Triste sort de l'Égypte :
Il suffit de nous voiler la
face ! Le moment n'est plus aux discours lénifiants ou jusqu'au-boutistes, et
la vérité s'impose. Aussi, la première à dire est que le sort de la Tunisie,
qu'on le veuille ou non, ne relève pas uniquement de ses enfants. Les dramatiques
événements du pays du Nil nous le rappellent à bon escient, au demeurant.
Hier, au début de leur
révolution désormais confisquée, les révolutionnaires d'Égypte, ou ce qu'il en
restait, ne cachaient pas qu'ils étaient inspirés par les Tunisiens et disaient
vouloir faire aussi bien qu'eux sinon mieux. Est-il possible donc, aujourd'hui,
aux révolutionnaires de Tunisie, ou ce qu'il en reste, de dire la même chose au
moment où leur révolution risque de connaître le même sort que sa sœur
nilotique ? Y a-t-il moyen d'actualiser cette révolution au lieu de l'enterrer
?
Le temps n'est plus aux
tergiversations ni aux calculs partisans. Certes, il ne peut échapper aux
arrière-pensées des uns et des autres, cherchant dans le maintien ou le retour
au pouvoir la protection contre des lendemains que l'on assimile au pire,
chacun à sa manière. Pourtant, pour peu que prime l'intérêt suprême du pays
auquel on ne manque pas de se référer, nul parmi eux ne peut nier la nécessité
d'agir et d'innover, donnant enfin pleine mesure à cet imaginaire qui nous
travaille, faisant et défaisant nos actes les plus résolus.
Imaginaire populaire :
Qu'impose donc l'imaginaire
populaire, puisqu'il s'agit de revenir à la légitimité du peuple, laquelle
n'est pas nécessairement représentée par le formalisme réducteur de l'opération
électorale ? Doit-on, en effet le rappeler ? En ces temps postmodernes, la
légitimité populaire se manifeste désormais par une souveraineté permanente, de
tout instant, du moment que la volonté du peuple est libre, librement et
massivement exprimée.
Cet imaginaire est gros
d'une exigence de dépassement du conformisme logique ambiant, invitant à puiser
dans le réel que le dogmatisme fait irréalité, et ce quitte à aller au-delà de
l'utopie pour le chercher; car le possible y est toujours présent pour qui a le
courage de l'y quêter.
Le conformisme ambiant veut
que la crise tunisienne soit une crise interne, alors que l'on sait qu'elle a,
sinon des origines, du moins des implications étrangères. Aussi le vrai courage
impose-t-il d'envisager la solution dans le cadre géostratégique auquel le pays
ne saurait échapper.
Le conformisme suppose des
solutions classiques, de technique politique sans effets ni immédiats utiles,
pour insuffisance de temps, ni médiats satisfaisants; or, la situation
nécessite des mesures ayant un impact psychologique choc, faisant appel à la
symbolique tout autant qu'à la raison, mais une raison qui soit sensible,
puisant dans la connaissance ordinaire de la sagesse avérée du peuple.
Interdépendance des démocraties :
Cette raison et cette
connaissance nous disent que la révolution en Tunisie, la transformation censée
être radicale de la pratique politique, du donné social et du comportement
éthique, ne peut être préservée qu'à deux conditions précises. D'une part, que
la démocratie projetée soit articulée à un système ayant fait ses preuves en la
matière. Et d'autre part, que cela se fasse dans un espace évident de liberté
permettant à un peuple, et sa jeunesse notamment, de se remettre à vivre alors
qu'elle étouffe dans les frontières de ce qui est devenu une réserve, et
forcément une cocotte explosive. Car l'absence d'espoir, la soif de vivre, fait
de la mort, pour toute jeunesse, une ultime espérance.
La chance de la Tunisie — et
qui est aussi un handicap si l'on ne sait en tirer profit — est sa position
géographique. Elle lui ôte toute prétention à une politique véritablement
souveraine si elle ne sait être subtilement en harmonie avec les considérations
géostratégiques prévalant autour d'elle et s'imposant à sa destinée.
Il ne sert à rien donc de
clamer une illusoire souveraineté nationale si celle-ci ne tient pas compte des
impératifs politiques dans la région. Il est inutile, notamment, de prétendre
mener une diplomatie indépendante tenant compte de considérations idéologiques
si notre politique étrangère ne
s'intègre pas harmonieusement dans
le système diplomatique global régnant, non seulement en Méditerranée, mais
aussi dans la sphère occidentale de laquelle la Tunisie ne saurait se détacher,
son sort en relevant nolens volens. Ainsi en va-t-il de l'arabité ou de la maghrébinité
du pays, relevant bien souvent de l'incantation que du pur réalisme.
Inlassablement, je m'évertue
à répéter que la Tunisie pourrait faire réellement montre d'ingéniosité
politique et d'indépendance diplomatique en poussant à l'extrême la logique de ses
contraintes. Ainsi, d'une condition supposée contraire, elle pourrait faire une
arme redoutable en termes politiques et économiques.
Espace de démocratie méditerranéenne :
S'agissant de son sort lié à
l'Occident et à l'Europe, elle doit en faire, non pas un handicap, mais un
atout, et ce en ne se contentant pas de ce qu'on lui propose, à savoir de faire
partie de l'extérieur de la sphère occidentale. Je dis qu'elle est en droit
d'exiger, non seulement pour son propre intérêt, mais aussi pour celui bien
compris de ses voisins, d'intégrer cette sphère au nom de sa nouvelle
démocratie dans le cadre d'un espace démocratique méditerranéen auquel elle
pourra appeler, en faire même le cheval de bataille d'une diplomatie enfin
innovante.
Il ne suffit pas — ainsi que
le fait ici même un illustre ancien ministre des Affaires étrangères — de
rappeler la nécessaire rengaine de la solidarité arabe et maghrébine ou la
différence des fonds culturels en Tunisie et en Europe ou encore le contentieux
palestinien pour évacuer à bon compte ce que je considère comme la solution
incontournable de sortie de crise en Tunisie s'inscrivant tout simplement dans
l'inéluctable sens de l'histoire.
Et d'abord, car
contrairement aux mathématiques, la somme des nullités reste une nullité; ainsi
prétendre ériger un espace démocratique entre pays maghrébins relève non pas de
l'utopie mais de l'ineptie, car aucune tradition démocratique n'existe dans ces
pays qui soit en mesure de tirer l'attelage vers la réussite. Or, une démocratie
naissante — et je le répète volontiers — a besoin d'être articulée à un système
ayant fait ses preuves pour réussir d'abord et ensuite agglutiner autour
d'elles d'autres prétendants à la démocratie.
Ensuite, parce que les
différences culturelles n'ont jamais empêché les rencontres ni les plus riches
fécondations. De plus, le propre d'une démocratie est justement de dépasser ce
qui éloigne pour cultiver ce qui rapproche.
Enfin, on sait pertinemment
que le problème palestinien n'a de solution que dans le cadre d'avancées
démocratiques de part et d'autre, devant se manifester du côté arabe par
l'acceptation de l'altérité, y compris tel que l'avait déjà préconisé depuis si
longtemps le président Bourguiba.
Aussi, ce serait bien dans
le cadre d'un espace de démocratie méditerranéenne à inventer — et pourquoi pas
francophone, en attendant, si la France voulait innover en politique étrangère
et renouer avec l'esprit français d'antan ? — que le conflit de Palestine aura
sa solution. Dans cette attente, pareil espace commençant avec la Tunisie
permettra aux uns et aux autres de s'apprivoiser mieux culturellement tout en stabilisant
une démocratie à peine née, qui est en train de s'asphyxier et qui ne pourrait
que transformer, en réussissant, la scène du monde. La question est de savoir
si l'on veut vraiment cette issue !
Adhésion de la Tunisie à l'Europe :
On l'a compris, c'est autour
de cet acte majeur auquel j'ai déjà appelé d'une demande par la Tunisie
d'adhésion à l'Union européenne que s'articule ma proposition de sortie de la
crise actuelle dans notre pays. Cette candidature devant forcément conduire à
de longues négociations, la Tunisie aura aussi à appeler à la transformation immédiate
du visa actuel demandé à ses ressortissants pour voyager en Europe en un visa
biométrique de circulation. Il tombe sous le sens que pareille mesure, devant
être mise en vigueur le plus rapidement possible, aura un impact psychologique
éminent tout en demeurant aussi respectueuse des considérations sécuritaires
liées à la pratique actuelle du visa.
Ceci est le volet
international de ma proposition, son aspect le plus spectaculaire, constituant
une mesure d'un ensemble que j'appellerais le sens 3 vers 5 (soit trois actions
et cinq décisions), et qui est une sorte d'adaptation inversée à la politique
du sens 5 vers 3 (ou 5' vers 3') connu en génétique moléculaire.
En effet, en biologie, on
parle de sens 5 vers 3 (et plus exactement 5' vers 3') pour désigner la
synthèse en acide nucléique par enzyme à partir de matrices d'ADN ou d'ARN. Or,
pour sortir de la crise actuelle, une opération pareille de génétique
moléculaire est désormais nécessaire en génie politique ; et j'use ici de cette
dernière expression en termes neutres, comme on le ferait de celle de génie
mécanique, sans
exclure un certain clin d'œil à l'intention de nos élites.
Actualisation de la révolution :
C'est d'une matrice nouvelle
du Coup du peuple tunisien qu'il s'agit, une actualisation de la révolution où
la politique est appelée à être transfigurée grâce à la sublimation par les uns
et les autres de leur égoïsme partisan et leur égotisme de carrière ou du
prestige personnel. Seul l'intérêt du pays doit compter et il importe que ce
soit celui de la majorité du peuple, sinon sa totalité.
Et ce n'est nullement
impossible si l'on se rappelle que l'académicien, philosophe et psychologue
René Huyghe[1]
disait que "les grandes inventions viennent à leur heure; elles demandent
pour éclore d'être aidées par un climat favorable, par un appel... elles ne
surgissent qu'en réponse à une attente". Or, l'attente est là et l'appel
est lancinant. De plus, la force est bien en nous; il suffit d'en prendre
conscience en se souvenant aussi de ce qu'affirmait, par exemple, André Gide de
nous : "Tout Arabe, et si pauvre soit-il, contient un Aladdin près
d'éclore et qu'il suffit que le sort touche : le voici roi."[2]
De plus, l'histoire humaine
nous apprend que la pensée ne devient innovante qu'en situation de risque
majeur; aussi, rien qu'à ce titre déjà, la crise actuelle que nous endurons
pourrait n'être que bénéfique. Notons, d'ailleurs, qu'au sens étymologique,
elle est synonyme de "crible", soit ce qui permet le passage au tamis
des valeurs, éliminant celles qui sont obsolètes et qu'on s'obstine à croire
toujours pertinentes.
En l'occurrence, la crise ne
peut être que la phase décisive de l'évolution de notre société; ce qui
pourrait être en mal comme en bien. Autrement dit, la grave rupture d'équilibre
que nous vivons est de nature à tout moment de se résorber en se muant du
déséquilibre actuel en des équilibres assumés par tous moyennant des
concessions des uns et des autres dans l'intérêt général.
Sens de l'histoire :
Par conséquent, à mon avis,
pour que le changement inéluctable se fasse en bien, la sortie de la crise
actuelle pourrait prendre, en mesures politiques, le sens 3 vers 5 qui suit :
1 - La composition d'un
gouvernement de compétences indépendantes de toute affiliation partisane; car
n'en déplaise au parti islamiste et à ses affidés, c'est incontournable dans la
situation présente;
2 - la proclamation par tous
les partis politiques d'une charte de bonne pratique politique, mettant hors la
loi la violence, consacrant l'islam tunisien, dans sa tolérance avérée et son
humanisme œcuménique, en valeur commune de référence, et s'engageant à l'action
pour les libertés publiques et privées dans le cadre de l'État de droit,
démocratique et pluraliste.
3 - la réactivation des travaux
de l'Assemblée nationale Constituante avec pour mission limitativement définie
de :
3.1 / suspendre toutes les lois liberticides héritées de l'ancien
régime;
3.2 / déclarer solennellement les droits inaliénables du citoyen
tunisien dans une charte (un modèle existe déjà sur mon blog auquel j'ai appelé
au lendemain de la Révolution)[3]
mettant en exergue son droit imprescriptible à la dignité moyennant une
démocratie sereine et apaisée, conforme aux standards internationaux, et son
droit à la libre circulation dans le cadre d'un espace à créer entre
démocraties;
3.3 / présenter officiellement la demande d'adhésion de la Tunisie à
l'Union européenne; et dans cette attente exiger la transformation du visa
actuel en visa biométrique de circulation en conformité avec le principe de
libre circulation du citoyen tunisien, érigé en axe majeur de la diplomatie
tunisienne;
3.4 / constituer une première commission de techniciens pour
parachever la constitution et une seconde chargée de la rédaction du code
électoral en vue d'organiser rapidement les futures élections;
3.5 / fixer une date limite pour la fin des travaux de l'Assemblée
avec la suspension immédiate des traitements et surtout des indemnités aux
députés (à l'exclusion éventuelle, selon les situations personnelles, d'une
portion minimale nécessaire), les circonstances actuelles nécessitant que soit
consacré et donné en exemple le service de la nation comme un honneur se
passant de rétribution.
Ce sens, qui n'est que la
reproduction politique du phénomène biologique naturel précité, est bien
évidemment fonction de la volonté des plus sages parmi nos élites actuelles; or
nul ne doute désormais de l'importance du facteur volontaire pour toute
guérison, surtout celles qu'on qualifie de miraculeuses où, plus qu'ailleurs,
la volonté du malade de retrouver la santé demeure le principal agent.
Réquisits incontournables :
Pour ce faire, il nous faut
cesser aux uns et aux autres de cultiver notre différence certaine en hostilité,
en faire plutôt une aménité; car nos valeurs ancestrales sont foncièrement
ouvertes à l'altérité, et c'est le message œcuménique de l'islam authentique.
Certes, c'est difficile quand on est en butte à l'adversité, l'inimitié ne
pouvant que rarement ne pas donner sa pareille. Mais triomphe-t-on avec gloire
sans périls et sans adversité cruelle ?
Il nous faut sublimer nos
divisions; et nos partenaires étrangers, logiquement si vigilants à leurs
intérêts stratégiques, doivent aussi cesser aussi de jouer aux pyromanes. Mais,
pour leur demander cela, pour les appeler à être enfin à la hauteur de leurs
responsabilités propres, nous faut-il assumer les nôtres !
Et d'abord en veillant à ce
que chacun muselle ses intégristes et ses excités pour appeler enfin à la
parole juste et être en droit de demander qu'en face, les pays frères et amis
cessent de garder les yeux fermés sur les réalités incontournables suivantes :
— Qu'une démocratie ne peut
naître sans une certaine prospérité économique.
— Que la prospérité
économique ne saurait prendre racine dans un environnement fermé.
— Que l'être humain, principal
producteur des richesses, ne saurait vivre en vase clos et les créer; car il a
besoin de circuler librement et sans entraves, tout autant que ses créations,
les marchandises.
— Que la fermeture des
frontières et une ineptie et a montré ses effets pervers et contre-productifs.
— Qu'il existe bien une
alternative à la fermeture des frontières tout en respectant ses exigences
sécuritaires, et ce par le système du visa biométrique de circulation.
— Qu'une nouvelle dictature
ne saurait revenir en Tunisie sauf en créant un foyer de tensions permanentes, du
fait que des forces irrésistibles, pouvant devenir quasiment chtoniennes ou
infernales, ont été libérées par le Coup du peuple tunisien, et elles ne
sauraient plus s'invaginer en se repliant sur elle-même comme une cavité en
biologie. Or, seul
un système de liberté dans un espace démocratique peut les canaliser, en faire
des forces productives et non destructrices.
— Qu'une démocratie, même
imparfaite en Tunisie, est le plus sûr moyen d'assurer la stabilité dans la
région avec la création future d'un espace de paix et de prospérité.
— Que la démocratie en
Tunisie ne saurait exclure les dimensions essentielles du peuple que
sont sa composante populaire et sa composante religieuse qui doivent communier
en une laïcité réinventée.
— Que la laïcité à créer en
Tunisie est celle que donne son sens étymologique, à savoir la prise en compte
de ce qui est commun aux plus larges masses, soit une spiritualité populaire
qui n'a rien à voir avec l'esprit de religiosité intégriste, mais rien non plus
avec la sécularité telle qu'exportée de certains pays étrangers, bien plus
anticléricale que démocratique.
— Que l'islam est
démocratique dans son essence par l'absence d'église et le rapport direct entre
le croyant et son créateur; ce qui suppose la réouverture sans plus tarder de
l'effort d'herméneutique et d'exégèse des textes sacrés qui a fait la
civilisation islamique et qui doit se libérer de la dictature du texte littéral
pour privilégier le recours à l'esprit éminent du texte sacré.
Notes :