Dans sa magistrale thèse sur
le soufisme en Égypte et en Syrie,[i]
Eric Geoffroy démontre à quel point les soufis avaient de l'importance, de
l'influence et du prestige dans l'État islamique, aussi bien en Égypte et en
Syrie, que dans le reste de l'Orient et même du monde arabe musulman dans son
ensemble.
Soufisme et salafisme
Ce courant était surtout
lettré et savant, tout en ayant une réalité populaire incontestable; et il
s'est trouvé en concurrence avec un autre mouvement, bien plus élitiste, qui
allait devenir prépondérant à la faveur des événements politiques. Il s'agit du
salafisme qui a été, au départ, une réaction à l'impérialisme, occidental à l'époque, mais sous
d'autres formes auparavant.
Par impérialisme, je
n'entends pas seulement le sens commun manifestant une politique d'État visant
à étendre sa domination militaire, économique, culturelle et politique. Je vise
aussi cette tendance collective à la domination de certains intérêts perçus
comme étrangers. Si le premier sens a correspondu à la réalité des États
islamiques au moment de l'apogée du salafisme, c'est le second qui a prévalu au
moment de la naissance du salafisme au temps de la domination culturelle du
mouvement rationalisant des mu'tazilites à la faveur de l'influence perse dans
la dynastie abbasside.
Et c'est avec
l'intensification de la pression impérialiste occidentale sur le monde
arabo-musulman que le salafisme a eu le coup de fouet qui l'a érigé en
défenseur de l'islam. Au départ, il est vrai, il était fondé à dire
que le retour à l'islam véritable pouvait servir de levier à la fois moral et
matériel en vue de combattre ses ennemis. Mais c'est en déniant au soufisme
toute légitimité, en le dénigrant, le ramenant aux aspects folkloriques,
auxquelles même la science n'échappe pas (n'y a-t-on pas droit aussi aux
charlatans?), il n'a fait que servir l'impérialisme qu'il prétendait combattre.
C'est qu'il allait ainsi dans son sens, ridiculisant l'islam, en faisant une
religion rétrograde, accréditant§ la thèse que seuls le savoir et la science
occidentaux pouvaient sortir l'islam de la décadence.
De là à dire que l'esprit
salafi d'origine a été pollué par les ennemis de l'islam, internes comme
externes, il n'y a qu'un pas que certains historiens ne sont pas très loin de
franchir. Pour notre part, sans rentrer dans une telle chicanerie, nous nous
contentons de relever l'état de complicité objective existant entre les salafis
d'aujourd'hui est les ennemis de l'islam. Les uns veulent faire de notre foi de
la tolérance une religion de haine et d'exclusion, et les autres ne voient dans
de telles manifestations qu'un argument supplémentaire pour dénoncer une
religion qui fut pourtant l'axe majeur d'une brillante civilisation
universelle, à l'origine de la leur.
C'est pourquoi on voit tout
le monde, y compris l'Occident, regarder de travers la Révolution tunisienne,
aujourd'hui, cette régénération de la vie dans notre pays; et elle est à la
fois politique et spirituelle. D'aucuns n'y veulent pas de véritable
démocratie, car risquant de devenir une menace pour des dictatures bien
commodes pour nombre d'intérêts. D'autres ne souhaitent pas un islam tolérant, risquant
de pulvériser à la base leur légitimité politique et religieuse. Et l'Occident
n'a aucunement l'intention de laisser la Tunisie échapper à son emprise
idéologique, surtout en termes économiques. Pour cela, il entend en faire un
marché ouvert à ses produits avec le maintien d'un système de libéralisme
économique sans libéralisme politique qui supposerait, pour le moins, un égal
traitement entre les hommes et les marchandises.
Or, grâce à sa révolution,
le peuple tunisien est en train de se réapproprier son identité. Et à la faveur
des excès du salafisme outrancier, il redécouvre sa spiritualité soufie. Refaisant
son unité, il retrouve une indépendance certaine, altière, rétive à la
perpétuation des rapports internationaux injustes.
Le retour du soufisme
Comme le dit Michel
Chodkiewicz dans sa présentation de la thèse de Geoffroy, le soufisme confronte
à merveille « temporel et intemporel », « histoire et
métahistoire ». Ce soufi français nous en a donné une illustration
significative avec sa thèse remettant en cause les clichés dotés encore d’une
extraordinaire résilience sur le soufisme., Ces clichés colportés pour une
bonne part par des orientalistes se retrouvent chez nous, aussi bien chez nos
élites occidentalisées que nos massez fanatisées; et elles ne font que
manifester l'influence consciente ou inconsciente de la tradition
judéo-chrétienne en islam.
La conclusion de la thèse
d'Eric Geoffroy reste d'actualité quand il affirme que le tasawwuf, sous toutes
ses formes, les plus hautes ou les plus populaires, occupe dans l’époque qu’il
décrit une position « centrale et dominante ». Nous pensons qu'elle
est à reprendre mutatis mutandis pour la Tunisie telle qu'elle se fait sous nos
yeux. On y assiste, en effet, même si cela se fait encore en sourdine, à la
revanche éclatante du soufisme, cet islam paisible et lumineux — le vrai
salafisme, au fait - sur la fausse déclinaison de ce dernier dont relève encore
le parti islamiste au pouvoir.
Ainsi que l'affirme
d'ailleurs Geoffroy dans son récent livre, l'Instant soufi,[ii] «le
soufisme attire, séduit, tandis que l’islam fait figure de repoussoir. Quel
paradoxe !». Or, plénitude de l’islam, voie d’excellence évoquée par le
Prophète, cette mystique islamique est une recherche de la connaissance de la
divinité; elle est la voie en mesure de permettre la progression spirituelle
des musulmans devant la régression que représente l'esprit salafi dénaturé,
celui de la haine et de la violence. Et c'est une voie qui entend être aussi
une voix de justice faite de justesse dans le concert des nations en manquant
cruellement.
Ce parfum enivrant de
l'islam est aujourd'hui aux senteurs du jasmin; cette saveur de la vie est au
pain chaud de Tunisie, si comparable au biscuit. Car, avec le coup du peuple en
notre pays, il y a eu un éveil à la dignité; or, le soufisme est déjà un éveil
à l'universel dans cette acuité de la conscience dans une vigilance à
l'altérité ne quittant jamais l'âme, faisant de la voie du musulman en notre
pays la Voie recherchée par l'Homme parfait soufi, une voix de la justesse
aussi qui est finalement une quête de la justice.
La sociologie compréhensive
nous apprenant à écouter l'herbe pousser, c'est ce que nous croyons percevoir
comme traits essentiels en une Tunisie effervescente. Ils sont faits d'affects et
d'un émotionnel prédominant dans la prévalence d'aujourd'hui de la société
officieuse, cette centralité souterraine.
Regardons donc le soufisme
prendre sa revanche sur le salafisme ! L'avenir est à une Tunisie soufie. Pour
le bonheur de l'islam.
Notes :
[i] Publiée sour le titre «Le
soufisme en Égypte et en Syrie. Sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans.
Orientations spirituelles et enjeux culturels», Presses de l’Ifpo, Institut
français d'études arabes de Damas, collection : Études arabes,
médiévales et modernes | n° PIFD 156, 1996, 598 p. On peut consulter la
thèse en ligne : http://books.openedition.org/ifpo/2342
[ii] Édité par Actes Sud,
collection «Le souffle de l'esprit», Paris, 2000, 46 p. Je paraphrase
d'ailleurs ici ce savoureux témoignage d'un Occidental épris du meilleur de
notre islam.
Publié sur Contrepoints