Le beurre et
l'argent du beurre ou le jeu occidental en Tunisie
L'Occident joue aujourd'hui un
jeu périlleux en Tunisie. Il croit aller dans le sens de la volonté du peuple
comme il l'a fait au moment de la chute de la dictature; mais il a le tort de
se focaliser sur deux éléments essentiels à ses yeux, mais qui ne le sont pas à
ceux des masses. Il s'agit de deux erreurs graves qui le font passer à côté
d'une vérité dont il ne veut pas prendre compte et qui fera fatalement échouer
son entreprise actuelle en Tunisie.
Les erreurs de l'Occident
Abdelwaheb Meddeb a éloquemment
souligné ici le tropisme occidental qui théorise d'une manière erronée une réalité avérée, tout
en restant à sa surface. Pour les détails, on peut revenir à la magistrale
démonstration de M. Meddeb dont je ne partage cependant pas les conclusions.
Je préciserai juste ici que
l'Occident, les États-Unis en tête, font l'erreur de tabler dans leur nouvelle
politique arabe musulmane sur un parti présenté comme modéré et qui ne l'est
pas. Certes, eu égard au grand allié saoudite, le parti de cheikh Ghannouchi a
de quoi séduire les Américains; nonobstant, il ne fait que caricaturer l'islam
des Tunisiens avec une conception mi-figue mi-raisin qui sera tôt ou tard
rejetée par un peuple plus lucide qu'on ne veut le reconnaître.
L'expérience actuelle du pouvoir auquel Ennahdha s'accroche quasi
névrotiquement ne font que mettre l'accent sur ses turpitudes. Or, si le peuple
tunisien est attaché à ses traits identitaires que l'islam condense, ce n'est
pas la lecture qu'en fait ce parti qui pratique à merveille le double langage.
De plus en plus de voix se font
entendre aujourd'hui pour appeler à l'émergence d'un parti qui soit
véritablement la voix du peuple, ayant une orientation humaniste et
démocratique, tout en étant représentatif de ce qui fait l'essence de l'islam,
sa spiritualité.
Il est déjà des signes qui ne
trompent pas. Ainsi, le score réalisé par des partis comme Aridha Chaabia ou le
CPR, le premier du fait du soutien des soufis et le second pour cause de
programme officiel allant dans le sens des exigences populaires. Malheureusement,
ces deux partis n'ont pas transformé l'essai, notamment le CPR qui, bien qu'arrivé
au pouvoir, s'est enchaîné à tort à Ennahdha. Aussi, on s'attend à l'apparition
future d'une autre formation tenant compte de l'islam tunisien qui est
fondamentalement holographique, à trois dimensions, où le soufisme côtoie une
vision religieuse rationaliste et tolérante. L'islam d'Ennahdha est manifestement périmé; c'est la
première erreur occidentale de tabler sur son avenir dans le pays malgré tout.
La seconde est que les Américains, se conformant en cela à
leurs habitudes, ont moins en vue les valeurs qu'ils prétendent défendre que
les principes économiques fondant leur idéologie. Ils veulent faire de la Tunisie un marché ouvert et pensent
que l'islam n'est pas incompatible avec le libéralisme.
Disons tout de suite qu'en cela,
ils ont raison; et le programme d'Ennahdha est ultra libéral. Néanmoins, ils
ont le tort de méconnaître les réalités sociales du pays qui rejette le
libéralisme économique tel qu'incarné
par l'Occident dans les faits. Le Tunisien n'est pas opposé à la logique du
marché dans l'absolu; il est en la matière légaliste et logique; aussi, il dit
à l'Occident qu'il sait être un partenaire inévitable : si vous voulez qu'on
fasse partie de votre système, il faut que cela soit en tant que partie intégrante
et non en sous-fifre. Ouvrez les frontières aux humains, comme vous commande
votre doctrine libérale pour les marchandises dont les humains sont les
créateurs, et la Tunisie sera pour de bon le meilleur élève du capitalisme
mondial, en étant démocratique en prime.
Voilà le discours raisonnable
d'un peuple sage. Ce faisant, ce n'est pas seulement la logique libérale qu'il
exprime, mais aussi et surtout une vision éthique de la politique que lui
procure son identité islamique.
La vérité méconnue
C'est à ce niveau que se situe le
talon d'Achille de la stratégie occidentale en Tunisie : la violation par les ténors du libéralisme de leur
propre logique au nom d'autres intérêts tenant à la politique intérieure des
États et à un dogmatisme passé de saison.
Pourtant, ils doivent savoir
qu'on ne peut plus continuer à vouloir avoir le beurre et l'argent du beurre, que
la Tunisie ne sera jamais un marché ouvert à leurs marchandises sans
contrepartie. Et celle-ci doit profiter à tout le monde, comme de commencer par
ouvrir les frontières occidentales
à la libre circulation des Tunisiens. D'autant plus qu'il existe une technique
de nature à respecter scrupuleusement les exigences sécuritaires
incontournables aujourd'hui qui est le visa biométrique de circulation. Et cela
ne doit être que la première étape dans un processus d'intégration de la
Tunisie au système démocratique européen
Les temps ayant changé, on ne
peut plus continuer à vouloir relever d'un paradigme ancien saturé. Le sens de
l'histoire est à la construction d'un espace de démocratie qui consolide l'aire
de civilisation occidentale; et pareil espace peut être mis en place en
Méditerranée sans plus tarder, à la faveur de l'expérience démocratique
tunisienne qui ne manquera pas alors d'irradier sur tout le monde arabe et
ailleurs. Mais est-ce bien là ce
que souhaite vraiment l'Occident?
Si l'Europe, du fait de la forte
présence de Tunisiens sur ses terres, veut réellement s'orienter dans le sens
de ses intérêts ainsi que celui de l'histoire, elle doit s'empresser d'intégrer
formellement la Tunisie à son système économique et politique, l'un n'allant
pas sans l'autre. J'ai déjà appelé à l'adhésion de la Tunisie à l'Union
européenne et j'ai aussi suggéré à la France, eu égard à la côte d'amour
qu'elle a encore dans le cœur des Tunisiens, bien que réduite désormais à une
peau de chagrin, d'agir dans le même sens en s'employant à créer un espace
francophone de démocratie.
Il s'agit là d'autant de recettes
qui mettent cruellement l'accent sur l'impéritie occidentale aujourd'hui en
Tunisie, une impéritie coupable.
Et ce n'est pas parce que l'Occident s'est assuré un allié qu'il estime
de choix en Tunisie pour concrétiser ses vues erronées qu'il réussira dans sa
stratégie qui n'est pas seulement unilatérale et arrogante, mais à terme
suicidaire pour ses propres intérêts sans parler de la paix dans le bassin
méditerranéen et dans le monde.
L'Occident doit comprendre que la
Tunisie ne saurait passer de l'État d'un marché livré à la loi d'une maffia au
pouvoir à celui d'un marché abandonné au pilotage d'un capital international
n'ayant en vue que ses intérêts matériels.
C'est le sens de la Révolution
tunisienne, ce coup du peuple qui n'a pas été qu'une manœuvre occulte de
services étrangers agissant pour leurs propres intérêts, mais bel et bien une
réalité de terrain propice à un changement qu'on n'a fait que précipiter pour
en tirer profit. Or, à l'ère des foules qu'est la postmodernité manifestée à
merveille par l'effervescence tunisienne, il n'est nul intérêt durable s'il ne
tient compte des revendications des plus larges masses; Et les masses en
Tunisie exigent d'avoir l'argent de leur beurre.
C'est d'autant plus vrai que les
deux mamelles du mouvement de libération nationale tunisien furent, sur le plan
civil, l'activisme syndical populaire et, sur le plan spirituel, l'action
soufie. En Tunisie, on ne peut dissocier ces deux phénomènes qui est d'abord et
avant tout une terre de spiritualité, mais une spiritualité ouverte au monde et
aux valeurs humaines sans restriction; elle est donc soufie ni salafie ni
nahdhaouie.
Esprit de contradiction et démocratie
Pour revenir à l'article de
Meddeb, ce qu'il résume éloquemment, comme à son habitude, ce n'est qu'une
illustration contemporaine de la pensée américaine depuis ses origines, qui ne
fait que refléter les aspirations d'une classe sociale, la bourgeoisie,
consistant dans le devoir d'incarner un idéal fondé sur le mérite, la science
et l'harmonie sociale. Et cette dernière est supposée obtenue par des lois
justes, le peuple pour assurer son bonheur devant servir un monde de marchands
éclairés auxquels le pays doit sa prospérité. Justement, cette classe qui est
représentée de nos jours par les capitalistes multinationaux en un monde
globalisé n'est plus composée de marchands éclairés, mais de courtiers obtus,
aveuglés par leurs intérêts égoïstes devant être maximisés à l'extrême par tous
les moyens. S'ils étaient éclairés, ils veilleraient à choyer les créateurs
véritables des richesses que sont les humains en alignant pour le moins leur
statut sur celui réservé aux marchandises.
Bien évidemment, on crie rapidement
à l'utopie même si ce à quoi on appelle est inévitable. On oublie, dans le même
temps, que la pensée utopique s'est souvent confondue, au moment de la naissance
de l'Occident, avec la pensée politique. Et l'utopie occidentale a toujours
reflété une vision dogmatique de la loi, aux racines judéo-chrétiennes. D'ailleurs,
toutes les utopies qui ont été à l'origine de l'esprit rationaliste occidental, qui prétend aujourd'hui donner
des leçons à une civilisation arabe islamique lui ayant transmis la lumière,
sont basées sur le dogme suivant : les lois justes le sont du fait qu'elles
sont justes, et donc elles ne peuvent jamais être remises en question. En plus,
comme le précise Jean Servier dans son Histoire de l'utopie « par
son éducation; l'individu y est soigneusement privé de tout moyen
d'appréciation. On encourage la recherche dans les sciences physiques ou
mathématiques; mais la méditation philosophique est interdite si ce n'est sur
le Code la nature devenu philosophie d'État; Aucune utopie, même parmi celles
qui se réclament le plus de la fantaisie, n'imagine un "Temple de la libre
contradiction", une école ouverte à tous où toutes les philosophies
pourraient être exposées librement ».
Or, justement, l'esprit arabe est
foncièrement un esprit de la contradiction qui est, bien évidemment, l'essence
de la démocratie. C'est pour cela que j'en arrive à soutenir que les Arabes,
qu'ils soient d'origine berbère ou bédouine, musulmans ou non, sont des démocrates
dans l'âme du fait de cet esprit, qui est un atavisme, les portant à la
contradiction et qui, s'ajoutant à leur attachement ontologique à la liberté
forment les traits caractéristiques d'une démocratie véritable.
Quelle image plus belles
pourrait-on donner de la démocratie ? Ce qui manque aux Arabes, ce sont les
structures, les mécanisme; or, ils relèvent d'un ordre plus vaste, mondial, que
domine et gère un Occident dominateur usant de tous les moyens, dont notamment
l'imaginaire des peuples dominés, pour asseoir sa domination sur une commode autodépréciation.
Ainsi perdure l'image subliminale de
la suprématie de l'esprit occidental et de ses institutions, même si elles ne
sont plus parfaites. C'est à ce niveau mental que se joue aujourd'hui la
bataille idéologique. Et la Tunisie en est le terrain d'élection aujourd'hui.
Comme la découverte du Nouveau
Monde a été pour l'Occident le signe qu'il était possible de dépasser le
présent et d'assurer sa domination, le Coup du peuple tunisien est un autre
signe qui vient, au moment où cet Occident jadis conquérant achève son déclin,
lui donner une chance inouïe de se refonder pour retrouver une seconde
jeunesse. Car sa survie passe par ce Sud si souvent malmené et dédaigné bien
qu'il fut à l'origine de sa puissance.
C'est un ami qui s'adresse à lui,
mais un ami libre d'esprit et de conviction, s'efforçant de parler la langue du
peuple dont l'exigence première et dernière restera sa dignité. Cela impose ici
et maintenant le passage de l'ancien paradigme des relations politiques, à
l'intérieur comme à l'extérieur du pays, à celui qui est en gestation. La libre
circulation n'en est que l'élément symbolique, un verrou qu'il faut faire
sauter pour ouvrir la voie à une nécessaire révolution mentale.
Publié sur Leaders