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mercredi 26 août 2020

L’imagination au pouvoir 1

Quelle issue de crise pour la Tunisie ?






Au moment où l'on n'arrête de parler de la gravité de la situation dans le pays à tous les niveaux, on se limite à n'envisager que des solutions à caractère essentiellement économique. Pourtant, il n'échappe à personne, y compris les sommités des experts qui préconisent les recettes de sortie de crise, que le sort du pays en ce domaine ne dépend pas que de lui du fait de la mondialisation. Et surtout que les résultats des recettes préconisées sont loin d'être immédiats, à supposer qu'elles soient appliquées et avec succès. Cela vient notamment du fait du lourd héritage dans le pays d'habitudes et de réflexes jurant avec la saine et juste gestion économique et financière.

De plus, le monde a changé et les mentalités de même ; aussi, un nouveau paradigme est désormais nécessaire pour s'y adapter, n'ayant rien à voir avec les concepts éculés d'antan, qui compris ceux encore canoniques à ce jour, particulièrement dans le domaine ô combien essentiel de la croissance.

En effet, on n'en parle plus comme auparavant. Une vision nouvelle est de mise, plus novatrice sinon révolutionnaire ; et elle n'est pas proposée par le premier venu des économistes, son auteur étant le prix Nobel d'économie en 2006, chercheur à Columbia, Edmund Phelps dans son livre édité en France chez Odile Jacob "La Prospérité de masse".



Une vision stratégiste pour la Tunisie

Cette thèse stipule que si la croissance est au coeur de la prospérité des nations, elle ne tient plus dans le progrès matériel et l'avancée économique qui a fait la prospérité des pays développés. Elle est surtout dans le dynamisme du pays tout entier, soit ce qu'on appelle élites, mais également le commun de mortels par une ouverture à l'innovation et une capacité de l'accepter, en faisant des élites en puissance. Car les élites se renouvellement, sinon c'est la sclérose et la négation de tout dynamisme, et donc de la moindre croissance. 

C'est le degré d'un tel dynamisme porté au plus haut point qui fait la force de l'économie de nos jours. Or, ce dynamisme est permis par l'aptitude à l'innovation qui est le vif désir de changer les choses bien plus et avant la volonté de la faire ; c'est bien ce qui permet de finir par avoir forcément le talent nécessaire et la capacité effective pour y arriver et innover. Cela a lieu, surtout, au niveau mental, et déjà légal au préalable, fondant cet inconscient incontournable et la réceptivité à/de l'innovation ainsi que l'action pour vouloir la nouveauté.

Il se trouve que, chez nous, ce trait essentiel de la croissance est refusé par l'habitude conservatrice chez les décideurs à refuser tout ce qui viendrait chahuter l'ordre avec ses privilèges acquis, au point de diaboliser toute nouveauté comme porteuse de risques et d'inconnu dans cet attachement maladif à ce qui est connu, éculé, ayant surtout abouti à un ordre satisfaisant pour les intérêts établis.

Il est bien connu, au reste, qu'on préfère généralement le confort à la prise de risque qui est pourtant inhérente à la croissance et à toute activité innovante. Un tel courage à oser prendre des risques est l'anticipation, moteur de toute réussite ; c'est l'esprit de conquête des capitaines d'industrie et des défricheurs des voies nouvelles.



L'innovation est au cœur de la croissance

De nos jours, l'économie nationale n'est plus comme avant en charge du système de l'innovation. Avant la mondialisation, l'État national devait s'occuper lui-même du développement des nouveautés et de leur adoption par le public. Désormais, les économies nationales, développées mais aussi et surtout sous-développées, doivent s'ouvrir à des développements exogènes, l'innovation n'étant guère ni nécessairement nationale. Faut-il être en mesure de la capter et d'en profiter ; ce qui nécessite suffisamment d'ouverture à l'étranger et la capacité de profiter de ses avancées afin d'en faire des atouts propres au service de la croissance nationale.

Cela signifie que le taux de croissance économique du pays ne peut plus constituer une unité fiable pour mesurer le dynamisme de son économie. En notre économie mondialisée, une économie à dynamisme faible ou même nul peut bénéficier du même taux de croissance en termes de productivité, de salaires et de tous les autres indicateurs que ceux des pays modernes étant, dans l'économie globalisée, entraînée par une ou plusieurs des économies à fort dynamisme parmi les leaders économiques.

Ainsi, en Tunisie, c'est certes parce que notre économie ne commerce pas ou pas assez avec les pays à fort potentiel ;  mais c'est surtout parce qu'elle manifeste peu de vibrance et d'adaptation à imiter l'adoption de concepts et produits originaux des pays modernes étant dénigrés comme tels. C'est ici que se situe le manque de dynamisme, la cause véritable de l'absence de croissance et forcément du sous développement. 

Prenons l'exemple de l'Italie, notre plus proche et si ressemblant voisin. Entre 1890 et 1913, la production par heure ouvrée y progressait au même rythme qu'aux États-Unis. Pourtant, aucun historien de l'économie n'osait ni n'ose affirmer que ce pays manifestait alors un certain dynamisme, et encore moins le comparer à celui des États-Unis. Ce qui prouve bien qu'une économie à dynamisme faible peut, pendant un certain temps, présenter un taux de croissance plus rapide qu'une économie dotée d'un dynamisme fort.

Par conséquent, le dynamisme d'une économie n'est plus un terme adéquat pour désigner la croissance de la productivité. Et on ne peut plus continuer à penser l'économie moderne selon les concepts classiques dépassés comme le font nos économistes. Une de ces théories est celle de Schumpeter relative à l'équilibre ponctué, soit une économie générant un savoir économique grâce à ses propres compétences, à son intelligence du lien entre commerce et innovation.



Droits et libertés citoyens, moteur de l'innovation

Nos décideurs et nos économistes continuent pourtant à se référer à une telle obsolescence économique en commettant l'erreur de ne pas distinguer entre économies modernes, moins modernes et non modernes. Leur péché mignon, qui ne leur est pas propre puisqu'on le retrouve encore un peu partout dans le monde, est de considérer les économies nationales, y compris celles qui sont des modèles de modernité, comme des machines à créer des produits de manière plus ou moins efficace, avec juste cette différence que certaines présentent des handicaps naturels alors que d'autres se trompent de politiques en usant de fausses recettes sinon de néfastes solutions, ainsi que le note le dernier rapport du FMI sur la Tunisie.

On est ainsi incapable de se rendre compte d'une évidence qui crève pourtant les yeux, à savoir que l'économie n'est plus moderne que du fait des idées nouvelles qui sont l'essence de leur modernité. Les idées du passé, comme celle des biens et services à la base des données relatives au revenu national brut, n'ont plus cours. La modernité est ailleurs ; elle est dans les activités permettant et visant l'innovation. Donc de nouvelles idées !  

Pour que notre économie ait une chance de sortir du sous-développement, qui est d'abord mental, elle doit cultiver comme faculté indispensable l'imagination, et ce au pouvoir mais surtout dans la législation ; ce qui suppose des libertés et des droits à agir, innover, surprendre et étonner. Cela impose aux décideurs, tant politiques qu'économiques, d'avoir le discernement nécessaire de pressentir et encourager les désirs et besoins populaires de ce qui n'existe pas encore, éliminer tout ce dont on ne veut plus et qu'on n'ose pas faire pour nombre de causes, idéologiques notamment.

C'est cette vision stratégique qui sera utile aux dirigeants en Tunisie consistant en une forme d'intuition qui fait le charisme du politicien et de l'économiste bien implantés en leur milieu au point d'anticiper les besoins des siens. C'est l'organicité dont parlait Gramsci. À l'échelle d'un pays comme le nôtre, cela impose de lever toutes les entraves juridiques et morales à la créativité populaire, d'où la nécessité qu'il y ait une capacité libre à la curiosité poussant à explorer les nouveaux sentiers, quitte à ce qu'ils soient au début des chemins qui ne mènent nulle part, des sentiers de traverse. Car ce sont eux qui permettent d'innover.

C'est cet élan imaginatif que nos décideurs doivent encourager incontinent afin que nos concitoyens soient motivés à innover et permettre la croissance en Tunisie. D'où est cruelle l'absence dans le programme du nouveau gouvernement de l'impérative attention aux droits et aux libertés, en tous domaines, faisant encore défaut aujourd'hui dans notre législation demeurée celle de la dictature.  


Tribune publiée sur Réalités Magazine 
n° 1808 du 27 au 2 septembre 2020 (pp. 20-22)