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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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lundi 25 avril 2022

Roman-feuilleton du Ramadan :
Partie IV et dernière

 
PARTIE IV - Chapitre 2/1 :

La bataille du dromadaire
 

Roman-feuilleton du Ramadan

Aux origines de l'islam

Succession du prophète, ombres et lumières

 

Fresque historique de Farhat OTHMAN

(Texte intégral)

 

Partie IV

 

Les vices et les vertus

ou

Les infortunes du pouvoir

 

Chapitre 2

La bataille du dromadaire

(1/2)

 

Une folle agitation avait gagné Basra. Un riche notable de la ville venait de financer l’armement d’une troupe qui allait rejoindre celles arrivant du Hijaz avec Aïcha et ses deux compagnons, Talha Ibn ObeïdAllah et Azzoubeyr Ibn Al Awwam. Ce n’était pas le premier venu ; Compagnon du prophète, il fut gouverneur d’Abou Bakr à Holwane, d’Omar à Najrane et d’Othmane au Yémen. Il fut aussi le premier à recouvrir la Kaaba de deux draps.

On lui prêtait un talent d’historien au sens développé, ayant été le premier à dater ses lettres et ses livres. Mais avait-il du bon sens politique ? Apportait-il son soutien à de futurs vainqueurs ou préparait-il indirectement la victoire de ce prince embusqué à Damas attendant son heure, laissant les autres la lui préparer, lui tirant les marrons du feu ?

Aux portes de la ville, l’armée ainsi mise sur pied fit la jonction avec les troupes de La Mecque qui avaient à leur tête la jeune veuve du prophète. À son arrivée, elle se vit offrir par le riche mécène un dromadaire rougeaud portant une litière en fer de même teinte. Le lui amenant, il dit :

— Il s’appelle Armée (Asker). Qu’il puisse vous porter bonheur !

Aïcha venait de finir à La Mecque le petit pèlerinage et la quittait pour regagner Médine quand la nouvelle du meurtre tomba ; la pagaille régnait dans la ville et le pouvoir appartenait à la rue, lui rapporta-ton. Rebroussant chemin, elle retrouva certains des Omeyyades fuyant Médine. Au gouverneur de la ville, intrigué par son retour, elle fit part de sa détermination à agir. Elle voulait, par l’action, honorer la mémoire et l’exemple de celui dont elle se sentait moralement responsable du devenir de son héritage :

— Ce qui m’a fait revenir, affirma-t-elle, c’est qu’Othmane a été injustement tué et les choses ne sauraient rentrer dans l’ordre avec cette racaille qui a mis Médine sous sa coupe. Il faut venger Othmane pour honorer l’islam.

Le gouverneur, qui était un parent d’Othmane, encore en poste, l’escorta à la mosquée où les gens furent invités à se rendre. Sans se montrer à l’assistance à laquelle elle s’adressa depuis l’enceinte réservée, Aïcha dénonça la lie des provinces, l’engeance du désert et les esclaves de Médine qui faisaient la loi dans la ville profanée du prophète après y avoir versé illicitement le sang, violant le mois sacré et volant le Trésor public. Par un serment, elle termina sa harangue :

— Othmane a été injustement tué et je le jure par Dieu, je réclamerai vengeance!

Quatre mois étaient déjà passés depuis le meurtre d’Othmane quand Talha et Azzoubeyr vinrent rejoindre la jeune veuve du prophète à La Mecque. Le premier avait demandé à Ali de lui confier la charge d’AlKoufa et le second celle de Basra ; l’un et l’autre promettaient de revenir avec des troupes en vue de l’aider à ramener l’ordre à Médine. Sans refuser, Ali demanda le temps de la réflexion ; la situation prévalant dans la cité et l’agitation tout autour le préoccupant par trop. Ils estimèrent qu’il ne voulait pas d’eux et réussirent à obtenir l’autorisation de partir pour La Mecque d’où les nouvelles de la dissidence d’Aïcha n’étaient pas encore parvenues à Ali.

Autour de la veuve du prophète, les hommes en armes étaient de plus en plus nombreux ; avec elle, il y avait aussi les autres femmes de son époux. Elle s’apprêtait à marcher sur Médine et tenait à cette direction. Ses deux nouveaux appuis, arrivés depuis peu, lui suggérèrent, cependant, de se diriger vers Basra ; Talha, notamment, y avait de nombreux soutiens. Et ils réussirent à lui faire admettre la justesse de leurs vues.

En changeant de direction, elle perdit l’appui des autres veuves de Mohamed ; seule Hafsa, la fille d’Omar, voulut bien l’accompagner, se heurtant au refus de son frère AbdAllah refusant tout soutien actif à ceux qui disaient aller se battre contre ce qu’ils appelaient les Permissifs. Elles ne l’accompagnèrent pas moins jusqu’à la sortie de La Mecque, au pied de la montagne formant la frontière de la province. Les adieux y furent fort émouvants ; on y pleura à chaudes larmes l’islam en ces heures difficiles, femmes et hommes confondus, communiant dans le même trouble. Si prompte à qualifier tout événement, à marquer d’une épithète chaque fait majeur, la sagesse populaire appela aussitôt ce jour Journée des sanglots.

Dans la masse, au milieu des lamentations et en coulisses, cependant, les conjectures et les tractations allaient bon train sur la destinée du pouvoir suprême ; le clan omeyyade cherchait à le garder en son giron alors que les deux meneurs de la révolte d’Aïcha se le destinaient. Ceux-ci n’étaient pas en odeur de sainteté auprès de nombre de guerriers de l’armée.

Rappelant à Marouane Ibn Al Hakam leur responsabilité dans la mort d’Othmane, Saïd Ibn Al’Ass lui suggéra même d’assouvir sans plus tarder sa vengeance sur leur personne. Mais, songeur, Marouane répondit qu’il avait bon espoir de tuer du même coup tous les meurtriers d’Othmane.

Ce même Ibn Al’Ass alla demander aux deux hommes, en aparté, à qui ils destinaient le pouvoir s’ils gagnaient ; il s’entendit dire que ce ne serait certainement pas à un rejeton du calife assassiné ; ils n’allaient pas délaisser les doyens des Émigrants pour confier le pouvoir aux orphelins ! Cela le détermina à se séparer de cette armée ; il n’allait pas, lui, combattre pour faire sortir le pouvoir des mains de la dynastie des AbdManaf ! Et il entraîna dans son sillage un fort contingent de la tribu de Thakif, conduit par un valeureux guerrier dont l’oeil unique débordait de malice : Al Moughira Ibn Cho’oba.

Malgré ces défections, l’armée était fournie et gardait une fière allure avec la présence de la veuve du prophète entourée de deux éminentes personnalités et des fils du calife assassiné. Aïcha affichait de l’assurance et une détermination apparente ; elle n’était pas moins soucieuse et n’arrêtait de se demander si elle avait bien agi ; son défunt époux l’aurait-il approuvée dans sa démarche.

On venait de camper dans un vallon où un cours d’eau serpentait ; un aboiement se fit entendre. Comme à son habitude, de l’intérieur de sa litière, Aïcha s’enquit sur le nom de l’endroit où l’on était ; ainsi, de la sonorité et du sens des noms des lieux, elle tirait un présage faste ou néfaste sur la suite des événements selon la tradition bien établie des siens.

On était près du lit du Haouèb, lui répondit-on. À peine le nom du cours d’eau prononcé, un cri rauque échappa à la jeune femme qui, prononçant la formule du retour à Dieu, se pencha alors pour donner un coup sec sur le haut de la cuisse du chameau qu’elle fit aussitôt baraquer. À son neveu Abdallah, fils d’Azzoubeyr, accouru aux nouvelles, elle cria qu’il fallait rebrousser chemin, la ramener chez elle. On resta campé dans la vallée une journée et une nuit entières à tenter de la raisonner ; elle n’arrêtait de répéter qu’elle était celle qu’aboient les chiens du Haouèb ! Un jour, raconta-t-elle, entouré de ses femmes, le prophète les regarda et se demanda, réprobateur : « Que je désire savoir qui d’entre vous serait celle qu’aboieront les chiens du Haouèb !».

Rusé, Abdallah Ibn Azzoubeyr usa de toutes les ficelles possibles pour amener sa tante à ne pas faire capoter leur projet. Aussi attiré par le pouvoir que son père, il tenait à ce que cette armée allât jusqu’au bout de son aventure. Lui, qui fut le premier enfant musulman né à Médine dans la famille d’Abou Bakr dans le foyer de sa fille Asma, l’aînée de ses enfants, il n’hésita pas à assurer à sa tante que ce qu’elle rapportait relevait du mensonge et des mythes. Et il finit par faire crier par certains de ses hommes l’approche des troupes d’Ali pour amener finalement Aïcha à se libérer de ses remords et accepter de laisser l’armée continuer sa marche.

Les troupes insurgées encerclèrent Basra sans pouvoir y entrer, l’agent d’Ali, gouverneur de la ville, faisant bonne résistance. Aïcha s’était adressée à lui par écrit, avant son arrivée à l’entrée de la ville, lui demandant de détourner les gens du soutien d’Ali et de se tenir prêt à recevoir ses instructions. Ce à quoi il répondit :

— Tu as reçu des ordres et nous en avons eu d’autres. On t’a ordonné de garder ta maison et l’on nous a ordonné de faire la guerre aux fauteurs de troubles. Or, tu as délaissé ce qu’on t’ordonna de faire et tu nous écris pour nous interdire ce qui est notre devoir.

Campant autour de Basra avec ses troupes, Aïcha envoya aussi des missives aux chefs des tribus des environs les appelant à la rejoindre. Celui des Béni Tamim vint jusqu’au campement ; il était bien embarrassé. Le cas de conscience était énorme : d’un côté, il lui était difficile de ne pas répondre à l’appel de la Mère des croyants et de l’apôtre du prophète Azzoubeyr Ibn AlAwwam ; de l’autre, il lui était insupportable de combattre le cousin du prophète. Ce qu’il admettait le moins, c’était la réponse qu’ils lui firent lors de son passage à Médine, avant l’assassinat du calife, sur son chemin au pèlerinage. Entrant sous la tente d’Aïcha, il la trouva entourée de Talha et d’Azzoubeyr ; elle l’accueillit par un appel pressant :

— Nous te demandons ton secours pour venger la mort injuste d’Othmane.

— Mère des croyants, lui répondit-il d’un ton calme, néanmoins sec et nerveux, Dieu nous est témoin ! ne t’avais-je pas demandé quelle personne tu me conseillerais et laquelle tu me demanderais de choisir ? Ta réponse ne fut-elle pas : « Ali » ?

— Oui, effectivement, admit-elle ; mais, il a varié.

Ses deux compagnons lui firent, pareillement, la même réponse. Se taisant un instant, il laissa ensuite tomber :

— Par Dieu, je ne vous combattrai pas à cause de la présence avec vous de la Mère des croyants. Mais, je ne combattrai pas non plus Ali, le cousin du prophète de Dieu, que Dieu le bénisse et le salue. Je vous laisse choisir l’une des trois hypothèses suivantes : vous me laissez quitter ces lieux pour rallier un pays non arabe afin d’y attendre le verdict de Dieu sur ce qui arrive ; ou je me réfugie à La Mecque ou je me retire quelque part dans les parages.

On lui demanda de les laisser se consulter avant d’avoir leur réponse. Ils écartèrent les deux premières hypothèses de peur que, dans le premier cas, il ne fût suivi par d’autres tribus ce qui dépeuplerait leurs rangs et, dans le deuxième, qu’il ne retournât l’opinion contre eux en tenant des propos favorables à Ali. Aussi lui accordèrent-ils de se retirer aux environs de la ville. Il y campa avec près de six mille guerriers de Tamime qui avaient décidé de garder l’arme au pied.

D’autres tribus rallièrent sans hésitation les troupes de la Mère des croyants, considérant sa présence à leur tête une caution d’infaillibilité. Il n’empêche que nombreux parmi eux avaient des scrupules et ils ne manquaient d’en faire état. À leurs interrogations, notamment sur leur voix déjà donnée au calife contesté, Talha et Azzoubeyr répondaient qu’elle leur avait été extorquée.

Au Mirbèd, il y avait une foule noire ; c’était la plus grande place de la ville de Basra, encore marché aux animaux avant de se transformer bientôt en piste prisée pour tout événement, notamment culturel, dont les empoignades entre poètes. Face à face, pro-Othmane et anti-Othmane discutaient, se disputaient, en venaient aux mains, se jetaient des pierres. Un quinquagénaire, homme en vue dans sa tribu, apostropha Azzoubeyr :

— Hé, toi ! Écoute-moi. Vous, les Émigrants, vous étiez les premiers à répondre à l’appel du prophète et vous en avez tiré du mérite. Puis, les gens embrassèrent l’islam comme vous l’avez fait. Et quand le prophète est mort, vous avez choisi pour chef un homme parmi vous et nous avons accepté et n’avons pas protesté ; pourtant, vous ne nous avez pas consulté ! Dieu a cependant fait du gouvernement de cet homme une bénédiction. Puis, il est mort en laissant quelqu’un à sa place sur lequel on n’a pas été consulté ; or, nous l’avons accepté et n’avons pas protesté. À sa mort, il laissa votre sort à six personnes ; vous avez alors choisi Othmane que vous avez investi du pouvoir sans nous consulter. Ensuite, vous lui avez reproché certaines choses et vous l’avez tué sans nous demander notre avis et vous avez donné le pouvoir à Ali sans nous consulter. Or, que lui reprochez-vous aujourd’hui pour qu’on le combatte ? Est-ce qu’il a accaparé du butin, agi sans droit ou commis quelque chose d’inadmissible afin que nous soyons avec vous contre lui ?

N’était son clan, l’homme aurait été lapidé. On se bousculait à mort ; un jeune habitant de la ville interpella Talha et Azzoubeyr :

— Toi, Azzoubeyr, tu es le disciple du prophète ; quant à toi, Talha, tu as protégé de ta main le prophète de Dieu à Ouhod. Or, je vois votre mère avec vous ; avez-vous au moins amené vos propres femmes en votre compagnie ?

Il n’attendit même pas la réponse qu’il savait négative et se mit à déclamer, mais ses vers se perdirent vite dans le brouhaha ambiant de plus en plus assourdissant ; après les prémices, la bataille pouvait commencer :

 

                        Vous avez protégé vos épouses mais amené votre maman ;

                        C’est un manque de droiture de votre part, assurément !

 

Le gouverneur de Basra avait essayé de s’opposer aux troupes d’Aïcha, mais ne sut résister longtemps ; il se vit contraint de demander un armistice ; l’une de ses conditions stipula l’envoi d’une mission à Médine afin d’enquêter pour savoir si effectivement Talha et Azzoubeyr avaient été obligés de faire allégeance à Ali. Avant le retour du messager, toutefois, la ville fut conquise par les insurgés qui s’y installèrent, creusant des tranchées à l’entrée. Ils venaient d’apprendre la marche d’Ali sur eux.

À Médine, le messager s’était consciencieusement acquitté de sa tâche. Il y arriva un vendredi ; tout le monde était dans la mosquée. Déclinant son identité et sa mission, il interrogea l’assistance. Personne ne lui répondit ; puis quelqu’un se leva timidement et témoigna :

— Ils ont donné leurs voix sous la contrainte.

Aussitôt, il fut pris à partie par un ban des présents ; un autre ban intervint pour s’interposer et sauver le malheureux d’un éventuel lynchage. Il fut conduit en sécurité tout tremblant, répétant à ceux qui lui reprochaient de n’être pas resté muet comme eux :

— Je ne savais pas que les choses étaient ce qu’elles étaient !

L’incident fut rapporté à Ali qui s’empressa d’écrire à son gouverneur à Basra, parlant de Talha et d’Azzoubeyr :

— Je le jure par Dieu, ils ne furent pas contraints à la division ; ils le furent pour le rassemblement et le bienfait. Aussi, s’ils veulent renier leur engagement, ils n’ont aucune excuse ; par contre, si c’est autre chose qu’ils veulent, nous l’examinerons volontiers de concert.

À l’arrivée de la lettre d’Ali, le gouverneur de Basra se sentit délié de l’engagement pris avec les insurgés. Il venait de recevoir des instructions claires et cela annulait tout autre acte. Aussi, par une nuit noire, pluvieuse et venteuse, les insurgés envoyèrent une escouade attaquer la quarantaine d’hommes du gouverneur à l’heure de la dernière prière. La bataille fut rapide à la mosquée et mit hors d’état de nuire les autorités de la ville.

Appréhendé, le gouverneur faillit perdre la vie, mais il n’échappa pas aux coups de fouet ni ne garda le moindre poil sur le visage, paupière et sourcils compris. Le sort des habitants de la ville qui avaient été au siège du logis d’Othmane à Médine fut moins heureux ; on les passa tous par les armes.

— Talha et Azzoubeyr m’avaient donné leur parole à Médine puis l’ont reprise en Irak ; je les ai donc combattus pour avoir rompu leur engagement. S’ils l’avaient fait avec Abou Bakr et Omar, ces derniers les auraient combattus tout comme moi.

Ainsi Ali expliquait à ses hommes les raisons de la bataille à laquelle il les appelait. Il était encore à Médine quand il eut la nouvelle de la marche de ses adversaires sur Basra. Il essaya de leur couper le chemin vers la province irakienne, mais ils furent plus rapides que lui. Son armée, lente à se mettre en route, était secouée de palabres suscités par la présence avec les rebelles de celle qui était devenue la caution morale de l’insurrection.

À AlKoufa aussi la levée des troupes prit du temps. Le gouverneur Abou Moussa Al Ach’ari, éminent jurisconsulte, y développait une thèse pacifiste qui trouvait bon écho auprès des gens de la ville. En vain, Ali y multiplia les émissaires, prenant le soin d’y dépêcher ceux, parmi les éminents Compagnons du prophète, qui prirent part aux événements du logis.

Invariablement, la réponse d’Abou Moussa était que la voie du salut résidait dans l’abstention, la guerre n’étant faite que pour un intérêt ici-bas. À ces interlocuteurs, il disait avoir au cou l’engagement vis-à-vis du calife assassiné auquel on n’aurait pas dû toucher quelque furent ses erreurs et s’il fallait combattre, il fallait d’abord commencer par les tueurs d’Othmane. Et il répétait à l’envi avoir entendu le prophète dire qu’ « une discorde aura lieu durant laquelle être assis est bien mieux que de se lever, être levé mais immobile est préférable au moindre pas et marcher à pied est bien meilleur que d’être sur une monture ».

Parti de Médine, Ali rallia Basra à la tête de nombre d’Émigrants, de Renforts et de Compagnons. Son étendard noir était confié à son fils Mohamed, non issu de Fatima, appelé fils de La Hanafiya pour le distinguer de ses deux demi-frères AlHassan et AlHoussayn dont il différait déjà par la couleur de sa peau. Sur l’avant-garde était son cousin, fils d’Al Abbès, AbdAllah. Il y avait avec Ali aussi certains des hommes qui s’étaient particulièrement illustrés durant la journée du logis ; à la tête des fantassins était ainsi Mohamed, fils du premier calife, accusé par certains d’avoir tué Othmane.

Sous l’étendard des gens de Basra à la couleur du dromadaire monté par Aïcha, on entendait une voix féminine s’élever au-dessus du brouhaha ; de sa voix haute, Aïcha haranguait ses troupes dont l’essentiel venait de la région :

— Chut ! Silence ! Ô gens, écoutez mon sermon ! Personne ne peut douter de mes paroles sauf à désobéir à son Dieu. Le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – est mort dans mon giron et je suis, au paradis, l’une des femmes que lui préserve Dieu en me prémunissant de tout mariage après lui. Avec moi, il a distingué parmi vous l’hypocrite du croyant.

Mon père fut l’un des trois premiers croyants, celui qui accompagna le prophète dans la grotte, le premier à être appelé Très croyant. Le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – est parti content de lui en lui confiant la responsabilité de guider la communauté. Quand la foi vacilla dans les cœurs, mon père l’a remise à l’endroit, renforçant la religion, soumettant l’hypocrisie, asséchant la source de l’apostasie, éteignant le feu allumé par les juifs sous vos yeux exorbités, et vous le regardiez agir.

Puis Dieu l’a pris après qu’il eut donné à chacun sa juste part en ayant terrassé l’hypocrisie et entretenu une guerre féroce aux païens. Vous lui avez obéi comme il le méritait et il a laissé pour vous commander l’homme protecteur du réfugié, énergique, fonceur, féroce contre le mal, veilleur la nuit pour le triomphe de l’islam. Il suivit le chemin de ses prédécesseurs, vainquit tout fauteur de troubles et rassembla ce que le Coran assembla.

C’est leur exemple que je poursuis par ma démarche actuelle, ne commettant de forfait ni n’allumant un feu de discorde par lequel vous vous brûlerez. Je parle pour dire le vrai et le juste par zèle et par prévention. Et je demande à Dieu de prier sur Mohamed et de lui prévoir pour successeur le meilleur qui soit. »

En l’entendant, on comprenait une partie des raisons de sa sortie contre Ali, toujours coupable d’avoir douté de son innocence dans ce qu’on appela le discours du péché. En y faisant indirectement référence au début de son prêche, elle mettait l’accent sur ce qui la motivait le plus dans son appel à venger un calife qu’elle ne se priva pas de houspiller de son vivant.

Parmi ceux qui cherchèrent à la dissuader de prendre la tête des hommes et de partir en guerre, une autre femme du prophète – Oum Salma – lui écrivit, lui disant qu’elle serait de plus grand conseil à la communauté tant qu’elle se retiendrait de soutenir les uns contre les autres. Par écrit aussi, Aïcha répondit qu’elle avait pour seule ambition de séparer deux groupes de musulmans en dispute. De par ses agissements, cependant, elle semblait agir bien plus qu’en simple médiatrice. À la tête de ses troupes dans leurs tranchées-abris, à la sortie de la ville, elle cherchait à battre Ali.

Talha était sur la cavalerie et Azzoubeyr supervisait les fantassins. Au-delà de leurs ambitions personnelles, tous les deux, et notamment le premier, avaient à coeur de faire oublier leur comportement durant les événements tragiques de Médine. Ainsi entendait-on Talha dire :

— J’ai eu à l’égard d’Othmane une conduite qui ne se pardonne qu’en risquant ma vie pour venger la perte de la sienne.

De pied ferme, ils attendaient Ali et son armée. Le calife fit à AlKoufa la jonction avec les troupes réunies sur place. Avant de donner le signal du départ vers Basra, il sermonna ses hommes :

— Louange à Dieu, souverain de l’univers, et que Dieu bénisse et salue Mohamed, sceau des prophètes, dernier des envoyés. Dieu a envoyé Mohamed – que Dieu le bénisse et le salue – à tous, hommes et génies ; les gens étaient en désaccord et les Arabes, dans les pires conditions, soumis à leur état. Avec lui, il a réparé tout dommage, raccommodé toute fêlure, restauré toute déchirure, sécurisé les voies, épargné les vies ; des cœurs, il a déraciné l’inimitié et des seins, les rancunes. Puis, content de lui, Dieu le Très haut le rappela une fois son travail accompli et son œuvre réussie, ses péchés pardonnés et sa place auprès de lui privilégiée. À cette occasion, quel ne fut le malheur de tous les musulmans, particulièrement ses plus proches parents ! Abou Bakr gouverna alors et observa avec nous une conduite satisfaisante, satisfaisant les musulmans. Puis, gouverna Omar et suivit l’exemple d’Abou Bakr, que Dieu soit satisfait des deux ! Ensuite gouverna Othmane et vous affecta profondément, tout comme, de même, vous l’affectâtes ; et puis advint, le concernant, ce qui advint.

« Vous l’avez appréhendé et vous l’avez tué et puis vous êtes venus me dire que vous voulez me choisir pour vous commander, et j’ai dit non. J’ai retenu ma main et vous me l’avez ouverte ; je vous ai disputé la paume de ma main que vous avez tirée, et vous avez dit : « Nous n’acceptons que toi et nous ne nous accordons que sur toi». Vous vous êtes assemblés autour de moi comme des dromadaires assoiffés se bousculant aux abreuvoirs au point que j’ai cru que vous alliez me tuer et que d’aucuns allaient en tuer d’autres. Et vous m’avez serré tous la main en signe de reconnaissance, Talha et Azzoubeyr aussi.

« Aussitôt après, ceux-ci demandèrent l’autorisation de faire le petit pèlerinage, mais se dirigèrent vers Basra ; ils y combattirent les musulmans et firent ce qui ne se fait point. Pourtant, ils savaient que je n’ai pas moins de mérite que ceux qui sont passés. Si je le voulais, je dirais volontiers que, devant Dieu, ils ont rompu notre parenté, violé leur engagement à mon égard et excité contre moi l’ennemi. Que Dieu ne consolide pas ce qu’ils ont entrepris et qu’il leur fasse voir l’ignominie de ce qu’ils ont fait et espéré. »

À l’approche de Basra, monté sur sa chamelle rousse, son cheval bai derrière lui, Ali vit venir vers lui, marchant à peine, un homme qui avait la tête et les sourcils rasés, la barbe arrachée. C’était, en piteux état, son gouverneur chassé par les rebelles qui l’avaient sévèrement maltraité. Se tournant vers ses hommes, relativisant son malheur, il dit en plaisantant :

— Il nous a quittés vieux et voilà qu’il nous revient jeune homme !

On était un jeudi de la mi-Joumada II. Les deux adversaires se faisaient enfin face. Ils n’ont pas encore décidé de livrer bataille ; l’heure était encore à parlementer. En envoyant Ibn AlAbbès négocier avec ses adversaires, Ali lui recommanda de privilégier la rencontre avec Azzoubeyr qu’il trouvait plus souple et moins emporté. De ce cousin, fils de la sœur de son père, il ne pensait pas que du mal :

— Azzoubeyr a toujours été des nôtres, nous, la maison du prophète, jusqu’à ce que AbdAllah, son fils, ait réussi à l’en détourner.

De ses deux principaux adversaires, Ali avait plus de respect pour Azzoubeyr Ibn AlAwwam, fils de la tante du prophète, qu’il trouvait le moins retors, par trop influençable par son fils AbdAllah, un véritable renard sans foi ni loi. AbdAllah Ibn AlAbbès alla le voir et lui transmit le message d’Ali :

— Ton cousin te dit : « Tu m’as reconnu au Hijaz et tu m’as désavoué en Irak ! Que s’était-il passé entre-temps ? »

Il le trouva intraitable, lui demandant de répondre à Ali :

— Entre nous et toi, il y a le pacte dû à un calife et le sang de ce calife ; il y a aussi la réunion de trois et la singularité de l’un ; il y a enfin une mère pieuse, la consultation de la tribu et le recours au Coran, permettant ce qu’il a autorisé de licite et interdisant ce qu’il a déclaré illicite.

Ali ne pouvait se résoudre à livrer bataille malgré l’impatience de la plupart de ses hommes à croiser le fer. Étant impliqués dans les événements de la journée du logis, les hommes les plus en vue de ses troupes n’avaient pas intérêt à la conciliation qui, pensaient-ils, ne pouvait que se faire à leurs dépens. Ils en parlèrent entre eux, envisageant toutes les hypothèses possibles. Se tenant à l’écart de ces conciliabules secrets, Ali n’en démordait pas ; il restait ouvert à la négociation, commencée déjà avant son arrivée à Basra, multipliant les tentatives de bonne intercession.

Trois jours durant, les deux armées se firent face sans se combattre. Un beau matin, voyant Azzoubeyr s’avancer sur sa monture, Ali poussa la sienne à sa rencontre ; Talha ne tarda pas à les rejoindre. Entre les deux armées alignées aux aguets, les cous de leurs montures entremêlées, ils parlementèrent un moment.

— Par ma vie, que d’armes, de guerriers et de cavaliers vous avez préparé ! Pourvu que vous ayez pensé, pour cela, à préparer vos excuses à Dieu ! clama Ali. Craignez Dieu et ne soyez pas « comme celle qui défit le fil de son fuseau après l’avoir, patiemment, fermement filé ». N’étais-je pas votre frère en votre religion, mon sang vous étant interdit et le vôtre me l’étant aussi ? Quel événement vous a rendu mon sang licite ?

— Tu as excité les gens contre Othmane, dit Talha, ignorant la citation du verset 92 « Les Abeilles ».

« Ce jour-là, Dieu leur acquittera leur juste rétribution», répondit Ali en continuant à puiser dans le coran, citant de la sourate « La Lumière » un extrait de son 25e verset, avant d’interpeller son interlocuteur : Talha, ainsi tu réclames le sang d’Othmane ! Que Dieu maudisse les meurtriers d’Othmane ! Talha, tu es venu avec la femme du prophète - bénédiction et salut de Dieu sur lui – et tu as caché ta femme à la maison ! Ne m’as-tu pas donné ta main en signe d’accord ?

— Je te l’ai donnée avec le sabre sur le cou, répondit Talha.

— Azzoubeyr, qu’est-ce qui t’a fait te révolter ? demanda aussitôt Ali à l’autre chef insurgé sans prêter attention à la réponse de son compagnon.

— Toi ! et je ne te vois ni digne de cette affaire ni plus apte que nous à l’assumer.

— N’en suis-je pas digne après Othmane ? Nous te considérions du clan d’Abd AlMouttalib.

Les armées se faisaient toujours face ; ses membres s’interpellaient et s’échangeaient souvent des gracieusetés, parfois même quelques brefs mots amènes. On se connaissait et, pour certains, on était parent ou ami ; on commuait dans le doute pour la plupart et l’on pratiquait la même religion pour tous. La nuit, on psalmodiait un seul Livre ; seuls les versets et les sourates n’étaient pas les mêmes. Aux heures de la prière, on se permettait de relâcher toute vigilance, les rangs alignés dans les deux camps se prosternant pareillement pour Dieu sans la crainte d’une attaque par surprise.

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet : Le mythe d’indépendance de Kapitalis !

 

 

COPYRIGHT :

Aux origines de lislam

Succession du prophète,

Ombres et lumières

 

 © Afrique Orient  2015

Auteur : Farhat OTHMAN

Titre du Livre : Aux origines de l’islam

Succession du prophète, Ombres et lumières

Dépôt Légal : 2014 MO 2542

ISBN : 978 - 9954 - 630 - 32 - 7

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