De la domination mentale en sport et en politique
On ne dira désormais jamais assez l'importance du mental sur nos actes et notre conscience depuis les acquis de la science dans les domaines de l'inconscient et de l'imaginaire. Pourtant, il est effarant à quel point on néglige cet aspect capital dont la prise en compte est susceptible de changer notre rapport à la vie. En voici illustration.
Une parabole sportive
Lors du dernier tournoi de tennis de Roland Garros, les numéros 1 et 2 du circuit s'affrontaient pour une victoire historique. Tout a bien commencé pour le serbe Djokovitch qui a dominé de la meilleure façon son adversaire empochant le premier set assez facilement.
À voir Nadal subir les coups, commettre des fautes inhabituelles et des maladresses à la pelle, on s'était dit que la partie était perdue d'avance pour lui. On aurait dit qu'il manquait d'énergie, ce jus dont parlent tant les sportifs, et que rien n'allait résister ce jour-là au serbe pétillant de santé et d'envie de gagner. Or, c'est justement à ce niveau que se sont jouées la défaite finale de celui-ci et la victoire de l'Espagnol, venue au moment où personne ne s'y attendait plus, sauf justement lui qui y croyait.
On sait Nadal mentalement fort, très fort même; mais c'est aussi le cas de son adversaire du jour. La différence entre les deux c'est que la force de Nadal est une force humble, jamais arrogante alors que celle de Djokovitch est écrasante à force d'exubérance et sa conviction en son invincibilité. Ce qui lui permet toujours d'avoir le dessus sur des adversaires au mental friable. Or, ce n'était pas le cas de Nadal.
Il est vrai, il arrive à Nadal de douter de lui-même, et donc de perdre, ce qui n'arrive pas à Djokovitch qui ne doute jamais. Toutefois, en ce dimanche 8 juin, du côté de la porte d'Auteuil, c'est ce qui fit la différence entre les deux protagonistes.
Empochant la première manche avec une aisance déconcertante, Djokovitch s'est mis à croire trop tôt à la victoire, et il a péché par trop d'orgueil; il a cru que le match ne pouvait lui échapper, pensant écraser de sa superbe et de son talent l'adversaire du jour. Justement, celui-ci ne manque ni de talent ni du savoir nécessaire pour retrouver confiance en ses moyens. Il sait surtout avoir cette volonté inouïe de mettre fin au doute en puisant dans ses réserves une détermination farouche, indomptable. Et le voilà qui retrouvait l'énergie nécessaire (car même le désespoir en produit) à force d'y croire, maintenant la cadence des longs échanges d'abord, ces rallyes de fond de court, puis accélérant au bon moment. Et cela renversa le cours du match.
À qui sait observer depuis longtemps ces moments d'intense lutte que peut être une partie de sport comme sur un court de tennis de haut niveau, il ne peut pas échapper cet instant quasiment imperceptible où l'ont perçoit chez l'un des adversaires du jour le signe d'une domination mentale, cette clef inégalable de toute réussite, ce qui fait basculer en victoire une défaite programmée. Il suffit toujours d'un rien, mais ce rien qui fait le tout. Car contrairement aux fausses apparences, les choses ne sont jamais les mêmes; ce n'est jamais pareil quelle que soit l'issue d'un match disputé dont l'issue ne tient qu'à ce trait mental auquel on prête généralement si peu attention.
La politique comme sport
Cet apologue sportif est bien instructif dans le domaine politique. On a aujourd'hui un Occident sûr de lui-même et de sa puissance jusqu'à l'arrogance. Il a dominé le monde et continue à le dominer. Ce qu'il oublie, c'est qu'en face de lui, ceux qu'il écrase de sa superbe avaient aussi — en un temps révolu — dominé le monde, le monde occidental y compris; et même s'ils sont actuellement dominés, on ne doit jamais sous-estimer leur capacité à retrouver leurs moyens, trouver la domination mentale qui leur manque.
J'ai déjà indiqué ce que l'imaginaire pouvait avoir comme racines dans l'incapacité supposée chez nous d'accéder à la démocratie (cf. Les racines imaginaires de la démocratie http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/2013/06/de-la-croyance-la-foi-8.html#more). Or, cette incapacité, si elle est effective de nos jours, n'est ni irrésistible ni fatale; seule la fausse croyance que c'est le cas en fait réalité et de la part des premiers concernés, mais aussi de l'Occident qui a intérêt à garder sous sa domination des États vassaux.
Aussi, nous devons commencer à faire l'effort mental de nous libérer de notre léthargie et de croire enfin en nos capacités à innover en matière de démocratie, la refonder même et arrêter de singer le paradigme occidental saturé, vidé de sens.
Souvenons-nous, par exemple, du match précité sur terre battue opposant Nadal à Djoovitch pour réaliser que l'on ne pourra jamais être une démocratie si l'on n'y croit pas, ne faisant que copier l'Occident où il n'y a plus de vraie démocratie, justement.
Une domination mentale est nécessaire. C'est ce dont sont capables aujourd'hui les intégristes qui, toutefois, l'emploient à mauvais escient, l'engageant dans l'affreux domaine d'une compétition stérile à la haine, au refus d'autrui. Certes, ils ne font que rendre à l'Occident la monnaie de sa pièce; mais il s'agit de monnaie de singe dans un jeu perdu d'avance. En cela, ils ne font de ce terrorisme qui est en nous, pour citer Baudrillard, qu'une arme qui se retourne contre eux tout en croyant la diriger contre l'Occident. Ce faisant, ils augmentent son arrogance sans cultiver la domination utile qui leur est nécessaire pour une saine compétition avec lui où ils pourraient alors gagner.
Une démocratie à réinventer
Aujourd'hui, notre principal handicap pour accéder à la démocratie, en son sens premier de souveraineté populaire, est notre incapacité à nous libérer du modèle occidental. Nous sommes dominés par un paradigme qui est pourtant vidé de tout sens et qu'on nous refourgue comme on le ferait dans l'industrie de la camelote.
En Occident, le concept de démocratie et en crise et on essaye de le colmater avec la thématique de la raison participative dont on fait une ingénierie, soumise aux lois en vigueur, celles du matérialisme incontournable. Aussi, même l'impératif participatif se trouve galvaudé, relevant de l'artefact, et certains esprits éclairés exigent depuis quelque temps une autre forme de démocratie hors du tropisme procédural imposé par le système actuel dépassé.
Or, c'est ce qu'on veut nous imposer. En assimilant la démocratie à une partie de football, disons Tout se passe chez nous comme si, appelant aux règles de justice et de justesse dans une pratique politique empreinte de sportivité et de fair-play, on veut les pratiquer dans le cadre d'un type bien précis de sport, le football américain, par exemple. Or, si la Tunisie a besoin de respecter les règles d'une partie de football, ce sont celles du football qui est pratiqué dans le pays et non du football américain. Pourtant, c'est ce qu'on s'évertue à faire au nom du respect des règles du jeu, tout en se trompant sur la nature de ce jeu.
Ce n'est pas la démocratie formaliste qu'il faut à la Tunisie pour se moderniser politiquement, c'est d'abord un État de lois, une société de droits. Et cela ne sera jamais la seule oeuvre des mécanismes procéduriers connus en Occident et qui y ont fait faillite. Il ne s'agit que de dispositifs scénarisés, codifiés, hors lesquels il n'est nul salut. En Occident, la mort clinique de la démocratie a été déjà diagnostiquée et proclamée. Les partis ne sont que des zombies dont la seule raison d'être est d'inventer des techniques de mobilisation auxquelles se réduit leur programme. Et les élections ne servent qu'à se saisir du pouvoir pour servir les intérêts des dirigeants de ces partis. Or, c'est vers cela qu'on se dirige avec les élections projetées étant donné que les partis susceptibles de les gagner au vu du scrutin taillé sur mesure qu'ils sont concoctés ont une vision dogmatique de la société ? Seul un cadre juridique préalable imposé par la société civile comme elle l'a fait avec la constitution est de nature à empêcher ces partis d'imposer leurs vues à une société offerte comme le mouton du sacrifice.
La démocratie est à réinventer et on peut le faire en Tunisie. Elle doit y être cette forme plus active du pouvoir de la société sur sa propre vie qu'elle n'est plus en Occident. Or, cela est possible si on cessait de singer cet Occident; si l'on osait puiser dans notre imaginaire, nos réserves culturelles pour avoir cette domination mentale nécessaire pour se libérer du paradigme fini en vue de participer à la mise en place de celui qui est en gestation.