Le livre noir de Carthage
L'ancien militant des droits de l'Homme que fut le président
provisoire de la République vient de démontrer d'une bien belle façon à quel
point de gravité pouvait atteindre l'élasticité de sa morale que ses anciens
amis regrettent chez lui. Le voilà, avec le livre noir que ses services
publient, se muant en Torquemada de l'information!
On court-circuite la justice transitionnelle
Au nom de l'assainissement nécessaire d'un secteur fort sensible,
il se lance dans une entreprise qui n'est pas de son ressort, se substituant
aux juges, court-circuitant une mission revenant à la justice transitionnelle.
Cette action solitaire rappelle la faune aux abois, puisqu'il agit
en animal politique qui semble acculé à faire feu de tout bois. Est-ce parce
que l'idéologie du parti qui lui a permis de séduire nombre d'électeurs et de
réaliser son ambition d'entrer à Carthage semble relever désormais de la pure
illusion, sinon de la fantaisie?
Au lieu de se pencher sur les écarts flagrants et répétés par
rapport aux libertés et aux droits de l'Homme marquant notre pays qu'il a
l'honneur de présider, Monsieur Marzouki cherche plutôt à régler ses comptes
avec une presse qu'il accuse de tous les maux de la Tunisie. Comme si elle
avait autant de pouvoir que lui, malgré le rabougrissemnet de sa fonction
décidé par ses amis et accepté sans broncher.
On le dit pris d'une soif insatiable du pouvoir qui l'amènerait à
tout faire pour rester à Carthage. En tout cas, le voilà qui sort le linge sale
de la presse et des médias, s'érigeant en juge tout en étant partie. En cela,
il se range dans une tradition bien connue de la part de Carthage.
Ainsi semble-t-il inaugurer la stratégie de rechange à la
politique de service des ambitions de la vision machiavélique de son grand
partenaire Nahdha, stratégie incarnée fidèlement au grand dam des plus sincères
des militants de son parti. Il ferait de la surenchère au moment même où le
parti de cheikh Ghannouchi paraît comprendre la nécessité de changer d'une
politique contraire et à un islam politique bien compris et à ses intérêts
partisans sur le long terme.
C'est ce dont ne semble pas se soucier M. Marzouki qui sait
pertinemment que s'il quitte Carthage, il risque de ne plus pouvoir y revenir.
Alors, au risque de noircir encore plus son bilan, il entreprend de jeter
l'opprobre sur tous les journalistes sans distinction pour des faits et méfaits
ne devant relever que de la justice afin que le verdict ne verse pas dans la
confusion contraire à une nécessaire et obligatoire sérénité tellement le
dossier est sensible.
On banalise le mal
Ce faisant, il ne fait que participer à cette banalisation du mal
qui est la véritable dictature, n'hésitant pas à une entreprise propice à la
manipulation des consciences, technique la plus éprouvée des dictatures.
Dans l'anathème qu'il lance en nouvel ayatollah de la politique,
l'ancien militant des droits de l'Homme oublie que le pays était une dictature
terrible où tout ce qui bougeait était systématiquement éliminé. Aussi, les
militants de l'intérieur — qui ne bénéficiaient ni du luxe ni du confort de
l'exil — ne faisaient pas nécessairement état de leurs convictions. Ils
devaient les dissimuler, et même paraître agir contre si nécessaire, pour
continuer à survivre; pour les plus courageux — et ils étaient bien nombreux —
ainsi agissaient-il pour miner le régime de l'intérieur. Ce qui a réussi, grâce
surtout à eux et au travail dans l'ombre des multitudes des vaillants anonymes
de ce pays.
Nous vivions dans un système où tout était fermé où même le simple
fait de vivre pouvait dépendre d'une attitude affichée de soumission. De plus,
l'habitude du Tunisien à s'adapter au mieux à son milieu, quitte à le faire de
manière excessive, amenait nombre de pauvres gens à faire comme tout le monde.
Ce qui les distinguait, n'était pas ce qu'ils pouvaient dire ou faire, mais le
fond de leurs pensées et la nature de leurs actions.
Je connais pas mal de types honnêtes dont je ne partageais point
les orientations idéologiques ni la compromission apparente avec la dictature
déchue, mais pour qui cela relevait de l'habitude ou du réflexe de survie. Le
fond de leur âme restait propre, plus propre même que celui de pas mal de nos
pesudo-révolutionnaires. J'en connais aussi qui profitaient de leur statut
d'opposants — et aujourd'hui de la Révolution — pour jouer au père Fouettard de
l'éthique politique. Or, tout le monde connaît le proverbe de celui qui veut
noyer son chien l'accusant de la rage.
Il est bien évident que ce qui comptait et comptera toujours dans
les révolutions véritables, ce n'est jamais l'apparence, les professions
spectaculaires de foi; car elles
tromperont souvent, sinon toujours. Il en va ainsi de la profession de foi de
pure tactique de nombre de partis, tel le CPR, supposé de gauche et qui se
révèle souvent bien plus à droite que Nahdha. Encore ce parti est-il
actuellement en pleine mutation !
Non, ce qui compte au-delà de l'affichage, c'est bien la pensée
intime; et c'est l'action véritable qui, pour être efficace, se fait souvent
invisible. On sait à quel point les menées occultes sont dangereuses pour les
démocraties du fait de leur efficacité; et elles le sont tout autant, en étant
en plus bien salutaires, sous les dictatures les plus noires.
Aujourd'hui, c'est une nouvelle page noire qu'écrit donc M.
Marzouki à la veille de la célébration de son anniversaire à Carthage. Le
problème est qu'il ajoute à l'histoire triste du palais tout un livre. Or, les
militants avérés des droits de l'homme risquent de ne garder de lui, évoquant
demain son souvenir à la tête de l'État, que pareil ouvrage de la honte.
En effet, le militant sincère se garde toujours d'être manichéen
ou de pratiquer l'amalgame, de juger l'adversaire tout en étant partie. Agir de
la sorte revient à relever des biens hideuses pratiques de la dictature. Or, le
livre noir de la présidence en est une belle illustration; la cause en
serait-elle une malédiction propre à Carthage ou bien ses délices ? Je suppute
que l'on substituera demain notre ville à Capoue pour signifier les ravage du
pouvoir.
Publié sur Leaders