Diplomatie sociale :
Quand le
pays s'embrase, de passions, de sens débridés et de confusion en tout genre,
peut-on rester à sa fenêtre, réduit à regarder la vie ainsi couler et s'agiter
? Oui, si on n'est pas Néron jouant de sa lyre et chantant au sommet du Quirinal,
pendant que la ville brûle, selon une rumeur d'époque. Oui, si on s'adonne
aussi à une sociologie compréhensive, contemplant son monde, écoutant même
l'herbe pousser. C'est le rôle du sociologue de constater, analyser et finir
par présenter à la société une grille de lecture d'elle-même. Surtout si cela
permet de constater que ce qui peut y relever de l'éthique n'a nulle esthétique
et ce qu'y est esthétique n'a nulle éthique; l'esthétique étant prise ici dans
son sens étymologique de sensibilité et de perception des sens authentiques.
C'est que les idées à la mode sont toujours à regarder de près pour cette
raison de symbiose avec l'inconscient collectif, même si elles vont parfois,
sinon souvent, à contre-courant des préjugés de la société.
Analyste
en profondeur de notre société, je ne le fais pas, pour ma part, juste en
sociologue, mais aussi en diplomate. Leaders le notait ici même pour les
diplomates des pays amis; l'observateur le plus fin de cette société est
effectivement le diplomate, grâce à son œil étranger, s'abstenant de juger,
regardant la société au-delà de ses fausses apparences, allant en sa centralité
souterraine, ce dont personne n'ose parler et n'a le courage d'y aller. C'est
ainsi que la diplomatie est en mesure de faire possible de l'impossible,
surtout si elle s'aide de la
sociologie en étant bien attentive à ce qui est en train de naître; or, par choix et par vocation,
je suis l'un et l'autre.
Chercheur
en sociologie, je mène une réflexion sur l'archéologie de notre pouvoir
politique faute de pouvoir agir sur le terrain du fait d'un diktat qui perdure
de l'Administration de l'ancien régime, aveugle à l'intérêt du pays. En effet,
bien encline à placer ses affidés pour assurer son pouvoir, l'Administration
issue de la Révolution se passe toujours des services du diplomate de métier
que je suis, ainsi qu'elle le fait d'ailleurs pour nombre de compétences
avérées, aujourd'hui injustement écartées du service de leur pays. Dans un
cas comme dans l'autre, elle ne fait qu'alimenter une crise démagogique qui est
moins celle du pays que de ses politiques et prétendues élites.
Une crise des élites :
Mes
observations aujourd'hui m'amènent à contester que notre pays, comme on le dit
trop vite, certains le répétant même à satiété ces derniers temps, ait la
religiosité en point d'ancrage de ses acteurs et que la religion y soit
fractale, un facteur de déconstruction du tissu social. Contrairement aux
apparences, la crise actuelle n'est pas celle de l'islam politique, mais plutôt
des élites s'en réclamant tout en le caricaturant.
Elles me
font soutenir que l'islam pur, sans instrumentation partisane, reste
fondamentalement un facteur de cohésion sociale. Ce qui est constant en notre
société, bien que capillarisé en cellules éclatées, groupes, agrégats et
tribus, c'est une tension continue et soutenue vers l'émotionnel, le Tunisien
étant à la recherche ininterrompue d'émotions, de vibrations; ce qui ne se vit
qu'en groupe, en communion, en communauté. Et l'islam est cette communion
émotive par excellence. Mais il y a loin de l'islam populaire à l'islam
officiel, le premier étant la religion véritablement instituante, assurant la
perdurance sociale de la croyance en tant qu'attachement aux valeurs auprès des
masses, tandis que le second n'est qu'une religion instituée, soumise au
pouvoir politique et donc caricaturée par les ambitions égoïstes des hérauts
d'une idéologie se voulant spiritualité.
En
Tunisie, du fait d'un régime déchu ayant soigné les apparences en ce qu'elles
avaient de conformistes, refoulant l'originalité dans l'inapparence, c'est le
corps qu'on a toujours veillé à mettre en valeur, l'apparence qu'on a soignée
bien plus que l'âme; soit un conformisme à la fois logique et politique. Et
cela continue d'autant plus qu'il participe de l'esprit du temps tout à
l'industrialisation, la production à la chaîne de gadgets uniformes que l'on
esthétise par le packaging, quitte à céder sur la qualité; la forme que l'on
soigne jusqu'à finir par vendre cher juste pour le nom, la marque, soit que du
vent. C'est le règne de la forme dans toute sa splendeur, aucun fond, même en
discours, même en convictions, ne pouvant plus exister sans un artifice formel
quelconque, et de préférence dans l'air du temps, à la mode.
On baigne
dans une culture spécifique où l'imaginaire est roi, puisqu'il nous fait ainsi
que le veut notre prochain, directement ou indirectement, consciemment ou
inconsciemment, l'autre n'étant plus l'abstraction d'avant, mais un autre
soi-même, qu'il soit chéri ou haï, puisqu'on peut bien avoir la haine de soi et
même la cultiver. C'est l'ingrédient majeur de la crise qui nous ronge,
aggravée par la tare de notre époque qui voudrait encore relever de la
Modernité et de son mythe fondateur que serait l'économie, alors que l'on est
déjà en postmodernité et que l'économie ne compte que pour les nantis qui en
tirent leur raison d'être.
La crise
économique que d'aucuns présentent comme cause et solution à l'état
insurrectionnel d'aujourd'hui n'est au fond qu'un épiphénomène, la face
apparente de l'iceberg qui est la perte de la conscience de soi chez
l'individu, et partant toute la société tunisienne, ce qui fait obstacle au
rapport serein nécessaire avec autrui, ouvrant la porte à tous les excès,
toutes les dérives. On en vient ainsi à n'accorder de l'importance qu'au prix
des choses, même fallacieux, même trompeur, alors que la valeur réelle, le prix
véritable est celui des choses sans prix, comme disait un bon connaisseur de la
Tunisie, Jean Duvignaud.
La Tunisie
profonde, celle des hommes et femmes sans qualité, car débordant de leurs
valeurs humbles mais humaines, connaît justement le prix des choses sans prix;
ce qui ne convient pas à ceux dont le métier est de faire de la politique ou de
la religion leur affaire, ses femmes et femmes d'affaires d'une certaine
politique, surtout à la veine religieuse.
L'imaginaire social :
Il est un
fond qualitatif chez ce peuple incrusté dans sa tradition articulée sur une
religion populaire; et l'époque postmoderne, contrairement à la Modernité trop
arquée sur le quantitatif, pousse vers le qualitatif, tout ce qui favorise et
valorise les émotions communes où l'image est magie, où perdre sa vie peut être
aussi la gagner.
Ce que
certains sociologues appellent « monde imaginal » et « mécocosme », cet univers imperceptible
situé à mi-chemin entre l'universel et le particulier, l'espèce et l'individu,
la personne et la société, est au creuset de notre société où le geste est
parole et la parole image, de ces images qui relient en communauté de par
l'enchantement produit. Car la foi — ainsi que vécue populairement et non la croyance
instituée — n'est qu'un lien, une reliance; et ce particulièrement si elle est
véritablement vécue et honorée, soit comme une « iconologie » et non une idéologie, pour reprendre les termes de Régis
Debray.
Alors
parler de la situation tragique en notre pays, malgré les périls imminents qui
le guettent, serait-ce forcément verser dans le catastrophisme ? Pour un
sociologue à l'écoute du rythme de la vie, diplomate rompu aux arcanes de la
politique qui plus est, on ne peut avoir la mémoire courte et on sait que la
véritable histoire des hommes et des sociétés s'inscrit dans la durée, la
longue durée même. Et il ne peut que rappeler qu'il n'est nul bien sans mal,
que ce dernier fait partie de la vie et est même constitutif de l'humaine
nature faite d'abord d'humus.
Max Weber,
maître de tout sociologue compréhensif, l'a déjà bien montré, confirmant le
sens commun pavant l'enfer de bonnes intentions : la vérité n'est pas
nécessairement bonne ni belle; c'est le b.a.-ba de l'ordre rationnel moderne,
même s'il est chahuté aujourd'hui. Il est du tragique dans toute société, et un
politique qui se respecte, en bon sociologue qu'il se doit d'être aussi, est
appelé à en tenir compte s'il veut comprendre son peuple. Celui qui a
l'ambition d'entendre battre le cœur du peuple dans le brouhaha ambiant sans le
pouls qui n'est pas nécessairement en sa main, ne peut qu'apprendre aussi à
penser l'impensable en se convaincant que réfléchir au non rationnel présent
dans la société est loin d'être irrationnel.
Et
il ne peut que savoir que la prétendue opinion publique n'est que l'opinion
publiée ou diffusée sur les ondes, ignorant ce que pense vraiment le peuple;
les élites pouvant se voiler la face ou se satisfaire du conformisme
confortable des opinions communes. En cela, ils ressassent des incantations
rationalistes, cette doxa intellectuelle qui ne serait que bénéfique si elle
n'avait pas tendance non pas à contrer le dogme religieux, mais à s'y
substituer dans son dogmatisme essentialiste.
Dans notre
société, forme basique avérée de la postmodernité, on assiste à ce qui
constitue la marque de l'époque, soit le retour en force de ce qu'on s'est
évertué à dénier et à éradiquer, y compris et surtout par la force. On y renoue
donc avec l'imaginaire — qu'il relève de l'illusion religieuse, des croyances
spiritualistes ou matérialistes; ce retour à un sentiment d'appartenance
communautaire et d'apparentement idéologique. Au vrai, il n'est que de l'ordre
émotionnel échappant à la logique mécanique qu'on a longtemps voulu imposer à
un corps social rétif au nom de la raison instrumentale, nullement sensible.
Un paradigme saturé :
Il est
dans l'effervescence dont débordent nos rues, les violences qui y augmentent,
les révoltes de plus en plus franches contre toute forme de légitimité, jusqu'à
verser dans le terrorisme dans une quasi-indifférence politique surprenante, un
vif désir de rupture — fût-elle violente — avec un ordre vertical, patriarcal,
voulu civilisé et justement rejeté, étant imposé. Or, qu'il le soit par un Dieu
ou un Seigneur politique ou financier ne change rien; il relève d'un ordre
saturé, condamné à disparaître.
Même
l'ordre légitime ou supposé tel, car produit d'élections libres, est désormais
rangé à la même enseigne. Il est représentatif d'un idéal démocratique, celui
du mythique contrat social censé avoir été librement consenti, et qui n'a fait
qu'engendrer une forme politique d'un « devoir-être » désormais refusée pour un « pouvoir-être » de plus en plus exigeant. On le voit surtout chez les jeunes dont
la légitime révolte est encore incomprise par la classe politique, surtout par
la justice qui la harcèle.
La morale
au pouvoir aujourd'hui aura beau jeu de récupérer à son compte la notion du
contrat social et ses implications en termes de légitimité, elle ne se rendra
pas compte qu'elle ne fait ainsi que vider le corps social de ses autres
dimensions essentielles. Elles sont, d'une part, ce désir de vibrer ensemble et
de communier dans les imaginaires collectifs, quitte à ne relever que du
ludique; et d'autre part, cet onirisme mâtiné d'érotique et toute forme de
volupté intrinsèque à sa nature foncièrement hédoniste. Et en postmodernité,
nul ne peut empêcher le retour du refoulé qui se fait alors sauvagement,
cruellement.
Il est
bien connu que le mal ne peut être éliminé de la vie humaine; au plus doit-il
être exorcisé ou, bien mieux encore, « homéopathisé ». Car, lorsque resurgissent les mythes sociaux qui ne sont jamais
aussi forts que lorsqu'ils sont enracinés dans les traditions sociales, rien
n'y résiste, surtout pas la rationalité, marque d'une modernité rejetée. Aussi,
ni l'idéal démocratique, ni le contrat social ou la notion de citoyenneté ne
sauraient expliquer et donc conjurer pareilles éruptions des passions et des
émotions venant du fond de la société, ses communions émotionnelles, ses
composantes communautaires, tribales. Elles marquent tous les secteurs de la
vie, cultuels d'abord, mais aussi sexuels, culturels et même professionnels.
Or, dans
un monde uni par la société de l'information, ces passions sociétales sont
instantanément universelles. Alors, du fin fond d'une mémoire immémoriale de
cultures qui s'opposent moins qu'elles ne s'affirment, on assiste au choc
violent du retour du tragique des intégrismes et des terrorismes, leurs
massacres et leurs carnages. Est-ce si impensable que cela ne puisse se penser
pour être évité ? Est-ce impensable que notre pays n'y soit happé ou préservé ?
Il nous faut désormais accepter d'envisager toutes les hypothèses, mais pas au
travers des catégories de pensées héritées des systèmes épistémologiques du 18e
et 19e siècles; et surtout pas à partir d'un moralisme, universaliste ou aux
couleurs d'une foi, tous deux dépassés. Il nous faut aller au creux de ces
phénomènes y saisir ce qu'il y a d'organique en eux, la raison interne qui les
meut.
Le temps des émotions :
On y
trouvera alors comme une érotique collective, telle celle qui a pris désormais
possession du corps social tunisien, jeune notamment, ainsi que le représente
le courant underground ou Amina, et même les fous d'Allah. C'est que les
manifestations de pareil érotisme (en son sens basique de sensualité
irrépressible) divergent selon que la pulsion est de vie ou de mort, sachant
que la mort n'est que l'éveil à une autre vie et, pour d'aucuns, la sortie même
des ténèbres pour une entrée dans la lumière.
Nous le
voyons dans les émotions à leur summum, que ce soit dans le désir du risque ou
le plaisir du défi et l'instinct de se perdre dans un inconscient collectif,
une subjectivité de masse. Ce n'est que l'humain à son maximum quand l'humanité
n'est plus pure bestialité, contrairement aux apparences, faisant culture, y
compris sous la forme déformée de rites et de cultes, socle de toute religion,
y compris civile tel le sentiment national.
Au vrai,
qu'est-ce l'acte suprême de s'immoler par le feu en vue de protester ou de se
suicider en kamikaze terroriste, sinon une affirmation extrême ou extrémiste de
valeurs, quelle que soit la lecture qu'on en fait, mais qui relève de ces
valeurs et principes refusant la loi d'airain du conformisme et de l'égoïsme
sacré ? N'est-ce pas une célébration, à la manière des orgies antiques, du lien
social brisé, cette reliance sociale où la religion classique ne fait plus
lien, détrônée par une religion civile ou profane qui désunit en glorifiant une
pure matérialité ? N'est-ce pas une tentative d'enracinement quand on craint de
mourir pour cause de déracinement, même si l'on oublie que l'enracinement
salvateur est plutôt dynamique, organique et spirituel et non pas statique,
physique et mécanique.
Diriger la
main qui tue vers soi ou vers autrui relève de la même logique, à ceci près que
dans le second cas, le courage est absent; car s'en prendre à autrui, c'est
agir en poltron, étant incapable de s'attaquer à soi-même, ce qui suppose un
courage extrême. On relève de nos jours de temps dionysiaques; c'est le retour
des bacchanales antiques, la postmodernité célébrant les dionysies, l'esprit du
temps étant à l'orgie. Faut-il rappeler ici que ce terme n'a pris sa
connotation sexuelle qu'au XVIIe siècle et que les bacchanales et autres
saturnales dans l'Antiquité grecque et romaine étaient des manifestations
contestataires propices à tous les excès, toutes les manifestations de révolte,
que les autorités craignaient du fait des désordres qu'elles occasionnaient et
la menace qu'elles représentaient pour la survie de l'ordre institué, ses
codes, ses valeurs.
Pareille
érotique n'est pas seulement sexuelle avons-nous dit, car si la libido est au centre
de tout inconscient humain (comme on le sait depuis Jung), elle est aussi
religieuse, pouvant parfaitement verser dans le barbare et le sanglant quand le
refoulé revient en force. Elle est aussi langagière dans les débordements et
les écarts émotionnels quotidiens. On y a affaire partout sous forme d'extase,
spirituelle ou matérielle; le fascisme arrivant à se draper de valeurs morales
ou immorales sans perdre sa nature première célébrant le culte de l'unitaire,
cette réduction à l'Un, qu'il soit divin ou profane. Ainsi nie-t-on la pluralité
qui fait en l'être humain sa valeur première, imposant forcément une conversion
au polythéisme des valeurs afin de réussir à se réaliser en étant cet homme uni
ou parfait que nos soufis ont été les premiers à théoriser et concrétiser.
Tout cela
nous rappelle la nécessaire humilité à prendre en compte quand on a affaire aux
faits humains, notamment cette force sociétale — une puissance étale pouvant
être létale si on n'y prend garde — parcourant les tréfonds de l'inconscient
collectif et qui peut faire de la perte des valeurs matérielles le suprême gain
et du gain des vanités du monde une perte suprême. Cela relève encore de la
tension vers le vrai divin bien définie par les spiritualistes, une extase qui
est en chacun de nous, mais dont les manifestations diffèrent et dont il est
inévitable de sonder la logique passionnelle qui ne manque de pointer au-delà
des apparences.
L'imagination au pouvoir :
Il est
donc temps de sortir de nos schémas tout faits, tout prêts d'explication et
d'exégèse, qu'ils soient politiques, économiques, religieux ou historiques.
Quitte à délaisser les sentiers d'une rationalité finalisée, positiviste, il
nous faut être en mesure de découvrir ce qu'il peut y avoir de rationalité
autre dans ce qui est présenté comme une pure irrationalité et qui n'est
désormais, même pour les scientifiques rationalistes, qu'une rationalité
singulière. Elle est pareille à cet imaginaire tant décrié par le cartésianisme
et auquel on ne dénie plus, dans le cadre d'un nouvel esprit anthropologique, un
rôle majeur en matière de modelage de nos actions.
Nul ne
conteste plus qu'il nous faut donner désormais sa pleine mesure à
l'inconscient, individuel comme collectif, même si cela implique la
réhabilitation en nous de l'archaïsme par une appréhension différente, en y
repérant un orbe fécond : sa dimension intrinsèque de fait primaire, au sens de
premier ou fondamental. Cela ne peut que nous amener à aller à l'encontre de
l'uniformisation d'un monde aussi complexe que la nature humaine, son entièreté
n'étant pas une harmonie, mais une tension dans ce double sens de déploiement
et de crispation, de tonus et d'agitation dans le cadre d'une culture des
sentiments, un jeu d'affects, qui est la marque de nos temps postmodernes.
On vit effectivement
une époque où Éros et Thanatos, les deux incarnations de notre époque du dieu
Janus, divinité des commencements et des fins, se plaisent au jeu de la mort comme
vie nouvelle et d'une vie vouée à la mort faute d'assumer les désirs et
pulsions qui y sont inhérents; d'où le fracas des rébellions, de la
désobéissance civile et du terrorisme. Pourtant, au fond, il ne s'agit que
d'une ambivalence psychologique mal éclaircie, une confusion de sentiments et
des valeurs, l'aspect émotionnel en crise d'une humanité déboussolée par une
quête du plaisir, faute de sens aux choses, passant par la douleur, la passion
et transformant l'ardeur de la flamme amoureuse, quel que soit son objet, en
zèle, colère et violence. Et
on sait le dépit amoureux être des plus cruels !
Comment
conjurer le sort sinon en acceptant de prendre le risque de vivre au jour le
jour, acceptant d'observer la vie se dérouler, avec ses bonheurs et ses
malheurs, en les assumant, en allant s'éclairer au fond de soi de cette lumière
qui est en nous, faite de valeurs spirituelles commandant d'aimer pour autrui
ce qu'on souhaite pour soi; ce soi qui n'est que l'autre qu'on ne reconnaît
plus. N'est-ce pas en cela que réside la vraie République, chose de toutes et
de tous, tels qu'ils sont, avec leurs vertus et surtout leurs vices ? N'est-elle
pas la communion dans un vivre-ensemble qui n'est plus un devoir-être, mais un
pouvoir-être pour un plus-être en mesure de donner naissance à une humanité
augmentée, un posthumain spiritualisé?
Tout cela
est en gestation à la faveur du tsunami qu'a connu la Tunisie il y a plus de
deux ans et qu'on ne fait qu'avorter à force de conformisme, de dogmatisme et
d'égoïsme aussi bien idéologique, politique que religieux. La révolution
mentale en Tunisie, chez les élites surtout, se fait encore attendre. Que faire
alors aujourd'hui avec ce conflit des légitimités antédiluvien dans un
environnement marqué par de lourdes menaces terroristes?
Je l'ai
dit dans d'autres articles, prenant le risque de paraître ingénu, et rêveur ou
versant volontiers dans l'irréalité absolue. Il s'agit de se situer dans le
sens de l'histoire qui est l'imbrication des différentes parties de ce monde
désormais bien plus qu'un village planétaire, n'étant qu'un immeuble où l'on ne
peut ériger des barbelés sur les paliers. Il est inutile de répéter ici le
détail de mes propositions nécessitant que l'on place l'imagination créatrice
au pouvoir si souvent stérile; je les confirmerai juste en citant la parabole
du système bancaire. Celui-ci, on le sait, repose sur la confiance des gens et,
à défaut, sur l'habitude de déposer leur argent dans les banques. En effet, si tout un chacun décidait un beau
jour de ne plus jouer le jeu de la confiance et de retirer son pécule, tout le
système s'écroulerait immédiatement.
Pareil à
la banque, l'État ne tient qu'avec l'habitude des citoyens d'obéir à ses
représentants, quels que soient les mécanismes de cette habitude et le degré de
confiance en ses modalités. Or, il se trouve que la révolution en Tunisie — ce
que je préfère qualifier de coup du peuple — a gommé l'habitude et effacé la
confiance. C'est ce qui fait l'aspect le plus grave de la crise actuelle qui ne
saurait être résorbée que si l'on réussissait à regagner la confiance populaire
par des mesures fortes. Et pour cela, elles ne sauraient qu'être à la fois
concrètes et symboliques.
Or, quelles
mesures concrètes sont en mesure de répondre au légitime désir populaire d'être
partie prenante du pouvoir que de lui permettre de l'exercer par des mécanismes
de démocratie directe à inventer comme celles que porte en germe l'action dans
les régions du Front populaire ? Quelles mesures peuvent être chargées de
symbolique forte et porteuse d'espoir à la fois en termes économiques et
politiques que l'inévitable demande d'adhésion de la Tunisie à l'Union
européenne et la libre circulation pour les ressortissants tunisiens dans un
espace de démocratie à imaginer ? Est-ce parler dans le vide ? Et pourquoi pas
puisque la voix de la raison est invariablement si peu entendue en son heure,
mais devant se faire constamment entendre !
Écoutée ou
raillée, la parole de vérité rappelle en fait ce talisman balzacien qu'est la
peau de chagrin. C'est à mesure que la parole, notamment en diplomatie ou en
politique, devient pertinente que le cercle d'audience se rétrécit. La parole
de raison qu'on n'écoute jamais à temps est d'ailleurs une loi constante de la
vie politique bien plus régie par le réalisme réducteur des mensonges devenus
vrais à force d'artifices. Heureusement, un pendant demeure, qui est le
souvenir des paroles vraies dites le moment qu'il fallait; un souvenir où,
comme dans un ostensoir, luit la réminiscence. Et c'est bien plus que de
l'imagination, eu égard au pouvoir exercé sur les esprits; c'est cela être
juste de voix et de voie !
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