmane ; on me tira dessus aussi. J’ai également voulu qu’il ne soit pas obéi et, de même, je fus désobéie.

Puis, elle tirait sa propre conclusion destinée davantage à calmer sa voix interne qu’à convaincre quiconque :

— Si j’avais voulu que meure Othmane, Dieu m’aurait certainement fait mourir !

Elle la désirait, désormais, cette mort. Son plus vif souhait était de rejoindre son illustre époux afin de lui demander pardon ; il lui manquait. Mais, en elle, quelque chose lui susurrait qu’elle aurait encore à supporter sa peine ; elle ne partirait probablement pas avant d’avoir près de soixante-dix ans.

Nonobstant, elle avait déjà préparé sa décision quant à l’emplacement pour son enterrement. Le jour venu, on lui demanderait peut-être si elle voulait être enterrée avec le prophète et elle leur fera une réponse négative, celle de la lucidité, dans un euphémisme auquel elle aura réfléchi durant tout ce temps qui allait lui rester à vivre :

— Non. J’ai provoqué après lui un incident. Vous m’enterrerez avec ma fratrie dans le cimetière commun de Médine.

Ali quitta Basra en y laissant son cousin Ibn AlAbbès pour l’y représenter et lui adjoignit, comme responsable des impôts et du Trésor, Ziyad, frère de Mouawiya et fils illégitime d’Abou Soufiane, qui s’était tenu à l’écart de la discorde.

Il n’était point satisfait malgré sa victoire ; amère, elle était ; elle fit couler le sang des musulmans, et il n’aimait pas cela. Elle était, par ailleurs, loin de suffire pour effacer les divisions et réunir la communauté déchirée. En plus, il avait à faire des acrobaties intellectuelles, à recourir aux subtilités du langage pour qualifier la situation fort embrouillée dans laquelle il se retrouvait.

On l’entendait se plaindre du destin contraire en pointant respectivement le riche financier de la bataille du dromadaire et ses adversaires Talha, Azzoubeyr et Aïcha :

— Pour mon malheur, j’ai eu sur ma route à la fois le plus riche et le plus éloquent et ingénieux des hommes, le plus courageux des guerriers et la plus docile des créatures.

— Sont-ils des païens ? l’interrogeait-on les concernant.

— Du paganisme, ils ont fui, répondait-il sans plus de précision.

— Ils sont des fourbes, alors ? insistait-on.

— Les fourbes n’invoquent Dieu que très peu, précisait-il.

— Que sont-ils, sinon ? finissait-on par demander.

— Nos frères qui nous ont persécutés ! lâchait-il, désabusé.

Dans les rangs mêmes de son armée, un grand nombre de farouches guerriers étaient en même temps des têtes brûlées et des risque-tout parmi lesquels il y avait ces lecteurs du Coran intraitables dans leurs conceptions religieuses si étriquées.

Les plus véhéments de ses hommes demeuraient, cependant, les partisans d’Ibn Saba’a qu’on appelait les Saba’ia. Nombre d’entre eux manifestèrent leur colère en quittant de leur propre chef Basra entraînant le départ précipité d’Ali de la ville afin de tenter de canaliser tout éventuel débordement de leur part.

La montée de l’extrémisme était insidieuse mais persistante, aussi bien dans la pensée que dans l’appréhension des choses. Elle était inavouée, mais de plus en plus évidente, et il en redoutait le danger sur la nécessaire réunification de la nation déchirée.

Contrecarrant cette menace rampante, il se sentait obligé de livrer régulièrement à ses hommes sa vision des événements, son interprétation des faits et son jugement sur les actes de ses adversaires. Et il n’arrivait pas toujours à convaincre les plus excités. Sur la bataille du dromadaire, il fit l’analyse suivante :

— Des gens ont prétendu que l’injustice était de notre part à leur égard et nous, nous avons soutenu qu’elle était de leur côté à l’encontre de la vérité. Donc, on s’est battu sur l’injustice et non concernant une accusation d’athéisme.

Il leur avait demandé de ne pas considérer ceux qui les avaient combattus comme des ennemis, de ne pas dire qu’ils avaient apostasié ; ils s’étaient juste écartés des préceptes divins en commettant des iniquités.

Nombre d’entre eux ne pouvaient comprendre, en effet, comment on leur permettait, lors d’une bataille, de tuer des adversaires et de les empêcher, après la victoire, de les dépouiller selon la tradition de la guerre. Et un trésor de patience et de science lui était nécessaire pour les convaincre :

— Aïcha était à la tête de ces gens qu’on a vaincus, leur dit-il ; l’auriez-vous incluse dans le partage du butin ?

— Dieu nous en garde ! s’écrièrent-ils ; c’est notre mère !

— Elle vous est légalement interdite ? interrogea-t-il, faussement naïf.

— Oui, répondirent-ils sans hésitation.

— Alors, il vous est défendu de ses enfants ce qui est déjà illicite d’elle-même, conclut-il sans appel, espérant, sans trop d’illusion, les avoir fait taire pour longtemps.

La nouvelle de la bataille d’Al Jamal (du dromadaire) parvint à Médine et à AlKoufa bien avant les messagers ; le jour même, avant le coucher du soleil, elle était dans les becs, les serres des aigles, des vautours ; et les bras, jambes et autres parties de corps humains renseignaient sur sa cruauté.

Sous des nuées de ces volatiles attirés de partout par le festin de Basra, l’armée victorieuse convergeait vers AlKoufa, la nouvelle capitale du califat. À sa tête, le chef au gros ventre, aux tempes dégarnies, aux jambes si minces et au corps de guerrier intrépide était pensif. Malgré le froid, il était peu vêtu, gardant ses habits d’été.

Ali, sur son cheval bai, avait les pensées vagabondes ; il revoyait sa sortie de Médine à la tête de cette armée désormais victorieuse quand l’un des Compagnons du prophète lui barra le chemin, lui prit les rênes des mains et supplia :

— Prince des croyants ! Ne la quitte pas ! Par Dieu, si tu la quittes, plus aucune autorité musulmane n’y reviendra jamais.

Il réentendait les huées de ses troupes et leurs injures à ces paroles. Il revoit aussi son fils Al Hassan, sur la route, lui faire part de ses états d’âme, lui déconseillant de s’impliquer dans les divisions. Et il revoyait son passé.

Né en l’an 23 avant l’hégire (600 après J.-C.), il vint au monde dans une grande famille qui avait perdu de son lustre. À la fin de sa vie, son père n’avait plus trop de moyens pour subvenir aux besoins de sa nombreuse progéniture ; aussi ses enfants furent-ils répartis chez ses frères.

Le père de Mohamed étant décédé, ce fut le prophète qui recueillit chez lui son jeune cousin. Et quand il commença le prêche en 610, Ali était parmi les premiers à croire en lui ; il avait quinze ans et fut le premier adolescent à se convertir à l’islam.

Lors de l’hégire, il fut chargé par le prophète d’une mission de confiance de la plus haute importance. Le prophète lui demanda de demeurer à La Mecque et le remplacer au lit au moment de la conspiration de sa tribu pour le tuer chez lui.

Il le chargea aussi de remettre à leurs propriétaires les dépôts qui étaient placés chez lui, sa réputation d’homme de confiance amenant les membres de la tribu à déposer auprès de lui leurs objets de valeur.

Ses pensées faisaient venir à Ali les larmes aux yeux. Il les avait chassieux ; le jour de l’attaque des juifs de Khaybar, le prophète les lui guérit en y crachant. Depuis, il n’y eut plus la moindre trace de chassie.

Il avait la conviction ferme qu’il était le mieux placé pour succéder au prophète ; il adopta malgré tout une attitude de loyauté à l’égard de tous les califes. Il répétait volontiers que la valeur de l’homme était dans ce qu’il savait le mieux ; or, qui mieux que lui connaissait la religion et ses préceptes ?

L’heure était arrivée pour qu’il fît un plein emploi de sa science et de son immense talent. Il était conscient que les circonstances étaient largement défavorables pour l’exercice serein du pouvoir et l’application juste de la religion de son cousin. Mais, justement, son honneur et sa valeur étaient d’être au-dessus des contingences pour que triomphent, enfin, les nobles valeurs de l’islam sur les bassesses humaines et les ambitions mesquines qui s’y attachaient.

Comme il savait si bien supporter le chaud et le froid ne souffrant pas de froid l’hiver et ne se laissant pas incommoder par la chaleur l’été, il saura s’adapter à la délicate situation dans laquelle la destinée a voulu le mettre pour être à la hauteur de cette épreuve divine. À cet instant, il eut en pensée la sourate du Butin et spécialement son verset 36.

Lors des événements du dromadaire, l’un de ses hommes en cita un extrait comme réponse à sa plainte du destin qui avait mis sur sa route quelques-uns des meilleurs musulmans. Ce Partisan s’était levé, disant :

— Par Dieu, prince des croyants, tu es bien plus courageux qu’Azzoubeyr ; tu es bien plus ingénieux et éloquent que Talha ; avec nous, tu es bien plus docile qu’Aïcha ; et tu es encore meilleur et plus généreux que l’homme au dromadaire. Du reste, les biens de Dieu sont nettement supérieurs aux siens dont il adviendra ce qu’a dit Dieu, Puissant et Grand : « Ils dépenseront leur fortune, et ils le regretteront, et ils seront vaincus ».

Ali ne sut pas pourquoi cet épisode d’avant la bataille du dromadaire lui était spécialement revenu à l’esprit ; peut-être à cause d’une pensée qui l’assaillait depuis peu comme une obsession de plus en plus gênante. Il se sentait devenir l’otage de ses troupes un peu plus turbulentes chaque jour et davantage extrémistes. Elles contestaient son autorité, se permettant même d’avoir leur propre interprétation sur les questions religieuses contre sa science et son savoir.

Les démons de la période antéislamique prendraient-ils leur revanche sur l’islam et ses nobles valeurs ? Dans des contrées récemment conquises, des habitants, fraîchement convertis à l’islam, apostasiaient au prétexte de fuir les horreurs de leur nouvelle religion. Ils citaient une élite s’entretuant pour le pouvoir au plus haut niveau de l’État, des aventuriers et des brigands qui, profitant de l’anarchie généralisée, les rançonnaient et les pillaient au nom de cette même religion.

Il songea aussi à la discipline des hommes au service de ses adversaires. Les Syriens étaient bien plus respectueux de l’autorité que les Irakiens composant l’essentiel de ses troupes. Et, de nouveau, il ne put que regretter son sort : serait-on le meilleur des généraux, que pouvait-on espérer d’une armée contestataire ?

 

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet : Kapitalis, crédibilité perdue.


COPYRIGHT :

Aux origines de lislam

Succession du prophète,

Ombres et lumières

 

 © Afrique Orient  2015

Auteur : Farhat OTHMAN

Titre du Livre : Aux origines de l’islam

Succession du prophète, Ombres et lumières

Dépôt Légal : 2014 MO 2542

ISBN : 978 - 9954 - 630 - 32 - 7

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