Une feuille de route pour le nouveau
gouvernement
À l'heure
qu'il est, la conviction est quasiment acquise que la Tunisie aura un
gouvernement Jebali II où la troïka sera reconduite avec, histoire de justifier
l'acceptation des conditions stratégiques des partenaires principaux
d'EnNahdha, son élargissement à quelques figures de l'opposition venues (ou
débauchées) à titre personnel prêter main-forte au gouvernement.
Aussi, en
guise de mot de bienvenue pour ce nouveau gouvernement, voici une esquisse de
feuille de route en quelques conseils que je me permets de lui donner à partir
de mes observations de terrain. Il s'agit d'une sorte de topo en instantané
sociologique de l'état actuel de notre pays, nécessaire à avoir à l'esprit pour
qui souhaite réussir à obtenir l'appui le plus large d'un peuple qui serait
sinon acquis du moins nullement hostile à son action.
Mais
commençons tout d'abord par évacuer ce qui serait de nature à créer de la
confusion en rappelant que nous ne sommes pas adeptes d'un cartésianisme
dépassé, ayant épuisé son intérêt dans l'ère moderne, qui est derrière nous, en
produisant un scientisme qui continue à polluer les esprits.
Ainsi, si
ce qui suit peut paraître à d'aucuns relever de l'insensé, il faut leur
rappeler que dans l'épistémologie postmoderne, il ne s'agit que de quelque
réalité, certes nouvelle et même originale ou singulière, mais loin d'être
dépourvue de sens.
C'est de
l'in-sensé, et il nous faut désormais écrire ainsi ce mot en notre postmodernité
où le cartésianisme réducteur n'a jamais été plus répudié, non pas dans sa
scientificité méthodologique toujours opérante, mais dans son scientisme obsolète,
qui n'est qu'une variante de l'esprit scolastique d'antan.
Aujourd'hui,
la rationalité n'est plus une, elle est multiple, et la pensée irrationnelle en
apparence peut bel et bien être rationnelle autrement, en relevant de celle
qu'on appelle pensée contradictorielle où les contraires ne s'opposent ni ne s'excluent,
mais se complètent.
Alors,
qu'attendre du nouveau gouvernement? Que lui proposer afin d'incarner vraiment
l'esprit de la Révolution?
Au-delà de
la personnalité des ministres compétents ou incompétents, puisque la compétence
véritable est dans les ministères et le personnel d'une administration qui fait
la force de l'État tunisien, il nous faut des mesures phares à forte charge
symbolique à la fois sur le plan interne et international pour signifier à tout
le monde : le peuple en Tunisie et les dirigeants des pays amis, qu'ils ont
bien affaire à un gouvernement qui parle au nom d'une Révolution modèle.
Certes, ce
que je vais énoncer heurtera encore certaines convictions, bousculera des
habitudes incrustées et violera des dogmes; mais qu'est-ce qu'une Révolution
sinon cela, surtout quand elle a été aussi et surtout un coup populaire!
Que
n'a-t-on dit, en effet, lorsque le président équatorien Rafael Correa a parlé
de son projet de préservation de la forêt amazonienne contre un dédommagement
nécessaire et conséquent pour son pays de la part de la communauté
internationale? Cela n'a pas empêché le projet du parc de Yasuni d'être une
réussite totale. Et, surtout, le président équatorien, considéré un temps comme
un farfelu ou un missionnaire des
temps de légendes, d'initier en son pays une réforme profonde inventant une
nouvelle gouvernance, pragmatique et humaniste hors des sentiers battus du
modèle économique et politique dépassé bien que dominant encore le monde.
Ainsi
a-t-il fait de son pays malgré sa pauvreté extrême et ses structures archaïques
et figées une démocratie participative, sociale, se voulant en plus
indépendante et écologique. Aussi l'Équateur est-il devenu aujourd'hui un
modèle à suivre dans le Tiers-monde.
Pareillement,
les mesures que je préconise ci-après sont de nature à être salutaires non
seulement pour la Tunisie, mais aussi pour le monde tout entier, à commencer
par le bassin méditerranéen, en initiant une nouvelle forme de gouvernance mondiale
devenue inévitable. Que la Tunisie endosse la responsabilité de lancer le
processus. C'est le peuple qui l'exige!
Sur le plan international :
Nous
commençons d'abord par ce plan puisqu'il est la clef des réalités internes,
contrairement à ce qu'on colporte contre toute saine vision des réalités du
monde. Et nous réaffirmons le plus fermement ici que les plus hautes instances
du pays (qui, soit dit en passant, semblent plus sensibles à cet argument de
bon sens) doivent faire une cause nationale de l'exigence de la transformation
du visa biométrique actuel en visa de circulation.
Il est du
devoir national et historique du gouvernement tunisien de signifier à ses
partenaires, notamment européens, pour des raisons de droit et de morale (que
j'ai longuement détaillées dans mes divers articles, ici et ailleurs), que les
relations internationales ne peuvent plus obéir aux catégories désuètes,
devenues nuisibles. Et il doit être clair en osant soutenir que sans cela, il
ne coopérera plus à la moindre mesure de lutte contre l'émigration clandestine.
Sur ce
même plan, le gouvernement se doit aussi de demander solennellement
l'effacement de la dette contractée par l'ancien régime. Il est éthiquement
inconcevable, en effet, qu'il continue à prélever sur les biens du peuple, déjà
assez spolié par la maffia de l'ancien régime, de quoi rembourser une dette qui
a servi, pour l'essentiel, à entretenir les frasques de ses anciens dirigeants
maffieux.
Il est
d'ailleurs pour le moins incompréhensible que le gouvernement de la troïka ne
l'ait pas déjà fait; est-il plus sensible à l'argument consistant à ménager les
intérêts financiers internationaux que les intérêts légitimes de son peuple?
Et à
supposer devoir voir les choses d'un point de vue d'éthique internationale, la
morale ne commande-t-elle pas de ne pas déposséder un peuple déjà pauvre pour
l'appauvrir davantage en faveur de riches débiteurs qui peuvent toujours
rentrer dans leurs fonds en encourageant le développement d'un pays dont
l'économie reste dépendante de celle des pays débiteurs et de leurs financiers?
Ainsi, les
débiteurs de la Tunisie n'ont absolument rien à perdre, sauf un peu d'arrogance
qui n'est plus de mise en ce monde nouveau en gestation. Ce ne sont que leurs
propres intérêts qu'ils sauvegardent s'ils voulaient savoir !
Sur ce
même plan international enfin, le nouveau gouvernement doit clairement se
définir comme agissant en Tunisie pour la promotion d'un islam des Lumières,
car authentiquement démocratique, conforme aux préceptes internationaux de la
démocratie, et donc postmoderne.
Cela doit
inspirer sa diplomatie dans ses rapports avec les pays frères et amis,
notamment musulmans, la Tunisie ne devant jamais manquer d'insister sur son
attachement aux valeurs démocratiques, non pas seulement en tant que
démocratie, mais bien et surtout en sa qualité de pays authentiquement
islamique.
Il est
temps, en effet, d'en finir avec cette ineptie de l'opposition entre l'islam et
la démocratie, entre la spiritualité islamique et les valeurs internationales.
L'islam vrai est fondamentalement démocratique, car il est une culture
universelle aux valeurs humaines éternelles. Dire le contraire, c'est vicier le
message originel de notre religion.
Pareil
affichage aura l'avantage de délester notre diplomatie de ses boulets et
travers actuels, qui certes ne lui sont pas propres, mais dont l'effet immédiat
est d'altérer une originalité certaine à laquelle elle peut légitimement
prétendre.
Il s'agit
donc de se débarrasser de cette langue de bois qu'on croit nécessaire et à
laquelle nous contraint une fainéantise intellectuelle à lire correctement
notre religion, à y relever son essence, au point de la réduire à une
manifestation, tant chantée par ses ennemis, de l'inanité de valeurs humaines
qu'elle ne fait que porter au pinacle.
Sur le plan interne :
Sur ce
plan, le nouveau gouvernement se doit d'organiser au plus vite, au sein de
chaque gouvernorat et municipalité, des assises ouvertes au peuple et aux
structures de la société civile pour impliquer les plus larges masses dans le
choix des responsables appelés à être en charge de leurs intérêts.
La forme
de la démarche importe peu; ce qui compte c'est de mettre en place une
démocratie directe sans arrière-pensées, juste inspirée par l'intérêt du pays,
à commencer par celui des plus pauvres de nos compatriotes. En effet,
l'essentiel est de faire participer les masses à la désignation de leurs
responsables puisqu'elles sont les mieux placées pour connaître leurs problèmes
et en parler.
Est-ce
utopique? Il serait bien plus utopique de ne pas s'y essayer en prétendant
vouloir servir le peuple ou résoudre ses problèmes sans l'impliquer dans le
choix de ses responsables!
De plus,
la société civile a désormais aujourd'hui en Tunisie un réel poids lui ouvrant
le droit d'avoir un rôle à jouer à la mesure de son activisme qui fait tous les
jours la preuve de son sérieux et de son intérêt. Et le peuple, bien plus mûr
que certains de ses dirigeants, doit nécessairement être impliqué dans la
gestion de ce qui le regarde en premier.
Car la
question à se poser ici, la seule pertinente, est de savoir si l'on est
véritablement dans un pays de révolution, si l'on a affaire à un gouvernement
révolutionnaire, coupant réellement avec un passé qui cherche toujours à
refaire surface.
Si oui, et
la réponse positive ne peut tarder de la part de ce gouvernement, le premier
véritablement choisi démocratiquement, alors il n'y a pas d'autre choix que de
cesser d'user de subterfuges et de singer la politique de ses devanciers. Il se
doit d'innover dans la pratique politique, et ce en recourant à la démocratie
directe; une nouvelle manière de gouverner.
Sinon, il
n'a qu'à laisser la place à ses devanciers, car ils sauront, bien mieux que lui
faire la politique selon les règles antiques. C'est juste une question de
logique politique.
Ce
gouvernement Jebali bis doit aussi et surtout urgemment déclarer des mesures
d'austérité au niveau de tous les domaines dans la haute administration
publique, en commençant par les salaires élevés, indemnités et privilèges,
voiture de fonction, commodités et solennités y compris; tout ce qui n'est
nullement nécessaire à l'exercice efficace du pouvoir.
Il est une
évidence ici que le serviteur de l'État doive apprendre à s'acquitter de son
ministère comme d'un sacerdoce, le faire à la manière d'un soldat, se
satisfaisant de l'honneur de servir son pays.
En effet,
trop de politiques, et pas seulement en notre pays, ne viennent au pouvoir, aux
responsabilités, que pour en profiter financièrement ou, pour le moins, pour le
prestige du titre. Cela ne correspond ni à notre morale islamique ni à notre
situation économique et sociale.
Aussi, en
Tunisie, révolutionnaire qui plus est, la pratique politique doit être un
service exclusif du peuple. Aucun politicien ne doit y venir pour ses intérêts
privatifs et juste pour servir. En dépouillant le service politique de ses
solennités inutiles, à commencer par les indemnités et les privilèges indus,
on éloignera sûrement des allées
du pouvoir tous les profiteurs. De plus, la pauvreté de l'État et l'état de
misère de la quasi-majorité de nos citoyens doivent interdire le moindre signe
inutile de richesse.
Dans ce même
esprit, le personnel politique ainsi réhabilité, en étant ramené à sa base
sociologique réelle, doit être en relation directe avec ses administrés. Aussi,
outre l'invitation à prendre, par exemple les moyens de transport communs,
comme c'est fréquent dans les véritables démocraties, nos ministres et hauts
responsables ne doivent plus se couper du peuple et, non seulement aller vers
lui constamment, mais le laisser venir à eux en facilitant le contact direct
par tous les moyens possibles de communication, y compris directement, ne
s'enfermant plus dans leurs ministères, ne s'entourant point d'huissiers et autres
gardes.
Voici donc
quelques mesures de bon sens et d'urgence que le gouvernement n'a nullement le
choix de mettre en place, quelle qu'en soit la forme, s'il souhaite innover et
marquer de son empreinte son passage aux commandes. Et sans risque de me
tromper, je dirais que pareille empreinte sera énorme, à la mesure du courage
qu'il lui faut pour envisager les mesures révolutionnaires proposées et les
mettre en pratique, la résistance des mauvaises habitudes et la résilience de la
psychologie utilitariste ne manquant pas de l'en empêcher.
Mais, pour
qui croit que l'art politique véritable est celui de faire de l'impossible quelque
réel possible, il n'est nul objectif inatteignable. Or, l'art politique
véritable est de la nature de ce merveilleux créant les nouveautés, amenant à
écrire autrement la réalité, comme de calligraphier autrement les mots,
l'impossible devenant par exemple im-possible, soit un possible avéré, le
préfixe im ne désignant que ce contraire qui n'est, étymologiquement, que ce
qui est de même sens.
Ainsi, l'opposition
alléguée n'est qu'une apparence trompeuse, l'opposé n'étant que la nécessaire
mise à l'endroit des choses quand la vision est biaisée ou la claire vision
l'exige. N'écrit-on pas le mot police à l'envers sur les véhicules des forces
de l'ordre pour voir le mot à l'endroit?
Il en va
pareillement pour l'action du politicien pour que son interprétation de la
réalité sur laquelle il doit agir soit juste; paraissant verser dans l'illusion
et taquiner l'impossible, il n'agit en fait que dans le concret, fondant la
plus tangible et la plus prometteuse des politiques possibles.
À méditer donc
par notre nouveau gouvernement à qui nous souhaitons bon vent en recommandant :
que cette feuille, juste inspirée par l'intérêt général hors tout souci partisan,
n'ait ni le sort des feuilles d'automne ni ne serve de feuille de vigne!
Publié sur Leaders