Ce qu'on retiendra de l'héritage de Mandela
Pour qui scrutait le ciel,
la nuit d'hier, il aurait certainement distingué une lumière inhabituelle,
celle d'une étoile montant d'Afrique; Nelson Mandela venant de rendre l'âme
après une mission bien remplie sur terre.
Celui dont la mémoire est
aujourd'hui unanimement saluée fut incontestablement une figure éminente de
notre temps bien trouble, manipulant la parole comme une arme politique dans un
combat acharné contre l'apartheid gangrenant son pays dont il voulait faire une
« nation arc-en-ciel ».
Condamné, au départ, à la
prison pour incitation à la grève, celui qui n'a jamais cessé de dénoncer la
ségrégation raciale, fut finalement jugé, en 1964, pour complot conte la sûreté
de l'État, sabotage et haute trahison.
En un procès devenu célèbre,
celui qui allait devenir le plus vieux prisonnier politique du monde y a défini
les principes de son combat politique : « J'ai chéri l'idéal d'une société
libre et démocratique dans laquelle tout le monde vivrait ensemble en harmonie
et avec des chances égales. C'est un idéal pour lequel j'espère vivre et que
j'espère accomplir. Mais si nécessaire, c'est un idéal pour lequel je suis prêt
à mourir. »
Libéré en 1990, il dira aux
foules l'acclamant : « Je suis ici devant vous non pas comme un prophète,
mais comme votre humble serviteur. C'est grâce à vos sacrifices inlassables et
héroïques que je suis ici aujourd'hui. Je mets donc les dernières années de ma
vie entre vos mains. (...) Nous avons attendu trop longtemps notre liberté.
Nous ne pouvons plus attendre davantage. C'est le moment d'intensifier notre
combat sur tous les fronts. Relâcher nos efforts à présent serait une erreur
que les générations qui nous suivront ne nous pardonneraient pas. La vision de
la liberté, qui point à l'horizon, devrait tous nous encourager à redoubler nos
efforts. Notre marche vers la liberté est irréversible. Nous ne pouvons pas
laisser la peur l'emporter. Le suffrage universel dans une Afrique du Sud
démocratique, unie et non raciale est notre seule voie vers la paix et
l'harmonie entre les peuples. »
Son combat inlassable contre
l'apartheid connaîtra son apothéose en 1991, année de son abolition officielle.
Et il lui vaudra le prix Nobel de la paix deux ans plus tard en compagnie du
président sud-africain. À cette occasion, il rendra un vibrant hommage aux
militants des valeurs qui « ont eu la noblesse d'esprit de s'opposer à la
tyrannie et à l'injustice, sans chercher leur gain personnel. Ils ont compris
qu'une blessure faite à une personne est une blessure faite à l'humanité, et
ont agi ensemble pour défendre la justice et le sens commun de la décence
humaine. »
C'est dans ce discours qu'il
dessinera les traits de la politique qu'il sera appelé à appliquer à la tête de
l'État, dès à son investiture le 10 mai 1994 : « Ainsi vivrons-nous, car
nous aurons créé une société qui reconnaît que tous les hommes naissent égaux,
et que tous ont le droit à la vie, à la liberté, à la prospérité, aux droits
humains et à une bonne gouvernance. Une telle société n'autorisera plus jamais
que certains soient faits prisonniers à cause de leurs idées. »
Élu le 27 avril 1994 à la
tête de l'État, il est devenu le premier président noir de l'Afrique du Sud.
Son ambition en tant que président de tout le pays sans distinction aucune fut
décrite en ces termes : « Le temps est venu de panser nos blessures. Le moment
est venu de réduire les abîmes qui nous séparent. Le temps de la construction
approche. Nous avons enfin accompli notre émancipation politique. Nous nous
engageons à libérer tout notre peuple de l'état permanent d'esclavage à la
pauvreté, à la privation, à la souffrance, à la discrimination liée au sexe ou
à toute autre discrimination. Nous avons réussi à franchir le dernier pas vers
la liberté dans des conditions de paix relative. Nous nous engageons à
construire une paix durable, juste et totale.»
Cette politique, il
s'attachera à la mettre en œuvre durant un mandat unique, quittant la politique
en 1999, évitant de s'accrocher au pouvoir. C'est qu'il était conscient, comme
il le disait de ses « erreurs » et ses « insuffisances », se
définissait comme « un homme comme les autres, un pécheur qui essaie de
s'améliorer ».
Celui qu'on a comparé à
Gandhi ou à Martin Luther King et dont le président américain Clinton a dit
« le triomphe de l'esprit humain, le symbole de la grandeur d'âme née dans
l'adversité » a veillé durant son combat politique à militer aussi pour le
consensus et le pardon nécessaire pour les fautes passées de ses adversaires.
Déjà, dès sa libération, il en donna l'exemple le plus éloquent en allant
jusqu'à serrer la main du procureur afrikaner qui devait le pendre en 1964, et
rendre une visite de courtoisie à la veuve du Dr Verwoerd, théoricien de
l'apartheid.
Durant son riche parcours
politique, il s'abstiendra de chercher à se venger, constituant à travers le
pays des commissions dénommées « Vérité et réconciliation» à la recherche de
compromis avec le régime d'apartheid, les leaders, serviteurs civils, policiers
et militaires étant appelés à y confesser leurs crimes et à demander pardon.
Malgré l'œuvre colossale
ainsi accomplie, il est fréquent en Afrique du Sud aujourd'hui de s'interroger
sur la pérennité de l'héritage démocratique qu'a laissé Mandela, les fortes
inégalités et des injustices perdurant dans la République
« arc-en-ciel », au profit de certaines minorités de privilégiés,
notamment blancs. D'aucuns regrettent même qu'il n'y ait pas eu dans leur pays
une révolution pour une véritable redistribution des richesses, des droits et
des privilèges au profit de la majorité noire.
Il ne reste pas moins que
l'histoire retiendra certainement le nom de Mandela comme l'exemple parfait de
l'artisan d'une transition démocratique paisible, réussissant à instaurer dans
son pays la règle démocratique, relevant alors de l'utopie, de « un homme,
une voix », évitant à sa patrie de sombrer dans une guerre qui aurait été
assurément sanglante.
En cela, celui qui disait
fièrement « On peut tout m'imposer, mais détruire ma dignité, jamais
! » a réussi à assurer à l'Afrique du Sud une transition réussie vers une forme de démocratie, encore
imparfaite certes, loin d'être la plus parfaite égalité, mais dans la dignité
assurée à tous.
C'est probablement ce qu'il
faudra surtout retenir de
l'héritage de Madiba (son vrai prénom, Nelson lui ayant été donné par un
missionnaire) Mandela, et ce aussi bien en Afrique que dans le monde. Car rien
ne remplace la dignité, quête majeure des peuples, plus motivés par elle pour
se révolter, s'y sacrifier même, que par les notions classiques d'égalité et de
démocratie.
Publié sur Nawaat