Ce vers de Racine résume la
situation politique actuelle en Tunisie. C'est la même interrogation d'Athalie
terrassée par un songe que se sont posée et se posent chez nous les politiques et
les activistes de tous bords pour en évaluer les conséquences.
Et d'abord le gourou des
frères musulmans qui vient de démontrer, en bon réaliste, qu'il ne pouvait
ignorer non seulement le prix de la peur, mais aussi son salaire. Aussi, en
stratège qu'il faut être, il est désormais prêt à payer le prix de la peur pour
espérer recevoir en contrepartie son salaire.
Il authentifie ainsi ce qui
ne faisait plus mystère de puis quelque temps au grand dam de ses plus fidèles
appuis, notamment le CPR, la grande alliance avec son grand rival, Nidé Tounes.
Le grand manitou de ce dernier
en est ainsi quitte pour les frayeurs endurées d'une exclusion définitive de la
scène politique dont il peut se considérer, à bon droit, être un des monstres
sacrés. Certes, il a beau répéter qu'il ne doutait pas que la fameuse loi
d'exclusion, à laquelle il savait bien ne tenir plus particulièrement que le
président de la République et son parti, n'aura finalement pas l'aval de son
rival islamiste. Car, en animal politique, il ne pouvait ignorer à quel point
Nahdha a réussi à vassaliser le CPR qui, s'il reste extérieur à son giron tout
en tournant parfaitement dans son orbite, c'est purement pour des raisons
politiciennes de stratégie ou de tactique.
De fait, le parti Nahdha s'est appuyé sur la
veine révolutionnaire en ce parti, jusqu'au-boutiste même chez certains, pour
contrebalancer auprès de ses militants ses velléités réalistes. Ainsi, laissant
au CPR le rôle de cultiver vainement une intransigeance officiellement appuyée,
il avait tout loisir de s'adonner à son péché mignon d'avoir en catimini plusieurs
fers au feu.
Peut-on lui reprocher cette pratique classique
de la politique lorsque ses adversaires en face y ont aussi recours ? Puis, la volonté de garder le
pouvoir, tout comme l'envie de le conquérir, résistent-elles aux valeurs que
l'on affiche ? Ne
sait-on pas qu'il existe, dans toute organisation, la loi parfaitement vérifiée
que les valeurs d'origine ne comptent plus quand il s'agit de vivre ou de
durer, sauf à y revenir pour espérer une résurrection au moment du trépas ?
S'il y a un tort que l'on
peut adresser à la troïka gouvernante, c'est bien moins au parti dominant en
son sein qu'à ses partenaires supposés être de gauche, surtout au CPR. Il était
évident que le géant islamiste avait des pieds d'argile, car il ne pouvait
gouverner sans l'apport et surtout la caution morale de ses deux partenaires.
Or, ceux-ci n'ont jamais assez cru en leurs moyens, s'inclinant assez
facilement au moindre froncement de sourcil du gourou qui était passé maître en
ce jeu avant que la peur ne le gagne enfin. On a ainsi laissé passer une
occasion en or pour infléchir la politique nahdhaouie vers moins d'arrogance
idéologique, plus de respect des libertés et des valeurs universelles des
droits de l'Homme.
Sur ce plan, c'est le parti
du président de la République, militant avéré naguère de ces droits, qui assume
assurément le plus de responsabilités, car il avait une carte en or qu'il
pouvait et devait jouer, et qui était de nature à tirer le tapis sous les pieds
de son grand partenaire. En effet, du fait de ses principes fondateurs, se
présentant comme cette ambition de symbiose réussie entre l'islam politique et
la démocratie, le CPR pouvait se positionner comme le véritable représentant et
défenseur de l'islam authentique, loin de la caricature qu'en a donnée Nahdha.
Il aurait ainsi permis d'épargner au pays les soubresauts et drames qui
l'amènent enfin à la situation actuelle du nécessaire compromis.
C'est donc bien de
composition et d'accommodement que la Tunisie a besoin et qu'elle semble finir
par y arriver. Pourtant, à cause de l'intransigeance idéologique des uns et de
l'aveuglement politique des autres, de l'ambition démesurée comme de l'avidité
de certains aussi, on a heurté et violenté une des caractéristiques majeures en
ce pays, qui est la modération faite d'un sens véritable du compromis.
S'il a fallu autant de temps
pour revenir aux fondamentaux de la Tunisie, c'est que la peur a pris le dessus
chez nos élites. Toutefois, ce n'était pas encore cette peur salutaire à
laquelle nous assistons aujourd'hui, mais la peur arrogante qui fait de l'autre
un ennemi implacable dont l'exclusion est synonyme de survie.
Car la peur est nécessaire
pour l'homme, elle lui permet de vivre et de survivre, et ce à la condition
d'être assumée, et donc mesurée. Nier ses frayeurs, c'est être incapable de les
maîtriser pour se lancer dans la fuite en avant du rejet de sa cause profonde
amenant au rejet d'autrui. Par contre, assumer ses peurs, c'est en chercher les
origines, y compris en adoptant un regard moins belliqueux sur ses ennemis,
pour réussir finalement à y voir l'humanité qui se cache derrière le masque de
l'adversité. Or, ce dernier, lorsqu'il est monstrueux, ne l'est qu'à la mesure
de la monstruosité même de la peur qui en est la cause.
Que l'on cultive donc un peu
mieux en nous l'aménité plutôt que la haine d'autrui ! Que l'on y voie cette
autre face de soi-même, puisqu'on n'existe que dans et par le regard de notre
prochain ! Alors, on réussira bien mieux à se libérer de nos frayeurs
enfantines.
La politique en Tunisie
semble enfin distinguer ses adultes prêts à dépasser leurs antagonismes et à se
supporter mutuellement faute de cohabiter et coexister dans un vivre-ensemble
paisible qui est la marque suprême de la démocratie. Que ceux qui refusent
cette issue sachent qu'ils ne réagissent que tels des enfants; et ils doivent
savoir qu'en politique il n'est nulle place longtemps pour les gamineries.
Aujourd'hui, il est
question, en Tunisie, d'âge adulte de la démocratie, appelé à rompre avec les
enfantillages des extrémistes de tous bords, auteurs réels ou putatifs des
drames et des tragédies.
Notons d'ailleurs que dans
le passage d'Athalie dont on a pris le vers pour titre, la reine usurpatrice du
trône de Jérusalem raconte le songe qu'elle a eu : la vision d'horreur d'un
enfant lui plongeant un poignard dans le coeur. Ainsi était-il déjà question
d'enfance, il y a plus de trois siècles, dans l'interrogation posée sur le
théâtre en qui se présente toujours comme une leçon d'actualité.
En Égypte, bien plus proche
que nous des lieux du drame de Racine, les islamistes d'Égypte n'ont pas tenu
compte de pareille leçon et ont joué volontiers aux fanfarons, allant jusqu'à
faire de leurs peurs des motifs légitimes pour pratiquer une politique partiale
d'exclusion; et ils ont fatalement échoué.
En Tunisie, aujourd'hui,
leurs frères réalisent qu'ils ont intérêt à être plus humbles et surtout à ne
pas négliger ce qui fait la spécificité de l'homme, en même temps que son
honneur : sa faiblesse foncière. Ils ont compris que c'est là une sûre façon de
se préserver, éviter l'anéantissement. Fort logiquement, ils ont réussi au
final à se faire violence, tenir compte de leur humaine peur afin d'accepter de
communier avec leurs adversaires pris, depuis longtemps déjà, dans une peur
équivalente d'anéantissement.
Certes, les partenaires
et/ou adversaires des uns et des autres enragent d'une pareille évolution
faisant fi des voeux et marques de fidélité d'antan, leur faisant découvrir
leur intransigeance affichée comme n'étant que de l'enfantillage. À eux, alors,
de savoir dominer leurs propres peurs et d'inventer une formule d'entente,
cultivant leurs meilleurs sentiments entre ennemis encore déclarés, pour se
comporter enfin en adultes eux aussi et finir en amis. Car ne l'oublions pas,
l'époque est bien celle des communions émotionnelles.
Publié sur Nawaat