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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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dimanche 24 avril 2022

Roman-feuilleton du Ramadan :
Partie IV et dernière

PARTIE IV - Chapitre 1 :

Les malheurs de la morale

 

Roman-feuilleton du Ramadan 

 

Aux origines de l'islam

Succession du prophète, ombres et lumières

 

Ma fresque historique en texte intégral

 

Partie IV

 

Les vices et les vertus

ou

Les infortunes du pouvoir

 

Chapitre 1

 

Les malheurs de la morale

 

Le poète de Médine pleurait encore le calife assassiné :

 

                        Que le logis des Othmane, au soir, fût désormais vacant,

                        Sa porte par terre et ses murs brûlés en ruine tombant ;

                        Longtemps, le quémandeur du bien y a trouvé satisfaction,

                        La gloire et la noblesse s’y réfugiant.

                        Vos pensées intimes, manifestez, ô gens !

                        Pour Dieu, vérité et mensonge ne sont point équivalents.

 

Appelé journée du logis selon la tradition arabe du sous-entendu et de l’allusion, l’assassinat d’Othmane ouvrit dans le tissu encore fragile du nouvel État arabo-musulman des lésions qui allaient faire des ravages. Certains de ceux qui le vécurent s’en souvenaient en s’assimilant, en suprême honte, aux Israélites au veau d’or. Dans des vers désabusés, l’un d’eux mit toute sa désillusion :

 

                        De ce qui occupe les gens, je me suis étonné,

                        Voulant que le califat fût supprimé.

                        S’il était aboli, du bien, ils seraient privés

                        Et, dans l’humiliation, se retrouveraient abaissés.

                        Comme les juifs et les chrétiens, ils seraient ;

                        Sans conteste, du droit chemin, autant qu’eux, égarés.

 

Hassan Ibn Thabit, le poète des Renforts de Médine, avait la dent dure pour Ali. Comme certains, de plus en plus nombreux, il le chargeait du forfait commis sur la personne du calife. Il lui dit un jour :

— Tu dis ne pas avoir tué Othmane, mais admets l’avoir lâché. Tu dis ne pas avoir ordonné sa mort ni ne l’avoir interdite ; or, celui qui abandonne la victime aux mains de son tueur est un complice comme l’est de qui parle celui qui garde le silence.

Dans l’élégie qu’il composa à Othmane, il laissa aussi parler sa perplexité :

 

                        Qui se réjouit d’une mort absolue, sans rire,

                        Vient à la fosse aux lions qu’est le logis d’Othmane.

                        Que je désire savoir et si les oiseaux pouvaient me dire,

                        Ce qui s’était passé entre Ali et Ibn Affane !

 

Médine resta cinq jours dans la confusion après l’assassinat du calife. Les conjurés qui avaient convenu d’éliminer le chef suprême de la communauté étaient d’avis pour lui trouver un successeur, mais n’avaient pas réussi à s’entendre sur le nom de ce dernier, les Égyptiens voulant Ali, les gens d’AlKoufa désirant Azzoubeyr et ceux de Basra espérant Talha. Et les intéressés ne leur rendaient pas la tâche facile en les fuyant, après leur forfait, comme des pestiférés.

En désespoir de cause, ils s’adressèrent à Saad Ibn Abi Wakkas, en sa qualité de conseiller choisi par Omar. Celui-ci leur opposa un net refus, péremptoirement rimé :

 

                        Aux impuretés, ne mêle point de la bonté ;

                        Et tes habits salis, enlève-les ! sauve-toi, nu !

 

Approché aussi, AbdAllah, le fils d’Omar, se récusa :

— Cette affaire appelle la vengeance et je me garderai d’y entrer, répondit-il.

Ils ne voulaient pas quitter la ville, cependant, sans avoir désigné le successeur, disant craindre les divisions et l’anarchie. Au marché, on trouva Ali et, de nouveau, on le pressa d’accepter. Cette fois-ci, il ne se défila pas, mais répondit qu’il valait mieux suivre l’exemple d’Omar et procéder par consultation.

Il était entouré par un groupe armé dans lequel il y avait certains des meneurs de la dramatique journée, dont AlAchtar. Celui-ci, par la force s’il le fallait, voulait en finir avec cette formalité de désignation. Considérant la réponse d’Ali comme un début d’acceptation, il lui prit d’autorité la main pour forcer son consentement. Ali n’accepta ni ne refusa ; et pour se dégager des hommes l’entourant, promit une réponse pour le lendemain.

Pour eux, il était déjà le nouveau calife. Al Achtar menaça même de couper la tête de ceux qui renâcleraient à l’accepter. Passant aussitôt aux actes, il s’en alla presser le fils d’Omar d’accepter et obtenir, sous la menace de l’épée, l’assentiment de Talha et d’Azzoubeyr. La plupart des Renforts agréèrent Ali, mais certains des Compagnons s’en défièrent comme Saad Ibn Abi Wakkas. Nombre de Qoraïchites restés fidèles à Othmane prirent la fuite vers la Syrie.

La ville restait sous la coupe des insurgés et Ali, encore plus que les Médinois, se sentait prisonnier de ce qu’on désignait volontiers comme de la racaille. On vint lui rappeler son devoir de nouveau responsable, notamment pour la sanction des coupables. Il y avait chez lui Talha, Azzoubeyr et un certain nombre d’autres Compagnons. Il leur répondit :

— Mes frères, je n’ignore pas ce que vous savez ; mais comment faire avec des gens qui nous possèdent et que nous ne maîtrisons pas ? Vous voyez comment, dans leur révolte, ils ont été rejoints par vos esclaves ainsi que par les Bédouins. Ils sont parmi vous, vous forçant à tous leurs caprices. Entrevoyez-vous un seul moyen de faire quelque chose de ce à quoi vous appelez ?

Il déplorait la présence à Médine des Bédouins et des esclaves en hordes armées et chercha à faire rentrer les premiers chez eux et les seconds chez leurs maîtres, mais il n’en eut pas immédiatement les moyens. Déjà, quand il vit les gens fuir la pagaille et voulut les retenir, cela déplut fort et fut considéré comme de la restriction à une liberté acquise avec Othmane.

Pour pouvoir faire passer la justice dans la sérénité, Ali voulait attendre le nécessaire retour au calme. Mais les esprits aussi étaient en ébullition. Sur toutes les lèvres, invariablement, revenaient le nom d’Othmane et des interrogations sur l’identité de ses assassins. Qui a tué Othmane ? À la question, Saad Ibn Abi wakkas avait une réponse toute prête qu’il répétait à qui voulait l’entendre. Ayant eu maille à partir avec le défunt calife, il n’était pas soupçonné de complaisance et son avis pouvait avoir le poids de l’objectivité :

— Il a été tué par une épée dégainée par Aïcha, aiguisée par Talha et empoisonnée par Ali, assénait-il, catégorique.

Cette affirmation passant sous silence le nom d’une autre grande figure des Compagnons – l’apôtre du prophète Ibn AlAwwam – soupçonnée d’avoir trempé dans les tragiques événements, on le questionnait :

— Et que fit Azzoubeyr ?

— Il fit des gestes de sa main, mais il garda sa langue dans sa bouche.

Amr Ibn Al’Ass n’était pas des moins excités à l’encontre du calife assassiné. À qui lui demandait ses motivations dans la révolte contre Othmane, il expliquait :

— On a voulu sortir la vérité du fossé de la vanité afin que tout le monde fût à égalité.

On ne l’entendit pas souvent tenir ce langage. Il allait vite en changer le contenu pour s’adapter à une nouvelle donne et déployer pleinement ses talents de véritable animal politique. Son flair lui avait déjà permis de mesurer la gravité de la situation à Médine l’amenant à la quitter avant l’occurrence de l’irréparable. En partant, il avait la conviction que la mort d’Othmane était des plus probables et qu’elle retomberait sur le dos de ceux qui, restant dans son voisinage, ne lui auraient pas assez porté secours. Retiré en Palestine, il attendit impatiemment l’évolution des choses et vécut très mal l’arrivée d’Ali à la tête de l’État. Avec ce dernier, il savait n’avoir aucune chance d’être associé au pouvoir ; or, il se considérait comme un homme d’influence. Aussi, du pain béni était pour lui la contestation du gouverneur de Syrie !

Ibn Al’Ass n’était pas le seul à varier ses propos selon les circonstances ; en cela, quelqu’un de bien illustre l’avait précédé. Aïcha, qui ne s’était pas privée de critiquer publiquement Othmane, le pleurait désormais, soutenant, à qui voulait l’entendre, qu’Othmane a été tué injustement. On ne manqua pas de lui rappeler ce qu’elle avait pu dire et faire de son vivant et comment elle n’hésita pas à exciter les gens contre lui. Nombreux étaient ceux qui lui reconnaissaient une grande responsabilité dans le meurtre du calife, mais n’osaient le dire tout haut par respect pour sa stature. Cela outrait Aïcha et la conduisait à tenter par une action spectaculaire de se disculper ou de calmer une conscience quelque peu troublée.

La nomination d’Ali comme nouveau calife lui parvint à La Mecque. Elle ne portait pas trop en son coeur le cousin de son mari auquel elle n’avait jamais pardonné d’avoir été parmi ceux n’ayant pas cru en son innocence quand elle fut soupçonnée d’adultère. N’était l’intervention divine, le prophète l’aurait certainement répudiée ; c’était du moins ce que lui avait conseillé Ali. Des versets coraniques vinrent heureusement la blanchir de toute turpitude ; mais le soupçon de l’homme – surtout quand il est dénué de fondement – donne naissance au plus cruel désir de vengeance dans le cœur de la femme. Aussi, quand on vint lui dire qu’Ali était désigné successeur officiel d’Othmane, cela ne lui plut pas, et elle se laissa entraîner par les sirènes de la revanche. La désignation du nouveau calife s’était déroulée avec la présence notoire dans son proche entourage de nombre de personnes impliquées dans les troubles, mais les assassins de son prédécesseur ne furent ni arrêtés ni châtiés ; pour Aïcha, c’était suffisant pour épouser la cause de la morale bafouée.

Le calife désigné assurait et jurait volontiers n’avoir rien entrepris contre Othmane. S’il admettait ne l’avoir pas assez supporté, il notait aussitôt que le calife lui-même avait interdit de le défendre à ses soutiens, allant même jusqu’à dire que quiconque dégainait son arme et combattait pour lui ne serait point de son bord. Même si on n’approuvait pas ses consignes, ne se devait-on pas d’obéir au guide, se demandait-il ?

Et il avait son explication de la fin de son prédécesseur. En acceptant de laisser les gens l’assaillir sans autoriser ses défenseurs à les combattre, n’acceptant d’eux qu’une interposition pacifique, il devait avoir présent à l’esprit des versets du Coran auxquels, par excès de piété, il aurait probablement voulu se conformer. Dans le verset 28 de la sourate « La Table », il est dit, en effet :

 

« Que tu étendes vers moi ta main pour me tuer, je n’étendrais point ma main vers toi pour te tuer; je crains trop Dieu, souverain de l’univers ».

 

Endurer l’épreuve qui lui était imposée, faire montre de force d’âme en tolérant l’injure, en acceptant le siège, c’était ce qu’aurait finalement voulu Othmane. Lui, par contre, n’avait pas la même conception des choses et il affirmait combattre volontiers pour la justice ceux qui, injustement, le combattaient. Du reste, rappelait Ali, il ne s’était pas emparé du pouvoir vacant par un coup de force. On vint jusque chez lui le harceler et l’appeler au califat.

Certes, parmi ces gens, il y avait ceux d’Irak et d’Égypte qui soutinrent le siège du calife, mais il y avait aussi nombre de Compagnons et pas mal de Médinois ainsi que tous ceux qui se sont interposés entre le calife et ses assaillants. Ces gens vinrent de plus en plus nombreux devant sa demeure ; à leurs sollicitations, il répondit que la décision en matière d’exercice du pouvoir ne leur appartenait pas ; elle revenait de droit aux gens de Badr, ceux des Compagnons du prophète qui avaient assisté à la principale victoire de l’islam sur Qoraïch avant celle de La Mecque.

— Ne peut être calife que celui qui a l’assentiment de ceux-là ! leur soutint-il, solennellement.

Or, tous ceux qui avaient assisté à cette fameuse bataille, affirmait-il, vinrent lui faire part de leur accord sur son nom, lui assurant qu’ils ne voyaient personne plus digne que lui pour assumer le pouvoir vacant. Bien qu’on le pressât de tendre la main pour officialiser son choix selon le rituel consacré, il continua à refuser en exigeant que les plus illustres Compagnons encore en vie fussent les premiers à l’accepter, surtout Talha et Azzoubeyr.

Amené jusqu’à sa maison, Talha lui donna son accord verbalement ; il fut même suivi de près par Saad Ibn Abi Wakkas, l’un des conseillers d’Omar, qui lui prit la main en guise d’assentiment avant que les présents ne se ruassent sur lui pour faire de même. Azzoubeyr, qui apprit la nouvelle de l’assassinat hors Médine qu’il avait quittée juste la veille, y revint et donna aussi son assentiment. Conforté par ce plébiscite, Ali accepta de quitter sa demeure et de gagner la mosquée, le lieu en dehors duquel rien de majeur ne pouvait avoir de caractère officiel.

C’était un vendredi ; il portait une cape sur son manteau et avait un turban en soie. S’appuyant sur un arc, il monta sur deux marches de la chaire, à la manière d’Abou Bakr. Tenant d’une main ses souliers, il tendit l’autre ; et ce fut Talha qui s’avança le premier. Mettant le pied sur la première marche, il tendit la main. En le voyant, Ali ne put s’empêcher

de penser que l’homme était bien capable de trahir son serment et de se rétracter. Dans cette main qui, la première, se tendait vers lui, un doigt paralysé attira son regard et il ne sut se retenir du réflexe d’en tirer un mauvais augure.

À ce même moment, il eut aussi à l’esprit les propos de son cousin, de retour de La Mecque où il venait de présider les rites du pèlerinage par une délégation du calife. Aussi avisé que son père AlAbbas, AbdAllah lui dit :

— Je crois que tu es indispensable à ces gens qui ont besoin de toi ; cependant, je vois aussi que celui qui a le pouvoir aujourd’hui sera accusé du meurtre de cet homme.

Toutefois, il chassa rapidement ses noires pensées en voyant Azzoubeyr, Saad et les autres Compagnons s’avancer vers lui et, pareillement, faire acte d’allégeance. Une fois investi, Ali se mit rapidement à l’ouvrage. Au plus vite, il devait reprendre la situation en main. À ses yeux, elle était aussi honteuse qu’explosive.

Les conditions d’enterrement du calife assassiné ajoutèrent à la nausée qu’il avait des turpitudes qui souillèrent la ville du prophète, sa communauté et sa religion lors d’une bien triste fête du sacrifice. La journée durant, sur le battant d’une porte déposé, le corps du défunt demeura dans son logis dévasté. Certes, devant sa porte calcinée, il n’y avait plus de foule ; juste du sang, de la suie, et de la fumée. Mais, plus loin, la colère n’était pas tout à fait retombée.

Et trois jours encore, le corps demeura sans sépulture. On refusa l’entrée du cadavre dans le cimetière de Médine ; il était réservé aux musulmans et Othmane, disait-on, ne l’était plus, et c’était la raison pour laquelle on l’avait tué ; ainsi justifiait-on l’horrible ! Il fallut son intervention pour qu’on acceptât la sortie du corps de la maison à la nuit tombée ; et cette pénible scène, Ali ne pouvait de sitôt l’oublier !

Accompagnée d’un serviteur, l’une des deux vaillantes femmes d’Othmane, une torche à la main, précédait une poignée d’hommes transportant le corps sur le battant de la porte à la hâte, presque clandestinement. Le son des pas pressés cadençait le bruit de la tête du mort venant, régulièrement, se cogner au bois. Quelques pierres vinrent même, un moment, heurter le minuscule cortège funèbre sur son passage. Dans une parcelle de terrain réservée aux morts israélites fut enterré Othmane. Il avait sur lui ses habits ensanglantés ; il ne fut même pas lavé. On quitta vite les lieux la peur chevillée au corps ; repérant la tombe, des âmes malveillantes en viendraient-elles à déterrer le corps ?

Le lendemain de l’enterrement, on voulut donner également une sépulture aux esclaves morts avec leur maître ; mais, éructant des injures, quelques inconnus haineux arrachèrent les cadavres et les jetèrent dans la rue aux chiens. Ali se souvenait des deux malheureux serviteurs ; ils étaient méritants et portaient les noms qu’on donnait habituellement aux meilleurs esclaves pour les distinguer. Et quand, devant le logis endeuillé, l’une des filles du défunt leva sa voix pour le pleurer selon la tradition, on faillit la lapider ; de partout, des cris fusaient du surnom donné à la fin de sa vie à Othmane, synonyme d’hyène aussi : « Vieux radoteur ».

Pour Ali, nouveau calife, il était urgent de ramener la sérénité dans les cœurs et restaurer la paix publique ébranlée. Aussi commença-t-il par faire rechercher Marouane, gravement blessé lors de la journée du logis ; mais l’homme réussit à lui échapper. Se rendant auprès de la courageuse veuve d’Othmane, il commença une enquête sur le meurtre :

— Qui a tué Othmane ? demanda-t-il

— Je ne sais pas, répondit-elle, nullement éplorée, les yeux secs.

Elle était de la trempe de ces femmes sachant dompter leurs émois. Ensanglantée était sa main qui avait perdu des doigts lors de son interposition pour empêcher la décapitation de son mari.

— C’étaient deux hommes que je reconnaîtrai assurément si j’en revoyais le visage, ajouta-t-elle. Ils accompagnaient Mohamed, le fils d’Abou Bakr.

Et elle raconta, froidement, le détail de l’horrible scène et le comportement du fils du premier calife. Quand Ali fit venir celui-ci, le questionna à son tour, il répondit :

— Elle n’a pas menti. Par Dieu, en entrant, j’avais bien l’intention de le tuer ; quand il évoqua mon père, j’eus honte, cependant et, contrit, je l’ai laissé et suis parti. Par Dieu, je ne l’ai ni tué ni saisi !

— Oui, il dit vrai ; mais il les avait fait entrer ! précisait, implacable, la veuve d’Othmane.

Menant son enquête, Ali n’était point à l’aise. Il savait que nombre des personnes qui l’entouraient étaient montrées du doigt pour avoir versé dans les troubles, les avoir même suscités ; mais il ne voulait pas précipiter son jugement ou le laisser s’entacher du doute ni surtout le fonder sur le soupçon. Parmi ses plus proches compagnons, il lui arrivait aussi d’être incommodé, certains ne se privant pas en sa présence de s’en prendre à Othmane. À ces derniers, il ne manquait souvent pas de dire :

— Ne parlez pas ainsi de lui. Par Dieu, Othmane n’était pas le plus mauvais d’entre nous. Il a seulement eu du pouvoir et l’a accaparé, nous en privant et abusant dans la privation.

Un jour, il y avait autour de lui les principaux chefs de son armée, dont des meneurs de la journée du logis. Silencieux, il écoutait ces hommes médire de l’ancien calife et le calomnier ; au fur et à mesure, son visage devenait tout rouge et son gros ventre se soulevait de contractions ; on voyait la colère dans ses traits ; on sentait la nervosité contenue et la contrariété retenue. Quand un propos moins haineux se fit dans la bouche de l’un des présents, il ne laissa pas l’occasion passer, la saisissant pour placer enfin quelques mots susceptibles de libérer une conscience manifestement bousculée :

— Il était le premier à abuser de son pouvoir et le premier de qui se sépara cette nation, dit l’homme.

— Othmane a eu des antécédents pour lesquels Dieu ne le châtiera point, martela Ali.

Il savait bien que sa tâche allait être délicate ; réussir immédiatement et dans ces conditions à instaurer l’ordre et rendre la justice tout à la fois relevait de la quadrature du cercle. Il avait besoin de temps et savait que certaines personnes mal intentionnées ne lui permettraient pas d’en disposer, soucieuses de tirer un profit personnel d’une situation fort trouble.

Lui vint-il cependant à l’idée que non seulement on allait oser lui faire porter la responsabilité de ce qu’il n’avait jamais commis, mais qu’on allait aussi réussir à le faire croire à une large partie de la communauté ? En effet, aussitôt qu’il fut désigné pour succéder à Othmane, on l’accusa d’avoir son sang sur les mains ! Femme de caractère et de volonté, la brave veuve du malheureux calife, celle qui fut la première à le couvrir de son corps, écrivit au gouverneur de Damas l’appelant à son secours. Oublieuse de la vertu du pardon de son ancienne religion, elle appelait à la vengeance ; non, la mort de son mari ne rachèterait pas les péchés de ses sujets ! Accompagnant sa lettre de la chemise ensanglantée de son mari, elle y disait :

« Ils ont tué le prince des croyants en son logis après l’avoir maîtrisé dans son lit. Je vous envoie son costume taché de son sang. Par Dieu, si l’auteur de sa mort a commis un péché, ceux qui l’ont abandonné n’en sont point innocents. Veillez donc à honorer votre devoir envers Dieu ! Si à Dieu – Puissant et Grand – je me plains de ce qui nous a affligés, aux vertueux de ses hommes, je crie au secours. Et que Dieu ait pitié d’Othmane ! Qu’il maudisse ses meurtriers et les fasse abattre ! Que cette vie soit pour eux un lieu de mort dans l’avilissement et l’humiliation assouvissant ainsi la vengeance de tout éploré.»

La missive et son contenu bouleversèrent les gens de Syrie ; à bon escient, le gouverneur entretint cette émotion. Accrochée à la chaire de la mosquée de Damas, la tunique de sang tachée draina les foules. On venait pleurer sous ce symbole du martyr du calife ; d’aucuns juraient de ne point se laver tant qu’ils n’auraient pas vengé Othmane ; et Ali était désigné à la vindicte populaire comme responsable de sa mort.

Le nouveau calife savait qu’il allait devoir se battre et il était prêt, sans états d’âme ; mais ce n’était pas le cas de tous ses hommes. Même la personne qui lui était la plus proche et la plus chère, son fils aîné AlHassan, y alla de son conseil de rester à l’écart des hommes et de leur soif du pouvoir. À la veille de l’une des batailles majeures qui l’attendaient, certains religieux pieux de ses troupes, la conscience en peine, vinrent aussi lui demander s’il avait reçu un ordre du prophète pour combattre d’autres musulmans. Pour les convaincre et lever leurs doutes quant à la justesse de leur cause, il eût à trouver les mots justes.

— Par Dieu, si j’étais le premier à croire en lui, je ne serais pas le premier à mentir sur lui, répondit-il. Je n’en tiens aucun engagement, et si j’en avais eu, je n’aurais pas laissé les frères de Taïm (Abou Bakr) et de Adii (Omar) monter sur sa chaire. Mais, notre prophète était un prophète de la miséricorde. Quand il tomba malade des jours et des nuits, il délégua à sa place Abou Bakr pour présider la prière bien qu’il me voyait à ses côtés.

Aussi, à sa mort, on accepta pour la gestion des actes de notre quotidien cet homme que le prophète désigna pour le principal acte de notre religion et j’ai agréé son choix et je l’ai reconnu comme chef, l’écoutant et exécutant ses ordres. Je prenais quand il me donnait, je partais à la conquête quand il me chargeait d’une expédition et je jugeais et infligeais aux coupables les châtiments sous ses yeux.

Puis, il s’en alla après avoir vu qu’Omar était plus apte que quiconque à gérer les affaires après lui. Je jure qu’en cela, il ne fit point acte de complaisance ou de favoritisme ; car s’il avait voulu, il aurait choisi l’un de ses deux fils. J’ai accepté son choix, je lui ai obéi et je l’ai écouté. Je prenais quand il me donnait, je partais à la conquête quand il me chargeait d’une expédition et je jugeais et infligeais aux coupables les châtiments sous ses yeux.

Puis, il s’en alla après avoir laissé la désignation de son successeur au choix d’un conseil de six membres des Compagnons du prophète parmi lesquels j’étais, car il avait peur d’être puni dans sa tombe en désignant quelqu’un qui ne se serait pas conduit dans le respect et l’obéissance de la loi de Dieu. Muni de nos engagements sur l’honneur, Abderrahmane prit sur lui de se désister et de consulter la majorité des musulmans pour désigner le nouveau chef et il tendit la main à Othmane pour le choisir. Par Dieu, si je disais que je n’en étais pas peiné, j’aurais menti ; mais, en examinant la situation, j’ai trouvé que mon acceptation et mon assentiment anticipés pour ce choix annulaient par leur préexistence tout refus qui serait venu à naître de ma part, et j’ai vu que ce qui était en ma main était désormais dans celle d’un autre. J’ai alors agréé cette désignation et accepté le choix. Je prenais quand il me donnait, je partais à la conquête quand il me chargeait d’une expédition et je jugeais et infligeais aux coupables les châtiments sous ses yeux.

Puis, les gens lui ont reproché des choses et l’ont tué. Aujourd’hui, je suis face à Mouawiya et je pense mériter plus que lui le pouvoir, car je suis un Émigré et lui est un Bédouin ; je suis le cousin du prophète, son gendre, et lui n’est qu’un captif relâché, fils d’un captif relâché».

Le principal adversaire d’Ali était bien ce gouverneur de Syrie. On lui avait conseillé de garder les agents d’Othmane et surtout celui-là. Parmi ces conseils, il y avait un borgne réputé être l’un des quatre Arabes les plus rusés, dont Mouawiya et Amr Ibn Al’Ass ; c’était AlMoughira Ibn Cho’oba. Si Ibn Al’Ass était loué pour sa capacité à se sortir des plus inextricables situations et Mouawiya pour son sens de la mesure et du sang-froid, Ibn Cho’oba l’était pour l’intuition et l’esprit d’à-propos. Or, se faisant spontanément sincère et dévoué, il fit part à Ali de son intuition et de son conseil :

— Ce sont des gens qui aiment la vie, lui dit-il, et s’ils sont maintenus à leurs postes, ils se soucieront peu de la personne du calife ; par contre, si tu leur ôtes leur pouvoir, ils t’accuseront d’avoir usurpé le califat, d’avoir tué leur homme et te combattront pour leurs intérêts propres.

D’autres lui répétèrent la même chose et, se heurtant à sa réticence, lui dirent de garder ces hommes au moins la première année, juste le temps que les choses se fussent calmées, et de s’en débarrasser après. Certains de ses conseillers insistèrent aussi pour qu’il laissât au moins

Mouawiya à Damas ; il y avait été nommé par Omar et a eu le temps de bien y installer son pouvoir ; il était très ambitieux et disposait, de plus, de moyens conséquents et d’une armée disciplinée. D’aucuns tentèrent aussi d’emporter sa réticence en s’exprimant en vers, sollicitant sa passion pour les rimes :

 

                        Et qui ne flagorne pas en nombre de sujets

                        Est mordu à pleines dents et, aux pieds, foulé.

 

Mais Ali rejeta toutes ces propositions, appuyant ses propos de poésie de jactance :

— Par Dieu, je ne pratiquerai pas de duperie dans ma religion ni n’engagerai de vil avec moi !

 

                        Quand, vaillamment, tu meurs, la mort n’est

                        Point honteuse pour l’âme inopinément enlevée.

 

En matière de principes de conduite, il était intraitable ; aux scrupules, il usait aussi volontiers d’assonances pour s’enhardir :

 

                        Quand, au cœur clairvoyant, un sabre tranchant tu ajoutes

                        Et un nez chatouilleux, les injustices t’évitent.

 

Voyant son entêtement à ne pas vouloir profiter de son talent, AlMoughira Ibn Cho’oba finit par lui donner raison, admettant du même coup qu’ainsi il le trompait. N’ayant pu mettre au service du cousin du prophète son savoir-faire, il ne l’emploiera pas contre lui, cependant. Ainsi, des quatre les plus malins, Ali n’aurait contre lui que deux d’entre eux ! En ce qui le concernait, en effet, AlMoughira décidait de rester à l’écart de la querelle. Le quatrième malin, Ziyad Ibn Abih (fils de son père) – dont le génie en malice était polyvalent et qu’Al Moughira eut comme secrétaire du temps où il était gouverneur de Bassora pour Omar – allait servir Ali en étant l’un de ses gouverneurs, tournant ainsi le dos à Mouawiya dont il était, pourtant, le frère illégitime.

Outre ses principes moraux, Ali avait d’autres raisons à faire prévaloir concernant sa politique intransigeante à l’égard du staff politique de son prédécesseur, notamment le fils d’Ibn Abi Soufiane. Il connaissait bien l’ambition illimitée de ce cousin éloigné, chef d’une lignée concurrente, et se disait que, de toutes les façons, Mouawiya n’accepterait pas une simple confirmation à son poste et, profitant de l’occasion, chercherait à garder le califat dans le giron omeyyade, d’autant plus que les choses commençaient très mal pour le quatrième calife.

Les provinces étaient dans la plus totale anarchie. Comme la Syrie, certaines régions étaient restées fidèles aux hommes mis en place par Othmane ; d’autres, dont AlKoufa, acceptèrent le nouveau régime et une troisième catégorie, dont l’Égypte, se divisa entre des partisans d’Ali, des partisans d’Othmane et des neutres. Les partisans d’Ali le soutenaient tant qu’il n’aurait pas cherché à punir les assassins du calife, l’essentiel de ces hommes étant issu de leurs rangs ; les partisans d’Othmane exigeaient une justice immédiate que les neutres voulaient bien attendre sans toutefois y renoncer.

Par ailleurs, certains des nouveaux gouverneurs nommés par Ali furent refoulés aux frontières des provinces où ils étaient affectés. Parmi les gouverneurs d’Othmane démis de leurs fonctions, certains quittèrent leur province en emportant le Trésor public ; tel fut le cas du gouverneur du Yémen qui se réfugia à La Mecque.

En Syrie, tout en louvoyant comme il savait si bien le faire, faisant patienter le messager qu’Ali lui envoya pour obtenir son allégeance, Mouawiya refusa l’entrée de son remplaçant. Trois mois durant, il retint le messager sans néanmoins manquer de s’acquitter des devoirs dus à un invité en multipliant les attentions et les égards. Mais, concernant l’objet de sa mission, il ne lui donna point de réponse précise, usant de vers sibyllins, laissant planer le doute, sans cacher toutefois ses propres ambitions. Au bout de ce délai, il laissa partir l’envoyé d’Ali sans aucune réponse. Il la réservait à l’un de ses hommes à qui il demanda de se conformer scrupuleusement à ses instructions en lui remettant un rouleau de papier scellé sur lequel il avait marqué : « De Mouawiya à Ali ».

Discipliné, l’envoyé se présenta à Médine tenant ostensiblement à la main le rouleau de façon que tous les curieux pussent lire ce qui était écrit dessus en gros caractère. Ainsi apprit-on que Mouawiya venait d’écrire à Ali et l’on commença à gloser sur la contestation de l’autorité du chef. Recevant le messager, Ali descella le parchemin et n’y trouva rien d’écrit. Par ce geste, le gouverneur de Syrie entrait officiellement en dissidence. Ali s’adressa quand même à l’émissaire :

— Que nous apportes-tu ?

— Suis-je assuré sur ma vie ? demanda l’envoyé.

— Oui, fit Ali un peu agacé ; les messagers sont en sûreté et l’on ne saurait les mettre à mort.

— J’ai laissé derrière moi des gens qui n’acceptent que la loi du talion.

— De qui ?

— De toi-même. J’ai aussi laissé soixante mille vieillards pleurant sous la tunique d’Othmane exposée sur la chaire de la mosquée de Damas.

— De moi, ils demandent à venger le sang d’Othmane ? s’écria Ali. Ne suis-je pas offensé, ne pouvant me venger autant qu’Othmane et sa famille ? Grand Dieu ! je te fais témoin de mon innocence du sang d’Othmane. Par Dieu, les assassins d’Othmane ont sauvé leur peau sauf si Dieu fait autrement, car s’il décide quelque chose, elle se fait.

Il laissa partir l’envoyé qui ne manqua pas de se faire rassurer de nouveau sur sa sécurité ; il savait que dehors, il y avait des excités qui étaient prêts au pire. Effectivement, à sa sortie, il fut bousculé, notamment par les plus véhéments des partisans d’Ali, ceux qui sont appelés AsSaba’ia par référence au nom de leur chef Ibn Sab’a ; certains parmi eux appelaient même à le mettre à mort. L’extrémisme de ces hommes donnait du fil à retordre à Ali lui-même qui n’approuvait ni leurs agissements ni leurs conceptions, assimilés à du blasphème. Il eut beau exiler leur chef dans l’ancienne capitale de l’empire perse et fit même brûler vifs quelques-uns des plus zélés de ses adeptes, il ne réussit pas à les contrôler. La situation, en effet, n’était pas propice ; la dissidence faisait tache d’huile et l’effervescence allait crescendo.

La rébellion de Mouawiya était inacceptable et devait être réduite. Aussi, Ali dit-il à ses hommes de se préparer au combat ; mais ils n’y étaient pas tous très favorables. Absolue première en islam, ce combat fratricide posait des problèmes de conscience à certaines figures de l’islam comme au fils d’Omar, par exemple, qui le fit savoir haut et fort. Nonobstant, Ali s’apprêta à se diriger vers la Syrie quand la nouvelle d’une autre insoumission, autrement plus grave, lui parvint de La Mecque.

Mouawiya était assurément le principal ennemi d’Ali ; déjà, des bagarres avaient eu lieu en Égypte entre leurs alliés respectifs ; mais ce n’était pas la contestation de l’Omeyyade qui ouvrit la béante brèche dans le tissu de la communauté. Ce qui, en premier, retourna une part de l’opinion contre Ali et fit douter de son innocence et de la légitimité de sa désignation fut la volte-face de la veuve du prophète.

Oubliant ses récriminations contre Othmane, appelant à le venger en tenant pour responsable Ali à cause de la présence autour de lui d’hommes impliqués dans les troubles fomentés contre le calife assassiné, elle se laissa convaincre par son beau-frère Azzoubeyr Ibn AlAwwam, vigoureusement soutenu par Talha, qu’il lui fallait prendre la tête d’une armée pour réussir l’action morale qu’elle entreprenait en réclamant justice pour le calife assassiné.

Avec un certain nombre d’hommes armés, elle se dirigea vers Basra rejoindre des alliés prêts à soutenir la cause d’Othmane. Devant cette ville, perchée sur un dromadaire, elle allait appeler les musulmans à la réconciliation et ramener Ali à la raison, quitte à le combattre.

 

À suivre...

 

Publication sur ma page Facebook et désormais ici, sur ce blog, après la renonciation de Kapitalis à publier la fin du roman. Cf. à ce sujet : Le mythe d’indépendance de Kapitalis !


 

COPYRIGHT :

Aux origines de lislam

Succession du prophète,

Ombres et lumières

 

 © Afrique Orient  2015

Auteur : Farhat OTHMAN

Titre du Livre : Aux origines de l’islam

Succession du prophète, Ombres et lumières

Dépôt Légal : 2014 MO 2542

ISBN : 978 - 9954 - 630 - 32 - 7

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