Au creux des apparences :
En ces moments de tension à
son extrême avec les menaces et les périls qui font le lit de futurs troubles
durables, le temps n'est peut-être plus propice à une parole de raison bien que
la nécessité de la claironner soit inversement proportionnelle aux remous tendant à la faire taire ou
perdre dans la clameur et le brouhaha ambiants. C'est que les apparences
retiennent plus l'attention que leur creux, même si en ce creux réside
l'inapparent décisif, tel cet inconscient, maître en nous, de la moindre
action.
Le constat ne doit pas moins
s'imposer dans toutes les têtes en Tunisie, même celles brûlées par la passion
de l'action politique ou l'ambition de l'agitation politicienne : comme on peut
être irresponsable malgré d'éminentes responsabilités, on finit aussi par être
injuste par excès de justice.
Aujourd'hui, notre pays
martyrisé souffre de ces deux fléaux : l'irresponsabilité des uns, alliée à
l'injustice des autres. Et sans un maximum de responsabilité chez les premiers
et un minimum d'acceptation d'une dose d'injustice à prendre sur soi chez les
seconds pour éviter de brimer son prochain, nul consensus honorable ayant en
vue l'intérêt du plus grand nombre ne saurait se dégager en Tunisie. Pourtant
la paix, celle des braves surtout, est à ce prix.
Il est inutile de gloser sur
les motivations des uns et des autres, les tenants et aboutissants de la
situation actuelle, car le temps n'est plus aux justifications, mais bel et
bien à l'action. Alors se pose pour l'acteur politique la seule question digne
d'intérêt : quelle action entreprendre?
Est-ce aller dans le sens de
convictions légitimes propres, quitte à ce qu'elles heurtent l'intérêt du pays
ou plutôt dans celui de l'imaginaire de ce dernier, nonobstant sa déclinaison
par des majorités, silencieuse ou activiste ? Faut-il le rappeler ici : cet
intérêt est toujours tributaire d'un minimum d'ordre et de justesse, formes
éminentes d'une justice équitable, en congruence avec l'état sociologique ici
et maintenant du pays !
La société tunisienne est
multiple; ne pas en prendre compte, c'est la violenter, niant une de ses
spécificités majeures. Elle est aussi, de par cette spécificité justement,
fortement attachée à ses traditions et ses archaïsmes, tout en étant
puissamment ouverte sur la moindre marque d'innovation, d'inventivité, d'esprit
novateur. C'est sa postmodernité assumée en une forme basique que l'on ne
saurait nier.
Qu'est-ce à dire sinon que
les soubresauts qui l'agitent sont dans l'air du temps et que cet âge des foules
doit rappeler aux observateurs que ni la chose publique ni la société
n'obéissent plus aux conceptions éculées d'un exercice politique à l'antique ?
Le pouvoir institué, même issu d'un vote légitime, n'a plus de légitimité si le
pouvoir instituant — le peuple — se ravise majoritairement et l'exprime, et ce
même en dehors des formes imposées par les paradigmes anciens.
Ceux-ci sont désormais
saturés; et dans l'attente de la formation lente de nouveaux paradigmes, c'est
la puissance sociétale qui est le véritable souverain. Est-ce la rue qui
gouverne ? Bien évidemment, car en postmodernité, la séparation entre les
manifestations du pouvoir et ses racines organiques ne doit plus exister,
n'étant qu'un leurre, le miroir aux alouettes des démocraties formelles.
Désormais, les allées du pouvoir réel sont les ruelles et les sentiers de nos
villes et nos villages; les palais de la République ne gardent que leurs ors,
mais pas ce qui est de nature à faire la trame de sa vie quotidienne tissée
dans les domiciles, réels ou virtuels, des citoyens; et même les bureaucrates de
l'État ne sont plus que ce qu'ils ont toujours été au fond, les commis
subalternes dans un pays où le peuple est roi. Certes, celui-ci l'est souvent clandestinement, mais lui seul a
le droit d'être constamment servi par qui sait voir, parmi les politiques
charismatiques, l'irréel, le deviner et le sentir.
Aussi, pour une classe
politique classique, se pose la question de savoir concilier les buts et les
motivations de sa carrière d'autant plus justifiée dans ses ambitions qu'elle
s'avance sous le masque du sacerdoce : le service d'un peuple qui ne demande
rien tant que sa volonté soit respectée.
Cette volonté est un hymne à
la vie. Elle est d'abord un attachement à une existence juste et digne, où l'on
est libre de ses convictions et de ses actions, dans le respect total de la
liberté d'autrui. Aucun diktat, aucune violence ne devant contrarier les
libertés d'opinion et des mœurs, qu'elles relèvent de la tradition ou de la
modernité, y compris les plus échevelées, les plus écervelées, du moment
qu'elles se respectent, coexistant pacifiquement.
Elle est aussi une soif de
démocratie et une faim d'égalité; et cela ne s'entend nullement sur un plan
interne qui n'a plus grand sens dans un monde interdépendant et mondialisé,
mais dans le cadre d'un espace de démocratie. Peu importe qu'elle soit
méditerranéenne en articulation avec la démocratie européenne existante ou
moyennant une dimension à inventer au sein d'une francophonie à laquelle il serait
illusoire de croire en détacher la Tunisie actuelle; l'essentiel est qu'elle le
soit promptement. Ainsi, des mesures d'urgence absolue, ayant un impact
inévitable sur l'imaginaire populaire, se traduisant par des réalisations
concrètes au jour le jour, peuvent y pourvoir, comme avec l'arme magique que je
préconise portant sur la liberté de circulation pour les Tunisiens dans le
cadre d'un visa biométrique de circulation.
Et cette volonté est enfin
une demande instante de confiance et de reliance avec la classe politique
censée représenter le peuple, s'assimilant même à un désir de fusion avec une élite
qui ait enfin du charisme, ne se reconnaissant aucun ego, pratiquant
l'humilité, puisant son génie dans la sagesse populaire bien avérée.
Or, tout cela existe en
puissance, sans bruit, en Tunisie; il forme les pointillés d'une politique de
bon aloi qui sont susceptibles de se transformer en ligne droite vers le succès
d'une démocratie tunisienne qui soit un modèle du genre. Pour que cela soit concrétisé,
nos femmes et hommes politiques se doivent de veiller particulièrement à
soigner leur sens éthique, leur conception de la chose politique et les adapter
aux canons de la postmodernité ambiante.
C'est à faire en ce moment
ou jamais, le modèle tunisien, articulé sur une tunisianité sui generis, étant
en mesure de s'épiphaniser. Et la chance de la Tunisie est bien grande du fait
que le grand manitou américain, déjà penché sur le berceau du Coup du peuple
depuis ses premiers jours, croit à la réussite de ce modèle. D'ailleurs, il ne peut
qu'y croire, puisqu'il y va de son intérêt propre sur le long terme, car si
l'expérience démocratique ne réussit pas en Tunisie présentement, il sera bien difficile d'y songer avant bien longtemps,
chez nous comme ailleurs dans le monde arabe.
Il reste à convaincre nos
gourous ou pseudogourous locaux, forts du soutien de leurs propres gourous
internationaux, d'en être convaincus aussi pour délaisser leurs comptes
d'apothicaire, versant bien souvent dans les calculs machiavéliques avec leurs
arrière-pensées. Alors, ils seront enfin en mesure d'oser faire — ou permettre
de faire — advenir en Tunisie la vision paraclétique que permet un islam
interprété correctement en une spiritualité éminente, un fait religieux de son
temps, un islam postmoderne, soit un lien qui unit et renforce la cohésion dans
le pays, un divin social.
Que nos politiques toutes
tendances confondues, dépassant leurs égoïsmes, communient donc en une politique
de bon aloi, la même pour tous, qui les amènerait à se libérer de suite de
toutes attaches avec ces fascismes de droite comme de gauche, qui pèsent sur les
libertés, viciant les consciences. Et qu'ils fassent de leurs convictions, les
unes laïques, les autres religieuses, une lecture renouvelée revenant à
l'étymologie de la sécularité qui n'est rien d'autre que l'imprégnation de ce
qui caractérise la majorité; ainsi serions-nous tous laïques dans le sens de ce
qui caractérise notre société, à savoir son irréfutable spiritualité.
Que l'islam politique,
puisqu'il est inévitable d'en faire abstraction dans une société essentiellement arabe islamique, ait une touche soufie, qu'il
soit cet islam culturel et non plus seulement cultuel, qui a été à l'origine
d'une culture et d'une civilisation mondiales inoubliables. Et le soufisme nous
ayant assez montré le chemin vers l'homme parfait ou uni, que cela soit la
quête des musulmans de ce pays — pratiquants ou non et par choix ou par héritage
—, celle d'un homme droit au sein d'un État de droit où l'homme sera parfait
dans son respect des libertés, toutes
les libertés telles qu'universellement consacrées.
Que son éthique en homme de
foi réconcilié avec lui-même n'ait pour seul souci de censurer que la moindre
législation liberticide, attentant aux droits de l'Homme dans son acception
universelle. Ainsi sera-t-il ce croyant islamique modèle chez qui le matériel
et le spirituel sont en parfaite harmonie dans une accession constante vers
plus de spiritualité sublimant une nature humaine foncièrement imparfaite.
Un cinquième pouvoir pour une démocratie rénovée
:
On sait depuis Montesquieu
que le pouvoir doit arrêter le pouvoir. Et dans les pays démocratiques, on en
recense quatre, les trois classiques Exécutif, Législatif et Judiciaire, et le
pouvoir des médias. Or, on a assez répété que dans une société de consommation,
et la nôtre l'est devenue, l'État démocratique devient un spectacle, un théâtre
d'ombres, même si ces pouvoirs ne sont pas déséquilibrés.
Quand on sait que dans nos
pays arabes, du fait de la nature humaine déjà, la théâtralité est déjà de
rigueur, l'Arabe aimant se donner en spectacle et tenant le plus grand compte
du regard d'autrui sur lui, comment échapper à pareille dérive au niveau de la
pratique politique ? D'autant plus que l'émancipation récente de nos médias
manquant d'expérience emporte tous les excès.
De plus, dans la culture tunisienne
à forte influence arabe musulmane, il est une réalité incontournable dont on a
mesuré l'effectivité et la pertinence avec l'expérience démocratique
actuellement en panne, à savoir l'existence d'un cinquième pouvoir représenté
par la religion, un pouvoir qui se révèle cruel et suicidaire s'il n'est pas
discipliné et intégré dans les rouages de la démocratie.
Nul n'ignore l'emprise du
fait religieux sur les moindres aspects de la vie du Tunisien, au point que
notre religion, comme la langue d'Ésope, peut être ce que l'on a de meilleur et
de pire. En se transformant en dogme liberticide chez certains, l'islam est
assurément antidémocratique et néfaste; en magnifiant ce qu'il recèle
d'humanisme universel comme surent le faire assez tôt les soufis, il est alors
le plus beau souffle de spiritualité pouvant venir irriguer la démocratie dont
l'esprit s'étiole et s'assèche dans l'Occident excessivement rationaliste faute
de pareille richesse.
Aussi, ce pouvoir qui
contrôle les esprits, ce cinquième pouvoir, tout autant qu'il s'arroge une
latitude pour contrôler les autres pouvoirs et vouloir s'y imposer, doit être
lui aussi limité afin de relever d'un État véritablement démocratique. C'est,
en effet, l'amalgame des pouvoirs qui fait la dictature, notamment quand on
s'emploie à faire en sorte que le pouvoir religieux, non seulement inspire,
directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment, le moindre moment
de la vie de la majorité des citoyens, mais s'y impose pour les façonner selon
une conception institutionnelle n'ayant rien à voir avec la religion du peuple,
moins dogmatique et plus libertaire dans ses manifestations.
Il ne peut donc en aller
autrement en Tunisie comme en Occident, terre ancienne de démocratie où la vie,
en se sécularisant, a permis de limiter le pouvoir de la religion à la sphère
privée. En terre arabo-musulmane, pareil cantonnement est bien loin d'être
possible dans l'immédiat. Non point au nom des préceptes authentiques de la
religion, mais bel et bien du fait de l'accumulation de pratiques liberticides
inauthentiques. Il nous faut donc, au lieu de courir derrière l'illusion
vérifiée tous les jours d'évacuer la religion de la sphère publique, l'y
admettre en la soumettant aux principes régissant cette sphère, à savoir la
limitation des pouvoirs les uns les autres. Ce n'est rien d'autre que la
démocratie. Pour contrôler les autres pouvoirs et le cas échéant s'y imposer,
le pouvoir religieux doit être lui aussi, étant intégré de droit dans le jeu
politique, limité afin de relever d'un État véritablement démocratique.
La force de ce cinquième
pouvoir serait inouïe et il nous faut en user à bon escient. Elle ne doit ni
être ignorée ni venir renforcer les autres pouvoirs ou les limiter abusivement,
mais atténuer les excès des uns et des autres comme eux-mêmes doivent pouvoir
le faire en retour. Ainsi, la force éthique inhérente à notre religion, avec sa
grande spiritualité et son humanisme sans limites, doit-elle être redécouverte
moyennant une approche renouvelée selon les canons de la démocratie. Ainsi
l'islam serait-il, comme il l'a déjà été, en avance sur son temps, tout simplement
révolutionnaire.
C'est l'islam politique postmoderne
ou l'i-slam, comme je préfère l'écrire, appelé à intégrer la démocratie en un cinquième
pouvoir. Pour ce faire, il nous sera demandé de le rétablir dans son authenticité
en le sortant de ce que j'appelle une tradition musulmane, axée sur le legs des
jurisconsultes assez influencés par la tradition judéo-chrétienne de leur
époque.
Il s'agira d'en faire
l'inventaire selon les critères de notre temps, mais au vu de ses propres
intentions, pour passer à une nouvelle lecture qui soit authentiquement
islamique renouant avec son esprit et sa spiritualité. Ainsi arrivera-t-on à
faire de l'islam, qui est à la fois une religion et une politique, un pouvoir
agissant pour l'humanisation des mœurs publiques et un contre-pouvoir
s'opposant à toute entreprise de déshumanisation. Or, on sait que c'est ce à
quoi s'attaque le totalitarisme et ce qui fait son essence, cette
déshumanisation qui est le fait de dépourvoir l'être humain de toute capacité à
distinguer le bien du mal, tout sens moral, tout jugement éthique.
Il va sans dire que le
jugement moral doit rester libre et non pas dogmatique ainsi qu'il est
actuellement, et se manifestant dans un État de droit et de libertés assurées.
Or, cela a été le cas dans l'histoire islamique avant que le dogme ne se
sclérose et la morale ne s'invagine autour de traditions héritées des autres
monothéismes. À nous donc de retrouver cet islam des origines et notre humanité
dans le même temps, le meilleur de ce qui fait sa spécificité : la sensibilité
et la raison, soit une raison sensible.
Assurément, la spiritualité
islamique, la religion telle que vécue par nos soufis — seuls vrais salafis
dans leur respect de l'esprit islamique authentique — peut y aider si elle ne tient pas à devenir antinomique avec le propre de l'homme qui est
d'être pensant. Ceux qui, au nom de la religion, font du croyant un mineur à demeure à éduquer et à corriger ne font que du tort à l'islam
qui a élevé la raison à un niveau jamais égalé par les religions des Écritures;
ils ne font que reproduire les travers de celles-ci que notre religion est censée
venue rectifier, réintroduisant en islam ce qu'il a banni de la tradition
judéo-chrétienne : le dogmatisme d'une croyance dans un Dieu intolérant, en un
homme coupable par essence.
Et
pour qui douterait de cette capacité démocratique de l'islam, qu'il n'oublie
pas que dans les démocraties les plus anciennes, il existe aussi et a toujours
existé des lieux de marchandages et de tractations où s'annule la fameuse
séparation des pouvoirs. Même dans ces démocraties, malgré leur différence, les
ennemis politiques des différents bords peuvent s'unir au nom de l'intérêt
supérieur de l'État, son prestige ou son autorité, et qui peut être son
identification à un individu avec ce que cela implique de défense et de
négation des fautes du second au nom de la sauvegarde du premier. D'ailleurs,
qu'est-ce sinon une religion civile, avec rites et culte, des notions comme la
République ou la Nation dans les démocraties occidentales, et qui
sont en mesure d'amener les gens à offrir leurs vies comme naguère dans une guerre
de religion ou aujourd'hui pour les fous d'Allah ?
On
peut ainsi parfaitement en arriver à idolâtrer l'État et son
administration au point d'en faire un organisme divin, et alors pareille
perfection empêche que la moindre possibilité d'erreur, même évidente, soit
admise; sauf force preuves — et force majeure de surcroît ! Mais qui peut les
réunir sans une presse libre ? Et encore, celle-ci peut être muselée; alors,
reste la conscience pure des citoyens libres. Or, une telle conscience est
censée exister chez nous grâce à l'éthique authentique de notre religion, cet
i-slam auquel j'appelle rendant à Dieu l'adoration qu'il mérite d'autant plus
absolue qu'elle émane de créatures libres, et reconnaissant justement à ces
créatures leurs droits et libertés, sans la moindre limitation.
Que l'islam politique en
Tunisie soit donc cet islam authentique avec sa prétention œcuménique et
rationaliste ! Que ses adeptes cultivent ce qu'il honore au plus haut point en
valeurs fondamentales d'amour, de tolérance et de justice, et qu'il ait à jouer
dans la vie politique tunisienne, non pas le rôle de censeur, coupeur de têtes,
émasculateur de cervelles libres et émancipées, mais d'un contrepoids dans le
cadre de la théorie politique des pouvoirs arrêtant les pouvoirs.
Qu'il soit une sorte de
cinquième pouvoir, ayant la haute charge d'orienter vers les valeurs morales
éminentes pour équilibrer les pouvoirs, éviter tout excès de matérialisme, le
moindre déni de spiritualité ! Surtout, qu'il ne se transforme pas en suprême
pouvoir de dictature, car la morale islamique véritable est d'abord et avant
tout une éthique esthétique, c'est-à-dire sensible à la plus infime pulsion en
l'homme, cet inconnu, si nécessaire à son unité pour l'assomption de sa nature tellement
complexe, grâce à une raison sensitive et une connaissance ordinaire où l'homme sans
qualité et le véritable homme aux qualités morales authentiques.
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