Que pensent nos amis occidentaux des récents événements de Tunisie
au-delà des propos convenus et de circonstance ? Quel est leur imaginaire de la
Révolution tunisienne ? De passage à Paris, les relations diplomatiques que j'y
garde ont bien voulu m'ouvrir leur cœur. Il s'agit de ces amis de notre pays
dont j'ai toujours apprécié le haut degré de clairvoyance et de lucidité
alliées à une éthique politique inaltérable avec un langage rare de vérité.
Des propos iconoclastes
Ce sont donc des pensées intimes que je livre ici, recueillies
auprès de consciences libres, prenant acte tout autant des réalités de la chose
publique que de la marche de l'histoire. Il s'agit de propos iconoclastes
venant de personnes européennes honorables de Paris, au-dessus de tout soupçon
d'angélisme, gardant une haute idée de la politique, pensant librement à défaut
de pouvoir le faire pour cause du principe de réalité si réducteur et des
intérêts imposant leur imperium.
Quelle impression ont donc nos amis d'Occident de ce que nous vivons
en Tunisie ? Pour les plus enthousiastes, la Tunisie est portée par une de ces
lames de fond dont l'histoire est capable de temps en temps; elle peut, à
terme, aider à changer du tout au tout la face du monde, surtout que son peuple
est éveillé, que sa société civile très active. Des idées neuves y sont agitées
et elles ne peuvent pas laisser de marbre les libres consciences.
Une telle perspective reste toutefois obérée par le mental fragile,
un manque de confiance en des moyens matériels limités qui sapent un moral
pouvant parfois se révéler invincible. Tout dépendra donc de la force mentale
des Tunisiens, moins de leurs dirigeants souvent alignés sur les vues des
puissants amis, quels qu'ils soient, que fondés sur le génie propre à leur
peuple ayant pourtant fait ses preuves. Cette sorte de pusillanimité est bien
évidemment encouragée par les puissances étrangères ayant intérêt à ce que
l'exception tunisienne n'aille pas trop loin, pour demeurer de celles qui
viennent confirmer la règle. Et celle-ci se résout dans le conformisme ambiant,
le statu quoi si commode bien qu'il soit d'un autre temps.
C'est un tel conformisme qui fait malgré tout plaisir à d'autres de
mes amis occidentaux, qu'ils soient théoriciens ou praticiens, se félicitant
que l'idéologie occidentale ait de si brillants disciples auprès des élites
tunisiennes qui comptent. Ils y retrouvent même un occidentalocentrisme passé
de mode, une conviction quasi naïve des vertus de la modernité occidentale
qu'ils ne peuvent plus avoir, connaissant ses tares désormais prouvées. Ce qui
les ravit le plus, c'est la conviction chez les Tunisiens en la démocratie
formelle telle que pratiquée en Occident où elle a pourtant perdu de son
lustre, et souvent ravalée au statut d'une coquille vide, sinon de sens, du
moins de valeurs qu'on bafoue désormais si allègrement.
La possibilité d'une démocratie réinventée
C'est le principal acquis, pense-t-on, chez ce microcosme parisien
analysant la crise de l'Occident en plein marasme moral. La Tunisie croit en la
démocratie et veut en jeter les jalons sur son territoire. Or, à observer les
initiatives prises par la société civile, plus novatrices les unes que les
autres; à lire les réflexions de certaines et à écouter les discours de
certains autres, on ne peut que croire à une possible refondation de la
démocratie en Tunisie; une sorte de postdémocratie, comme je me plais
personnellement de la qualifier.
Toutefois, acteurs de terrain ou l'ayant été, mes amis diplomates
occidentaux ne pensent pas moins que l'utopie tunisienne, bien qu'elle soit de
celles qui se réalisent, manque encore de l'ingrédient essentiel qui permet la
bascule de l'irréel au réel. À voir à quel point le pouvoir dans sa conception
classique exerce d'impact sur les politiciens en Tunisie, au point de leur
faire prendre des distances avec leurs propres principes et valeurs, ils
concluent que la classe politique en Tunisie ne croit pas assez à l'innovation
majeure dont leur pays est bien capable.
On juge notre classe politique timorée par excès de réalisme et par
trop conformiste, se voulant bien pensante au risque de la bienpensance, et surtout
de coupure avec son peuple. Car la sociologie du peuple de Tunisie met en
exergue la radicalité de ses exigences d'une démocratie renouvelée où les foules,
en cette époque qui est la leur, ne sont plus disposées de céder sur leurs
revendications.
Mes amis d'Occident assurent d'ailleurs que nombre d'entre eux, trop
réalistes ou trop passifs, pèsent de tout leur poids pour que les élites
tunisiennes imitent leur exemple tendant au maintien de l'état actuel du monde
jugé incontournable, le nec plus ultra d'un minimum de stabilité dans l'instabilité
secouant le monde. Les plus diserts regrettent toutefois un tel conservatisme
de part et d'autre, et surtout du côté tunisien, où le destin semble propice à
une révolution mentale aux retombées qui seraient bénéfiques pour le monde
entier.
Un conformisme généralisé
Ils confirment ainsi la justesse des vues sur la nécessité d'abandon
du paradigme fini des rapports mondiaux basés sur l'omnipotence de l'État et sa
souveraineté formelle, aboutissant à consacrer la prééminence avérée des pays
riches et puissants, lui cédant tous les privilèges contre à peine quelques
obligations qu'impose pourtant la solidarité internationale. Ils assurent croire
aussi qu'un paradigme nouveau est en train de naître et qu'il impose des
révisions déchirantes dans les relations internationales, mais salutaires pour
la paix mondiale, et en Méditerranée pour commencer.
C'est justement ce qui pourrait se mettre en place assez tôt si l'on
s'avisait de faire de l'expérience tunisienne l'occasion de pratiquer une
nouvelle donne dans les relations internationales. La Tunisie ayant fait le
plus dur sur le plan interne, elle peut aider à faire encore plus pour la paix dans
le bassin méditerranéen. Néanmoins, elle ne saurait le faire qu'avec la
coopération active de ses partenaires européens. Faut-il qu'elle ose demander
solennellement cette coopération qu'impose la situation !
Mes amis européens me disent regretter que les officiels tunisiens
n'aient pas, à ce jour, saisi la légitimité de la Révolution tunisienne pour
révolutionner la pratique antique de la politique et les schémas éculés qui s'y
attachent. Pourquoi ne reprennent-ils donc pas, s'interrogent-ils avec
insistance, l'idée pourtant défendue par nombre de voix respectables d'adhésion
à l'Union européenne ?
Il est clair, pour eux, que l'Europe ne prendra jamais l'initiative
de proposer pareil bouleversement de ses fondamentaux, sauf à y être obligée
par une massive croisade venant de la Tunisie. Et celle-ci a pour elle
l'argument massue de l'État démocratique naissant ayant besoin d'être articulé
à un système démocratique ayant fait ses preuves afin de ne pas céder à ses
démons et garantir les meilleures chances de succès à son entreprise dont les
retombées, tout comme les implications, dépassent le cadre de ses frontières.
Et ils rappellent qu'on l'a vu hier avec le roi du Maroc, osant
défier le conformisme ambiant pour finir par obtenir des compensations assez
importantes moyennant une initiative qu'il a retirée non par manque de
pertinence que pour impertinence, jetant un trouble nécessaire et salutaire dans
les consciences endormies.
Aujourd'hui, malgré l'acte majeur que fut sa révolution, la Tunisie
n'a même pas encore le statut qui revient au Maroc; et tout au plus
obtiendrait-elle un statut équivalent alors qu'elle est, qu'on le veuille ou
non, le leader démocratique dans la région. Un statut à confirmer par des
structures et des mécanismes viables, bien évidemment. Or, justement, cela ne
se fera jamais sans le parrainage de l'Union européenne. C'est un pareil
adoubement qui mettra en sécurité le processus démocratique en Tunisie tout en
assurant la continuation paisible de son développement en nouvelle démocratie.
Outre cette adhésion de nature à créer un espace de démocratie
méditerranéenne, mes interlocuteurs me confirment dans la justesse des vues concluant
à la nécessité d'ouvrir d'ores et déjà cet espace aux ressortissants tunisiens
sous couvert d'un visa biométrique de circulation. L'actuelle mouture du visa est
«has been», assurent-ils. Et il ne s'agit pas d'octroyer aux Tunisiens une
faveur, car la libre circulation est un droit; bien mieux, elle est au cœur du
libéralisme, l'homme seul étant créateur des richesses; et il n'est meilleur
créateur qu'un homme libre de ses mouvements !
Les Français parmi mes interlocuteurs sont nettement amers à l'égard
du gouvernement de leur pays, notamment les personnalités de gauche parmi eux.
Ils ne comprennent pas pourquoi on n'agit pas dans le cadre de la francophonie
à un pareil espace de démocratie, une étape nécessaire pour une future aire de
civilisation permettant une communion réelle entre les valeurs d'Orient et
d'Occident. À une telle œuvre, la Tunisie se prête à merveille.
Quand seules comptent les affaires
Certes, les plus réalistes me disent que l'attitude timorée des
dirigeants tunisiens n'osant faire sauter le verrou psychologique en eux à
l'égard d'Israël continuera de peser lourd. S'ils apprécient l'appel courageux
de certains à mettre enfin en pratique les vues déjà anciennes de Bourguiba,
entretenant des rapports normaux avec cet État qui remplit bien sa place dans
le concert des nations, ils croient que ce serait encore trop demander de la
classe politique actuelle en Tunisie. Celle-ci leur semble par trop timorée et
même assez pusillanime face au conformisme supposé de la société tunisienne.
Rares sont parmi eux ceux qui partagent la conviction, comme la
mienne, que la société tunisienne est loin d'être conservatrice; et même s'ils
sont prêts à le croire, encore faut-il le prouver, disent-ils; or, cela
nécessite bien plus que du courage : une nouvelle classe politique. Surtout,
qu'en face, on se satisfait de pareil état mental, propice à la propagande en
faveur d'Israël qui pourra être encore présenté en modèle de démocratie; ce
qu'il n'est point, concèdent-ils. Mais le réalisme commande de prendre pour
argent comptant ce qui ressemble le plus aux espèces sonnantes et trébuchantes;
ce qui est le cas de la politique d'Israël alors que celle des pays arabes
relèverait de la monnaie de singe.
Voilà un condensé de propos livrés par des amis d'Occident en toute
sincérité et plutôt sous le sceau de la confidence, moins par goût d'agir
incognito, car ils sont capables d'oser mettre les pieds dans le plat, mais par
réalisme. Ils pensent, en effet, que c'est aux Tunisiens, aux décideurs parmi
eux notamment, de commencer à développer et mettre en ouvre les idées neuves
nécessaires pour trouver écho auprès des consciences libres occidentales
n'attendant que pareil acte de courage de leurs amis pour de manifester.
Cependant, ils doutent que cela puisse se faire, leurs propres
collègues et amis conservateurs mettant trop de pression sur la Tunisie pour la
maintenir dans l'État qui commence à être le sien actuellement : celui d'une
prédémocratie avec un marché ouvert aux affaires. Or, quand seules comptent les
affaires, on préfère un État de moindre droit.
De plus, tout en convenant de l'inéluctabilité des nouvelles
modalités de rapports internationaux, y compris en termes de circulation, on ne
peut s'empêcher, assurent-ils, de penser à l'énormité de l'imbroglio qui sera
ainsi créé pour l'Europe dans ses relations avec les autres pays de la région.
En cela, elle ne pourrait exciper de la démocratie tunisienne, tant que
celle-ci n'a pas fait encore ses preuves. Et quelle meilleure preuve que celle
que donneraient ses dirigeants par des initiatives innovantes, véritablement
révolutionnaires ? La classe politique actuelle en Tunisie, toutes tendances
confondues, estiment-ils, ne semble pas juger les choses autrement que leurs
partenaires étrangers, occidentaux notamment dont ils reprennent à leur compte
la vision marchande des réalités internationales.
Avis à nos décideurs et acteurs politiques. Et comme le changement
est inéluctable en notre pays, qu'ils agissent dans le sens de l'histoire avant
de voir l'histoire agir pour eux, mais contre eux.
Publié sur Leaders