Projet de la constitution : un accessit, sans plus
Comme tous les Tunisiens, nos juristes ont rêvé d'une constitution
en modèle du genre, méritant d'être qualifiée d'honorable sans hésitation. Tout
au plus, le projet en cours de vote aurait-il un accessit, son état actuel l'empêchant
d'être lauréat dans le prix des constitutions novatrices dans le monde.
C'est le jugement émis par les spécialistes de l'association
tunisienne de droit constitutionnel (ATDC) lors d'une journée d'études dédiée à
la mémoire du regretté Abdelfattah Amor, et consacrée à la constitution à
mi-parcours, entre la discussion qui se poursuit pour une bonne moitié de son
texte et l'adoption programmée pour les prochains jours.
Rappelons que feu le professeur Amor était le premier spécialiste
du droit constitutionnel en Tunisie aussi bien en tant que chercheur que
formateur, et l'école tunisienne de droit constitutionnel lui est redevable de
sa vitalité actuelle.
Réunie à Tunis ce jeudi 9 janvier, la deuxième journée d'hommage
organisée à sa mémoire se situait aussi dans le cadre du soutien de la
transition démocratique en Tunisie de la part d'une société civile dont le rôle
a été fort décisif dans l'amélioration du texte final.
Nos spécialistes ont commencé par préciser qu'il n'existe pas de
constitution idéale et qu'un texte constitutionnel ne vaut que par son
application, demeurant perfectible, pouvant toujours évoluer et être amendé, y
compris dans ce qui y est présenté comme non amendable.
Ensuite, ils ont assuré que, malgré de sérieuses critiques, qu'ils
détailleront tout au long de la journée, le texte du projet de la constitution
est jugé objectivement correct dans son ensemble.
Appréciant un texte encore en cours de vote, mais se basant sur
les travaux de la commission de consensus, nos constitutionnalistes ont considéré,
en effet, que la constitution comportait les garanties minimales pour un État
de droit et les mécanismes nécessaires pour assurer globalement sa protection.
Nous reviendrons en détail dans le prochain numéro de notre
magazine à cette journée importante, aux appréciations et aux critiques des uns
et des autres. D'ores et déjà, cependant, nous en présentons, ci-après, les
grandes lignes.
Un consensus à la tunisienne
On a donc insisté sur le fait que le projet actuel est surtout le
résultat du militantisme de la société civile tunisienne qui a montré sa
vitalité et sa capacité à faire bouger les lignes. Le projet en vote à
l'Assemblée constituante est le produit de cet activisme, puisqu'il a été globalement
amélioré par rapport aux différents projets précédents.
D'ailleurs, on pense que pareil rôle actif de la société civile
constitue désormais une spécificité importante de la Tunisie venant s'ajouter à
d'autres originalités, comme la formule du dialogue national ou, plus
particulièrement, le mécanisme du consensus imaginé pour l'adoption des textes
de cette constitution.
En effet, la commission du consensus a été une création ex nihilo,
venant substituer une logique consensuelle à la logique électorale. Elle
n'était pas prévue par le règlement intérieur de l'assemblée issue de
l'élection législative et n'avait donc aucune existence juridique malgré le
rôle décisif qu'elle a joué avec ses retombées légales importantes.
Cela a permis à la constitution de surmonter deux écueils majeurs.
D'abord, en n'étant pas le simple résultat de l'équilibre politique issu de
l'élection d'octobre 2013. D'autre part, en ne se faisant plus l'écho des
tiraillements au sein de l'assemblée constituante, prenant plutôt en compte les
exigences de la société civile et ayant toujours en vue la prise du pouls du
peuple et de ses réactions.
Des motifs de satisfaction
Malgré nombre de confusions dans les articles relatifs aux
libertés, la note générale est plutôt passable, comprenant du positif et du
négatif. Mais le minimum nécessaire d'un État de droit est bien garanti. Ainsi,
globalement, les standards internationaux en matière de libertés sont assurés.
Le fait, par exemple, de consacrer
constitutionnellement les libertés culturelles, de conscience et d'expression,
par exemple, est important à relever.
Aussi, malgré des insuffisances avérées et les problèmes posés,
les acquis sont importants quantitativement et qualitativement par rapport à la
précédente constitution.
Certes, la presse internationale s'est focalisée, notamment, sur
la place de la loi religieuse et sur l'interdiction de l'anathème pour
incroyance, mais l'essentiel est ailleurs.
Juridiquement, un outil technique s'est révélé important dans
l'amélioration du texte de la constitution, qui reste le plus adéquat pour
continuer de le faire. C'est le mécanisme de l'article 93 avec une double
possibilité d'amendement qu'il offre pour rattraper les bévues, comme celle de
l'article 38 ou la négligence de la dimension méditerranéenne de la Tunisie qui
est le cœur de cette Méditerranée. Et cela doit rester le cas jusqu'à la fin du
vote.
On a noté, à juste titre, que cet article, qui se révèle être une
bouée de sauvetage, est le résultat de l'inadéquation du règlement intérieur de
l'Assemblée inadapté aux travaux propres à une assemblée constituante, étant
une transposition pure et simple du règlement intérieur d'une assemblée
parlementaire classique.
Espoirs et doutes
Parmi les espoirs, on a relevé l'utilité des travaux préparatoires
pour le travail futur d'interprétation du juge qui pourrait se fonder sur les
projets d'amendements rejetés, tendant à donner une orientation trop
idéologique à certains articles. En effet, le juge appelé a interpréter les
textes de la constitution sera forcément amené à tenir compte de ces travaux,
notamment les amendements par trop idéologiques rejetés; comme ceux dans le
cadre du préambule.
Les motifs d'espoir sont aussi basés sur le fait que l'on consacre
l'existence d'une autorité judiciaire et son indépendance, que l'on assure des
garanties au juge comme son immunité et son inamovibilité et que l'on constitutionnalise
également le droit à un procès équitable et l'interdiction d'interférer dans
les décisions des juges. Cela pourrait augurer d'une suite favorable allant dans
le bon sens.
Toutefois, on nourrit de forts doutes, eu égard à la donne
actuelle, sur l'indépendance de l'autorité judiciaire qui risque de ne pas être
totalement consacrée.
Au vu de la composition des instances crées et du rapport entre
l'exécutif et le judiciaire, le doute est bien fort que la justice soit
réellement voulue comme une autorité totalement indépendante.
On a ainsi enregistré un net recul entre le projet initial où l'on
parlait de mise en œuvre de la politique de l'État et le projet final où l'expression
restrictive et inexacte de politique du gouvernement a été finalement retenue.
Le constat est pareillement mitigé, nourrissant les plus forts
doutes, en matière d'attitude à l'égard de la liberté de l'information qui est,
pourtant, une base éminente de la démocratie. C'est que la constitution est bien
en deçà de ce qui existe déjà, les textes fondateurs de la Haute autorité de
l'information.
Les doutes portent aussi sur cette attitude surprenante de
défiance relevée de la part du pouvoir à l'égard de la justice administrative emportant
son exclusion de certaines instances où sa présence s'impose. Cela est confirmé
par l'absence d'une disposition imposant l'exécution des décisions
administratives; ce que ne manque pas d'attester, d'ailleurs, la pratique du
pouvoir exécutif, ayant causé la récente grève des juges.
La confusion entre les droits de l'homme et ceux du citoyen est
aussi un motif de soucis, pouvant entraîner une violation d'engagements internationaux
de la Tunisie, comme le droit des étrangers à circuler dans le pays ou
l'égalité devant la loi.
Les droits des femmes suscitent aussi des doutes à cause des
lacunes nombreuses à rattraper, comme de préciser la nature des droits qui lui
sont reconnus ou le droit à l'égalité dans le cadre même de l'article, ainsi
que la question de la violence à l'égard de la femme. Mais aux dernières
nouvelles, le consensus semble en bonne voie sur une pareille question, allant
en direction des espoirs nourris.
Enfin, les droits des enfants sont confus et par trop généraux
malgré l'existence de la convention internationale à laquelle la Tunisie est
membre ainsi que des lois internes positives. On a cité, à ce titre, la loi sur
le nom patronymique à donner à tout enfant à la naissance, qu'il importe de
garder. De même, il est bien des dispositions nécessaires à prévoir, comme l'emprisonnement
des enfants à interdire, sauf exception à spécifier, et la durée maximale de la
peine, outre la définition même de ce qu'est être enfant.
Des motifs de déception
Ils viennent d'une tendance regrettable de la constitution au
bavardage et à l'usage de certaines évidences, comme lorsqu'elle évoque le rôle
de la jeunesse ou en traitant de sujets qui relèvent plutôt des lois, à
l'instar de la fameuse incrimination de l'anathémisation pour incroyance.
L'exclusion par le texte actuel des étrangers des droits reconnus
aux citoyens (découlant de l'emploi du terme restrictif de citoyen) est une
aberration, car elle est contraire aux engagements internationaux de la
Tunisie. Il en va de même de l'exclusion de certains engagements internationaux
de la suprématie des conventions internationales sur les lois internes,
notamment les accords en forme simplifiée. Dans un cas comme dans l'autre, la
Tunisie risque fort de devoir en répondre sur le plan international.
Sur le plan de la sécurité et de la défense, on est allé aux
évidences et on a négligé les principes, ne donnant pas l'orientation
nécessaire pour permettre l'assainissement ultérieur nécessaire de tels
secteurs. De fait, ce qui manque en la matière, c'est l'organisation d'un
contrôle démocratique des systèmes de sécurité et de la défense.
Certes, la notion de sécurité publique est nouvelle en Tunisie,
mais on aurait espéré pouvoir aboutir à l'impartialité totale des institutions
sécuritaires et de défense avec, par exemple, la constitutionnalisation du
droit de non-exécution d'ordre inconstitutionnel. La transparence laisse à
désirer et les articles sont assez souvent confus, ce qui rejaillira forcément
sur la marche future des institutions concernées.
La plus grosse déception à ce niveau tient donc à cette absence flagrante
de volonté politique manifestée par l'absence des principes clairs en l'objet. Les
mesures prises ne constituent dont, tout au plus, qu'un coup d'épée dans l'eau.
Une déception pareille, nourrie de pessimisme, porte sur la
nécessaire indépendance de l'autorité judiciaire dans une démocratie véritable;
car la constitution ne consacre pas actuellement une telle indépendance et ne
semble pas vouloir le faire.
La question de l'identité culturelle contenue dans l'article 38 ne
pose de problèmes que par l'oubli de la mention de l'ouverture sur les
civilisations et les cultures étrangères. Aussi suffirait-il de rajouter une
telle disposition à l'article pour ne pas faire problème de la légitime
question d'identité.
Par contre, la question de la suspension des libertés dans le
cadre de la déclaration de l'état d'exception pose bien problème. En effet, les
constitutions avancées, comme celle de l'Afrique du Sud, prévoient des droits
"indérogeables", non susceptibles de restriction, même lors de la
déclaration d'état d'exception.
Les droits des handicapés sont aussi un motif de déception, le texte
étant insuffisant, notamment du fait de l'existence d'une convention
internationale obligeant la Tunisie.
Une autre gosse déception a trait au régime politique hybride
retenu. En effet, on envisagé un système politique à partir de l'état actuel
des forces, des calculs politiciens immédiats et non sur la base d'une vision
constitutionnelle durable.
Enfin, l'absence de la possibilité de saisine de la justice constitutionnelle
par le citoyen ne peut que décevoir les démocrates.
En somme, la constitution manque d'esprit révolutionnaire malgré
les quelques formulations du préambule.
De sérieuses craintes
Elles concernent notamment l'indépendance de l'autorité judiciaire,
le pouvoir exécutif refusant de couper réellement et définitivement avec les
pratiques anciennes, ainsi qu'il ne manque pas de le montrer dans les faits.
Cela transparaît déjà dans l'intitulé retenu (Haut conseil de la
justice), un recul net par rapport à l'intitulé du précédent projet parlant
plus correctement et bien plus judicieusement de Haut conseil de l'autorité
judiciaire.
Certes, il y a bien en poudre aux yeux, quelques dispositions
allant dans le sens souhaité d'une coupure avec le passé, comme la consécration
toute théorique du principe d'une autorité judiciaire indépendante. Mais on
fait tout pour que cette autorité soit vide de sens, tout comme c'était déjà le
cas sous l'ancien régime, puisque l'intitulé d'autorité judiciaire existait
bien dans l'ancienne constitution, mais sans la moindre réalité concrète.
Les craintes sont de même très sérieuses quant au régime politique
choisi qui, s'il a évolué vers le régime parlementaire raisonné, garde
néanmoins un taux élevé d'éléments de déséquilibre aussi bien entre le pouvoir
exécutif et le pouvoir législatif qu'entre les deux têtes du pouvoir exécutif.
En effet, la constitution a consacré une dualité au sein de l'autorité
exécutive avec un président de la République élu au suffrage universel, ayant donc
une légitimité incontestable, et le président du gouvernement qui n'a pas moins
la réalité du pouvoir.
En la matière, on a affaire à un cocktail qui pourrait se révéler
explosif, la forme de parlementarisme retenue comportant de rares mécanismes de
rationalisation insuffisants pour assurer l'équilibre du système. On espère
bien que davantage de rationalisation et d'équilibre soient introduits lors des
prochains jours, mais la situation actuelle étant déjà le produit d'un
compromis politique laborieux, il n'y aurait probablement plus de changement.
Les crainte sont également grandes quant au rôle de la cour et du
mécanisme de justice constitutionnels qui constituent pourtant deux piliers
incontournables d'une démocratie viable. Ainsi, si l'indépendance de la cour
constitutionnelle est proclamée, elle n'est nullement assurée, ni véritablement
ni sérieusement, dans les modalités de sa composition.
Les mesures transitoires posent également un certain nombre de
problèmes du fait notamment de la confusion des dispositions y relatives.
La plus grosse crainte porte enfin sur la durabilité de la
constitution telle qu'elle est aujourd'hui; plus particulièrement, dans ses
dispositions concernant le régime politique.
Par trop déséquilibré, le régime choisi ne saurait entraîner, dans
le cas d'une concordance parlementaire et présidentielle, qu'une immunité de
l'exécutif et une dictature partisane; et dans le cas de discordance, à une
situation d'instabilité récurrente.
On n'a donc pas les éléments de base d'une constitution pérenne;
ce qui est de nature à imposer la nécessité de futures adaptations. On est donc
loin de la constitution en monument historique comme on l'aurait souhaité; de
multiples vices, et de formulations pour le moins, entraîneront forcément des
violations et des adaptations.
Au final, eu égard aux réticences mentales et à la force des
mauvaises habitudes, c'est peut-être bien davantage une société de droit qu'ont
aurait dû s'employer à favoriser qu'à commencer par chercher à ériger un État
de droit. Cela aurait bien permis de diminuer ou du moins d'échapper aux
travers entachant le projet actuel de la constitution en cours de vote.
Publié sur Leaders