Ce ministère des « Affaires étranges »*
*Texte intégral
Pour caractériser la crise morale et politique traversée par le pays, un chroniqueur tunisien, militant associatif aussi, a estimé son pays être celui d'un peuple vertueux avec des dirigeants corrompus. Cela rejoint ce que je dis du Tunisien méritant bien mieux que ce qui lui arrive du fait des turpitudes de ses dirigeants, car c'est le peuple qui est à l'image de ses dirigeants, aujourd'hui, non le contraire. Ce qui fait l'actualité du Ministère des Affaires devenues étranges et non étrangères depuis longtemps, avec l'étalage d'une si pitoyable image, est le degré zéro non pas seulement de la diplomatie, mais aussi de toute la pratique politique et publique dans le pays. Il est faux et mensonger de laisser penser que la diplomatie tunisienne était exemplaire avant ses récents déboires.
Eu égard à la gravité de la situation dans le pays et la nécessité plus que jamais d'une parole de sagesse et de justesse, je livre ici un témoignage en ma qualité de diplomate de carrière ayant rejoint le Département avant la fin de son âge d'or, en 1979, la même année que l'actuel ministre et sur la même liste d'aptitude que l'un de ses prédécesseurs, Khémaies Jhinaoui, qui était juste derrière moi classé second. Ni disert ni prolixe sur l'injustice qui m'a frappé et dont je subis encore les conséquences — augmentées d'autres bien indignes tout en étant illégales —, je dirais juste ce qui permettra d'apporter quelque éclairage de cette vérité qui manque en ce temps de mensonges sur ce qui se passe dans tout le pays et qui n'est point nouveau, notre diplomatie n'en étant que le reflet.
Aussi, ce qui est à critiquer, pour être sincère et crédible, c'est bien moins la partie, même éminente, que le tout : le pays dont l'état est déplorable, étant livré aux turpitudes des profiteurs de tous genres. Car la Tunisie était bien cette dictature qu'on se targue d'avoir abattue, mais dont la législation, les pratiques et les moeurs sont toujours en vigueur.
Pro domo
Assurément, la diplomatie tunisienne est une bonne illustration de la corruption en un milieu devant être le plus vertueux possible étant l'incarnation de l'image du peuple à l'étranger. En tant que ministère à la fois de prestige et de privilèges, il a toujours attiré les appétits voraces de tous ceux qui n'avaient pas une once de patriotisme. Ce qui n'était ni ma vocation ni l'ambition de la plupart de mes collègues de mon époque. Aussi, ce qui vient d'arriver au représentant démis de la Tunisie à l'ONU me rappelle-t-il ce que j'avais vécu en 1996. J'étais un peu plus jeune, n'ayant pas quarante ans, quand j'ai failli réagir comme l'ambassadeur Kabtani dont je comprends parfaitement la réaction de défense de son honneur et de sa dignité. Toutefois, je pense avoir été un peu plus sage, bien que plus jeune, écoutant une voix de justesse, songeant moins à mon intérêt qu'à celui de la patrie. Qui la sauvera si les plus vertueux de ses enfants ne le font pas ?
Or, elle était nettement en meilleur état, bien moins menacée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il faut dire que je n'ai surtout pas eu à subir non plus l'influence de tous ceux, bien plus nombreux, agissent désormais contre la Tunisie et son plus haut représentant, le président de la République. La réussite de leur entreprise machiavélique est manifeste dans la violation de l'obligation de la sacro-sainte obligation de réserve par l'ambassadeur, ce qui a légitimé la réaction du ministère parlant de trahison. Pourtant, il ne s'agit là que d'une technique bien incrustée dans le Département et le pays, un système rodé de mauvaise gouvernance : culpabiliser l'innocent, détourner les procédures pour en faire un coupable à châtier. Que de vraies compétences en ont souffert, de mon temps, mais avant aussi et après, même si j'ai eu la chance de ne pas en subir les ultimes bassesses du fait probablement que j'avais adopté un profil bas et bien plus certainement qu'à cause de mes états de service comptant hélas si peu. La preuve est que cela ne m'a pas préservé de l'injustice subie sous la dictature et renouvelée après, car à ce jour entretenue.
Ne l'oublions pas, en 1979, quand j'ai réussi brillamment le concours d'entrée aux Affaires étranges, on était sous le régime du parti unique et l'ordre la dictature prévalait. Nonobstant, en intégrant le ministère, j'avais l'ambition d'allier la recherche scientifique de qualité et le service le meilleur du pays, militant pour les valeurs au cœur même de l'Administration. Non sans être conscient des turpitudes multiples et avérées qui y avaient cours, même si l'on n'en parlait pas ou si peu, je voulais croire à la possibilité de donner l'exemple insigne. Tenant de mon père un patriotisme exemplaire et volontaire, j'étais persuadé que le pays comptait, malgré tout, quelques patriotes honnêtes, travaillant en silence au service du peuple, ce qui permettait à la dictature, au demeurant, de couvrir ses abus et malversations. Ce que je me suis employé à combattre par la qualité de mon rendement et la force de mes convictions, sans nulle autre arme sinon la foi en mes valeurs et en celles de notre peuple, étant légaliste et idéaliste, courageux surtout.
Déjà, au consulat à Strasbourg où je venais d'être affecté en septembre 1983, toute première responsabilité hors du pays, j'ai eu à me confronter au délégué du parti, l'attaché social. Il s'y comportait comme le chef, conditionnant la moindre opération consulaire, notamment la délivrance de passeport, par la vente de la carte d'adhésion au parti. Consul adjoint en charge de la chancellerie, j'ai mis aussitôt fin à cette pratique, rappelant la liberté du citoyen d'adhérer ou non au parti, mais aussi son droit absolu d'obtenir un passeport et d'accéder sans nulle condition à toutes les opérations consulaires. Bien évidemment, cela suscita la bronca des affidés du parti, obtenant mon départ du Consulat. Ce fut alors une mutation à Paris à peine un an après mon affectation, la sanction se soldant par une promotion, puisque je passais de consul adjoint à consul. Il faut dire qu'à l'époque, il restait encore au ministère quelques personnes de conviction, des consciences libres, comme il en restera après et comme il y en aura toujours, avec toutefois rétrécissement progressif de leur marge de manœuvre et croissance exponentielle de leur désenchantement.
Au consulat général, servant du mieux que je pouvais nos ressortissants, défendant leurs droits parfois bafoués, en aidant par exemple les irréguliers à régulariser leur situation, je continuais à le faire en n'écoutant que ma conscience, n'hésitant pas à m'opposer aux violences morales si fréquentes, telles celles se faisant au prétexte de la solidarité nationale représentée alors par le compte 2626. Aussi ai-je rétorqué au Consul général réunissant son staff pour lui demander un chèque pour ledit compte que cela ne pouvait être que spontané et non sous intimidation, même indirecte, qui vicierait l'acte en sen essence même. Je fus ainsi le seul à refuser ce jour-là de donner un chèque, non sans illustrer ma démonstration du caractère impératif de la pureté de l'acte en allant le lendemain verser au profit dudit compte à la banque tunisienne à Paris le double de la somme demandée par le Consul général.
On le voit, malgré la dictature, un comportement d'honnêteté et de dignité était encore possible si l'on prenait le risque de l'oser, car l'Administration tunisienne n'avait pas alors atteint le degré ultime actuel de confusion des valeurs. Si je cite mon cas personnel, je me dois à la vérité de dire que je n'étais pas le seul à agir ainsi, même si le nombre de tels justes était comme une peau de chagrin allant en se rétrécissant. Ce qui, par ricochet, faisait qu'on pouvait encore se sentir obligé d'admettre la valeur intrinsèque des agents au vu des preuves tangibles de leur dévouement au service, à la patrie. C'est ce qui m'a valu d'être retenu au consulat pour y servir en qualité d'agent local, ayant sollicité une mise en disponibilité, puis d'être affecté à Paris, sans passer par l'administration centrale, l'ambassadeur ayant eu besoin d'une compétence pour gérer la nouvelle unité créée chargée des droits de l'Homme. D'ailleurs, mon recrutement au consulat se fit par une des ces entorses fréquentes au droit au ministère, l'agent titulaire en disponibilité ne pouvant normalement être recruté local.
Conseiller social de l'ambassade chargé de ladite unité, de 1992 à 1995, je me suis acquitté de mon devoir sans renoncer évidemment à mes valeurs, ayant obtenu de l'ambassadeur la liberté de le faire. Sa doctrine était logique : défendre l'image du pays avant le régime lequel n'était nullement opposé aux droits humains, même s'il lui arrivait de commettre des bavures, comme cela peut arriver même aux démocraties ; sachant qu'il n'hésiterait pas à admettre sa faute, le cas échéant, si la preuve venait d'en être faite. Ce qui arriva avec la mort dans les geôles de la dictature d'un prisonnier politique, bavure reconnue donc par l'ambassadeur qui, tenant parole, signa la lettre de réponse que je lui avais préparée aux organisations de défense des droits de l'Homme. Ce qui, bien évidemment, ne pouvait plaire à Carthage et je fus aussitôt rappelé ; l'ambassadeur lui-même ne tarda pas à être relevé de ses fonctions.
Je disais donc que j'allais démissionner, mais je ne l'ai pas fait, écoutant le conseil de cet ambassadeur sans illusions sur les moeurs des siens, mais qui faisait partie des gens de bonne volonté dont je parlais. Je tiens d'ailleurs à lui rendre encore hommage ici. En effet, quoi qu'on puisse penser de ce général, il était un symbole vivant du militaire tunisien discipliné, mais dévoué à sa patrie ; un homme de coeur qui plus est, lucide aussi, sachant distinguer le bon grain de l'ivraie. Il m'a alors conseillé de juste solliciter une mise en disponibilité et a agi auprès de l'administration pour la lui faire accepter. Ce qui a amené celle-ci à recourir à un détournement de procédure, le subterfuge de l'abandon de poste qu'elle a prétendu et qui a motivé l'injuste arrêté de ma radiation du corps diplomatique pris en mars 1996.
J'ajouterai que pensant sérieusement à démissionner du corps diplomatique, j'allais intégrer l'université, mais la Providence en a voulu autrement, m'imposant de faire un choix que je ne regrette point, celui de préférer sacrifier mes intérêts propres en vue de m'occuper avec toute la famille de l'Alzheimer de ma mère qui venait de se déclarer. Il me fallait demeurer libre afin de pouvoir rentrer régulièrement en Tunisie auprès d'elle et aussi pour rapporter avec moi les plus récents médicaments pas encore commercialisés en Tunisie ainsi que tout le nécessaire d'hygiène et de soins qui y étaient indisponibles. Cet accompagnement a transformé ma vie et ma vision des choses. Il m'a aussi permis de réaliser que la maladie d'Alzheimer est une arnaque médicale, créée de toutes pièces pour des raisons vénales par des scientifiques alliés à l'industrie pharmaceutique.
En effet, scientifiquement, l'Alzheimer ne satisfait pas aux critères de la maladie ; au mieux, ce n'est qu'une soi-disant maladie. De fait, j'en arrive à affirmer qu'il n'est une vraie maladie que pour les élites, dont celles de notre pays de par leur déconnexion de ses réalités, étant désorientées spatiotemporellement au point d'être coupées du peuple. C'est ce que j'explicite dans mon quatrième essai sur l'Alzheimer, paru en juillet dernier à Paris, où je donne une sorte de médication pour en sortir ayant bien connu la soi-disant maladie et proposé le meilleur protocole de soins, ce que j'ai nommé bécothérapie, terme depuis repris dans certains milieux médicaux adeptes de ma méthode humaniste d'approche de l'Alzheimer. Il en va de même pour la politique dont j'appelle à la mutation en poléthique avec l'impératif catégorique de l'éthique, ce qui serait une sorte de bécopolitique, meilleure arme pour servir le peuple martyrisé de notre pays.
Comme je me suis détourné de l'université pour le sacerdoce de l'accompagnement de l'Alzheimer de ma mère, je me suis détourné des voies contentieuses de recours, ne me plaignant pas au tribunal administratif ni à l'IVD, puisque je ne sollicitais pas de réparation, n'ayant juste voulu que l'opportunité de continuer à servir utilement notre peuple. Sur le conseil du Secrétaire d'État qui me disait, en 2011, ne rien pouvoir entreprendre, prétendant se faire l'avocat du diable, je me suis juste adressé à la Commission Amor qui a validé mon droit, promettant une régularisation dans le cadre de la justice transitionnelle ; mais elle ne vint jamais alors que le ministère était allé jusqu'à réintégrer des délinquants de droit commun.
Pour moi, le pays étant en ruine et le peuple plus miséreux que jamais, cela aurait été un crime que de réclamer à l'État la moindre réparation puisque c'est le peuple, au final, qui les paye. C'est encore un tel patriotisme qui, une fois libéré de mon sacerdoce auprès de ma mère, décédée à la veille de la révolution, m'a fait m'investir dans le service de notre peuple en n'arrêtant de cogiter à ses intérêts, le servir informellement, pratiquant entre autres ce que j'ai nommé diplomatie informelle puisqu'on me refusait le droit de le servir formellement et d'aider à soigner le vrai Alzheimer de ses élites grâce à mon expérience réussie d'une quinzaine d'années. Redevenu libre après le départ de ma mère, j'aurais donc bien voulu me remettre au service du pays, et cela me fut refusé par de vaines arguties juridiques. Il faut dire que les justes d'antan qui contrebalançaient l'œuvre néfaste des injustes n'étaient plus au département ou n'osaient plus la parole de justice et l'acte de justesse qu'ils pouvaient se permettre avant. Comme ce fait mémorable d'avoir vu mon travail dans l'Administration valorisé par ma hiérarchie allant jusqu'à présenter ma candidature au prix présidentiel de l'innovation administrative de l'époque par deux fois, au Consulat général et à l'ambassade. Même si l'on pouvait considérer cela comme normal au vu de la qualité du travail, il restait à signaler, car faisant désormais partie de l'histoire. Il est vrai, l'ambassadeur, par exemple, recevait régulièrement durant mon service les félicitations du secrétariat d'État à la Réforme administrative pour mes envois.
Citant ces vérités, je ne m'en autoglorifie point, étant loin de me nourrir de ces vaines vanités ; c'est tout juste pour rappeler la conception qu'avait ma génération du travail diplomatique : novateur, alliant recherche scientifique et service administratif impeccable ; une vocation qui n'était déjà ni la règle ni nécessairement encouragé par la hiérarchie, sauf cas notoirement connus du fait même de leur rareté. Surtout que cette tradition, assise sur une vocation solide, et qu'on tenait de la génération d'avant, a disparu petit à petit après la promotion de 1979 et celle qui l'a tout juste suivie. Ainsi, je ne pus obtenir, en 2012, l'acceptation par l'ambassadeur à Paris de ma proposition de coopération de l'ambassade avec l'université française à travers le Centre des Études de l'Actuel et du Quotidien, laboratoire de la Sorbonne auquel j'appartenais. Idem pour un autre projet soumis au ministre, en 2016, de faire venir en Tunisie pour des conférences le directeur du CEAQ, théoricien actuel le plus en vue de la postmodernité, Michel Maffesoli, un ami qui y était prêt, d'autant plus qu'il jugeait notre pays une manifestation basique de l'âge postmoderne.
Nihil novi sub sole
Ce rappel de faits tangibles de mon parcours personnel prouve qu'il n'est rien de nouveau sous le soleil de Tunisie. Il se veut aussi une réponse éloquente à ceux des observateurs, pourtant bien perspicaces habituellement, qui soutiennent que ce que vit la diplomatie tunisienne est du jamais vu. Pour avoir raison, ils se devaient d'ajouter que cela existait bel et bien, mais se faisant en catimini. Or, justement, ce qui caractérise la Tunisie depuis 2011 est la mise à bas de la chape de plomb qui recouvrait les turpitudes des responsables irresponsables à tous les niveaux. Il serait donc faux de prétendre qu'il y a plus d'irresponsables et de corrompus aujourd'hui ; ils sont juste plus visibles, car l'on ne se retient plus de les dénoncer surtout qu'eux n'ont plus peur ou ayant moins de scrupules qu'avant à étaler leurs abus et s'en prévaloir. D'autant que certaines forces de pression n'ont pour mission que d'encourager à cela par tous moyens, avouables et non avouables. L'ancien chef de gouvernement n'a-t-il pas assuré que la Tunisie est gangrénée par la corruption et l'argent sale ?
S'agissant du ministère des Affaires étranges, un ami ancien diplomate comme moi, a parlé de l’incapacité de notre diplomatie à faire face aux tiraillements et pressions contradictoires auxquels se trouve soumise la Tunisie dans une phase d’instabilité politique intérieure et de multiplicité des décideurs ou prétendus tels dans les relations internationales. Si ce qui arrive à la diplomatie tunisienne est bien fâcheux, il n'est inédit que de par la dimension médiatique qu'il a prise ; ce qui est de bonne guerre, car il n'y a rien de mieux aujourd'hui que la médiatisation des turpitudes des uns et des autres pour espérer crever les abcès de toujours et les escarres nécessitant détersion de notre Administration.
Oui, les annales de la diplomatie n'ont jamais résonné comme aujourd'hui des insanités qu'on y découvre ; mais si elle était mieux disciplinée, plus discrète et même efficace, cela était dû à des compétences qui le faisaient au détriment de leurs propres carrière, santé et même honneur. Ce que leurs plus jeunes collègues de la Tunisie nouvelle ne sont plus prêts à faire relevant bien plus qu'eux de l'esprit du temps qui n'est plus au sacrifice.
Comme aujourd'hui, les entorses et les magouilles étaient sans fin. Citons juste celle qui concernait la loi française, par exemple, puisque les agents locaux de mon temps n'étaient pas déclarés à la sécurité française et il aura fallu un procès intenté par certains agents pour se conformer au droit. Aussi, durant mon service effectif au consulat, je n'étais ni déclaré à la Sécurité sociale française ni à la tunisienne. D'où la nouvelle injustice dont j'ai parlé ci-dessus, puisque la non-comptabilisation des ces trois années de service effectif a fait que j'ai manqué d'un peu plus d'une année les quinze nécessaires pour avoir droit à une pension de retraite. Aussi, n'ai-je aujourd'hui, ô honte, qu'une pension de vieillesse !
Malgré tout, ce qui se passe en Tunisie n'est pas moins utile pour l'avenir, car il met à nu nos faiblesses actuelles. Il ne faut pas trop s'en lamenter, plutôt agir à les guérir, car ce qui ne tue pas renforce et rend invincible. Quand on a tant d'affections et qu'on se livre au praticien, se dénuder est de rigueur sous son regard clinique, ne devant porter qu'une casaque. Il n'est nulle place à la pruderie ici ou une pudibonderie déplacée. Comme la santé, la vérité est à présenter nue au regard sinon elle est faussée, versant allègrement dans le fake. Et la vérité est que l'état déplorable de tout notre pays n'est plus à nier ; il en va de même de ses institutions, le ministère des Affaires étranges ne pouvant déroger à la règle.
Les diplomates étrangers, pas nécessairement ces mauvaises langues qui se gaussent de la diplomatie des dattes et de l'huile d'olive, sont inénarrables sur l'état de saleté désastreux du siège du ministère quand il leur arrive de quitter les lieux balisés du décorum, allant par exemple pour un besoin urgent aux toilettes des agents, non celles réservées du cabinet. Comme tout est dans l'apparence, on a fini par avoir ce que j'ai qualifié de similidroit, un État où la loi ne compte qu'en tant que trompe-l'oeil. C'est la garantie des passe-droits moyennant les détournements fréquents de procédures, comme celui dont je fus victime. Les diplomates d'aujourd'hui en témoigneront : c'est le quotidien de la diplomatie tunisienne.
Ce qui est grave, c'est que cela se banalise, y compris les dérives vers l'État policier, sinon barbouze. Ainsi, durant une année que j'ai passée d'avril 2016 à mars 2017 au cabinet du ministre Jhinaoui sous contrat de prestation de services dont j'ai refusé la prolongation pourtant automatique dans la pratique, que des fois j'ai été gêné par des échos d'exercices militaires ou paramilitaires ayant lieu sur le vaste parking arrière du ministère. Officiellement, il s'agissait d'exercice du corps de sécurité. Est-ce vrai ? Était-ce le lieu ? N'y avait-il pas d'autres intentions occultes ? Dois-je préciser que ledit contrat a été le moyen trouvé par le ministre de l'époque pour soulager sa conscience, ne faisant rien d'autre pour lever l'injustice m'ayant frappé et dont il assurait ne point douter. Au lieu d'annuler l'arrêté ministériel injuste comme la loi le lui permettait et la logique l'imposait, il a préféré la solution de facilité de me faire taire en étant payé à ne rien faire. Car il ne tenait pas compte des notes que je lui avais fournies au début du contrat, étant donné qu'elles appelaient à une nouvelle pratique diplomatique, une diplomatie du troisième type. Ce faisant, il n'a fait qu'agir selon la tradition de la maison consistant à contourner et détourner les procédures ; peu importait que l'argent du peuple zawali soit alors dilapidé. Or, bien qu'ayant été un ami, camarade de promotion, il s'était trompé sur mes valeurs, car je ne pouvais admettre cela !
Les pires moments sont de vérité assurée, étant bien rares en notre époque du mensonge et du virtuel. Aussi, le constat désabusé sur l'état de la diplomatie ne doit en aucun cas amener à conclure à la vanité de toute entreprise pour un meilleur futur. Il faut juste être conscient que cela passe par l'apurement de la situation générale dans le pays. Or, c'est ce que pense le président de la République dont nous partageons la vocation à pratiquer autrement la politique, et ce de manière plus éthique ; je parle pour ma part de passer de la politique à la poléthique. Mais M. Saïed s'y prend-il de la meilleure façon ? Le sûr est que sa rigidité doctrinale le porte à un radicalisme antinomique par définition avec la diplomatie ; n'est-ce pas ce qui a amené son tout premier conseiller, M. Bettbayeb, un diplomate chevronné, à démissionner ? Or, cela ne saurait que desservir son ambition affichée à moraliser la politique, et sa médication relèvera du cautère sur jambe de bois.
Il est vrai aussi que le Président de la République n'est pas assez bien entouré outre le fait qu'il est nouveau dans le métier ; or, même la meilleure mécanique nécessite rodage. Il n'est pas seul non plus sur la scène politique où se retrouvent pas mal de volontés agissant à le contrarier ses propres dires, ou même à lui nuire. Or, les valeurs qu'il porte doivent être protégées pour les préserver et espérer les voir un jour se concrétiser. C'est moins le prestige de l'État qui est en cause que celui du peuple, et donc le salut de la patrie. Ce qui commande de se soucier moins des apparences et du tapage savamment orchestré tout autour que de ce qui compte au final : l'action concrète, dont la levée des injustices qui n'ont jamais cessé dans le pays comme en ce ministère des affaires étranges qui est également celui des injustices selon l'expression d'un autre ami ambassadeur.
Par conséquent, il est puéril de se focaliser sur l'instabilité des chefs du département des Affaires étrangères (5 en dix mois) en oubliant celle au niveau du gouvernement et même de la tête de l'État. Ce ne serait en tout cas innocent que si l'on ne cherchait pas à l'attribuer exclusivement au chef de l'État, oubliant son positionnement réel sur l'échiquier national des pouvoirs et la réduction drastique des siens. Et pour qui reprocherait au président Saïed de s'en prendre à ses adversaires ou d'avoir un caractère intransigeant ou acariâtre, il ne faut pas méconnaître le fait que les règlements de compte n'ont jamais manqué dans le pays et les décisions caractérielles non plus dans ses administrations. Comme pour tout le reste, cela était occulté par le décorum officiel encore hégémonique et qui ne l'est plus. C'est même l'un, sinon le seul, des acquis de la révolution en Tunisie, et qui fut d'abord mentale. Une révolution inachevée. Alors que personne n'avait le droit de parler, tout le monde parle désormais. Il y avait un silence qui n'était pas sain, étant celui des cimetières.
Si on a aujourd'hui une cacophonie, avec forcément mensonges, propos absurdes et sans fondement, c'est pour le moins un signe de vie. Faut-il agit pour que cela ne dure pas trop longtemps, aboutissant à un vivre-ensemble serein, donc un vrai État de droit avec une société de droits et de libertés. C'est ce qui stoppera la dévastation d'une diplomatie en perdition, faisant l'objet, comme tout le pays, d'une entreprise de destruction méthodique. Les inspections qui ne donnent rien, les pétitions mensongères et les faux témoignages en sont une manifestation, tout comme le refus persistant de l'adoption du statut du corps diplomatique. On préfère maintenir une situation qui dure depuis des lustres, bien qu'elle soit en violation avec les normes internationales, car propice au jeu de prédation par la vieille technique du détournement de procédures, telle celle dont j'avais fait les frais, déjà en 1996.
Pro patria
La vertu du peuple tunisien, ci-dessus évoquée, est cette « virtu » ou hommerie des anciens ; il la tient de ses traditions hautement imprégnées de spiritualité musulmane n'en déplaise aux islamophobes. On la nommait foutouwwa aussi bien des temps préislamiques que chez les soufis, soit une noblesse que peut résumer la notion occidentale d'esprit de chevalerie. Il ne s'agit donc pas de la religiosité de nos islamistes qui, en intégristes religieux, sont les alliés objectifs de leurs supposés ennemis, les occidentalocentrises laïques, qui sont aussi dogmatiques qu'eux au point que je les qualifie de salafistes profanes. Cette vertu diffuse dans les masses est en train de se perdre sous l'effet du mauvais exemple donné par les responsables. Aussi, le pays est-il en grand péril si rien ne change au plus vite pour renouer avec cette vertu.
Ne nous leurrons pas, en effet ! Les pratiques de la dictature sont enracinées chez les responsables comme un trait obligé dont il faut s'affubler, comme preuve de responsabilité, manifestation de ce mythe du prestige de l'État qui n'a pas de sens sans prestige préalable du peuple. Un tel trait fait de hauteur et d'arrogance est voulu en synonyme d'autorité tels ces signes extérieurs de richesse pour les moindres responsables, ainsi qu'on l'a vu avec la plupart des nouveaux maires ou hier la présidente de l'IVD, soucieux en premier de se doter de voitures de luxe. De tels traits resteront tant que la légalité est trouée d'illégalités dans le pays. Or, les démocraties avérées n'y échappent pas ; que dire pour nous ? La différence est que nos lois sont illégales et on tient à les appliquer alors que, dans un tel cadre officiel d'illégalité, nos instances supposées indépendances ou les structures de bonne gouvernance, tels les syndicats, ne peuvent se libérer de l'influence des intérêts idéologiques. On l'a vu avec les syndicats du ministère des Affaires étranges, silencieux sur ce qui se passe aujourd'hui comme ils le furent hier. Qui, par exemple, a bataillé contre l'injustice m'ayant frappé ainsi que bien d'autres encore ? À la vérité, l'action syndicale a souvent été instrumentalisée dans le département à des fins personnelles. Il suffit de suivre la carrière en expansion de qui s'en charge pour le vérifier.
Aussi, même si d'aucuns regrettent l'absence en ce département d'esprit de corps, il me semble qu'il existe bel et bien, mais en étant limité à de petits groupes recroquevillés sur leurs intérêts égoïstes immédiats en un véritable corporatisme ; ce qui vient aggraver les excès de l'État de non-droit officiel et officieux. Surtout qu'on est en Tunisie des champions du juridisme, avec une prédilection au formalisme à l'excès ; or, c'est encore plus malsain quand les lois sont scélérates, aggravant les turpitudes de ceux qui sont censés respecter et même appliquer ces lois illégitimes et illégales. Pourtant, nul ne saurait se prévaloir de ses turpitudes, principe capital du droit qu'on qualifie de règle du Nemo auditur.
Plus que jamais, pour la patrie et son salut, l'éthique doit être placée au coeur de la politique. D'autant que certains, en sentant l'impératif, détournent l'esprit moral par un recours éhonté à la religion mal comprise et mal appliquée, tablant sur la place de la religion chez les Tunisiens, bien qu'elle ne soit que sous forme de spiritualité. Ils en font religiosité, puisqu'ils savent que la foi populaire, réellement ou virtuellement pratiquée, commande morale et éthique, imposant leur épiphanie dans de la pratique politique, sur la place publique. On s'en prévaut donc, quitte à simuler et dissimuler ; mais cela ne trompe plus personne !
Alors n'insultons pas l'avenir et tablons sur l'intelligence des Tunisiens, y compris les moins attentifs dans l'immédiat à l'intérêt de la patrie. Outre la vision éthique du président de la République qui se veut au-dessus des turpitudes des uns et des autres, la direction actuelle du Département, composée de deux connaisseurs de la maison affichant manifestement les valeurs éthiques nécessaires en ces temps troubles, a la lourde mission d'apurer le ministère de toutes les injustices, anciennes comme nouvelles, afin que les affaires étrangères chez nous et plus qu'ailleurs ne soient plus que ces affaires étranges. Ils doivent savoir que les bonnes volontés ne manquent pas dans le pays et qu'il doit bien en rester parmi les agents actuels du ministère comme chez ceux qui l'ont quitté ou en ont été radiés.
Je fus de ces derniers et cela ne m'a jamais retenu de continuer à servir mon pays par une sorte de diplomatie informelle et par la pensée. Il me souvient encore comment, lors de mon passage écourté à l'ambassade, d'avoir révolutionné le travail de conseil social et servi comme jamais les intérêts de nos ressortissants. Les autorités françaises ont gardé en mémoire la manière dont j'ai mis en échec leur offensive pour amener nos autorités à conclure un accord de réadmission afin de ne plus avoir des difficultés à l'obtention de laissez-passer dont j'avais rationalisé la procédure en examinant le cas des expulsés un à un afin qu'il n'y ait pas d'atteinte à leurs droits, bien fréquente à ce moment-là et encore plus aujourd'hui. Ainsi ai-je instauré la pratique de l'audience préalable du rapatrié, sur son lieu de détention ou même au siège consulaire. La parade imparable a été de proposer un contre-projet d'accord liant la réadmission à l'entrée libre en France. Ce fut la première fois que la Tunisie demande ainsi d'une manière officielle la levée du visa pour ses ressortissants. Il est honteux d'ailleurs que l'on n'ose pas donner suite à mon appel réitéré de réclamer la transformation du visa actuel en visa biométrique de circulation qui est respectueux des réquisits sécuritaires ainsi que du droit à circuler librement qu'on ne pourrait plus ignorer avec les drames se multipliant en Méditerranée.
Au consulat général, outre l'assainissement d'une situation catastrophique de gestion des registres consulaires, dont la tenue capitale des registres de l'état civil, j'ai animé une très active unité d'études et de documentation donnant lieu à une coopération privilégiée avec les autorités françaises et aboutissant, entre autres, à une enquête sociologique sur la population carcérale tunisienne en France jamais réalisée, exceptionnelle même, étant donné le refus des autorités françaises de réaliser des statistiques ethniques, la loi française ne les permettant pas.
Il est vrai, les diplomates de nos jours, dans leur majorité, ne sont plus prêts à un tel investissement, étant plus attentifs à la forme qu'au fond, plus soigneux de leur vêture, privilèges et immunités que leurs prédécesseurs. Ceux-ci, dans l'ensemble, ne l'étaient pas moins, mais sans en faire une obsession majeure, se souciant aussi, au moins chez une bonne minorité, d'un rendement évoluant pourtant chez la majorité vers la nécessité d'être minimal afin de ne pas faire de l'ombre aux collègues se souciant comme d'une guigne de leurs devoirs à l'égard de leurs compatriotes.
Elle n'est donc pas nouvelle cette vision désincarnée de la diplomatie, singerie de ce que faisaient et pouvaient faire les pays riches, comme si cela devait nous faire oublier notre condition modeste, l'état de pauvreté de notre peuple imposant de se soucier moins des apparences que des acquis réels à obtenir pour le pays avec ses maigres moyens. C'est à son aboutissement qu'on assiste avec la sortie à la retraite des ultimes vestiges d'un passé de résistance, « les derniers des Mohicans » de l'Administration tunisienne faisant merveille de peu de moyens, aujourd'hui dilapidés.
On l'a vu, une politique judicieuse des moyens limités dans de dures conditions n'était pas moins possible et profitable, même juste pratiquée par quelques compétences encore motivées malgré les sacrifices endurés, les injustices subies, tout en allant s'amenuisant. Pour cela j'insiste volontiers sur le fait qu'il ne faut jamais désespérer du Tunisien, honnête et volontaire en sa nature profonde. Ma conviction est qu'il en restera toujours un au moins quand tout aura disparu, aux pires moments de détresse comme ceux de nos jours ; c'est cette unité valant et faisant oublier les multitudes.
Si tout le monde parle désormais de la dégradation de l'éthique diplomatique au demeurant plus qu'évidente, c'est que le mot d'ordre actuel dans tout le pays est au désenchantement, même chez les plus motivés et les plus compétents. Car trop c'est trop et il faut avoir la foi chevillée au corps pour se retrouver — quasiment esseulé, à continuer à espérer agir pour ce pays à la dérive, être utile à son peuple. Ce peuple qu'on prétend servir, mais à qui on n'ose pas, ou si peu et rarement sincèrement lui adresser le cri du cœur du militant dont je porte le prénom : «Peuple, que je t'aime!»
Tribune publiée écourtée sur Réalités