Quand les causes premières
sont entachées d'excès, elles sont ipso facto déclassées en secondes. Or,
j'entends ici emmener mes lecteurs loin du clapotis des causes secondes, comme
disait Claudel, tout ce qui ne laisse pas entendre le bruit de fond du pays,
clapotis dont se satisfont aujourd'hui nos élites au pouvoir et hors pouvoir,
globalement éprises de leur docte ignorance quand elles ne sont pas imbues de
leur personne, oubliant que le politique véritable est un homme ou une femme sans
qualité, car il sait le prix des choses sans prix que seul un peuple humble
juge à leur juste mesure.
En effet, lors des mutations d'envergure telle
celle que nous avons la chance (malgré le malheur qui s'y attache
inévitablement) de vivre, étant en cours en Tunisie avec le risque d'une mue
instante et définitive en malchance, il est nécessaire de saisir les formes
élémentaires des choses qui se donnent à voir, ce que le père de la sociologie
moderne nommait les caractères essentiels d'une époque et qui sont ses empreintes
indélébiles, immarcescibles.
Il ne s'agit plus de
l'éclair inaugural que ce soit sous sa forme soufie bien connue chez nous ou
selon le satori du bouddhisme zen ou encore l'intuition de tout grand
intellectuel et scientifique. Il ne s'agit que de la sagesse populaire, de
l'impression première toujours la bonne, de cette sagesse si banale du « comprendre » donnée à qui peut
comprendre, le « Qui
potest Capire capiat » des Latins ou « Al fhim Yfhem » des humbles de nos rues.
Dans les événements que nous
vivons présentement, il est évident que le parti majoritaire, mû par la peur du
retour des avanies et persécutions passées, cherche à rester le plus longtemps
au pouvoir, usant d'une légitimité politique usée jusqu'à la corde pour
continuer à embrigader la société, ferrer les administrations, y placer partout
ses militants.
On peut comprendre cette
forme classique d'attachement au pouvoir, elle ne choque pas nécessairement
sauf quand elle viole des principes essentiels. Or c'est le cas chez la frange
majoritaire et dogmatique du parti islamiste, puisqu'elle emporte en sous-main
l'instauration d'une dictature, pour le moins morale, aussi abjecte que
l'autre, car dans les deux cas, c'est l'ordre transcendant qu'on impose, celui
de la peur, outre le silence des cimetières.
Il est vrai qu'il existe
aussi en face de ce parti majoritaire des intransigeants pareils à lui,
dogmatiques bien que laïques ou des affairistes patentés versant tout aussi
facilement dans le fascisme puisqu'ils n'ont en vue que leurs intérêts; et on
sait à quel point la défense des égoïsmes peut être immorale et cruelle.
Certes, dans les deux camps,
nous avons aussi affaire à de véritables démocrates; mais qui sait écouter la
voix de la raison quand elle se perd dans le ramdam des excès venant de toutes
parts et des surenchères finissant par donner au faux des allures de vérité,
viciant les plus nobles intentions ?
Les uns et les autres ne
réalisent-ils pas que, pour le mieux, ils n'agissent que sur la scène d'un
petit théâtre de marionnettes, un guignol, quand ils ne sont pas que des ombres
s'agitant sur le mur d'une grotte, des silhouettes qui, bien que sans ficelles,
ne sont que le reflet de vrais acteurs invisibles ?
La Tunisie, du fait de sa
position géostratégique, est une pièce majeure d'un puzzle dont elle n'est pas
la maîtresse; au mieux, elle est l'abacule d'une mosaïque à laquelle elle a
juste le loisir de donner le motif, la coloration.
Dans une réalité aussi
complexe, les intérêts majeurs des puissances du jour ne laissent que la plus
infime marge de manœuvre aux intérêts mineurs — même les plus légitimes — s'ils
s'y opposent, l'intérêt général ou la conception que l'on s'en fait commandant
toujours. Aussi, il ne suffit plus, comme le conseillait le poète, de feindre
d'instiguer les événements qui nous dépassent. Bien mieux, en notre monde
d'aujourd'hui, cette postmodernité qui n'est que la revanche des valeurs du
Sud, il est tout à fait possible, non plus de feindre ni de subir l'événement,
mais de le créer. Toutefois, il faut savoir l'insérer dans le cadre général des
phénomènes subis, tenir un compte exact des circonstances d'ensemble; en un
mot, suivre le courant, ne jamais chercher à le remonter — ce serait non
seulement vain, mais suicidaire ! —, tout en gardant toujours la capacité d'initiative à la moindre
occurrence qui se présente. Et on fait aussitôt montre de tout son talent à
l'innovation. Alors, bonjour l'artiste !
Pareillement, en Tunisie,
alors que les fascismes intérieurs et extérieurs menacent comme jamais, que les
agents doubles et triples se multiplient, agissant les uns au nom ou au service
des autres pour brouiller, non seulement les pistes, mais surtout les cerveaux,
il est temps d'agir pour les plus sincères de nos politiques, les moins
exaltés, étant les plus avisés de l'intérêt du pays et du peuple.
Présentement, de la part des
plus sages dans chaque camp, ce serait chercher si ce n’est un modus vivendi,
du moins un modus non moriendi,* une sorte de compromis pour, sinon vivre
ensemble, du moins ne pas mourir, ensemble ou séparément. Car, assurément, la
perte d'un camp est inévitablement celle de l'autre, comme la victoire de l'un,
avec les excès qu'elle a entraînés, a mis sur orbite pour un succès probable
ses adversaires hier voués aux gémonies. Mais, dans les deux cas, ce ne sera
que le drame et l'ignominie pour les plus sincères des deux camps, soit le
sacrifice d'une occasion historique de faire de la Tunisie une démocratie
véritable. Or, le peuple la mérite amplement et on l'envie de pareille chance au point de tout tenter, en
nous opposant les uns aux autres, pour la faire échouer. Et la haine de
l'autre, quel qu'il soit, ne donne qu'abominations et infamies.
Il est une capacité bien
particulière au peuple tunisien qui est celle de son adaptation à toute
situation, la meilleure comme la pire; il suffit que la situation s'installe
dans la durée pour qu'il s'y laisse aller par une sorte d'idiosyncrasie le
portant à accepter l'inévitable, cette sorte de fatalisme réaliste, une
adaptabilité excessive. Cela rappelle le personnage de Leonard Zelig campé par
Woody Allen au cinéma dans un de ses films les plus personnels. Homme caméléon,
capable de toutes les transformations, physiques comme psychologiques au
contact d'autres personnes, et ainsi de se fondre dans le décor, il lui
suffisait d'être en contact avec quelqu'un ou quelque chose pour en épouser
immédiatement les caractéristiques.
Mais si Allen dans son film
sous forme de faux documentaire joue des films d'actualité pour simuler un
destin factice, avec la faculté étonnante d'adaptation du Tunisien, c'est la
fiction qui rejoint la réalité et devient matérialité. Ainsi en irait-il, du
fait de cette adaptabilité outrancière, de la dictature en Tunisie qui,
supposée définitivement abolie par le Coup du peuple, est restée dans les têtes
et se prépare à revenir au galop. Aujourd'hui, elle tire profit du
laisser-aller au désenchantement général à l'égard de la Révolution et ses
acquis en termes de libertés foulées aux pieds, d'anathèmes lancés de part et
d'autre indistinctement sur les uns et les autres.
On est à un moment de
vérité; et si l'on n'y prend garde, le pire est demain arrivé en Tunisie, ne
serait-ce que du fait de cette exacerbation de la faculté d'adaptation du
Tunisien. Si on ne cherche pas à imposer le meilleur et y croire pour le faire
advenir et surtout durer, quitte à sacrifier certains de ce qu'on pense, dur
comme fer, relever de ses droits, pour y avoir droit sur le long terme, la Tunisie profonde pourrait ne plus arriver à
accepter l'état actuel des choses bien que gros de belles promesses. Elle se
laissera alors aller aux chants des sirènes l'attirant à sa perte, son talent
d'adaptation nécessitant que la situation à laquelle elle doit s'adapter, cette
démocratie rêvée, soit inscrite dans la durée.
C'est pourquoi, pour les
combattants authentiques des libertés et des droits
de l'Homme, il est nécessaire d'avoir de la foi en notre pays, la foi permettant
d'agir pour les valeurs auxquels on croit et de réussir à les imposer afin
d'arriver à les faire tenir quelque temps, ce laps de temps nécessaire à la
faculté d'adaptation de la Tunisie de se déclencher. Alors, et alors seulement,
on pourra considérer la bataille des libertés gagnée, et ce tant que durera la
foi en sa durabilité.
En Tunisie, les nuages n'ont
jamais été aussi gros et menaçants dans le ciel politique, un ciel tombé sur la
tête de certains et que d'autres ne sont pas loin de remuer par peur de finir
sous terre, y
envoyant en premier leurs ennemis ou supposés tels. Pour tous, ce n'est rien de moins que le
retour de la dictature qu'ils n'annoncent plus, mais précipitent par une action
irresponsable qui ne sert que les ennemis de la démocratie. Alors, redisons-le
solennellement : faute d'un modus vivendi absolument nécessaire, pensons au
moins à un modus non moriendi* qui est plus vital que jamais et pour tous.
* Compromis pour ne pas mourir.