*Texte original avec les notes
Prologue
La
nouvelle est tombée, terriblement stupéfiante : on assassine désormais en
Tunisie pour la politique ! Il n'y suffit plus de tuer juste par métaphore; il
faut ajouter à la violence verbale et morale la violence physique et
terroriste. Ainsi, après être passé de la Volonté de vivre à la Volonté de
croire, du droit à la vie au droit du sacré, nous voici en train de basculer
dans le droit de tuer.
Hier,
déjà, une croyance viciée amenait certains jeunes à mourir pour leur foi;
aujourd'hui, une même croyance viciée, refusant la différence, la pluralité —
et qui n'est peut-être pas nécessairement théologique, pouvant être profane
s'affublant, en barbouze, de signes trompeurs, mais ne profitant pas moins du
laxisme avec les extrémismes de tout poil — s'arroge le droit divin de prendre
l'âme de ses créatures.
Il nous
faut nous garder de tout angélisme; la violence n'est pas née au lendemain la
Révolution, elle est juste plus visible. Ne l'oublions surtout pas, avant, on
était sous une dictature faisant une loi absolue de son bon plaisir; aussi, on
ne se retenait pas d'assassiner en toute impunité et quiétude à l'abri des
regards, et surtout de la réprobation générale.
Ce n'est
plus le cas, et c'est déjà un énorme acquis. Faire l'amalgame, c'est servir la
dictature déchue. Que tous ceux qui chercheraient à exploiter ce crime prennent
garde donc au risque de paraître les complices de ses auteurs, comme ceux qui
n'hésitent pas à commettre le plus vil forfait juste pour étayer
spectaculairement leurs thèses, notamment contre le chaos ! La situation est
bien trop grave pour verser dans pareille turpitude.
Gardons
donc le calme et cherchons à honorer la mémoire de ce nouveau martyr de la
Révolution en unissant tous nos efforts, toutes tendances confondues, afin de
faire la lumière sur ce qui ne doit pas constituer un tournant dans la vie
politique en Tunisie.
Et pour le
bien du pays, continuons aussi à réfléchir sur la meilleure façon pour féconder
notre révolution modèle en vue d'un système politique qui soit original, à la
hauteur de ce que mérite ce pays.
Du
spirituel dans l'art
Aujourd'hui,
depuis la Révolution et malgré la situation instable, j'aime déambuler dans les
rues de Tunis, des villes de Tunisie; un air de liberté y souffle à tout coin
et ruelle. Bien réel, nullement dû à un quelconque transfert ou tout autre
mécanisme psychologique chez moi, il est toutefois imperceptible à ceux qui
vivent au pays, s'offrant mieux à des yeux ayant cette distance nécessaire pour
juger.
Avant le
Coup du peuple, vilipendant l'inertie mortifère de nos rues, j'avais tendance à
dire que tout recoin de Paris, Rome ou Bruxelles, et la moindre ville des
démocraties occidentales, était une culture en soi, parlant art, interpellant
l'intelligence.
Aujourd'hui,
j'arrive enfin à lire la même chose, et bien davantage, dans nos propres rues,
et j'oserais même dire que ce ne sont ni les murs et les monuments ni les
lumières ou les ombres qui dégagent l'art, car il est plutôt dans la pâte
humaine, le peuple lui-même se révélant de l'art vivant à l'état brut.
Libéré de
la dictature, le peuple tunisien, artiste dans l'âme, se retrouve désormais
avec lui-même, renouant avec son être, inventant même, au jour le jour, un
nouvel art de vivre. Et comme toute nouveauté, cela déroute et dérange les
habitudes d'un ordre qui n'avait aucun charme, n'étant que celui de nos
cimetières. Aussi, obnubilés par la norme ancienne, certains parlent de
désordre, alors qu'il ne s'agit, tout simplement, que de la vie, dont la
luxuriance fait forcément désordre. Ce qui restera toujours bien différent de
l'inertie des morts. La vie, ce n'est que des ordres, une multiplicité et non
une unité écrite en un seul mot, toujours fallacieux, aveugle à l'effervescence
populaire, à son excitation et son agitation émotionnelles à la base des
communions postmodernes de notre âge des foules.
Quitte à
surprendre, malgré tout, y compris les drames affreux dont aucune vie, même la
plus policée, n'est épargnée, je soutiens que tout est bon en Tunisie depuis la
Révolution. Avec la liberté retrouvée, le pays qui était psychologiquement
décentré s'est recentré sur ses fondamentaux; et ses enfants réapprennent à
vivre en puisant maintes façons originales dans leurs innés talents
innombrables. De fait, il s'y est passé comme une opération de mise au point
photographique, levant le flou, clarifiant l'image du pays et de son peuple en
la conformant au réel, sans retouches ni falsification.
Quiconque
observant attentivement notre peuple avec quelques rudiments de sociologie et
de psychologie se rend rapidement compte de la richesse de sa texture, surtout
en interstices éloquents d'originalité baignant dans une spiritualité
prometteuse. Certes, celle-ci a longtemps été vidée de sa vitalité, réduite à
l'état brut, augmenté de nécroses et de scories, mais la liberté retrouvée est
en train de la purifier; et les retrouvailles du peuple réel avec son être
profond ne sauraient que donner le meilleur d'une psychologie tendue vers
l'excellence comme un style de vivre.
Chez le
Tunisien, ce style est fait d'un désir de l'ailleurs, une envie de l'autre, y
compris le différent, pour peu qu'il soit étranger, n'étant pas encore en
mesure de voir l'ailleurs qui est en son tréfonds, et cet étranger que peut
être son compatriote.
En cette
Tunisie en plein chantier, comme un grand atelier d'art, et pour seconder le
peuple, en tirer le meilleur parti, il nous faut désormais un maître artiste
comme Rodin faisant parler la roche, transformant en œuvre d'art notre croyance
aujourd'hui de marbre; ou encore cet inventeur de l'art abstrait qu'est Wassily
Kandisnky qui soit en mesure de faire du style de vivre tunisien un art
concret, y portant à son incandescence le spirituel qu'il plaçait au cœur de
toute activité artistique.
Or, pour
ce dernier artiste, il y a deux structures de l'être ou deux êtres, l'un
immanent et qui est cette Vie qui se sent et s'étreint, et l'autre
transcendant, posant et se posant dans la lumière, et qui est le phénomène. La
tradition occidentale, suivant en cela l'exemple élaboré par la Grèce,
assignait à la peinture la tâche de représenter le monde du visible, la
dimension phénoménale de l'être. Et ce qu'apporta de révolutionnaire Kandinsky,
c'est bien cette rupture avec pareille tradition en démontrant que l'art
pictural a pour mission d'exprimer la dimension nocturne, invisible de la Vie. Mais
comme dans l'expression de cette dimension invisible, il n'est pas en mesure de
transcender la condition humaine dans la mesure où il a recours aux matériaux
de la sphère visuelle, aux formes, lignes et couleurs, l'artiste est amené à
opérer « un transfert proprement ontologique d'une région d'existence à une
autre », en donnant à voir l'invisible dans le visible.[i]
Comme la
peinture de Kandinsky, la politique dans la Nouvelle Tunisie est appelée à être
l'expression de la Vie et non la représentation du visible, l'assomption des
sentiments, tout ce qui est noble dans l'humus humain. Certes, on ne fait pas
la politique des sentiments, nous dira-t-on; pourtant, le sentiment est en
tout, et c'est juste sa déclinaison qui change, les atours dont on le pare, le mot
qu'on leur donne relevant souvent directement de la langue de bois.
Ainsi, nos
amis occidentaux prétendent-ils saluer notre Révolution sans faire ce qui est
de nature à la consolider réellement ! Ainsi nos politiques prétendent-ils
servir le peuple quand ils ne comprennent pas ses émois, les dénonçant comme
étant de l'anarchie, oubliant que ce sont les communions émotionnelles qui
caractérisent les sociétés postmodernes et que la nôtre, depuis son Coup du
peuple, en est l'exemple parfait. Si la situation y est confuse, c'est bien en
cela qu'elle reste intéressante; c'est comme si on avait affaire à du marbre
brut, et c'est aux politiques véritables de savoir sortir le Rodin qui
sommeille quelque part en tout créateur.
Que de
rêves dans les yeux de nos compatriotes !
Dans les
rues de Tunis, dans un pays enfin libéré de la peur de l'état tout-puissant, on
se propose spontanément de m'indiquer la direction des souks, supputant quelque
recherche d'adresse dans ma déambulation attentive au moindre détail, la
sociologie compréhensive invitant d'apprendre à écouter l'herbe pousser,
débusquer l'originalité dans la banalité de l'ordinaire et du quotidien. Quand
l'image domestique inattendue est clairement renvoyée, que de déception on lit alors
dans les yeux de nos compatriotes, ces yeux où brille si fort le désir d'un
ailleurs toujours perçu comme de l'enchantement du fait de ce besoin d'ouverture,
même minime, même fugace, qui l'habite sur l'altérité.
Que de
choses on peut voir dans les yeux de nos compatriotes, dans les rues et
sentiers de ses villes, villages et bourgades, du nord au sud ! J'y ai toujours
lu pas mal d'éloquence muette, mais surtout plein de rêves. Nos politiques
savent-ils jamais lever les yeux de leurs dossiers — pour les plus sérieux — et
de leurs intérêts — pour les plaisantins, nombreux, hélas !— pour les fixer
enfin sur le seul baromètre crédible de la santé de la politique, bien plus que
leurs prétendus diagrammes, fiches et courbes : les yeux de leurs compatriotes
?
Osent-ils
même le faire, pour ceux qui en ont l'occasion, mais dédaignent ces patriotes
pourtant associés à eux dans le service du pays,[ii] craignant
assurément ce qu'ils y auraient à lire sur leurs vérités? Pourtant, bien plus
que de reproches sur leurs turpitudes, ils n'y trouveront que des rêves; mais
quels rêves? ces songes dont se tissent les merveilles ! Ils y liront aussi une
soif d'authenticité, une faim de nouveauté, une exigence d'originalité.
Pour qui
sait y plonger son regard, les yeux de nos compatriotes sont un livre ouvert de
la plus belle prose, tantôt un épitomé de légendes à célébrer, tantôt une
anthologie de valeurs inoubliables à rappeler, et souvent une page encore
vierge avec juste l'incipit d'un nouvel apologue à écrire, car à venir, étant
inscrit dans le fatal cours de l'histoire : Émerveillez-nous !
Nos
compatriotes ont la conscience vive d'appartenir à une culture grandiose et ils
nourrissent légitimement l'espoir du meilleur quitte à devoir verser dans le
pire. Et nos politiques font partie de ce peuple et ne doivent pas s'en couper
au prétexte de nécessités impérieuses d'orthodoxie ou de réalisme réducteur
qu'une conception dépassée de la politique leur imposerait. Le monde a changé
et la pratique de la politique doit l'être aussi, sinon les rêves dans les yeux
de nos compatriotes, pour qui les voit et les lit, se transformeront en
véritables cauchemars, et ce pour tout le monde.
C'est
qu'il n'y a de politique comme gestion saine et rationnelle de la communauté
qu'en tenant compte de ses spécificités, dont la quintessence est dans ces
rêves; et il n'y a de politique vraie que dans l'effort sincère de transformer
le condensé de pareils rêves en réalité concrète, quitte à aller au-delà des
frontières factices de l'utopie. Le possible y fleurit bien telle la plante
rare au sommet des carrières, inaccessibles sauf aux alpinistes les plus
courageux, ces aventuriers de l'impossible que sont les politiques véritables.
Il ne doit
y avoir nulle impossibilité en politique ! Le politicien authentique croit
parfaitement à la scientificité de sa passion qui n'est jamais assimilable à la
science mathématique où l'hypothèse de l'impossibilité peut exclusivement être
envisagée et exigée rationnellement. En sciences sociales et humaines, le
possible est toujours consubstantiel à l'impossible, un possible à jamais
sous-jacent pour qui va au-delà des apparences. C'est le propre du politique,
sa pratique relevant de ces sciences où le facteur mouvant de l'inconscient
collectif est primordial comme axiome de toute action pertinente.
Plongeons
donc notre regard en celui de nos compatriotes, et que cela soit avec des yeux
d'amour ! On y verra bien mieux ce qui compte pour eux, ce qu'ils attendent de
nous ! On y lira aussi, dans les yeux des plus jeunes, portés par l'exaltation
de la vie et des idéaux qui honorent la jeunesse, cette détresse pour manque
d'amour et qui porte ces Tunisiens, pourtant a l'âme paisible, à s'en aller
mourir sur les champs de bataille du monde pour une cause perdue ou à donner la
mort au nom d'une passion assassine. Donnons-leur une cause à gagner, faisons
avec eux et pour eux une politique qui soit révolutionnaire, à la mesure de
leurs rêves et de leurs utopies !
De
l'inconscient au conscient
De quoi
est fait l'inconscient tunisien, qu'il soit individuel ou collectif, sinon d'un
sourire contrarié, cette invitation au meilleur de l'âme, offrande aussi qui ne
coûte rien et qu'on ne sait plus faire dans un monde sans âme, où tout se paye
? En ce monde aux couleurs d'une modernité désormais dépassée, matérialiste à
l'extrême, que certains cherchent malgré tout à singer, même le sourire
innocent est devenu suspect. C'est donc des rêves de sourire qu'il s'agit, un
sourire franc, toujours susceptible de « sous-rire », ce rire sardonique de
l'inconscience coupable et suicidaire, dont celle de politiciens ne sachant
plus rien lire dans les yeux de leurs compatriotes.
Tout est
sourire, à l'origine, en Tunisie à qui sait sourire malgré tout, garder sa
confiance entière en l'âme paisible de ce peuple hédoniste. Et tout est regard
aussi, un sourire sans regard n'étant qu'un regard sans vie; car le sourire
s'offre et offre le merveilleux à quêter et qui est en nous, cette nitescence
pas encore éteinte que la révolution a rallumée. Tout est donc une question de
regard en notre pays : regard à oser ou non, regard à poser ou pas, regard
innocent ou malsain. Mais ce regard se fait de plus en plus fuyant; on le
culpabilise; et il s'éteint ! Ce regard, même innocent, on prétend l'interdire
au moment où nos moucharabiehs, cette invitation doublement artistique au
plaisir de la vue, se fait grillage et treillis de fils de fer barbelé.
Il est aussi
de la cendre dans les yeux, le feu de la vie y couvant, où tout un chacun ne
peut que se brûler les doigts, sinon l'âme, à s'y risquer pour éteindre ce qui
fait l'accès le plus visible à l'âme humaine, sa vue. C'est dans nos yeux que
l'inconscient humain se fait conscient; en eux que la parole est la plus
éloquente. Ayant accompagné une chère personne dans la soi-disant maladie qu'est
désormais l'Alzheimer, je peux attester que malgré un état très avancé de ce
vieillissement cérébral problématique, la communication continue à s'établir à
travers les yeux où l'on arrive à lire, et de quelle merveilleuse façon, ce que
transmet une âme demeurant à jamais intacte.
L'âme de
notre peuple est dans ses yeux et sur son visage et il faut que nos politiciens
travaillent à y faire redessiner le sourire légendaire du Tunisien, et
commencer par en donner l'exemple en se délestant au plus vite non seulement de
leur langue de bois, mais aussi et surtout de leur mine souvent patibulaire. Comme
l'habit ne fait pas le moine, l'air sérieux ne fait pas le politique et le
sourire, sinon le rire, est la meilleure façon d'aider à amener l'inconscient
collectif à la conscience.
Ce
passage, aujourd'hui, se fera nécessairement à travers une conception
renouvelée de notre religion qui non seulement doit être apaisée, mais
avenante, souriante à nous-mêmes et au monde. Et bien plus que de l'amour du
prochain que commande la morale, il nous faut avoir l'amour du plus lointain,
comme le conseille Nietzsche. Et si jamais on doit se fermer, c'est moins aux
uns et aux autres, qu'à l'esprit de revanche contre un passé désormais dépassé.
Du prochain ou du plus lointain, l'amour est en l'homme; en y ouvrant le cœur,
il le ferme au sentiment de la revanche, de la vengeance, à tout ressentiment,
pour s'épanouir en sérénité. Ainsi fera-t-on conscience de cet inconscient en
nous, nimbé d'une clarté que la spiritualité ne fait que rendre encore plus
belle à voir, une sorte de nouveau soleil en notre présent minuit.
J'ai la
faiblesse de croire, en cette crise surréaliste que vit le pays, qu'un
transfert proprement ontologique est en cours d'une région d'existence à une
autre, donnant à voir l'invisible dans le visible. Outillé de la spiritualité
islamique, le politique tunisien nouveau, postmoderne donc, est en mesure de
voir l'invisible, regarder son peuple sans le secours des yeux. C'est une
capacité bien connue en soufisme, et qui est scientifiquement établie dans les
recherches psychiques aujourd'hui. Une seconde politique, comme on parle d'une
seconde vue dans les études du psychisme humain, est donc nécessaire en ce
pays, qui soit en mesure de percer l'essence des choses pour accéder à la politique
véritable, cet art de faire possible l'impossible.
Il s'agit,
pour nos politiques, de retrouvailles avec le peuple dans un contact réel et
permanent, un contact symbiotique avec les choses de la vie, un état de fusion,
comme si l'on était sujet à un moment d'extase. Et s'ils ne connaissent pas
pareil état extatique, il ont intérêt de revenir au soufisme qui constitue une
dimension essentielle de l'âme tunisienne, devant inévitablement marquer
l'islam tunisien à refonder sur cette terre qui fut la tête de pont de l'islam
et sa figure de proue en Occident.
Retrouvailles
avec l'islam des Lumières
Parlant de
la sagesse égyptienne dans un livre éponyme, Christian Jacq affirme que « L'essentiel
pour l'Égyptien est la rencontre avec les dieux. Tant que ce mariage ne s'est
pas produit, l'individu est un arbre desséché. » Or, la spiritualité retrouvant
toute sa valeur en postmodernité qui est notre époque actuelle, l'être est
pareillement sans sève s'il ne réalise pas sa rencontre avec le ciel. Il en va
de même pour le Tunisien. Tout se passe comme s'il avait fallu à la Tunisie le
détour par un parti islamiste au pouvoir pour objectiver, cristalliser et
réorienter la renaissance d'un islam des Lumières en cet Occident arabe.
C'est
cette dialectique entre le pays réel et le pays officiel, entre l'islam du
peuple dans sa véracité plurielle et l'islam élitaire dans sa fausseté binaire,
qui doit retenir notre attention. C'est une sorte de dialectique du moi et de
l'inconscient qui se met en place, une sorte de prosopopèse, selon le néologisme que l'on doit à René Sudre, et
qu'on pourrait traduire par « visagification ».[iii] Ce terme désigne le changement brusque de
la personnalité qu'il soit spontané ou provoqué, et qui est une dimension
essentielle des études métapsychiques, au même titre que la télépathie et la
clairvoyance. En d'autres termes, c'est la tendance de la psyché humaine à
modeler la personnalité, à s'exposer et à « faire visage », selon la
terminologie consacrée en sciences humaines. Et l'on sait à quel point la
mentalité arabe est soucieuse d'exhiber une image la plus originale qui soit.
Personnellement,
je soutiens que pareil changement n'est, en fait, qu'un retour à une essence
donnée pour évanouie dans le cadre d'une division apparente de la personnalité,
la prosopoèse permettant ainsi de
retrouver l'entièreté de l'être arabe musulman. En tout état de cause, c'est le
cas en Tunisie avec ce que nous y voyons de soubresauts autour de l'islam en
train de balancer entre les conceptions antagonistes et qui finira forcément par
se stabiliser autour d'une théorie consensuelle qui aura le mérite d'être
novatrice et que je situe dans l'islam postmoderne, bien plus culturel que
cultuel, universaliste et rationaliste.
C'est
qu'il nous faut ne plus porter le poids du passé pour dresser le tableau de
l'avenir. Mettre en perspective la tradition n'est pas la nier, contester la
pertinence de ce qui y demeure valide; c'est simplement parler en terme
d'éthique plutôt que de morale, de spiritualité plutôt que de religion, faire
de la propagande plutôt que de l'apostolat et adhérer à la foi qui ne peut
qu'être scientifique plutôt qu'à la croyance, par trop dogmatique; bref, agir
dans un espace plus large où l'on accepte de n'être plus le seul acteur,
passant du monologue à un dialogue; sinon bien mieux, à une dialogie. Surtout,
il nous faut quitter définitivement l'ornière actuelle où se plaisent à camper
nos traditionalistes, continuant à développer un islam aux couleurs
judéo-chrétiennes bien plus qu'à ses couleurs propres, ayant oublié l'esprit
islamique qui était justement révolutionnaire, permettant de sortir de
l'idiosyncrasie de la foi sémite.
Que ce
soit dans le domaine de la morale ou de la politique, l'islam hérité de nos
jurisconsultes, qui n'ont livré qu'un effort d'interprétation honorable, mais
juste valable pour leur temps, est un islam périmé, qui doit se ressourcer
urgemment dans son esprit sublime. Or, celui-ci échappe à la lecture
traditionaliste, obnubilée par un texte vidé de toute âme qu'on élève comme on
élève une idole. L'islam de nos traditionalistes n'est plus l'islam des
Lumières, c'est un islam de paganisme; et ils oublient que l'une de ses
caractéristiques majeures est d'être un monothéisme absolu.
Mais il
n'y a pas que notre religion, en notre pays, qui repose sur une conception
dépassée et une pratique figée, sans âme; il en va pareillement de la politique
en cours. Elle doit rompre avec une telle antiquité et relever enfin de l'art,
surtout qu'il s'agit de donner toute sa dimension à l'aspect politique de notre
religion, un aspect éminent, inévitable. Et on sait que l'art est la poésie en
son sens étymologique le plus correct, tel que l'utilise Aristote.[iv]
Si la politique est ainsi un art, la politique en Tunisie doit être de la
poésie; or, s'il est un talent en lequel excellent les Arabes, c'est bien celui
de l'art poétique ! Il est temps donc de faire le parallèle qui s'impose entre
les deux, l'art politique étant bel et bien une spécificité arabe.
Ce n'est
qu'une question de mots, pour l'essentiel, même si ajuster le mot adéquat à la
réalité pour en rendre compte le plus fidèlement est ce qu'il y a de plus
difficile. Il reste que lorsqu'on maîtrise l'art poétique, on dispose
assurément d'une arme redoutable pour plier la réalité à notre volonté, l'art
comme poésie ayant alors une efficacité scientifique. Dès lors, l'islam des
élites régissant enfin à son propre écho dans les foules, se fixera et se
définira pleinement avec un souffle cosmique que permet sa prétention de
religion universaliste. C'est à cette condition que cessera l'islam traditionaliste
de relever de cette sorte d'hésychasme, spiritualité de l’Église orthodoxe prônant
la contemplation et l’invocation répétée du nom de Jésus, ce qui revient chez
nous à répéter invariablement l'exemple du Salaf et l'imperium du texte quitte
à les vider de tout sens pertinent.
Pour en
finir avec nos mythes
L'expérience
vraie est celle de mourir à sa vanité, son ego, pour renaître à l'autre, le
plus lointain, à travers lequel on renaît à la vie dans une nouvelle
expérience, collective, exprimant l'entièreté de l'être. Ce n'est rien d'autre
que ce que Comte appelait le grand Être. Or, en cette entièreté, une dimension
essentielle est désormais occupée par la spiritualité, sinon dans le monde, du
moins chez nous. Pour en finir donc avec nos illusions qui nous font penser que
la Volonté de croire (rappelons ici que c'est le titre d'un ouvrage de William
James sous-titré : entre pragmatisme et scientisme) est antinomique avec la
science, il est temps de réaliser que l'acte de croire, s'il prend la forme de
la foi, peut parfaitement se révéler scientifique.
Comme avec
la raison humaine qui n'est plus ni monolithique ni réservée à une aire
culturelle, il est temps de réaliser que notre politique actuelle est encore
primitive, qui se pare volontiers de mysticisme positiviste réduisant à
l'illusion de religiosité toute manifestation spirituelle, tombant fatalement
dans l'illusion du positivisme, ce mythe de la Modernité.
Il n'est
pas étonnant, d'ailleurs, que ce soient les États-Unis qui, seuls et à
l'encontre d'une Europe engoncée dans son ethnocentrisme et son positivisme
dépassé, furent capables les premiers de comprendre le sens de l'histoire en
Tunisie. Assez tôt, ils ont vu où se trouvait leur intérêt, lâchant l'allié
d'hier, donnant l'appui nécessaire à l'achèvement victorieux de la Révolution
tunisienne, osant soutenir l'épouvantail islamiste. Ce qui a permis au Coup du
peuple de triompher, mettant à bas les structures cacochymes du pays, cet ordre
ancien anachronique qui devait tôt ou tard disparaître comme le fruit pourri
d'un arbre malade.
Aujourd'hui,
si le fruit pourri est tombé en Tunisie, c'est la branche à laquelle il
s'accrochait qui doit être coupée définitivement sinon tout l'arbre tunisien
finira par devoir être déraciné devenant un danger pour toute la forêt dont il
relève et dans laquelle il est en mesure d'être la plus prometteuse des
plantes. Cette branche, c'est le paradigme politique ancien, désormais périmé,
et la semence à revitaliser pour la renaissance de la Tunisie est
inévitablement la sève de la spiritualité dont notre religion recèle la
meilleure expression, ce soufisme qui a su inspirer la kabbale judaïque et le
mysticisme chrétien.
Rappelons
ici que les Américains sont nourris de ce pragmatisme théorisé par William
James; un esprit qui donne toute sa mesure au spirituel et, sans nécessairement
verser dans la mythologie ou la magie, a su étudier scientifiquement ce qui
pouvait paraître en relever à première vue. Et notons que l'une des
spécificités marquant la psychanalyse telle que Jung l'a fécondée était
justement la dose de spiritualité qu'il a osé y insuffler au grand dam de Freud.
Or, nous sommes dans une sorte de processus d'individuation jungien; le croyant
n'étant plus l'individu freudien « fini » dès 8 ans, mais une pierre brute qui
a besoin de travail sur soi pour devenir cette pierre polie que vante l'islam
parlant de l'âme véritablement croyante, ayant bien plus que la simple
croyance, mais la foi, une fois éminente, une foi authentiquement islamique.
La
révolution en Tunisie a ouvert la voie à une démarche initiatique; c'est le
moment où jamais pour notre peuple de se pencher sur son trouble d'identité
actuel. La signification du Coup du peuple, notre révolution du jasmin, va
au-delà de sa manifestation portant sur la fin d'un ordre dictatorial. Elle
emporte une lecture complète concernant la fin d'un ordre sacro-saint
surplombant et matérialiste pour une socialité horizontale imprégnée de
spiritualité. C'est pourquoi les tenants des partis politiques classiques se
trompent en continuant de faire la politique à l'ancienne; ils ne trouveront
aucun écho auprès du peuple désormais émancipé, y compris d'une vision transcendante
des choses, à la sauce religieuse.
Avec son
coup, le peuple tunisien a demandé la lumière; mais il ne s'agit pas de la
lumière extérieure, soit naturelle, venant du ciel, soit artificielle,
recueillie en Occident; il s'agit plutôt de cette lumière qui est en lui et
qu'on s'est évertué longtemps à mettre sous le boisseau, y compris et surtout
avec une conception fausse et dogmatique de la religion, réduisant l'islam à un
pur culte; ce qu'il n'a jamais été. C'est un retour officiel à l'islam authentique,
l'islam culturel, cet islam des Lumières pluraliste et tolérant que demande le
peuple et qu'il vit déjà quotidiennement de manière informelle. Cela se traduit
par la nécessaire libération d'une hypertrophie non encore résolue d'une part en
soi d'un religieux instrumentalisé politiquement pour éteindre une richesse
spiritualiste foisonnante, cette nitescence que je vois en tout Tunisien humble
que je croise.
Pour
reprendre encore une notion jungienne, C. G. Jung étant incontournable
aujourd'hui pour comprendre la psychologie sociale, je dirais que le masque
social actuel aux couleurs de l'islam, cette persona arabo-islamique,
implique un processus inévitable consistant à savoir se dépouiller de tout ce
qui n'est pas le vrai « moi » pour retrouver notre identité réelle. Celle-ci
est certes a forte composante islamique, mais pas seulement, et pas ainsi
qu'elle nous a été léguée par nos illustres prédécesseurs. Important et
conséquent, leur héritage nécessite d'être inventorié pour en enlever tout ce
qui heurte désormais son esprit et ses principes fondateurs. Il s'agit de
matériaux qui ne sont plus tous opératoires et qu'il nous faut réévaluer au nom
même de l'islam et son appel réitéré à user constamment de raison et de faire œuvre
de créativité.
À la faveur
du nouvel ordre à instaurer au pays, il nous faut mettre à la porte du nouvel
ordre à instaurer en Tunisie notre apparence sociale d'emprunt pour retrouver
une sorte de virginité primordiale, plus en conformité avec l'esprit originel
et original de l'islam premier, pur et ultime. En cet islam, nous avons une
conception extrêmement valorisante de l'autre, le tout-autre,[v]
et qui est la part sacrée de soi-même, soi étant un autre. C'est en cela que je
dis que la communauté islamique est une « communautarité », une
communauté foncièrement ouverte sur l'altérité. Or, chez Jung (encore lui!), tout
comme chez les premiers musulmans, si cette part spirituelle n'est pas
suffisamment épanouie en nous, il n'est par permis de se réconcilier avec
soi-même ni, à plus forte raison, avec le monde.
C'est ce
qu'ont compris nos soufis depuis bien longtemps. Et c'est la thérapie qui se
pratique actuellement en Tunisie; une thérapie qui n'est pas pour guérir
seulement d'une douleur personnelle limitée aux confins d'une société, d'un
pays. Et le fait qu'un parti d'inspiration islamique soit au pouvoir ne saurait
que permettre d'être exhaustif dans le nécessaire rassemblement de ce qui est
épars dans notre identité. Cela aidera la société à se reconstruire par une
compréhension de son identité éclatée, ce « je » multiple chez les
psychologues. Il s'agit, par conséquent, de permettre une réalisation de soi et
non d'atteindre à une vérité à jamais inatteignable.
Un
surréalisme tunisien
La foi sur
cette terre de Tunisie, tolérante et ouverte à l'altérité, ne doit plus être le
témoignage de la misère psychologique de cet automatisme de la croyance dont certains
de nos musulmans, surtout salafis, donnent l'affligeante illustration, se
laissant guider par une surenchère subversive dans l'anachronisme et un mode de
rapport farfelu au réel. Ainsi qu'ils l'interprètent, la foi devenue simple
croyance n'est plus qu'une dégradation de l'activité psychique, la situant aux
antipodes de l'acte de foi véritable en islam qui révèle la puissance
intrinsèque de l'esprit humain dans son infinité cachée.
En nous
réappropriant la foi pour la faire servir au domaine de l'expression
spirituelle et l'articuler à une façon renouvelée de comprendre le texte sacré,
on ne fera que la preuve de la vacuité de la conception classique de l'acte de
croire, tout comme Breton, avec le surréalisme, a démontré que l'art n'était
pas qu'une activité spécialisée et esthétisante. La religion sera ainsi
coextensive à un nouveau rapport au monde, une expression totale de la vie,
avec ses tensions contradictoires et qui s'hybride à d'autres influences
totalement opposées, mais complémentaires, pour donner une sorte de
matérialisme magique ou de spiritualisme matérialiste.
Dans
Philosophie des images, Jean-Jacques Wunenburger affirme que les surréalistes
se trouvent « à la croisée d'une métaphysique magique de la Nature et d'une
certaine biopsychologie matérialiste des pulsions, développée par la
psychanalyse naissante »[vi].
Et ce philosophe d'ajouter que Breton se réfère à deux théories de l'image qui
sont plus ou moins incompatibles, l'une assujettie aux désirs de l'être naturel
et de ses fantasmes manifestant au pouvoir de réalisation infraconscient, et
l'autre se voyant inférer la capacité d'explorer la surréalité.
Pareille
conception du surréalisme se vérifie en Tunisie; sur sa terre, on a désormais
une double théorie de la religion, deux images de l'acte de croire qui sont
plus ou moins incompatibles. L'une est celle des fantasmes articulés sur un
corpus vidé de sa spécificité par une interprétation datée; et l'autre
novatrice, surréaliste donc, ayant la capacité de rendre son âme à la religion,
en faire la révolution mentale qu'elle fut en son temps.
Dans cette
Tunisie surréaliste, avec la croyance et la foi, la religion devient ainsi une
figure de style éminemment postmoderne, un oxymoron. Et l'on sait à quel point
le rapport est étroit entre le surréalisme et la psychologie,[vii]
sans parler de parapsychologie et forcément de métapsychique, matière éminente des
sciences psychiques.[viii]
Or, pour qui a gardé l'esprit scientifique, loin de tout scientisme dogmatique,
le sens interne est, parmi les notions les plus vérifiées en sciences
psychiques, le plus étonnant en ce qu'il surpasse, et de loin, la conscience
vigile à laquelle on est habitué. Relisons ce fameux passage du Second
manifeste du surréalisme où est donnée la quintessence de sa démarche par André
Breton : « Rappelons que l'idée de surréalisme tend simplement à la
récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n'est autre que
la descente vertigineuse en nous, l'illumination systématique en des lieux
cachés et l'obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade
perpétuelle en pleine zone interdite. »[ix]
Eh bien,
en cette zone interdite, nous nous trouvons bel et bien par les temps présents,
et ce n'est traumatique que pour les esprits habitués à la quiétude de l'ordre
ancien, qui n'est que celle des cimetières. Nous ne sommes pas loin de l'extase
soufie ou des fulgurances des métagnomes que la science étudiait le plus
sérieusement du monde en Europe et en Amérique au début du siècle dernier,
finissant par révolutionner l'étude de la psychologie humaine, donnant
naissance à la psychanalyse de Freud et encore mieux à la psychologie
analytique de Jung.
En
Tunisie, le peuple est en pleine transe magnétique, la Révolution ayant joué
comme une séance de somnambulisme animal; et on sait que cela n'est que de la
lucidité suprême scientifiquement démontrée. Elle n'est rien d'autre que la «
récupération totale » des forces psychiques de l'être par la revitalisation du
principe actif spirituel délesté de ses scories, ces effets indésirables bien
établis en pharmacologie. Malgré les traumatismes qui agitent notre pays, on
assiste donc non pas à une descente aux abîmes, comme peut le laisser craindre
le dernier assassinat politique, mais à une descente en soi, une apparente
fermeture au monde qui n'est qu'une illumination à l'essentiel de soi, la
religion jouant le rôle d'un explosif mental. Certes, à court terme, c'est un
moyen de tension tout autant que d'observation sociétales, mais elle est grosse
des meilleures réalisations aussi bien sociales que politiques et même de
civilisation. Aux femmes et hommes politiques de Tunisie et d'ailleurs de
comprendre donc la signification et la portée de ce moment historique et de veiller
à ce qu'il ne dévie pas de son cours. C'est un appel à la conscience de toutes
les réelles bonnes volontés. La fin du monde ancien n'est qu'une faim d'un
autre monde et il est à portée de main; mais les périls ne manquent pas.
Une
utopie, que tout cela, diraient d'aucuns ! Et nous surenchérirons : allons
au-delà de l'utopie; le réel y gît ! Après le temps de la révolution populaire,
c'est le moment de la révolution pour nos élites, et le surréalisme actuel y
est propice. Révolutionnons donc nos mentalités ! Il nous faut des mesures de
choc frappant l'imagination et qui soient aussi de l'explosif mental dynamitant
nos habitudes sclérosées d'une pratique politique à l'état de momie qui donne
juste l'illusion de la vie.
Tout comme
André Breton qui attendait de la pratique surréaliste une métamorphose mentale,
« la conscience qui veut rompre avec l'existence banale, s'aveugler à son égard
et remonter à travers l'inconnu »,[x]
il est possible en notre Tunisie surréaliste d'inventer une forme nouvelle de politique,
que je qualifie de compréhensive et qui est aussi magnétique ou translucide,
passant de la langue de bois au langage du coeur et à la culture des sentiments
transparents; l'opacité en politique, comme en toute chose, étant l'ennemie de
l'homme, et du politique en premier, comme le soutient à raison l'auteur de
Nadja.
La Tunisie
est peut-être en verre aujourd'hui risquant de casser à tout moment, mais elle
peut devenir, avec une politique révolutionnaire, ce cube de sel de gemme, un
modèle en sciences politiques, comme elle l'a été en révolution postmoderne. Il
y aura de la casse, on vient d'en éprouver la gravité dramatique; mais il est
de sérieux motifs pour garder raison en ne cédant pas à nos automatismes les
moins nobles, le plus bassement de politicaillerie et en en profitant pour être
véritablement surréalistes.
Avec son
surréalisme politique où l'islam est réinventé, devenant postmoderne comme il
s'y prête, la Tunisie est en mesure d'abolir les antinomies « de la veille et
du sommeil, de la réalité et du rêve, de la raison et de la folie, de
l'objectif et du subjectif, de la perception et de la représentation, du passé
et du futur ».[xi]
C'est tout simplement l'anéantissement de l'être comme animal politique et les
retrouvailles avec l'animal comme être humain, doué de raison autant que
d'instinct, de science comme de spiritualité, où sa croyance est juste de la
foi, ouverte à l'autre, rationnelle et émotionnelle.
Ainsi,
notre esprit enfermé dans une subjectivité suicidaire se vitrifiera-t-il à la
lueur du soleil de minuit du rêve de l'humanisme et de l'extase du
spiritualisme; c'est la nature profonde de l'homme qui ouvre ainsi les
profondeurs inexplorées de son côté nocturne et leurs « liens secrets avec le
côté diurne ».[xii]
Ni islamique,
ni laïque, une Tunisie authentique
Il nous
faut, au plus vite, nous atteler à un dévoilement « adogmatique » de l'essence
de nôtre être, ce principe spirituel qui est en nous, tantôt lumière qui
illumine, tantôt feu qui nous consume. Il nous faut modifier notre habituelle
manière de penser l’ordre des choses; il n'est que temps de procéder à une
radicale déconstruction de ce « substantialisme » nous faisant croire
que la Vérité est UNE. On doit comprendre que les formes de la vérité sont
variables, que la Vérité est multiple; et la physique quantique démontre
qu'elle varie en fonction du moment où elle se situe. C'est le relativisme
tel que Georg Simmel l’a défini en sociologie, la relativisation d’une
vérité jamais unique, qui est la mise en relation de ce qu'il peut y avoir de
multiples singulières vérités dans ce qu'on prenait pour une réalité unique ou
divine.
La Tunisie
réelle, celle du peuple humble et des jeunes rêvant d'être des citoyens du
monde, a toujours été en avance sur son temps, belle dans son ouverture à
l'autre, rebelle aux concepts et idéologies réductionnistes, même si son
hédonisme, sa nature épicurienne trompent parfois sur son identité; les
apparences sont toujours trompeuses et il nous faut toujours aller en leur
creux, délaisser leur écume.
Que
cherchent aujourd'hui nos adeptes de la sécularité sinon singer une pratique de
l'ancien protectorat qui est dénoncée même sur son territoire comme étant une
assomption déguisée de la tradition chrétienne et un concept dépassé de la
Modernité ? Ils croient à une laïcité qui n'a jamais existé selon la formule
qu'ils présentent, soit une exclusion totale de la tradition religieuse du
champ politique et social où elle a toujours été présente, mais comme un
élément parmi d'autres du donné sociétal. Et que veulent nos islamistes sinon
s'inspirer de la tradition judaïque au nom d'un islam altéré en ses principes
mêmes? Ils n'ambitionnent qu'à établir en Tunisie une constante juive qui est
celle du roi-grand prêtre. Il suffit de lire Flavius Josèphe, grand historien
juif de l'Antiquité, pour comprendre qu'il s'agit là de ce qu'on appelle une
monarchie de type hasmonéen, toujours rêvée par les Juifs comme la réponse
idéale à tous les maux de la Judée.[xiii]
Aux uns et
aux autres, nous disons : la Tunisie n'a que faire des traditions des autres,
elle a la sienne propre; et elle n'est ni séculariste, ni islamiste, elle est
une pure authenticité. Jusqu'à présent, parlant d'islam, on s'est surtout
préoccupé de le lire selon la grille des anciens ou celle des modernes, viciées
toutes les deux par une Antiquité islamique et une Modernité occidentale déjà
trépassés. Il nous faut en faire désormais une lecture de son temps, qui soit
postmoderne. Et en postmodernité, s'agissant de spiritualité, il s'agit d'un
effort d'anamnèse, cette évocation volontaire du passé. Et c'est à faire en
agissant pour la résurgence des traits essentiels de la mémoire collective
oubliée à la faveur d'obstacles politiques et affectifs sur fond d'intérêts
institutionnels de continuité entre des lectures qui n'ont eu de sens qu'en
étant reliées à leur temps et à ses exigences.
Terminons
en signalant qu'un esprit aussi rationaliste que le docteur Osty n'hésitait pas
d'entrevoir le futur de l'être humain, ce posthumain, en sa nature tout entière
devenant translucide, finissant par transcender l'espace-temps, transperçant
l'opacité des choses et le secret des êtres, comme ont pu le faire certains
soufis chez nous, et qui fut le cas des somnambules étudiés selon les règles de
l'art par ce scientifique.[xiv]
Cela n'est pas hors de portée du Tunisien s'il veut aller au-delà de l'utopie,
ainsi le génie qui l'habit sait le faire comme nous le racontent nos songes et
nos contes, immortalisés par nos Mille et une nuit.
Notes :
[i] Cf. à ce
sujet Michel Henry, dont nous avons suivi ici l'analyse : Voir l'invisible, sur
Kandinsky, Éditions François Bourin, Paris, 1988, p. 22.
[iii] Innovation
sémantique, la psosopopèse est issue du mot grec visage (prosopon) tout en
renvoyant à la figure de style qu'est la prosopopée, cette figure de rhétorique
par laquelle on prête la parole à des êtres inanimés, à des morts ou à des absents.
[iv] Voici ce
qu'écrit Aristote au chapitre 9 de sa Poétique : « non seulement plus philosophique
mais encore plus rigoureux est l'art, la poésie, par différence avec l'histoire
» (Poétique, 1451 b 6 sq). Notons que, pour le philosophe grec, l'art est plus
philosophique que la science, le philosophique étant le laisser-voir qui met sous
le regard l'essentiel des choses et donc ce qui rend visible l'essentiel.
[vii] Cf., par exemple, Yvonne Duplessis, Surréalisme
et parapsychologie, Horizons du fantastique, n° 10, 1970.
[viii] Cf., à ce sujet, la thèse incontournable de
Bertrand Méheust, dont on s'inspire ici : Somnambulisme et médiumnité, tome 2 :
le choc des sciences psychiques, Collection Les empêcheurs de tourner en rond,
Institut Synthélabo pour le
progrès de la connaissance, Paris, 1998.
[ix] André
Breton, Le second manifeste du surréalisme. OEuvres complètes, Edition de la
Pléiade, p. 791.
[x] Michel
Carrouges, André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Gallimard,
1950, p. 87.
[xiii] On peut
consulter avec intérêt le livre qui vient de paraître de Claude
Cohen-Matlofsky, Flavius Josèphe, Les ambitions d'un homme, L'Harmattan, Coll.
Historiques, janvier 2013, 152 p.