Discret message d'Européens à nos politiciens
Nous vivons à l'heure européenne, assurément. Le président de
l'Assemblée nationale constituante, à la tête d'une délégation représentative
des forces politiques du pays, s'est
déjà rendu à Bruxelles et le président du gouvernement s'y rendra sous
peu. Doit-on s'attendre à du nouveau dans les rapports tuniso-européens au-delà
des sempiternelles clauses de style de l'amitié indéfectible et du soutien
assuré de l'Europe à l'expérience tunisienne ?
La réponse que j'ai pu recueillir de récents contacts informels
avec des milieux diplomatiques européens à Paris et à Strasbourg est
franchement négative. Jugeons-en dans ce qui pourrait être le discret message
d'Européens convaincus, amis de notre pays, s'exprimant d'autant plus de
liberté qu'ils le font sous le sceau de la confidence et de l'anonymat, le
temps n'étant pas encore venu pour eux de dire tout haut ce qu'une majorité de
voix pense désormais tout bas.
DES VOIX INFLUENTES
Ces milieux, pour être influents, ne se jugent pas moins non
encore autorisés, même à titre personnel, de faire état de leurs convictions à
haute voix, parler en lieu et place des responsables européens et surtout des
premiers concernés, nos propres politiques.
On ne pense pas moins que l'empressement, qui est patent des deux
côtés, à renforcer la coopération bilatérale se fait dans le plus mauvais sens.
D'un côté, pour éviter ce qu'on persiste à considérer comme un dérapage que
l'on sent inévitable, mais qu'on redoute en termes de contrôle; c'est
l'attitude européenne.
De l'autre l'empressement est de fructifier le plus possible en
termes d'avantages les retombées de la donne actuelle, amenant l'Europe à
donner le maximum, sans franchir toutefois les limites qu'elle n'entend pas
dépasser. C'est l'attitude des dirigeants tunisiens; et c'est leur erreur dans
le même temps selon mes interlocuteurs.
Ceux-ci, précisons-le, sont des amis sincères de la Tunisie tout
autant que des patriotes, doublés d'Européens convaincus. Venus d'horizons
différents, ils sont tous imbus de l'idéal originel de l'Europe, celle que
symbolise la devise : «In varietate concordia», qui veut dire : Unis dans la
diversité, signifiant l'union des efforts en faveur de la paix et de la
prospérité au-delà des cultures, traditions et langues différentes dont on fait
un levier pour le meilleur.
Certes, c'était prévu pour le continent européen, mais au temps de
la globalisation, où la Méditerranée se substitue aux divisions géographiques
classiques, l'ambition ne peut demeurer pertinente qu'étendue hors des strictes
limites de la géographie d'antan, incluant les nécessaires considérations
géostratégiques.
UNE JUSTESSE DE VUE
Ces voix justes ne peuvent pour l'instant, pour des raisons qu'on
comprend aisément, parler urbi et orbi. Ils ne pensent pas moins que le salut
de l'Europe est conditionné par davantage de réelle ouverture sur les pays du
Sud dans un rapport revu en termes d'interdépendance véritable. Forcément
profitables aux uns et aux autres, ce rapport doit permettre l'articulation au
système de droit européen tout édifice démocratique nouveau du Sud, et qui soit
non seulement économique, mais aussi et surtout politique, sociale et
culturelle.
Les amis de la Tunisie assurent que les dirigeants européens sont
conscients de ces impératifs, mais n'osent sauter le pas nécessaire et
inéluctable. Trop d'intérêts, trop de lobbies s'y opposent encore. Ils ont donc
besoin que leurs amis en Tunisie réalisent quel rôle majeur ils peuvent jouer
pour influer sur le cours des événements, servant dans le même temps les
intérêts immédiats de leur pays et de leur peuple, ainsi que ceux, bien plus
médiats certes mais certains, de l'Europe et du monde, forcément.
Si ce monde est en crise, martèlent-ils, c'est pour manque de
solidarité et par défaut de mesures allant dans le sens d'une prospérité
partagée et non limitée à une aire géographique et des intérêts limités : un
milieu fermé, les pays du Nord, et des castes au pouvoir dans les pays du Sud.
Engoncés les uns et les autres dans leurs certitudes qui ne sont plus ni
logiques ni rationnelles au vu de l'état de délabrement avancé de notre monde,
ils nous mènent directement au chaos.
LE COMPLEXE DE BOURGUIBA
Connaisseurs des réalités européennes et du monde, mes
interlocuteurs européens le sont tout aussi sinon plus des nôtres; ils vous
parleraient de la Tunisie bien mieux que nombre de nos compatriotes. J'ai déjà
livré ici leur appréciation sévère de nos élites au pouvoir ou à ses portes.
J'y rajouterai aujourd'hui ce jugement si expressif de l'un d'eux, résumant une
tonalité d'ensemble.
Parlant de nos politiciens, ce fin observateur de notre vie
politique use du terme de «bourguibite», désignant un complexe qu'aurait laissé
dans les mentalités la geste du fondateur de la République tunisienne. Se
jouant du mot, cet ami désigne par ce complexe, outre le sens connu, un mélange
détonant d'orgueil démesuré au point de l'arrogance et une sentimentalité
exacerbée jusqu'à la faiblesse et l'effacement.
La plus mauvaise illustration en aurait été donnée par la
catastrophique fête de la nouvelle constitution à l'Assemblée constituante, particulièrement
lors du discours haineux de l'hôte iranien qui n'a trouvé aucun officiel
tunisien pour le contredire publiquement. On aura beau jeu de se confondre
après coup en excuses; le mal était fait. Ce mal, précise-t-on, a moins touché
l'image du pays qu'il n'a écorné la crédibilité des politiciens actuels de
Tunisie, faisant pour le moins preuve de pusillanimité.
Pourtant, une telle attitude, s'empresse-t-on de soutenir —- me
rejoignant ainsi dans mes propres convictions — ne reflète aucunement le
sentiment général d'un peuple qui garde, dans sa grande majorité silencieuse, à
l'envers de ce qu'on voit chez la minorité prétendant le représenter, une
profonde affection pour l'Occident en général et l'Europe en particulier. Cette
affection est sincère; aussi est-elle exigeante, alimentant par moments de
sérieux accès de colère qui ne sont que le résultat d'un véritable dépit
amoureux. Et c'est un dépit salutaire, claironnent-ils à l'unanimité, au vu de
l'impéritie de la politique officielle de l'Europe en Tunisie nouvelle.
S'agissant de la classe politique tunisienne, c'est d'ego
surdimensionné
LA LEçON DU MODÈLE TUNISIEN
On m'assure aussi que l'Occident est tout admiratif devant la
vitalité de la société civile tunisienne, la maturité du peuple de Tunisie qui démontre
qu'il est doté d'une volonté farouche, doublée d'une volupté certaine, un désir
de vivre qui n'est qu'une autre façon d'agir, d'assumer le vivre-ensemble
postmoderne fait d'une effervescence des sens et des affects.
C'est cette originalité populaire qu'on ne trouve pas toujours
chez les politiciens tunisiens par trop conformistes, empressés d'aller dans le
sens des desiderata de leurs partenaires, se désolent-ils. Car si une telle
attitude peut être payante en temps normal, lorsqu'on n'a pas d'atout dans son
jeu, devant recourir au bluff, elle est contre-productive quand on a en main bien
des atouts. Or, la Tunisie a aujourd'hui l'atout majeur, celui qui la
Révolution modèle que son peuple lui a permis d'avoir. Et c'est un droit, qui
est aussi un devoir s'imposant aux vrais partenaires occidentaux se disant
amicaux, selon ces amis sincères d'Occident.
Car le développement est un tout, et il doit être d'abord culturel
et politique afin de faire pousser les racines nécessaires aux changements de
mentalités, d'autant plus nécessaires que le processus est long. Ces
mentalités, y compris et surtout en Europe, doivent changer afin que la cadence
de développement des pays du Sud soit progressivement alignée sur celle du
Nord; sinon c'est la catastrophe assurée pour tout le monde.
Tout se passe aujourd'hui comme avec une voiture roulant sur
l'autoroute. C'est le véhicule des pays du Nord. On voit régulièrement venir
s'écraser sur le pare-brise les divers insectes dont la cadence de vol ne
saurait supporter celle élevée des voitures pour échapper à la mort inévitable.
Il s'agit des pays du Sud. Les deux cadences doivent donc s'équivaloir forcément
pour éviter ces drames passés inaperçus ou sous silence. C'est impératif;
sinon, un beau jour, il y aura bien trop d'insectes venant s'écraser sur les
pare-brise des voitures au point de rendre la vision impossible; ce qui
entraînera le dérapage des bolides du Nord lancés à pleine vitesse vers une
fatale catastrophe. Et le modèle tunisien est là pour nous administrer cette
leçon salutaire.
L'HEURE EUROPÉENNE
Nos amis d'Occidents sont tout aussi sincères que soucieux de
garder l'anonymat du fait que leur parole de vérité heurte assez la
bienpensance de leurs milieux sans trouver encore l'écho nécessaire du côté
tunisien qui demeure le premier concerné. Aussi, apostrophent-ils nos
dirigeants par mon intermédiaire en s'ouvrant volontiers à moi, connaissant mon
passé et mes idées, outre l'amitié des temps où j'étais encore au service de
mon pays, osant déjà dire ce qui était iconoclaste et agir contre le
conformisme officiel.
Ils me rejoignent donc pour appeler M. Mehdi Jomaa à déposer
solennellement, lors de sa prochaine visite à Bruxelles, la candidature de la
Tunisie à l'Union européenne. Agissant de la sorte, assurent-ils, il rendra
bien service à l'Europe elle-même, y faisant — au moins sur le plan des
principes — bouger salutairement les dogmatismes, ces conceptions figées,
autant de lignes Maginot modernes.
Bien évidemment, il agira aussi dans le sens de l'intérêt de la
Tunisie, ce qui est non seulement son droit, mais aussi son devoir envers les
générations actuelles et futures, les préservant de «l'holocauste moderne»
(l'expression est de la maire de Lampedusa), devenu quotidien en Méditerranée
et dont il a le devoir moral de se désolidariser.
Aujourd'hui, affirment ces Européens convaincus et Tunisiens de cœur,
c'est l'exigence du peuple tunisien que son acte fondateur d'une Tunisie nouvelle,
démocratique et tolérante, soit reconnu à sa juste et éminente valeur. Et il n'est
qu'une seule manière de le faire : celle de l'intégration en bonne et due forme
de la Tunisie au système de droit occidental, politique et économique. Cela
passe inévitablement par l'adhésion de la Tunisie à l'Union européenne, ayant
même selon la plupart des spécialistes européens davantage le droit d'y être
que nombre de pays géographiquement d'Europe.
La Tunisie est la porte sud de l'Europe et cette porte ne doit pas
être dérobée, ne faisant de la Tunisie, au mieux, qu'une arrière-cour, juste
bonne pour les affaires en un marché bien ouvert aux capitalistes occidentaux,
mais fermé aux valeurs humaines. Le statut de membre de l'Europe pour la
Nouvelle Tunisie est inévitable. S'il ne se fait pas aujourd'hui, il se fera
demain quand on finira par réaliser que ni les conceptions de géographie ni les
conditions culturelles ne sont plus conformes à l'idéologie de nos ancêtres.
Aujourd'hui, on est plus que jamais uni et unifié autour de valeurs démocratiques
communes au service de la cause éminente qu'est la paix. Et celle-ci est
synonyme de prospérité; laquelle doit être partagée, équitablement répartie !
Voici le message à nos gouvernants d'amis sincères, Européens dans
l'âme. C'est le secret message d'amis occidentaux honnêtes et responsables,
liés par l'obligation de réserve, mais encore plus par un impératif moral
catégorique les faisant se délier de celui qui tend à être majeur et unique
aujourd'hui dans les relations tuniso-européennes : l'intérêt mercantile.
À M. Jomaa, à la veille de son voyage à Bruxelles, ils disent donc
: Agissez avec l'intelligence et le fin sens politique qui vous sont connus, de
sorte que la question de l'intégration de la Tunisie à l'Europe soit la
priorité des instances européennes dès le lendemain des futures élections à
l'échelle du continent.
Et en ultime conseil qu'ils se permettent de donner en toute
lucidité à leurs amis de Tunisie, ils me chargent de celui-ci que je ne fais
que rapporter, ayant personnellement des scrupules à le formuler :
«Rappelez-vous toujours que vous êtes issus d'une civilisation grandiose qui
était florissante quand nos propres ancêtres montaient encore aux arbres !
Donc, dites-vous bien que vous ne mendiez point en exigeant ce qui tombe sous
le sens, outre le fait d'être votre droit au nom des valeurs d'égalité que nous
devons avoir en partage. Cela doit l'être dans le cadre d'une aire de
civilisation, un espace de démocratie qui soit d'abord et avant tout concrète
et non simplement formelle, donc humaniste.»
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