Les raisons de la colère
Ce 24 août commence une
semaine de la colère qui risque, sinon de mettre le pays à feu et à sang, du
moins d'amener à le diviser bien davantage, puisque le pouvoir en place n'y
voit qu'incitation à l'anarchie et à la violence, ce qui suppose en bonne logique
qu'il s'y opposera, usant de violence si nécessaire.
Or, même si elle se veut
pacifique, la campagne du Front populaire est de ce type d'action radicale
entendant briser les carcans, détruire les cadres usés et abolir les mauvaises
habitudes. Cela ne saurait relever, en dernière analyse, que de la technique de
l'attentat, y compris pacifiste, tel ce coup de pistolet dans un concert dont
parle Stendhal, grand connaisseur ayant allié l'art diplomatique à celui de la
littérature.
C'est donc le moment où jamais
pour les plus sages de ce pays d'appeler à raison garder tous ceux tentés par
l'aventure, que ce soit d'aller au bout de leur colère quitte à verser dans la
surenchère populiste, ou d'une fuite en avant dans l'attachement à un statu quo
désormais démagogique et la négation de la nécessité de prendre acte de
l'inertie gouvernante, synonyme de mort attestée.
Le sûr est que les uns et
les autres auront bien plus à perdre qu'à gagner, ne serait-ce que parce que le
peuple — pour peu que l'on y pense vraiment, comme on l'assure bien volontiers
— n'y récoltera que tragédies et drames. Car, aujourd'hui, parler de peuple en
colère, c'est bien le moins; d'aucuns osant même annoncer la guerre civile. Or,
si elle n'est pas inéluctable, ses ingrédients ne cessent de s'amasser et de se
multiplier. Quand le combustible est, en plus, disponible à profusion, le
moindre geste d'inattention, de malice ou de folie suffit pour mettre le feu
aux poudres. Et il est hautement inflammable ce combustible qui fait le
quotidien populaire en ces jours de colère !
Quelles en sont donc les
principales raisons auxquelles une réponse adaptée serait éventuellement de
nature à calmer les esprits et aider à assainir la situation ? Il en est qui
relèvent des acquis de la Révolution dont le principal est que la Tunisienne et
le Tunisien ne veulent plus qu'on parle en leur nom, s'estimant assez mûrs pour
s'adonner directement à la politique. Et si cela se doit d'être fait au travers
d'intermédiaires et de représentants, ceux-ci doivent être de proximité, tenus
par des engagements précis et révocables à tout moment.
L'enseignement majeur du
Coup du peuple tunisien qui en découle est qu'il n'est plus possible de
s'adonner à un exercice politique soi-disant démocratique avec un personnel de
carrière coupé des réalités de ses mandants, plus soucieux de la carrière que
des intérêts du peuple. Car en Tunisie, comme plus généralement de par le
monde, la politique est à réinventer, son exercice est à assainir afin que n'y
viennent plus que les élites motivées par l'intérêt général, imbues
suffisamment de la cause du peuple et par le service du public, quitte à être
prêtes de tout sacrifier pour cette noble cause, y compris et surtout les
émoluments et les privilèges.
De plus, en notre pays plus qu'ailleurs,
du fait de traditions éthiques bien vivaces, la politique se doit d'être un
sacerdoce, retrouvant son essence première de service exclusif du peuple. C'est
là, à mon sens, une autre raison majeure des jours de colère qui commencent.
Elle impose que ceux qui se réclament d'une légitimité formelle, celle des
élections, réalisent enfin qu'ils se réclament d'un modèle occidental arrivé à
saturation. La légitimité limitée au temps des élections est une réduction de
la souveraineté populaire; elle n'est qu'une conception parmi d'autres de la
démocratie, pas nécessairement la moins mauvaise, désormais contestée sinon
périmée.
Les opposants au régime en
place ont d'autant plus de raison de défier des autorités ayant largement déçu
que celles-ci s'obstinent à nier leur échec patent; et le pire est qu'elles
croient à tort qu'il est suffisant de se référer à la classique notion de
l'autorité de l'État, ou encore de son prestige, pour justifier un attachement
obsessionnel au pouvoir. Or, en notre présent âge des foules, nous ne sommes
plus dans le cadre de l'État dont l'autorité et le prestige s'imposent
d'office, sans possibilité de contestation. Ce fut le cas de l'État du contrat
social; et tel contrat est devenu caduc depuis qu'il a été dénoncé par l'une de
ses parties. Par ailleurs, quel prestige accoler à l'État si ce n'est celui de
son peuple ? Or, le peuple est dans la rue !
En Tunisie, aujourd'hui, il
urge de redonner confiance au peuple — tout le peuple — en son personnel
politique. C'est encore possible du fait qu'on a assisté avec la Révolution à
un réveil formidable du sentiment patriotique dans toutes les couches
populaires. On en trouve encore la flamme entretenue par les activistes de la
société civile, même si elle est en train de s'éteindre ailleurs à petit feu.
Il reste à savoir si la
partie de la classe politique sensible à ce sens patriotique, et qui réclame à
bon droit la renégociation des termes périmés du contrat social, ne se limite
pas qu'à remplacer les clauses contractuelles caduques par d'autres quasiment
similaires. La question à se poser est de savoir si elle n'agit que pour un
remplacement à l'identique d'un personnel politique où ce ne seraient que des
noms qui changeraient, tout en maintenant en l'état et l'esprit et la philosophie
du contrat dénoncé, ne touchant en rien à son économie générale. Il est vrai,
on parle de compétences, mais on sait que la compétence ne l'est réellement que si elle valorise une
philosophie d'action, un modèle politique et/ou économique, un esprit et une
raison à mettre en pratique. Lesquels sont donc retenus par les hérauts de la
semaine de la colère ?
Il est nécessaire de savoir
si le processus révolutionnaire actuel ne rentre plus dans le cadre d'un
nouveau contrat, même renégocié, relevant plutôt d'un pacte qui tienne compte,
et au plus près, de la volonté populaire. En effet, si ce n'est pas le cas, il
ne ferait que substituer des allégeances pointées du doigt par d'autres qui le
seraient fatalement demain tout autant. Or, c'est ce qu'on risque de faire en
appelant à déposer les autorités du pays du plus haut au plus bas niveau pour
les remplacer par des compétences, indépendantes certes, mais sans la précision
du cadre idéologique contraignant, politique et économique, dans lequel cela
doit prendre place.
Des principes clairs, des valeurs
définies au sein d'une stratégie arrêtée doivent être énoncés et annoncés le
plus officiellement possible. C'est ce que nous n'avons pas, puisque la colère
qui s'annonce, combien même elle est l'œuvre de l'opposition au gouvernement
actuel, ne semble pas avoir des raisons communes. En tout cas, au-delà de la
tactique de mise en échec d'un pouvoir inerte, elle ne semble pas rallier tous
les suffrages au sein d'une contestation dominée par une formation hétéroclite
où les contradictions ne manquent pas, juste gommées par l'intérêt immédiat.
Pour que cette colère a
priori populaire soit justifiée, démocratiquement saine et parfaitement juste,
elle doit déboucher sur une phase nouvelle de pratiques politiques, une
démocratie directe telle que le peuple en rêve pour la Tunisie. Aussi, une
stratégie bien définie est à proclamer au plus tôt avec, au moins, les
principes de la démocratie directe comme objectif à mettre en œuvre immédiatement
pour que l'ire annoncée de tout le pays soit vraiment, et à raison, une colère
bien populaire.
Tout le monde n'a que
l'intérêt du pays à la bouche ainsi
que les revendications du peuple, mais personne ne se fait
concrètement de l'un et de l'autre la vision juste qui ne soit pas purement
théorique et sans aucune consistance réelle. C'est que le pays n'est pas cette
pure réalité désincarnée à laquelle on a tendance de le réduire; il a une
assise matérielle qui suppose une condition et impose des obligations de statut
et de rôle dans le cadre d'un système géostratégique plus large. Surtout, le
peuple n'est pas qu'un corps électoral; il n'est plus cet ensemble figé par une
opération formelle, et ce du fait qu'il vit, peut évoluer et changer d'avis et
de priorités comme tout vivant.
Aussi, il n'est pas plus
vicieux que de revendiquer relever d'une légitimité formelle pour démontrer son
respect de la souveraineté populaire. Pareillement, on ne peut prétendre parler
du peuple en se focalisant à juste titre certes sur sa condition économique et
sociale, mais sans tenir compte de ce qui est aussi important chez une grosse
partie de ce peuple, soit son imaginaire se manifestant par sa spiritualité,
entre autres. Quand on prétend représenter le peuple, ou du moins sa grande
majorité, ce sont bien ses représentations à lui qu'il faut prendre en compte
et non celles qu'on lui prête, ce qu'on veut bien voir en lui comme revendications
lues à travers une grille idéologique partisane.
Au-delà
de la crise au sommet de l'État, la confiance du peuple en ses dirigeants étant
nulle aujourd'hui, il serait suicidaire de faire fi d'un pareil état de choses
pour des considérations de prestige déplacé, même s'il est affublé des atours
de l'État, quand ce n'est pas que d'amour-propre et de calculs partisans.
Aussi, et je l'y avais déjà appelé depuis longtemps, le gouvernement actuel
aurait été bien inspiré d'appeler dans chaque gouvernorat, chaque délégation et
surtout chaque municipalité, à des assises de la société civile. Si jamais il a
assez de talent pour s'y atteler en une parade ultime à la situation qui lui échappe, peut-être
le pourrait-il encore ! Alors, pour peu qu'il sache faire preuve de tact —
en un beau retournement des choses dans l'intérêt du pays —, il prendrait la
tête du mouvement populaire au lieu de chercher à le contrarier vainement et
s'y opposer par la force qui reste, comme on le sait, l'argument du plus
faible.
Mais qu'on soit bien
d'accord : même si elles sont appelées et organisées par les autorités en
place, pareilles assises ne resteraient pas moins révolutionnaires, en ce sens
qu'elles auraient à reproduire un processus électoral démultiplié à chaque
échelon régional et local avec pour but avoué d'actualiser les revendications
populaires et les exigences révolutionnaires. Ce ne sera rien d'autre qu'une
nouvelle révolution politique, bien réelle, permettant au peuple de prendre
directement la parole et le pouvoir dans le cadre de cette démocratie
véritable, étant directe et sans formalisme inutile, que nous souhaitons pour
notre pays.
Nonobstant le sort final du
gouvernement en place, une telle formule constituerait pour lui une porte de
sortie, provisoire pour le moins, de la grave crise actuelle, puisqu'il aurait
la responsabilité de veiller à la réussite d'une révolution actualisée,
capillarisée à travers le pays. Il doit toutefois s'engager à jouer le jeu de
la démocratie directe en acceptant que les nouveaux pouvoirs élus par le peuple
soient reconnus à l'échelle centrale et immédiatement investis pour exercer
leurs pouvoirs en lieu et place des autorités étatiques actuelles. Ainsi, le
pouvoir se disant légitime administrerait-il la preuve de son attachement sincère
à la légitimité dont il se réclame à cor et à cri; et quelle plus grande
légitimité qu'une nouvelle, adoubée par le peuple directement et sans
intermédiaires sous les auspices d'un gouvernement enfin responsable, étant
enfin à l'écoute de son peuple ?
Déjà, lors des discussions
sur la constitution, dans le cadre de la nécessaire démocratie directe, j'avais
proposé d'adopter des mesures allant dans ce sens, dont la formule de
l'initiative populaire s'exerçant au niveau régional et local par le truchement
d'institutions intermédiaires appelées à participer au pouvoir exécutif et
législatif selon des mécanismes novateurs à inventer en étroite relation avec
la société civile. C'est ainsi et ainsi seulement qu'on pourra transfigurer la
démocratie et refonder la politique en évitant de ne faire que singer un
Occident où la démocratie a perdu depuis longtemps son âme.
Il n'est un secret pour
personne que la démocratie occidentale est à réinventer, étant désormais
réduite à sa plus simple expression. On ne conteste plus qu'elle n'y soit
désormais qu'un moment éphémère où la parole est formellement donnée au peuple
auquel elle est, de règle, retirée tout le temps sauf l'engagement d'un long
processus de combat impliquant les pouvoirs publics et les institutions de l'État de droit s'ils ne sont pas gangrenés
par l'illégalité institutionnalisée. Or, ainsi que le rappelait Nicos
Polantzas, la démocratie n'est plus que ce « régime à légalité trouée d'illégalité ». Aussi, même s'il se veut
être un État de droit, l'État démocratique en Occident reste une structure
complexe où se marient si facilement légalité et illégalité sous le
qualificatif par exemple de raison d'État.
Ces choses sont appelées à
changer, d'autant que nous sommes en époque postmoderne, ne l'oublions surtout
pas. Et l'un des faits incontournables de nos temps actuels, c'est qu'ils sont
marqués par un retour au local. C'est un sentiment irrépressible et
irrésistible d'apparentement à un « pays » à un territoire, à un espace se substituant au
classique sens d'appartenance; et ce sentiment est à forte charge émotionnelle
de partage et de fusion.
Plus que jamais,
aujourd'hui, le lieu fait lien; d'où aussi le retour du fait religieux en
postmodernité; car la religion, par l'une de ses plus sûres étymologies, n'est
que ce qui fait lien. Celui-ci n'est plus fondé sur une idéologie, un idéal
lointain, une transcendance quelconque; il est plutôt dans le partage de
valeurs communes, enracinées, pouvant ne relever que des us et coutumes, des
attitudes et postures corporelles où le matériel se vivifie aux racines
spirituelles. C'est ce qu'on a appelé enracinement dynamique et qui a cours en
notre pays, donnant lieu à la fragmentation (ou désagrégation, si on se laisse
aller au pessimisme) institutionnelle actuelle.
D'évidence, il ne s'agit que
de l'achèvement logique d'un processus d'évolution d'institutions politiques et
sociales devenues abstraites, désincarnées, n'ayant donc plus la moindre prise
avec le réel, n'étant plus en phase avec le peuple faute de proximité
nécessaire. N'a-t-on pas parlé à
juste titre de tribalisation du monde et du temps des tribus ? N'a-t-on pas
bien vu leur résurgence en Tunisie? C'est ce que nous avons désormais et plus
largement avec ce besoin atavique de protection organique se manifestant par
des solidarités régionales, locales et claniques. Et nos institutions mitées
par l'esprit de clan en offrent aussi un autre exemple suffisamment éloquent,
le choix et l'affinité fondant l'action en cette époque postmoderne en une
sorte de franc-maçonnerie universelle.
Au lieu de déplorer un trait
d'époque, il est plutôt temps et de bien plus grande utilité d'aller au bout de
la logique de l'esprit de notre époque en agissant pour n'en garder que la part
meilleure. C'est le travail auquel j'appelle ici pour une proximité politique
de tout instant, la proxémie sociologique comme espace de la
communication et du vivre-ensemble, et que ne saurait que faciliter chez nous
une proxénie avérée, qui est cette hospitalité publique envers l'étranger
remontant à la nuit des temps.
Dans ce que je dis, il n'y a
rien d'irrationnel, sauf à appliquer ce qualificatif à l'incapacité des esprits
se voulant rationnels dans notre classe politique à prendre en compte
précisément l'irrationnel que nous savons désormais être une rationalité autre.
Aux adeptes d'une démocratie sereine d'explorer donc l'infinité d'exemples du
pouvoir de l'imagination et des affections de l'âme ! À ceux qui veulent être les
plus sages d'assumer la postmodernité du pays qui est d'abord et avant tout le
triomphe des communions émotionnelles dans une altérité assumée et non altérée,
un retour au fait religieux oecuménique comme spiritualité humaniste ! À toutes
les élites éclairées de nos élites de redécouvrir sans dogmatisme, en
travaillant à le faire advenir en notre beau pays, le « merveilleux scientifique » dont a parlé Durand De Gros
!
Publié sur Leaders