Livre blanc de nos intellectuels : Démystifions la démocratie et les élections !
Il serait tentant, si les choses n'auguraient de tristes perspectives, de railler la ferveur démocratique de nos élites et leur précipitation à organiser des élections nationales dans les plus brefs délais. Comme si le mécanisme électoral était synonyme de démocratie !
Un livre blanc vient ainsi d’être publié dans lequel une trentaine de nos intellectuels indépendants quoique faisant un diagnostic correct de la situation du pays se trompent sur la solution. En effet, ils y estiment que seules les élections seront salutaires pour le pays. Or, si l’on fait l'effort de se libérer du dogmatisme conformiste attaché à la vertu supposée des élections, c’est la pire des choses actuellement pour le pluralisme en Tunisie.
Le peuple d’ailleurs le sait bien qui juge les élections projetées relever de la pure comédie du pouvoir. Au demeurant, tout laisse entrevoir qu'il ne se pressera pas pour élire ses élus comme il l'a fait lors de la première élection donnée pour libre.
Aussi contrairement à ce que pensent les auteurs du livre blanc, si les élections qu'on prépare étaient effectivement organisées, nous nous retrouverons avec une majorité pratiquement identique à celle que nous avions. Elle sera mise en place par ses propres sympathisants dans le pays, ne représentant nullement les larges masses faute de taux de participation suffisant.
Or, si de cela nos grands partis se soucient comme d'une guigne, comment pourrait-on l'accepter de nos intellectuels indépendants ?
Les élections, un piège à cons en Occident
Il est temps pour nos élites les moins dogmatiques et les plus ouvertes à une pratique politique qui soit honnête, éthique — cette poléthique dont je n'arrête de parler — de réaliser que les élections ne sont qu'un piège à cons, et ce même dans les démocraties avérées.
Pourtant, ces démocraties ont l'avantage d'être déjà non seulement des États de droit, mais aussi des sociétés de liberté. Or, ce n'est pas le cas en Tunisie où le cadre juridique est toujours celui de la dictature, un arsenal de lois liberticides, attentatoires à la dignité humaine.
De plus, même en Occident, la fraude électorale n'est jamais absente; tout ce qu'on y réussit à faire, c'est d'en limiter la portée. En Tunisie, il n'existe ni tradition démocratique ni mécanisme véritablement efficace de contrôle, sans parler de l'administration qui a été embrigadée au service de la troïka déchue afin de contrebalancer les appuis qui y restent des nostalgiques de l'ancien régime. Et chaque camp travaille, bien évidemment, pour ses patrons.
Comment dans ces conditions imaginer un seul instant des élections libres ? Comment oser parler de démocratie quand on se dirige vers le retour à un État autoritaire qui ne sera que la préfiguration de la restauration de la dictature de l'État quel qu'il soit, transcendant et omnipotent, ne reconnaissant la légitimité que dans la verticalité d'un pouvoir au prestige nécessaire, autorisant tous les faits du prince ?
Tant qu'on n'aura pas défait l'arsenal juridique de l'ancien régime, on n'aura aucune garantie qu'il le sera fait après les élections. La certitude est même qu'il restera en l'état, la nouvelle majorité ayant plus de liberté pour renâcler à défaire des lois qui servent son autorité et son prestige comme cela a été le cas durant les trois dernières années.
Il nous faut donc démystifier la démocratie telle qu'on veut nous la vendre. Elle ne tient pas dans l'organisation d'élections qui ne seront de toutes les manières jamais honnêtes ni parfaitement régulières, elle tient dans l'État de droit. C'est lui qui matérialise la démocratie alors que les élections n'en sont, au mieux, que l'aspect purement formel. Et on sait que le régime déchu se prétendait être formellement démocrate, et trouvait même des démocraties pour vanter ses mérites !
Démocratie d'élevage et démocratie sauvage
En Occident, on parle de plus en plus de démocratie d'élevage, un cadre désincarné réduit à une série de procédures formalistes dont le but est de maintenir la domination de professionnels de la politique sur les citoyens réduits à l'État de bêtes domestiquées.
C'est ce schéma que l'Occident veut nous fourguer alors que des voix s'y élèvent depuis longtemps appelant à refonder la démocratie, en réécrire la raison même sans parler de sa pratique dévergondée. Alors, pourquoi nos élites, les intellectuels du livre blanc se laissent-ils aller à singer cet Occident aux valeurs saturées ? N'a-t-on pas assez de génie pour innover, créer quelque chose de nouveau qui soit vivant ?
Si la soif du pouvoir et la faim des privilèges peuvent expliquer la cécité des corsaires de la politique, flibustiers de la volonté populaire, comment les démocrates véritables peuvent-ils prendre part à ce jeu mesquin et malsain consistant à déposséder le peuple de son droit à se gérer et à se présenter ? Car le peuple ne se représente plus, il se présente !
Il existe aujourd'hui nombre de techniques redonnant aux citoyens la parole que certaines régions du monde pratiquent ou tentent de pratiquer dans le cadre de ce qu'on appelle raison participative. Il est possible d'y recourir en Tunisie, ou du moins d'opter pour la forme la moins déraisonnable de cette raison puisque le dogmatisme procédurier occidental n'a pas tôt manqué, là aussi, d'asservir de telles techniques de démocratie directe à la motivation mercantiliste qui fait l'essence de son être.
Si les auteurs du livre blanc tiennent vraiment aux objectifs énoncés, qu'ils se joignent à cet appel de la dernière chance adressé aux vertueux de la politique en Tunisie : il faut suspendre le processus électoral actuel afin d'éviter la catastrophe qu'il produira immanquablement.
Il est impératif de veiller d'abord à mettre en œuvre les droits et acquis de la constitution avant la moindre élection nationale. En effet, l'absence de légitimité durable du fait de l'état provisoire de l'autorité instituée est plus propice au consensus nécessaire pour l'érection d'un État de droit. Car, sinon, une légitimité renouvelée pour une longue durée ouvrira la boîte de Pandore de tous les mauvais réflexes du passé jamais oubliés en aussi court laps de temps, auxquels s'ajoutera la volonté des nouveaux venus assoiffés de revanche et de l'envie d'exercer à leur tour, pour le moins, une dictature sur les esprits.
Soyons honnêtes, ne nous mystifions pas, il n'est nulle démocratie sans lois et droits effectifs ! Disons non aux élections législatives et présidentielles qu'on devrait remplacer par des municipales et des régionales au plus vite, les seules susceptibles de ramener le peuple à la politique. Et commençons par faire l'inventaire des lois de la dictature à abolir en ne tardant plus à en suspendre immédiatement l'application.
N'est-ce pas ainsi qu'on a fait avec l'ancienne constitution? Suspendons donc le système juridique de la dictature ! C'est le devoir de tout véritable démocrate. Il y va de l'intérêt du peuple, de l'avenir de la démocratie tunisienne qui ne peut devenir une démocratie d'élevage, quitte à n'être que sauvage.
Aussi, au lieu d'appeler à des élections même pas municipales, nos intellectuels auraient mieux fait d'exiger la mise en application immédiate de la constitution et l'adoption sans tarder d'un moratoire à l'application des lois liberticides encore en vigueur dans les domaines touchant à la vie de tous les jours du peuple qui continu à être sevré de ses libertés fondamentales.