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dimanche 13 juillet 2014

Une Tunisie soufie 8

Les soufis s'investissent dans les élections




Bien que contrariant l'intérêt bien compris de la démocratie en Tunisie qui exige d'abord la mise en place de l'État de droit matériel et non formel, les élections projetées semblent devoir aller jusqu'à leur terme. Aussi, elles pourraient contribuer à l'entrée sur la scène politique d'une force active, quoique discrète en notre pays, mais qui en structure l'assise psychosociologique : les courants soufis.

Avant de schématiser leur probable rôle futur, rappelons d'abord ce qu'est le mysticisme tunisien et ce qui fait son éminente spécificité.

Le soufisme tunisien, une mystique engagée

Parlant de soufisme, on ne réfère bien évidemment pas à cette apparence dévergondée qu'on a dans les pratiques populaires vouées jadis aux gémonies par Bourguiba comme ultime manifestation de l'arriération de Tunisien.

C'est de l'un des fondements de l'islam qu'il s'agit, cette religion étant en Tunisie tout autant soufie que malékite et ash'arite. L'islam tunisien est même bien plus soufi que dans ses deux autres déclinaisons, et ce grâce aux particularités de la mystique islamique marquée par la plasticité de la doctrine tout autant ésotérique qu'exotérique, cultuelle et culturelle, en un mot oecuménique et universaliste.

Soufi, l'islam tunisien porte au pinacle les valeurs de tolérances et d'ouverture à l'altérité qu'incarne le pèlerin (sâlik) Jûnayd, « Seigneur des soufis » qui déclarait, rappelons-le, que le soufisme n'avait pour seuls appuis que le Coran et la Sunna, correctement interprétés. C'est de la lignée de Jûnayd, au reste, que proviennent toutes les confréries de par le monde. Et elles sont légion en Tunisie où il n'est pas un seul village, une seule ville sans avoir pour protecteur au moins un saint ou une sainte soufis, le soufisme n'étant nullement misogyne.

Nous verrons ci-après ce que cette présence capillarisée sur tout le territoire national aura comme incidences politiques probables; rappelons avant cela succinctement la vision soufie du monde telle qu'incarnée par le « maître des maîtres », Jûnayd.

L'islam soufi tunisien croit que l'univers tout entier est un miroir dans lequel Dieu se révèle aux fidèles. Bien évidemment, en se mirant dans ce miroir divin, les croyants ne voient pas leur créateur, mais observent leurs propres actes; toutefois, sans ce miroir, leurs actes ne sont nullement reflétés. Ceci pour le fidèle lambda, tout croyant normal, pour lequel le miroir est une glace classique dont le tain du dos est fait de la noirceur de leurs actes, leur non-être véritable. Ainsi, le non-être du croyant reflète-t-il le seul être à exister qu'est son créateur, Dieu Tout-Puissant.

Lorsqu'il s'agit du fidèle qui s'est élevé dans la foi au rang de soufi, donnant le meilleur exemple qui soit du musulman, le miroir est alors sans tain. Aussi, un tel fidèle — sain d'esprit et saint de comportement dans l'interprétation et l'application de sa foi —, tout comme il se voit dans le miroir, est en mesure de passer de l'autre côté. Cela lui est donné grâce à l'effort continu sur soi, le jîhad maximal, qui lui permet ainsi de voir l'état de croyance limité, cette foi minimale dans laquelle il se trouvait et où se complaît le commun des croyants.

Une telle symbolique du miroir est valable aussi en politique où les politiciens usent, sans le savoir, d'un miroir sans tain qui est celui du peuple; aussi, ils croient s'y mirer quand tout leur bazar, avec ses turpitudes supposées cachées, est exposé à la vue de peuple. En effet, ils ne se rendent pas compte qu'en postmodernité, notre époque actuelle, tout miroir est sans tain.

Quid donc du rôle des soufis tunisiens dans la comédie des élections qu'on leur propose ?

Les soufis, arbitres des élections ?

Avant de répondre à cette question qui pourrait surprendre plus d'un coupé des réalités profondes du pays, rappelons que le score réalisé, lors du précédent scrutin, par la Pétition populaire doit beaucoup à l'appui des cheikhs soufis qui ont appelé leurs disciples et sympathisants à voter pour ce parti qui se plaçait en opposition frontale avec Ennhahdha.

C'est d'ailleurs en reconnaissance pour cet appui qu'il avait sollicité et espère continuer d'en bénéficier, que le chef dudit mouvement le débaptisa pour adopter un nom reflétant l'une des valeurs cardinales du soufisme : Al Mahabba (l'amour). Est-il utile de noter ici que ce parti a déçu les attentes des soufis qui se sont, par ailleurs, vus assidûment courtiser par nombre d'autres partis. Il est en effet peu de dire que le véritable pendant au poids électoral et moral qu'entend avoirs le parti de cheikh Ghannouchi est bel et bien le courant soufi, seule alternative islamique véritablement crédible à la caricature que donne ce parti de l'islam.

C'est la raison pour laquelle le salafisme, alors qu'il avait encore les faveurs — encore affichées — du parti islamiste, s'en est pris sauvagement aux mausolées soufis. Aujourd'hui, le soufisme est assurément le seul mouvement populaire en mesure véritablement de s'opposer à l'introduction de l'islam extrémiste en Tunisie. Pour cela, il entend faire capoter la machinerie rondement mise en branle par le parti islamiste avec la complicité de quelques supposés démocrates pour la pérennisation de sa présence au pouvoir dans un État voulu de non-droit au nom de l'autorité et de l'ordre, moral surtout.

Eu égard au remarquable maillage de tout le territoire par leurs ordres formels et informels qui peuvent se révéler bien plus efficaces que les réseaux partisans déconsidérés, les soufis tunisiens sont donc de plus en plus courtisés par les politiques. Que feraient-ils lors des prochaines élections quand on sait que le soufisme est rétif à la chose politique pour ce qu'elle condense de vanité et d'éphémère ?

Précisons toutefois que cela ne veut pas dire, comme on l'a colporté, les soufis n'étaient pas patriotes ou refusait le combat contre l'impérialisme. Il serait vain de citer les nombreux valeureux combattants dans leurs rangs et qui étaient de tout temps aux avant-postes des armées de l'islam; rappelons juste ici l'un d'entre eux, la figure contemporaine l'émir Abd El-Kader. Il suffit aussi de voir l'emplacement des marabouts, toujours à la lisière terrestre, en flanc de mer souvent, à surveiller et défendre les frontières.

Aujourd'hui, les observations de terrain révèlent l'intérêt accru des soufis pour le sort politique du pays qu'ils considèrent comme en péril. Cela date du moment que le parti qui s'y est proclamé représenter l'islam a cédé à son cryptosalafisme en s'acharnant à défaire le tissu spirituel de notre pays selon une trame importée d'Orient, étrangère aussi bien à l'esprit tunisien qu'à celui de l'islam des origines, en vigueur en Tunisie. Tout laisse donc à penser que les ordres soufis, notamment les plus influents sur le territoire, entendent investir directement le champ politique, non par choix, mais par devoir. Les soufis de toute la Tunisie ne cachent plus leur préoccupation des dangers qui guettent et la paix civile dans le pays et la pérennité de l'islam tunisien, une tolérance assumée et une démocratie véritable.

En l'absence de l'État de droit, puisque le pays est toujours régi par le système juridique inique de la dictature, ils entendent agir pour éviter que les élections qu'on organise et dont on a bien ficelé le déroulement, ne permettent pas de relégitimer le parti Ennahdha dans le cadre d'un partage du pouvoir avec les nostalgiques de l'autorité et de l'ordre ouvrant les portes grandes ouvertes non seulement à la restauration non seulement de l'ancien régime, mais aussi d'une dictature morale au nom d'une religion qui n'a rien de véritablement islamique, célébrant un humanisme intégral.

Cela pourrait se traduire par un appel à voter contre Ennahdha et ses alliés, mais pas nécessairement pour les partis se présentant comme démocrates et qui se sont déconsidérés à leurs yeux, n'honorant ni les valeurs démocratiques ni les principes islamiques, pourtant complémentaires du point de vue soufi. Le vote soufi serait un vote éminemment contestataire entendant peser le plus possible sur la majorité devant sortir des urnes.

Comment cela se ferait-il puisque les soufis ont, par ailleurs, la conviction qu'ils n'auront pas la possibilité de mettre en échec le scénario bien ficelé d'une comédie d'élections, difficile à défaire du fait qu'il se situe dans le cadre de tout un système difficile à contrer en l'absence d'un État de droit ? C'est la question qui les occupent actuellement et qui pourraient les amener, faute de mieux, à appeler à boycotter les élections afin d'affaiblir une majorité qu'ils supputent d'ores et déjà néfaste au pays.

Toutefois, leur foi leur permet de rester confiants pour que la meilleure issue soit malgré tout trouvée. La Tunisie, assurent-ils, est une terre ardente, protégée par ses saints qui n'ont pas voulu que le régime de la dictature soit mis à bas pour la livrer aux salafistes. Car la chute de la dictature a annoncé pour eux le retour assuré en Tunisie de l'islam vrai, l'islam soufi. Aussi, le combat continue; et cela, tout soufi connaît parfaitement, y étant rompu toute sa vie.

Publié sur Leaders