Loi électorale : la solution de facilité pour se saisir du pouvoir
Nous vivons en Tunisie à l'envers de la logique et à l'avers de l'absurde. Regardons nos administrations ! Essayez de joindre par exemple le standard du ministère des Affaires étrangères aujourd'hui que les deux plus hauts responsables sont absents : personne ne vous répondra. C'est qu'on ne travaille plus en ce pays, censé être redevenu libre; on fait tout juste acte de présence, mais quand le chef est là. La mentalité de la dictature étant toujours dans les têtes, on garde le réflexe de l'oeil de Big Brother.
Les mauvais réflexes sont toujours là, y compris chez nos élites censées donner l'exemple, surtout pour se saisir du pouvoir, cet obscur objet du désir de la plupart de nos politiciens. Tout est alors permis, même l'abandon des valeurs devant dicter notre comportement.
Nous en avons eu les exemples les plus éloquents : de Carthage, sommet toujours prestigieux de l'État, où le militantisme d'antan n'a pas résisté à la voracité d'une ambition honteuse. Du gouvernement aussi, où le parti majoritaire n'a quitté le pouvoir qu'après avoir violé par un machiavélisme maximal les valeurs spirituelles dont il se dit inspiré. De la plupart du reste des forces politiques également, qui ne montrent pas moins de zèle dans cette pratique dévergondée d'une pratique taillée à la mesure des ambitions personnelles des uns et des autres, ayant pour point commun l'oubli du peuple, qui devait être pourtant leur seul centre d'intérêt.
L'exemple de la loi électorale en préparation en est une belle illustration. Si le conseil de sagesse invite à ne pas changer une équipe qui gagne, ce qui suppose qu'on change prestement celle qui perd, nos élites font tout le contraire. Ainsi s'accroche-t-on à un système électoral qui a démontré spectaculairement sa faillite depuis trois ans. On nous dit qu'il y a consensus à l'Assemblée nationale pour reconduire la même technique électorale; et la raison, c'est qu'elle est la plus favorable au système des partis qui squattent aujourd'hui le pouvoir ou qui ont hâte d'y revenir.
On n'ose surtout rien vouloir changer, non pas qu'il n'existe pas de systèmes de rechange bien meilleurs, non pas qu'il n'y ait pas moyen d'innover en la matière, mais tout simplement parce que les intérêts partisans sont trop forts et l'appétit du pouvoir encore plus avide.
Pourtant, on sait qu'en Tunisie, il n'est de meilleure relation entre un électeur et son élu que personnelle, autorisant au premier de demander des comptes au second afin que celui-ci ne se sente pas trop fort, libéré du moindre rapport avec des électeurs. C'est que dans le système actuel, personne ne connaît personne et l'élu ne doit allégeance (quand il ne s'y soustrait pas en cours de mandat !) qu'au parti qui l'a fait élire sur des listes se réduisant souvent à n'être qu'un fourre-tout que ne justifie que l'ambition du pouvoir.
Il est clair que nos partis, classés à droite, au centre ou à gauche, cherchent d'abord le pouvoir et se moquent de la qualité de la relation entre les électeurs et leurs élus. Ils ne veulent surtout pas d'un rapport qui soit basé sur la confiance, un lien fait d'obligations, l'élection devenant une mission à remplir, sinon elle encourrait une sanction immédiate.
C'est un tel système électoral que nos constituants, aidés de nos experts qui en ont largement le talent, devraient privilégier pour les prochaines élections s'ils souhaitent tenir véritablement compte de l'avis du peuple et démontrer qu'ils respectent sa souveraineté. En reconduisant le système qui a échoué, même s'ils prétendent l'amender pour en atténuer certaines de ses imperfections, ils ne font que démontrer le peu de cas qu'ils font de la volonté populaire.
Celle-ci commande qu'on permette au peuple de savoir pour qui il vote et de pouvoir demander aussi des comptes à ses élus. Un système juste, respectueux de la souveraineté populaire, remettrait de l'honnêteté, et donc la rationalité, dans les rapports entre élus et électeurs, ces derniers retrouvant la possibilité de demander à surveiller la prestation d'élus qui n'ont plus de blancs-seings, empêchés de se transformer en petits dictateurs entre deux échéances électorales ou l'on se soucie du peuple comme d'une guigne.
C'est ce qu'on a vu trois ans durant avec le cortège de malheurs et de drames; est-ce ce qu'on veut pour les années à venir ? Ce serait flouer le peuple et fouler l'esprit de la Révolution aux pieds, mépriser les électeurs que les partis ne sont plus en mesure de représenter comme on le croyait ou ainsi qu'on se targue de le faire.
En Tunisie, la démocratie est à réinventer, et cela commence par l'imagination d'un nouveau mode de scrutin qui soit uninominal, personnalisant le rapport entre l'électeur et l'élu, tout en l'entourant de garanties nécessaires et suffisantes afin que l'électeur ne perde jamais sa prééminence sur l'élu et que celui-ci ne profite pas de moyens ou de subterfuges pour tromper ses électeurs toujours aux aguets.
Un contrat de mission doit être consacré dans la loi électorale avec un rôle accru confié aux représentants de la société civile qui doit jouer aujourd'hui le rôle dévolu dans les démocraties classiques aux partis ayant prouvé, depuis la Révolution, qu'ils ne sont que des caisses de résonance aux intérêts privatifs et aux ego surdimensionnés des politiciens.
Notre peuple est assez intelligent et ses juristes spécialistes assez doués pour qu'on arrête de singer la démocratie trouée d'illégalités d'un Occident qui est en pleine crise morale et intellectuelle, bien plus qu'économique. D'aucuns assurent, même en cet Occident en déclin, et j'en suis, que le salut de la démocratie occidentale pourrait venir de Tunisie, de chez nous, si nous osions assez croire à la chance que nous avons de régénérer la pratique politique.
C'est d'une transfiguration de la politique qu'il est question, que commande d'ailleurs l'esprit de la Révolution tunisienne; et c'est bien dans nos cordes; faut-il juste y croire!
Publié sur Leaders