L'arabité et l'islamité de la tunisianité, c'est d'abord son
humanisme *
* Version originale
Assurément, s'il est un piège dans lequel les démocrates
véritables ne doivent pas tomber, c'est celui de se retrouver accusés à leur
retour de dogmatisme; c'est un danger mortel pour les valeurs qu'ils portent.
Or, c'est ce que nous voyons et entendons assez souvent. N'est-il pas aberrant,
en effet, de ne voir s'opposer aux ayatollahs de la morale, les tartufes de la
religion et les Savonarole des droits de l'Homme que des bonnes volontés
s'offrant volontiers au risque d'être prises pour des Staline de la pensée
libertaire, Hitler de la conscience libre ou Pol Pot des valeurs humanitaires ?
Certes, la tentation est grande du dire "à la guerre comme
à la guerre" et d'user des mêmes armes que les adversaires qui, ainsi que
nos gouvernants en donnent le flagrant exemple, ne manquent aucune occasion
pour tirer les plus grands profits de leur double langage et leur malhonnêteté
politique.
Mais agissant comme nous le faisons, ne nous tirons-nous pas
dans les pieds, tirant dans le même temps les marrons du feu pour les ennemis
déclarés de nos valeurs ?
Langue maternelle et équilibre psychologique
Je ne prendrais ici qu'une illustration d'une dérive que l'excellent
livre de notre ami Samy Ghorbel et son dernier article sur Leaders n'ont pas
manqué de pointer. Il s'agit du tollé provoqué dans le landerneau laïque et
moderniste par le vote de l'article 38 amendé sur le droit à l'enseignement. Ainsi
la colère homérique de M. Yadh Ben Achour allant jusqu'à parler d'une
"journée noire" pour la Tunisie. Mon très estimé professeur est-il
conscient du tort qu'il apporte ainsi à sa cause, la nôtre ? Ne mesure-t-il pas
la gravité des arguments supplémentaires qu'il donne ainsi à ses adversaires ?
Rappelons, pour être bien clairs, que ce qui a provoqué l'ire de
M. Ben Achour et de tous les démocrates c'est le passage de l'article
consacrant la mission de l'enseignement devant tendre "à enraciner l'identité
arabo-islamique dans l'enseignement, et à généraliser l'arabisation..."
Il est vrai que l'équipe au pouvoir a entendu par cette
disposition s'aménager une arme redoutable pour le service de ses visées
idéologiques rétrogrades; elle a su le faire intelligemment, usant de cette
ruse terriblement efficace qui fait passer le mensonge pour une vérité,
acculant ses adversaires à paraître prêcher le faux quand ils ne croient dire
que la vérité.
De quoi s'agit-il, au vrai ? Pour les modernistes, se voulant
radicalement laïques, l'enseignement doit rester ouvert sur les valeurs
universelles, les acquis démocratiques et humanitaires tels qu'incarnés
aujourd'hui par l'Occident. En cela, ils ont raison. Mais là où ils ont tort,
c'est de ne voir cette vérité que dans l'exclusive pérennité, et en l'état, du
statut de la langue française dans notre pays. Bien pis ! ils y cautionnent la
situation actuelle de la langue arabe, particulièrement honteuse pour ne rien
dire d'autre, sans que la langue française ne soit, pour autant, honorée à sa
vraie et juste valeur, comme ce fut le cas un temps, hélas fini et bien fini.
Que les choses soient claires ! Quand je parle de langue arabe,
ce n'est bien évidemment pas en termes dogmatiques, vides de sens, mais en tant
que trait de la personnalité. Il n'est plus besoin aujourd'hui de prouver qu'on
ne peut être en paix avec soi, serein et bien dans sa peau qu'en étant capable
d'user correctement de sa langue maternelle. Car la crise identitaire actuelle
du Tunisien, que personne ne pourrait mettre en doute, est d'abord dans son
incapacité à s'exprimer correctement dans aucune langue pure. Certes, usant
d'un sabir, il arrive à communiquer, et c'est l'essentiel pour lui. Car, vivre
aujourd'hui, c'est communiquer. Mais une foi l'existence assurée, il faut bien
penser à ce que l'on sert dans la vie, notre destinée; c'est le propre de
l'homme. Ce qui nécessite de maîtriser une langue, et d'abord la langue des
origines, pour exister en tant qu'être autonome, libre et digne. C'est la
langue dominée qui fait la pensée libre; que dire quand il faut en faire une
pensée libertaire pour nous libérer d'une mentalité sclérosée ?
Cette incapacité chez nos concitoyens fait la vacuité de la
pensée de nos intellectuels, sans parler du commun du peuple (encore celui-ci
se rattrape-t-il dans sa vie de tous les jours avec la sagesse populaire
ancestrale) et qui ouvre largement les portes au vide sidéral de la bêtise au
pouvoir aujourd'hui.
Et comme on le sait, la nature a horreur du vide; aussi
assiste-t-on au raidissement identitaire, les dogmatiques opposés à une
modernité devenue manichéenne à son tour, occupant confortablement le terrain pour
avancer leur vision faussée des réalités, mais jouant sur des cordes sensibles
auxquelles il est difficile de résister.
L'altérité est l'essence de la tunisianité
Il faut s'opposer, il est vrai, à pareilles menées; mais non pas
avec les mêmes armes, c'est-à-dire un dogmatisme outrancier antagonique. Je dis
souvent que dans notre combat contre l'obscurantisme, pour peu que l'on soit
assez sûr de ses valeurs, il nous faut donner l'exemple, aller sur le terrain
adverse les mains nues, ne combattant l'ennemi (qui ne l'est que par sa propre
volonté, demeurant en principe notre prochain, cet autre soi-même) qu'avec ses propres
armes retournées contre lui.
Aussi, nous faut-il dire et claironner haut et fort, en
modernistes que nous sommes et aussi laïques (mais au sens étymologique de la
caractéristique commune à la majorité) : oui à l'enracinement de l'identité
arabe islamique sur cette terre et à la généralisation de l'arabisation !
Et nous devons ajouter aussitôt aussi fort et avec la même
conviction : non à la substitution de l'arabe aux langues de l'altérité
nécessaire, le Tunisien étant presque par atavisme ouvert à l'autre, le
différent. L'arabe, en retrouvant son statut de langue nationale respectable et
respectée, ne doit nullement remplacer le français et l'anglais, et aussi
l'allemand, l'espagnol, le japonais, toute autre langue pouvant aider à mieux
comprendre le monde et lui faire comprendre notre culture et notre civilisation
qui furent brillantes avant l'éclipse qui dure. L'identité tunisienne est
multiple et elle le doit rester, mais d'une manière équilibrée, non bancale.
Or, elle l'est aujourd'hui.
Ce dont il s'agit n'est pas une simple question de slogan; c'est
une question essentielle d'équilibre psychologique et même mental. Et je dis
que c'est même une question éminemment politique;, tout étant politisé, de nos
jours. Qu'on arrête donc de faire la politique de l'autruche, de part et
d'autre, et qu'on regarde enfin les choses en face !
Altérité culturelle et solidarité politique
S'agissant de la langue de Molière, qui est en point de mire au
vu de son passé dans le pays, regardons lucidement les faits. On parle du
statut de la langue française en Tunisie; mais que fait le premier pays
intéressé, la France ? Comme tous les pays occidentaux, notre plus grand
partenaire et voisin sur tous les plans veut que ses intérêts soient préservés
en les réduisant égoïstement à l'économie et à la culture avec une totale
passivité sur le plan de l'adhésion politique concrète à son système
démocratique. Ce qui devrait normalement tomber sous le sens.
Or, aujourd'hui, cela ne marche plus; et la Tunisie ne peut être
un jouet pour les intérêts exclusifs de l'Occident. Oui, elle doit rester dans
la sphère d'influence occidentale, la seule actuellement et durablement
conforme à son intérêt, ses valeurs bien comprises, tout comme à ceux de la
région, du monde même. Cependant, cela ne peut continuer à se faire dans une
relation qui ne soit réellement équilibrée, et ce non pas formellement et
mensongèrement comme on tient à ce qu'elle le reste.
La France dispose pour cela d'une arme qui pourrait s'avérer
redoutable, quasiment magique : le mouvement francophone dont la Tunisie est
membre éminent sans aucune retombée véritablement bénéfique pour ses
ressortissants. Et je parle, bien entendu, des jeunes d'aujourd'hui, non pas de
nos générations passées pour lesquels la langue et l'esprit français étaient
comme du lait maternel.
Quitte à contrarier ses alliés européens, mais agissant comme le
commandent la raison et l'éthique, outre ses intérêts à long terme, pourquoi
donc la France n'initie-t-elle pas une politique méditerranéenne sui generis ?
Il s'agit — et je l'y ai déjà appelée —
de mettre en œuvre en Méditerranée, entre elle et la démocratie naissante
en Tunisie pour commencer, un espace de démocratie francophone devant faire de
notre mer commune une future aire de paix et de progrès, de droit, de libertés
(y compris de circulation) et des droits de l'homme. ?
M. Samy Ghorbel dit à juste titre que "nous avançons sur un
terrain miné, radioactif"; et il importe que les plus sages parmi nous
jouent aux démineurs et ne minent pas davantage la terre de Tunisie. Je crois
que le peuple tunisien (et je vise surtout le citoyen de base) sage et
clairvoyant. Il est attaché à son identité et aux valeurs islamiques, mais
comme des principes humanitaires et non pas des armes d'exclusion. Et tout
autant sinon plus encore, il est attaché aux valeurs universelles et à la
démocratie sereine civilisée, car il est dans l'âme ouvert à l'altérité. Il
suffit qu'il trouve qui lui en parle sereinement et surtout honnêtement pour
lui prêter l'oreille. Et bonjour les merveilles sur cette terre !
M'adressant donc plus particulièrement aux modernistes et aux
amis d'Occident pour finir ce propos, je dis qu'il faut que l'on soit pour une
fois logique avec nous-mêmes ! Qu'on aille dans le sens de ce peuple en osant
mettre ce que je propose comme mécanisme sain et équilibré de libre
circulation; on verra alors s'il restera un seul terroriste en notre paisible
Tunisie. À part, bien évidemment, les quelques rares et inévitables têtes
brûlées qui vendent leur âme aux professionnels de la haine, de la démagogie et
la guerre, venant de tout horizon. Car tant qu'il y aura des armes, il y aura
des marchands avec la nécessité de la tension et de la guerre, quitte à la
susciter. C'est la culture de la haine, triste héritage de la modernité, au
lieu de celle des sentiments, marque de la postmodernité, notre époque.
Et qu'on arrête aussi de parler à la légère du legs de Bourguiba
désormais encensé plus que de raison. Il est vrai, après les caricatures
politiques qui l'ont suivi à Carthage, y compris parmi ceux aujourd'hui qui se
gaussent d'être des défenseurs des droits de l'Homme, Bourguiba a fait le
minimum. En effet, il pouvait bien plus, ayant eu le maximum de pouvoirs en un
temps où tout était encore possible et faisable. Comme le dit la présidente de
l'association des femmes démocrates dans l'interview accordée à notre magazine,
il est en quelque sorte responsable du fait que le ver intégriste soit resté
dans le fruit tunisien.
Dire le contraire, c'est faire montre d'un Alzheimer politique;
c'est aussi continuer à vouloir un père pour ce peuple qui n'est plus mineur.
Car à la veille de la quatrième année du coup du peuple tunisien, l'âge de
majorité pour les peuples, le Tunisien est en passe de donner une réplique à
son fameux coup. Je dis donc gare ! Non pas seulement aux intégristes au
pouvoir, mais aussi à ceux qui sont dans l'opposition, versant inconsciemment
dans un intégrisme laïque.
Publié sur Leaders