Les enseignements politiques de l'affaire Ruud Krol
On ne nie plus le rôle de l'argent, investissant le sport au point
d'en dénaturer l'esprit, ce fair-play qui est une autre façon de parler morale,
être éthique. Certes, l'argent est incontournable, mais il y a loin de la
matérialité en moyen pour vivre à la vénalité devenue la raison de toute vie.
D'où la place éminente, jamais détrompée, des valeurs morales,
cette déontologie qui n'est pure qu'en étant esthétique au sens étymologique du
mot pointant la sensibilité humaniste au fond de l'être humain, au-delà de sa
matérialité évidente et nécessaire, le spirituel restant quand meurt la chair.
Sport, politique et éthique
Or, on vient d'avoir une illustration de l'état lamentable de cet esprit
dévergondé en sport avec l'affaire de l'ancien entraîneur du club sportif
sfaxien, Ruud Krol. Si j'en parle, c'est pour en user comme d'une parabole pour
ce qui se passe dans le même temps en politique; or, il n'est plus besoin de
montrer à quel point les deux mondes sont liés.
De quoi s'agit-il ? L'un des plus prestigieux clubs du pays,
l'Espérance de Tunis a recruté comme nouvel entraîneur le technicien
néerlandais qui venait de rompre avec le club sfaxien. Ce fut le soir même d'un
succès de taille à l'échelle africaine; et M. Krol pensait qu'il choisissait
ainsi le meilleur moment d'une décision qu'il savait douloureuse pour l'équipe
qui lui a ouvert les portes de la Tunisie. C'était mal connaître la psychologie
de ce pays, faire fi de ses règles morales basiques.
L'une d'elles, et c'est ce que l'équipe de la capitale du sud n'a
pas accepté, est relative au fait que son entraîneur ait choisi de partir de
son équipe en rompant par anticipation un contrat en cours pour rejoindre un
rival, son plus intime ennemi
sportif.
Quoi de plus normal en démocratie, dirait-on, que de vouloir
changer d'équipe, aller vers celle qui offre financièrement le plus, être aussi
tenté par le prestige d'une institution du pays comme c'est le cas des Sang et
Or ? C'est ce qu'a pensé l'entraîneur batave en prenant le risque de heurter l'essence
même des sentiments honorés dans le pays. Il ne pouvait ignorer, pourtant, le
degré extrême que peut prendre, même en sport, la rivalité entre équipes. En
politique, cela s'appelle une trahison. Et quand il s'avère que c'est l'équipe
adverse qui a tout fait pour que cela arrive, aggravant sa mauvaise foi en
allant jusqu'à orchestrer une mise en scène qui ne trompe personne, cela
s'assimile au vol en droit criminel. On sait, par ailleurs, l'importance qui
s'attache à la protection des données sensibles, sévèrement réprimées en droit
économique; et,il en va avec le talent avéré d'un entraîneur comme avec un
brevet face aux convoitises de l'espionnage industriel.
Ce que dénonce le CSS dépasse bien évidemment le simple cadre de pareilles
pratiques antisportives. Comme n'a pas hésité de le dire le président du club
de Sfax, Lotfi Abdennadher, on a affaire à un complot sportif; et nous croyons
qu'il est similaire à celui que l'on s'évertue à faire réussir en politique
contre les revendications à la liberté et à la dignité du peuple tunisien.
Islam démocratique et libéralisme économique
Le dirigeant sfaxien a reproché à ses homologues de l'Espérance d'avoir
commis l'erreur de se croire tout permis grâce à leurs finances, s'attachant
les services d'un entraîneur en l'amenant à rompre son contrat le liant à Sfax.
Pareillement, le capital occidental, après s'être débarrassé d'une maffia qui
détournait tous les profits à son compte, veut aujourd'hui un retour sur
investissement en faisant de la Tunisie un marché ouvert aux pratiques les plus
éhontées d'un capitalisme peu rationalisé. Pour cela, violentant ses propres
principes au nom d'une spécificité culturelle réduite à un islam supposé incompatible
avec une véritable démocratie, il s'associe à un parti qui n'est démocrate qu'en
apparence pour se croire tout permis en Tunisie grâce à ses finances.
Pour ce faire, il a tablé sur un parti qui se pique de cultiver
une diversité affichée qui n'est que l'auberge espagnole de la démocratie : on
peut y manger à sa faim pour peu qu'on y amène ce dont on a besoin; peu importe
sa qualité, elle ne sera pas contrôlée, la loi demeurant celle du plus fort;
or, le plus fort est toujours chez lui le plus fou.
Si je suis sévère aujourd'hui avec un parti que l'Occident intéressé présente comme un
modèle d'islam politique, je ne l'ai pas été au lendemain de la Révolution. De
fait, je l'ai testé au plus près, prenant le risque de paraître naïf, refusant de
croire le double langage qu'on lui prêtait déjà, dans l'attente de la preuve
tangible, lui reconnaissant le droit à l'erreur. Aujourd'hui, il n'y a plus de
doute; Ghannouchi ne fait que chercher à pérenniser sa présence au pouvoir. Et
il le fait avec talent, mais aussi une fausse morale affichée, l'art de la
guerre l'y autorisant, croit-il à tort, mais dur comme fer.
En cela, il sait compter sur son arme fatale, celle d'offrir à
l'Occident qu'il juge vénal un nouveau marché ouvert au capitalisme le plus
sauvage. Et il table sur le fait que l'État de droit ne pourrait être érigé
sans une société de droit. De son point de vue, celle-ci ne saurait être que
conforme à une interprétation particulière, fondamentalement antinomique aux
valeurs universelles, au nom d'une spécificité musulmane.
Pourtant, tous ceux qui entendent relire l'islam, revenir à son
essence altérée par un salafisme puisant, comme on ne veut pas le dire, dans la
tradition judéo-chrétienne font bien le départ entre la spécificité incarnée
par la jurisprudence actuelle léguée par les ancêtres et une autre méconnue, plus
authentique, qualifiée d'islamique pour être distinguée de la première. Se
fondant sur les visées de la religion, nullement sur son texte daté, elle démontre
que la lecture actuelle de l'islam prônée par Ennahdha est supposée faussement
moderniste. Elle est même contraire à une vision authentique de l'islam qui est
parfaitement compatible avec les plus évoluées des valeurs démocratiques, y
compris postmodernes et que le parti du cheikh se refuse toujours à accepter au
nom de son attachement au texte littéral de la religion.
L'Occident n'en a cure; pratiquant lui aussi son propre dogmatisme,
lui faisant sacrifier la spiritualité à la matérialité. Ainsi ne cherche-t-il
pas en Tunisie les valeurs d'une démocratie véritable dans un État de droit qui
soit aussi une société de lois; l'essentiel pour lui est que ces lois ne
contrecarrent pas celles du marché. Il reste encore incapable de s'élever
au-dessus d'une vision commode d'un marché troué d'illégalité, comme l'est
devenue d'ailleurs la démocratie dans ses propres contrées. Pourquoi être plus
royaliste que le roi, disent ses propres ayatollahs ?
Impératifs éthiques de la démocratie
Aujourd'hui, en notre ère des communications tous azimuts et sauf
à pratiquer le mensonge le plus éhonté, nulle nouvelle démocratie ne saurait
s'ériger dans une réserve fermée. Elle ne saurait plus être l'apanage de
seigneurs (ou saigneurs) et de serfs, les uns imposant leurs lois aux autres en
contrôlant l'imaginaire de leurs élites politiques et culturelles. D'autant
qu'on a démontré que la servitude véritable demeure volontaire. Il ne s'agit là
que d'une forme encore plus redoutable d'impérialisme qui n'est guère différent
de celui aux couleurs religieuses, car puisant dans une même veine dogmatique.
Pire, les deux pratiquent une négation de l'altérité : les religieux en croyant
à une élection morale, les laïcs en laissant faire tant que leurs intérêts
matériels sont sauvegardés au nom du respect de fallacieuses spécificités
culturelles, même en matière de droits de l'Homme.
Il n'est qu'une spécificité qui compte, celle de communier dans
des valeurs humanistes dans le cadre d'une ère de civilisation. Or, aucune
véritable civilisation ne peut se fonder exclusivement sur une vision vénale du
monde.
Je ne suis ni le contempteur de l'Occident ni le laudateur de
l'islam; je suis un humaniste, militant des valeurs, toutes les valeurs, sans
exclusive ni surtout dogmatisme qui n'est qu'une forme de terrorisme.
Parfois, on a besoin d'être sauvé de soi-même par un rappel à une
vérité éthique oubliée. Aujourd'hui, il ne faut pas se leurrer : si l'Occident
est incontournable, son système avec ses dérivés, tel qu'il est pratiqué
actuellement, ne l'est pas. C'est sauver ce système que d’agir pour le
renouveler. Pour prendre l'exemple de ce pays qui nous est à la fois cher et
proche qu'est la France, on voit bien où mène une surenchère libérale et
essentialiste qui fait mal, pas seulement à nous, les admirateurs d'un esprit
français défunt, mais aussi aux vrais démocrates français eux-mêmes.
Aussi, je dis et je maintiens que l'occasion de refondation de la
politique, sa transfiguration sur des bases éthiques, se présente aujourd'hui
en Tunisie. C'est ce qu'ont compris les Américains avant tout le monde; seulement,
ils cèdent à leur péché mignon de se satisfaire de la demi-mesure qui est la
plus propice à leurs intérêts économiques. Ainsi qu'on dit d'un stratège
gardant plusieurs fers au feu en une époque où l'on ne peut plus anticiper les
événements comme avant, ils ne ferment aucune porte, mais veulent protéger et
canaliser le sens politique et économique vers une entrée privilégiée ne
convenant qu'à ses intérêts. Cette entrée s'appelle Ghannouchi.
Or, eu égard aux attentes de la Révolution tunisienne — qui est
d'abord un coup du peuple —, la politique du cheikh tout autant que sa lecture
de la religion se sont révélées une imposture. S'en contenter de part et
d'autre quand on se prétend être le héraut des valeurs démocratiques, qu'elles
soient au nom de la religion ou de la sécularité, peut relever de la forfaiture
pour des esprits épris d'une démocratie véritable, qui est d'abord
éthique.
Hier, les orphelins du communisme utopique criaient à l'âme de
Lénine : réveillez-vous; ils sont devenus fous ! Pareillement, nous crions aux
démocrates, nos amis : Réveillez-vous, les nôtres le sont tout autant !
Entendra-t-on à temps l'appel à la raison ? Cassandre aura-t-elle encore le
sort connu ?
C'est un cas de conscience pour tous ceux qui honorent l'esprit
humain, comme quand il nous laisse les plus sages exhortations, comme cette sage
réflexion attribuée à tort à La Boétie : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à
genoux : levons-nous ! »