Au-delà de l'utopie, une politique
révolutionnaire pour la Tunisie
Une fois
n'est pas coutume, osons nous amuser ici, mais pas à la manière de la plupart
de nos politiques qui se moquent des exigences du peuple. Car nous ne le ferons
pas d'une manière vicieuse, mais méthodologique et dans un but pédagogique,
démontrant que l'on peut s'amuser tout en étant sérieux, osant innover, créer
et être révolutionnaire.
On connaît,
d'ailleurs, aujourd'hui l'importance du jeu pour le développement serein de la
psychologie de l'enfant. Or, comme nos nouveaux politiques sont encore des
enfants en démocratie, cela ne saurait que leur être utile aussi en une bonne
leçon de choses.
En effet,
il est sûr que si nos adultes s'amusent tant et mal (avec, à leurs têtes, nos
politiques et notamment nos religieux), c'est du fait qu'ils n'ont pas su ou pu
bien jouer du temps de leur enfance. Aussi, ce n'est que l'enfance de l'art
politique que nous essayons de pratiquer ici, les invitant à s'y adonner aussi,
renouant en quelque sorte avec le jeu de haute volée, celui de l'Enfant éternel
chanté par les philosophes.
Où s'amuser n'est pas simplement jouer, mais
bien apprendre :
Pour
commencer, rappelons que l'époque postmoderne que nous vivons a sorti la vraie
connaissance du dogmatisme où l'a enfermée un scientisme faussement rationnel
pour y intégrer toutes les manifestations humaines, y compris celles qui
étaient supposées relever de la mythologie et qui sont loin d'être illogiques
ou la marque d'une pensée prélogique, mais bel et bien rationnelles autrement.
Et afin de
nous détendre, ce qui est absolument nécessaire en vue d'envisager sereinement
la suite, surtout en ces moments de grisaille intellectuelle, amusons-nous un
peu avec de l'astrologie en référant à ce qu'on y appelle l'image astrale (ou
degrés de Charubel) attribuée à John Thomas alias Charubel, écrivain, médium,
occultiste et voyant du XIXe siècle. Définie par la date de naissance des
individus (c.-a-d. leur signe astrologique) et le degré de placement du Soleil
sur les 30 degrés de ce signe, cette image est censée correspondre à la
destinée individuelle.
Or, comme
en astrologie les États sont traités à l'instar des individus, penchons-nous
sur l'image astrale de notre pays. Et disons que la date de naissance de la
Tunisie est celle de son indépendance politique, soit officiellement le 20
mars, date de signature du protocole d'indépendance, mais réellement le 17
mars, correspondant à l'achèvement heureux des négociations et de l'accord pour
l'émancipation tunisienne formalisé trois jours plus tard.
Que nous
disent donc ces deux dates, la formelle et la réelle, s'agissant de l'image
astrale qui serait la destinée de la Tunisie en tant qu'ensemble humain? Selon
Charubel, l'image astrale du 20 mars représente deux chasseurs, disons deux
cow-boys, tentant d'attraper au lasso un animal sauvage, qui pourrait être un
bison.
Pareille
image, au-delà des affinités avec un grand pays bien connu, actuellement très
actif en Tunisie, renseigne sur le fait que notre pays est animé de la passion
dont tout ce qu'il fait, qu'elle soit bonne, pour le meilleur, ou mauvaise,
pour le pire, soit les travers de la nature humaine. Assurément, le meilleur fut
ce que la Tunisie vécut dans les premières années de l'indépendance et le pire,
le glissement du régime de Bourguiba dans le culte de la personnalité et ses
ultimes avatars avec la maffia de Ben Ali, l'affairisme et la cupidité.
Mais outre
la passion, cette image du 20 mars renseigne sur le fait que le natif du signe,
notre Tunisie officielle donc, est par ailleurs doué d'une forte volonté. C'est
ce qui nous a valu les moments de révoltes salutaires qui ont toujours jalonné
l'histoire de ce pays, dont la plus décisive a été, bien évidemment, le Coup du
peuple que l'on a qualifié de Révolution du jasmin.
La Tunisie
officielle est ainsi un État dont le peuple est doué pour l'action de longue
haleine, une jeunesse éternelle, en quelque sorte, et dont l'apparente
indolence n'est, en définitive, que de la sérénité, de celle que l'on ne trouve
que chez ces sages ne se manifestant que lors des occasions majeures, acceptant
d'attendre, car capables de patience, quitte à exploser le moment venu.
L'histoire récente de la Tunisie officielle est assez éloquente à ce niveau.
Il nous
faut toutefois relativiser un peu ce schéma officiel avec l'image astrale
correspondant à la date de naissance réelle de la Tunisie, soit le 17 mars. Que
représente-t-elle? Un tableau poétique, rappelant une des plus belles toiles de
Van Gogh ; c'est ce qu'on appelle une étoile bleu nuit.
Au-delà de
l'esthétique picturale, cette image ne pointe rien d'autre que le degré occulte
dans lequel baigne la psychologie du Tunisien. Les habitants de cette terre
bénie qu'est la Tunisie sont censés avoir des talents psychiques hors-normes et
une faculté magnétique les faisant non seulement verser dans la spiritualité la
plus riche, mais aussi la féconder également du meilleur de ce dont est capable
la culture des sentiments humains, nobles et élevés.
Là encore,
l'histoire de la Tunisie depuis la nuit des temps nous l'apprend amplement : le
Tunisien est spirituel, épris d'un esprit religieux, non pas tant en croyant
dogmatique et borné (sauf quand il verse dans l'excès que son identité
officielle laisse entrevoir de temps en temps), mais plutôt en adepte d'une foi
scientifique, ouverte à l'autre, le différent, et foncièrement humaniste.
Quoique demeurant officieuse, cette identité est la vraie, la plus authentique
pour qualifier le Tunisien.
C'est
pourquoi nous appelons nos femmes et hommes politiques à oser enfin prendre
compte de ce qui caractérise au vrai leurs compatriotes pour que le Coup du
peuple tunisien réussisse au plus vite et sans trop d'encombres, ce qu'il est
appelé à être : un véritable modèle de gouvernance politique pour toute
l'humanité. C'est le sens de l'histoire, et il suffit d'y croire pour réussir à
en faire, demain, une réalité.
Où croire est bien ce droit au sacré comme une foi
scientifique :
Ces femmes
et hommes politiques sont, en effet, par trop concentrés sur le droit au sacré
qu'ils pensent être le seul acquis tangible de la Révolution. Or, s'il en est
ainsi effectivement, il est loin d'être le seul acquis, et surtout pas comme
l'envisage notre élite, aussi bien celle qui le considère une avancée que celle
qui le vilipende comme la pire des arriérations.
Or, les
uns et les autres ont raison et tort à la fois, et toujours à moitié, le droit
de croire auquel ils se réfèrent n'ayant pas la même signification ni une
portée similaire.
Face à la
raison froide, prétendument raisonnante des uns que l'on veut nous imposer en
Tunisie au nom d'un rationalisme d'un autre monde, cette modernité dépassée, il
est évident que plus que jamais il est nécessaire et urgent de clamer le droit
au sacré.
Depuis les
travaux de Jung, nous savons que l'inconscient humain est riche de ses
contradictions; qu'outre la sexualité, omniprésente et pouvant être obsédante,
il est structuré autour de mythes et de pulsions formant un imaginaire où se
côtoient des ombres sombres et des lumières éclatantes, des anges et des démons
terriblement actifs, et surtout des angoisses d'un autre temps qu'il lui faut
dépister pour les connaître et arriver à les apprivoiser et les gérer
sereinement afin d'atteindre à l'apaisement et finir par réussir
l'épanouissement de son être enfin uni. Tout cela, dans la psychanalyse
jungienne, s'appelle le numen et représente la part sacrée de soi.
Chez le
Tunisien, ce sacré a un nom; c'est l'islam. Mais cet islam n'est pas celui que
revendiquent le parti au pouvoir ou ses clowns de clones extrémistes. Il est
une spiritualité qui y a été développée par le courant soufi ayant très bien
compris mieux que quiconque la foi musulmane. Saisissant la fibre humaniste de
l'islam, le soufisme a répondu, il y a si longtemps déjà, à la quête de
sérénité et de bien-être du croyant, son droit au sacré dans un monde profane
apaisé, réalisant un véritable enchantement de la vie.
Il y a une
conscience collective en Tunisie dans les racines sont spirituelles; et
l'islam, sauf à être soufi, ne saurait y réussir dans le domaine politique, car
il doit se transfigurer en dépassant les formes élémentaires de la vie
religieuse qu'il continue à donner de la foi pour rejoindre l'inconscient
collectif de la société tunisienne.
Cet
inconscient est travaillé par de la fantaisie, des phantasmes et même des
fantasmagories — dont rend compte le soufisme précité dans sa déclinaison
triviale populaire — et qui structurent volens nolens la personnalité du
Tunisien, faisant toute son originalité, que les plus laudateurs nomment
génie.
Or, là où
les élites politiques modernisantes de ce peuple ont démérité, c'est de rester
en deçà de ses talents propres, manquant d'originalité pour excès de
conformisme et attachement maladif à une tradition intellectuelle ne jurant que
par la raison, n'osant user d'imagination dans leur action, la percevant comme
cette "folle du logis" selon l'expression de Malebranche.
Elles ont
notamment peur de tout ce qui fait l'essence de la socialité postmoderne, ces
formes formantes que sont les images, des sens de l'intuition. De la sorte,
elles continuent de ne pas avoir la compréhension juste du réel puisqu'elles
s'évertuent à en ignorer le donné tel qu'il se présente, se le représentant,
l'interprétant selon leurs schémas, leur idéologie dépassée.
Il n'est
pas étonnant ainsi que la pratique politique en ce pays manque de créativité
aussi bien chez ceux-ci que chez leurs adversaires religieux, puisqu'ils
restent coupés des images qui habitent leur peuple et la force de l'imaginaire
collectif. C'est qu'il faut toujours prendre le réel tel qu'il est, avec ce
côté fatal de la nécessité, cette annaké grecque que notre mektoub peut rendre sans
trop la dénaturer, ce divin social cher à Durkheim, un des pères de la
sociologie moderne. Et ce réel est une exigence foncière d'originalité.
La
politique à l'antique n'a plus cours en ce siècle nouveau qui est une ère ou un
âge des foules, où la psychologie nécessite une pensée qui ne soit plus
surplombante, s'imposant par le haut et donc paranoïaque, mais une pratique
compréhensive, une raison sensible et une pensée metanoïaque, d'accompagnement.
Le
politique qui ne se trompe jamais, le pouvoir qui doit être hiératique, l'État
dont le prestige est à sauvegarder... tous ces concepts sont dépassés
aujourd'hui; car se tromper et le reconnaître, c'est la meilleure preuve de
prouver que l'on n'use pas de langue de bois; être humble et écouter le peuple,
c'est la meilleure preuve que l'on pratique la politique à son sens vrai, celui
d'être au service des autres, ses administrés; et accepter que le pouvoir,
l'État voient leur prestige écorné, c'est reconnaître que le seul prestige qui
compte est celui du seul souverain véritable, i.e. le peuple.
Il est
donc un sens commun en notre pays qu'il urge à nos politiques de mettre à la
proue de leur démarche et il est fait d'intuitions, d'illumination, le satori
oriental, l'extase soufie. Ce sens commun est une cœnesthésie, soit cette
capacité d'avoir tous les sens et les sens de tous. Cela impose la nécessité
d'une synchronicité avec ce qui régit le peuple en profondeur et qu'on ne peut
atteindre par l'attitude déductive habituelle héritée du cartésianisme des causes
et des effets incapables d'être attentives à ces intersignes dans les relations
sociales discrètes, sinon secrètes, auxquels la sémiologie, le surréalisme et
le lettrisme ont donné leurs lettres de noblesse.
Ce que
Breton appelait le hasard objectif et que les situationnistes ont vulgarisé a
cours dans nos sociétés sous la forme d'une attente qui ne relève plus du
besoin, mais se structure dans le désir et dont rendent comptent les réseaux
sociaux et le cyberactivisme. Ces derniers participent de la socialité
postmoderne en réalisant le virtuel, en actualisant l'intemporel, rendant
concrètes les potentialités, faisant de l'impossible possible et du possible
une réalité tangible.
Certes,
comme dirait Ernst Bloch, "inventer le monde est difficile". En Tunisie,
condensé de ce qui se passe ailleurs, on assiste à une discrépance (c.-a-d. une
simultanéité inharmonieuse) des temps officiels et officieux; on y est non pas
à la fin d'un commencement, ce moment délicat où un monde s'achève en
engendrant un autre, mais bien, pour citer encore Bloch, "au front du
nouveau", dans ce combat inévitable entre un passé qui subsiste dans son
inertie et ses travers et une avancée vers un futur qui a de la peine à se
dégager de la même inertie pour faire éclore toutes ses richesses.
Celles-ci
sont donc de l'ordre du virtuel, de l'officieux; et c'est pourquoi les
exigences des plans officiel et officieux ne s'appareillent pas. Or,
l'essentiel du vivre-ensemble est désormais dans l'officieux et non dans les
schémas préétablis hérités du passé. Le présent ne relève plus de la logique
ancienne du devoir-être qui est une vision morale et moralisante du monde; il
n'est plus dans la représentation dont on se fait, mais dans la présentation,
le donné, être le là, soit le Da-sein des phénoménologistes.
Aujourd'hui,
toute représentation, tout construit relève de l'idéologie; et même la
conception de Berkeley que rien n'existe hors le corpus des idées n'est plus
pertinente. Tout est donc dans cette détermination sociale; et la détermination
était la borne du champ chez les Latins, car ce qui limite donne à être,
l'indéfini faisant le désert, l'inculture. On parle bien du tissu social sans
être attentif à ce qui fait ce tissu de fils entrelacés, et de trame.
C'est à
cet invisible social qu'il nous faut faire attention, prendre compte de sa
force; et pareil invisible, c'est l'imaginaire où on peut débusquer tout
l'impensé, l'idée sur laquelle repose tout édifice social et sans laquelle tout
se délite et s'effondre. Comme le disait Foucault dans son Archéologie du
savoir, la vraie musique n'est pas dans les notes; elle est entre les notes.
Désormais,
en Tunisie, le réel issu de la Révolution, ce qui fait sa force, est dans
l'invisible, cet évanescent structurel, cette précision évasive dans les rues,
ces signes évocateurs de tous ces creux auxquels on ne fait pas attention. Le
réel est donc bel et bien dans l'intervalle, les fondements et les bas-fonds;
il est en sous-sol, l'inconscient.
Si donc
l'on ne veut pas que le sous-sol social monte jusqu'aux palais de la
République, il faut que ces palais aillent en sous-sol. Une mélodie pourrait
alors y être composée, la plus belle qui soit. Et si elle doit être mystique,
elle ne saura que ressembler à celle des derviches tourneurs.
C'est à un
pareil réenchantement que l'on doit s'atteler aujourd'hui en notre pays en
portant un autre regard sur la politique et sur la religion, deux faces d'une
même réalité résumant le vivre-ensemble en une Tunisie Nouvelle République.
Rappelons ici
ce que disait le père de la fable, le Grec Ésope, de la langue, pouvant être ce
qu'il y a de meilleur et de pire en l'homme. Il en va de même pour la religion
qui est assurément le moyen idéal d'élévation humaine, quand ses valeurs sont
humanitaires, rationnelles et universelles, comme elle peut dégénérer en
instrument de dégradation de l'être humain, ravalé à la condition bestiale,
obéissant à un instinct animal faussé, quand elle se replie sur un culte
faisant de l'homme un automate, programmé pour haïr et mépriser, nourrissant le
rejet d'autrui, le fanatisme et la cruauté.
Ce fut (et
c'est encore le cas chez leurs intégristes) du judaïsme, du christianisme; et
c'est surtout le cas aujourd'hui de l'islam dont les intégristes suivent en
cela leurs illustres prédécesseurs judéo-chrétiens sur la voie d'une croyance
d'exclusion et de haine.
Actuellement,
en Tunisie, nous avons les deux facettes, avec une religion qui a été un islam
des Lumières et qui est en train de finir en islam des ténèbres. Or, tous ceux
qui me lisent savent que je crois et milite pour un islam humaniste, tolérant
et serein, fidèle en cela à son essence rationaliste et universaliste; soit un
islam postmoderne.
Où, avec l'utopie, on passe du Coup du peuple au
peuple dans le coup :
Il urge de
remettre le peuple dans le coup, car il fut le moteur du Coup du peuple dont on
vient de fêter le second anniversaire, cette révolution qui fut si semblable à
un coup d'État, si ce n'était son moteur, bel et bien une pression populaire
allant crescendo, mettant en œuvre une machinerie de bric et de broc ne tenant
en route qu'arc-boutée sur la volonté du peuple.
Ce Coup du
peuple a projeté le pays dans la postmodernité environnante, qui n'est que la
synergie réussie des éléments archaïques de la société et de ses phénomènes les
plus sophistiqués. La Tunisie offre même désormais la grille de lecture la plus
éclairante de cette postmodernité avec ses foules en effervescence, sa société
civile en hyperaction, redécouvrant sa puissance diamétralement opposée à un
pouvoir institué subitement réduit à l'impuissance faute d'être en empathie
avec le peuple, en harmonie avec sa psychologie.
Le Coup du
peuple a mis en lumière les archétypes qui traversent les Tunisiens au plus
profond de leur inconscient. Ce faisant, il a dévoilé l'imaginaire de la
société, fait d'un désir latent de communion émotionnelle et d'affinités
sensuelles, mais déclinés à l'état éclaté de tribus et de clans. Et il serait
erroné de prendre pour pure anarchie et désordre ce qui n'est qu'une
multiplicité d'ordres et d'équilibres, une déclinaison postmoderne du besoin de
solidarité et du désir de protection.
Ce qui
importe en ce moment en Tunisie, c'est sa redécouverte d'elle-même, ses forces
et ses faiblesses, ses atours et ses guenilles au travers de cette énergie qui
bouillonne en chacun de ses enfants, pouvant être dévastatrice, car étant
foncièrement libératrice. Or, l'on sait le danger du refoulement des passions
et l'inévitabilité de la prise de risque en nos sociétés condamnées, pour être
inventives, à vivre leurs contradictions, jusques et y compris la part de
violence qui lui est inhérente, et ce à dose homéopathique, au risque de courir
à l'asepsie ou à l'explosion.
C'est
l'ère des sens qui a cours en Tunisie aujourd'hui, des sens débridés, mais non
réductibles au sexe, même si la libido y est présente et pressante. C'est le
défi qu'elle lance à ses élites de savoir en tenir compte pour réaliser la
synthèse des contraires, cette harmonie conflictuelle de toute société bien
dans sa peau, simplement vivante. À condition de ne pas se tromper sur ce que
quête le peuple, mélangeant mythes fondateurs et mythologies idéologiques.
Les
historiens de la Renaissance occidentale ont étudié admirablement le rôle de
certains mythes (comme celui du paradis perdu ou du Royaume du prêtre jean) et
des représentations du monde dans les voyages du XVIe siècle. Aussi, il n'est
aucune particularité à ce qui se passe chez nous aujourd'hui, où la recherche
du paradis perdu et de l'âge d'or islamiques ne fait que rappeler une quête
ancienne, commune aux hommes, y compris ceux qui n'avaient pas la foi
musulmane. Il s'agit, en fait, d'une constante anthropologique qui n'a que
faire des colorations idéologiques. Nos ancêtres, à un moment d'efflorescence
de leur civilisation, ne cherchaient-ils pas déjà la Cité idéale? Encore un
mythe de la mémoire collective de l'humanité !
La quête spirituelle
du peuple permet d'entrevoir le "principe d'espérance" dont parle E.
Bloch, nécessaire pour toute société contemporaine dans une vision de la
société postmoderne où est avérée la "multiplicité des temps
sociaux". Et comme il le dit encore si bien, pour ces sociétés, l'utopie
est inévitable parce qu'elle a son fondement dans l'anthropologie; elle naît du
pouvoir dont l'homme est investi de se dégager de l'immédiat et du factuel pour
s'inventer de nouveaux possibles, soit vers le passé d'un âge d'or, soit vers
le futur de la prospective.
Pourtant,
dans notre monde actuel, bien que devenu un village planétaire, on se laisse
aller, comme si c'était fatal, à une apathie et un cynisme généralisés depuis
le triomphe du capitalisme américain taillant en pièce l'élan utopique des
pionniers de la "Nouvelle frontière". Face à cela, faut-il croire,
comme Cioran, que l'utopie relève de la "métaphysique de la fraude",
n'hésitant pas à juger les utopistes comme étant "plats, simplistes et
ridicules"?
Nous
pensons qu'il a tort, et que l'on peut même aller au-delà de l'utopie comme on
l'a vu avec un pays tel l'Équateur sous la houlette d'un idéaliste engagé comme
le président Rafael Correa depuis 2006. Dans ce pays habitué des dictatures
militaires jusqu'en 1979 puis livré à une grave instabilité politique jusqu'aux
années 90, on a su innover, refusant le dogmatisme et le conformisme ambiants
pour aller au-delà de l'utopie, osant une pratique politique novatrice qui
réussit de la plus éclatante manière. Et avec cela, le peuple équatorien ne
dispose pas des atouts de la Tunisie.
Aussi, en
réponse à Cioran, et suivant P. Tillich, nous dirons plutôt : "Comme
l'utopie participe de la vérité, il s'en suit que la négation de l'utopie,
qu'elle soit cynique ou philosophique, est mensonge. Nier cyniquement l'utopie n'est
pas encore conquérir la vérité que l'utopie recèle".
Aujourd'hui,
il n'est plus permis de douter que l'utopie ait bien une fonction sociale et
que celle-ci soit relative à la structure de la société, variant selon son
histoire. Oser affronter l'utopie, oser même aller au-delà de l'utopie, c'est
simplement faire la politique autrement; c'est innover, c'est construire le
réel de demain. Et comme on le sait désormais : l'anomique d'aujourd'hui est le
canonique de demain.
Où rêver en politique c'est faire réalité de
l'illusion et de l'utopie :
Rêvons,
donc ! Révolutionnons nos mentalités, révolutionnons la pratique politique,
osons l'utopie ! Pour mes plus sévères lecteurs, pas nécessairement les moins
intentionnés à mon égard, je suis un invétéré rêveur; et je le revendique volontiers.
Et c'est non seulement comme dimension indispensable de l'équilibre
psychologique humain, mais surtout comme un levier indispensable de la pensée
humaine, l'ingrédient qui assure sa continuelle rénovation.
Il est
certes par trop facile, dans les mentalités conservatrices, de faire du rêve
une illusion et de l'utopie une chimère; or, elles ignorent qu'il est aussi
facile de faire de l'illusion réalité quand on croit à l'inéluctabilité du
changement dans la vie. Et que l'on peut aller bien au-delà de l'utopie.
Aussi,
c'est une énième invitation au rêve que je destine à nos femmes et hommes
politiques pour révolutionner leur mentalité de l'âge de pierre et rentrer dans
l'âge postmoderne duquel relève déjà leur peuple. las, ils ne peuvent s'en
rendre compte, enfermés qu'ils sont dans les ors de leur confort intellectuel
qui les coupent des réalités populaires, aveuglés par leur vision déformée des
faits avec les lunettes enfumées d'un passé révolu qu'ils tiennent à arborer !
Aussi, je
la renouvelle ici à toutes nos élites, au pouvoir ou hors du pouvoir; car
l'autorité véritable est loin de se réduire uniquement aux structures
formelles, politiques ou économiques, puisant parfois l'impulsion nécessaire ou
la perdant au niveau de la pensée. De fait, celle-ci est le véritable moteur de
l'action humaine, et qui peut se situer au sein des cercles informels
d'influence, quelle que soit leur nature et qu'on se contenterait de qualifier
d'inévitable.
Et il est
dans la vie des sociétés des moments où la bascule est nécessaire pour passer
sans trop d'encombres d'un paradigme fini à un autre en train de naître; le
destin ne manquant pas d'en donner les indices les plus éclairants. C'est alors
aux plus perspicaces des observateurs et praticiens des réalités, ceux qui les font
et défont autant qu'ils en sont faits et défaits, d'en tenir compte et de s'y
adapter tant que la conjoncture est favorable et que la raison le commande pour
l'intérêt le plus large des leurs.
En ce
moment où tout semble verser dans l'inutilité, le moment est toujours propice à
une action utile; la conjoncture est favorable aux décisions salutaires pour
faire que le chaos actuel — et qui est toujours et nécessairement le terreau
pour quelque chose en gestation — soit synonyme de création et d'innovation à
la mesure des attentes de ce peuple qui a réussi le plus dur : la bascule sans
trop de dommages d'un temps fini dans un temps infini.
Ci-après,
donc, quelques mesures à haute valeur symbolique, comme une recette d'actions
porteuses dont l'apparence peut surprendre, mais dont le fond est bien plus
gros en retombées concrètes et positives que ne peut le laisser supposer la
forme que nos habitudes font relever de l'illusion. Le tout est conditionné par
notre croyance pour de bon que la Tunisie est un pays révolutionnaire. Mais qui
oserait mettre en doute une affirmation pareille?
Où le nouveau gouvernement doit être
révolutionnaire :
Depuis
deux ans, l'histoire s'écrit sur cette terre de Tunisie qui a toujours été
capable d'offrir au monde les voies les plus originales dans la gestion des
affaires humaines. Cela est de nouveau possible, requis même, par la
destinée, pour y réussir une
harmonie entre le ciel et la terre si l'on sait privilégier dans la pratique
gouvernementale une action publique novatrice, une politique courageuse tendant
vers l'idéal en tenant compte du réel sublimé dans ses plus nobles ingrédients.
À la
veille de l'entrée en fonction du nouveau gouvernement qui ne saurait plus
tarder, M. Jebali ayant eu la sagesse, avec les plus éclairées des compétences
de son parti, de forcer ses franges dogmatiques à adouber sa nouvelle équipe
consensuelle en recourant à l'Assemblée Nationale Constituante pour les mettre
devant leurs responsabilités historiques.
Car,
aujourd'hui, ce sont les membres cacochymes d'EnNahdha, ceux qui sont les
alliés objectifs des ennemis de l'islam authentique que sont les islamistes aux
visées viciées et vicieuses issues de cervelles d'oiseau, qui font tout pour
faire capoter l'expérience de gouvernement de coalition tout bénéfice pour le
pays.
Une fois
les inconscients du parti de cheikh Ghannouchi ramenés à la raison et le
gouvernement Jebali II mis sur selle, il urgera qu'il renoue avec ses
fondamentaux révolutionnaires en pratiquant une politique reflétant la
Révolution exemplaire de la Tunisie, faisant pour le moins ainsi que le fit un
pays comme l'Équateur dont l'archaïsme de la société est bien plus grave que
celui de la Tunisie et dont l'empreinte religieuse est bien forte. Rappelons
ainsi que la devise du pays est Dios, Patria y Libertad (Dieu, Patrie et
Liberté).
Sur le
plan interne, il nous faut commencer par avoir le courage de nous libérer du
prétexte de la rédaction préalable de la Constitution qui risque d'amener à la
bâcler selon la vision archaïque et réductrice du parti majoritaire. Il faut
donc disjoindre la mise en place des institutions démocratiques nécessaires de
la démocratie de la Constitution dont la rédaction doit être particulièrement soignée
pour constituer une véritable innovation politique, à l'image de la Révolution
tunisienne.
La
priorité des priorités doit être donc l'adoption d'un code électoral et la mise
en place des institutions indépendantes de la justice, de la presse et
notamment des élections afin de procéder à la préparation de l'élection
présidentielle, du moment que le principe du scrutin au suffrage universel du
président de la République est acquis.
Après, et
en parallèle avec le début des travaux de ces institutions, notamment la
nouvelle ISIE, on pourrait revenir à la Constitution dont l'adoption pourrait se
faire alors en parallèle avec la première des élections à organiser (l'élection
présidentielle) ou au lendemain de cette élection et même, si nécessaire,
d'élections municipales à prévoir, la démocratie locale devant être aussi
importante, sinon plus, que la démocratie à l'échelle nationale.
Justement,
il nous faut mettre en place une véritable démocratie directe en cherchant à
impliquer le peuple dans la gestion des gouvernorats et des municipalités, et
notamment dans le choix de leurs responsables. On pourrait organiser, à cet
effet, des assises populaires régionales et locales chargées de proposer une
liste de compétences dans lesquelles le pouvoir central serait amené à choisir
ses représentants, les gouverneurs.
Et il
agira pareillement, pour les municipalités, en attendant les élections municipales
qu'on a intérêt à organiser au plus vite et même avant les présidentielle et
législatives, et ce au nom de la démocratie directe et populaire. Dans cette
attente, le pouvoir central pourrait, sur des listes proposées par les
habitants des circonscriptions municipales, retenir celle qui aura reçu le plus
de voix pour constituer l'équipe des édiles municipaux.
Pour
préparer pareilles assises, un dispositif d'appui à la presse régionale et
locale est à mettre en place, devant être une pièce maîtresse de la nouvelle
démocratie directe. La chance de la Tunisie à ce niveau est réelle, du fait
qu'elle dispose de quelques organes de presse régionaux, certes en très
mauvaise santé, mais qui ont le mérite de perpétuer dans nos régions
intérieures déshéritées l'esprit et la pratique d'une presse de proximité
absolument nécessaire. Il en est d'ailleurs qui on une longévité à saluer.
Enfin, il
nous faut nous atteler à purifier les allées du pouvoir de tous les profiteurs
qui n'y viennent que pour leurs intérêts propres. Que la Tunisie de la
Révolution décrète une mesure véritablement révolutionnaire consistant à
déconnecter l'exercice du pouvoir de tout privilège ou indemnité !
Faire la
politique en Tunisie doit être un honneur et un devoir, non une sinécure et un
biais pour des privilèges et des indemnités. C'est ainsi que l'on barrera la
route à tous ceux qui viennent en politique pour se servir et non servir un
peuple qui, s'il souffre de tous les maux que la misère fait endurer, ne
souffre nullement de clairvoyance et de sagesse pour juger ses vrais serviteurs
des bouffons qui se payent sa tête pour leurs intérêts propres.
Dans tous
les rouages de l'État, un toilettage est nécessaire de toutes les marques du
luxe, de privilèges et d'honneurs factices; car le prestige de l'État n'est pas
dans la pompe, mais dans la dignité de son peuple. Quand est-ce qu'on aura le
politicien que mérite le peuple, tirant non seulement sa légitimité des masses,
mais aussi sa pratique et son esprit, en étant modeste et cultivant soigneusement
la modestie?
Dans un
pays pauvre, il est légitime que le train de vie des hauts responsables soit
ramené à des proportions modestes, en conformité avec le niveau de vie du
peuple, de sorte que tous ceux qui viennent à la politique pour y faire des
affaires n'y viennent plus. Il existe, en Tunisie, assez de compétences
désintéressées, prêtes à servir en soldat, juste pour l'honneur d'être utile à leur
pays, pour ne pas hésiter à leur ouvrir la voie que leur barrent des
professionnels véreux de la politique.
Et pour
finir sur ce plan interne, il y a lieu de faire application de la vraie éthique
islamique d'une pratique sincère et honnête et de parole juste et franche,
bannissement de notre pays tout recours à une langue de bois qui relève d'une
politique à l'antique. Nos responsables politiques doivent obéir à un code de
conduite en ce sens quitte à devoir garder le silence au lieu de recourir au
mensonge dont le peuple, qui n'est pas dupe, ne saurait plus accepter.
. Pareillement,
sur le plan international, on aura à innover en actions véritablement
révolutionnaires. En ce monde globalisé, il nous faut faire l'effort sérieux de
nous convaincre que le poids de la Tunisie révolutionnaire est, pour le moins,
équivalent à celui de n'importe quel autre pays, y compris les puissances du
jour; car la force de la Tunisie aujourd'hui est d'être porteuse de valeurs
universelles originales indispensables à la future vie de la communauté
internationale, étant conformes au paradigme nouveau de notre époque.
Ce faisant
et dans le même temps, on ne fera que mettre en œuvre le principe de
souveraineté égale des États sur lequel est assis formellement l'ordre
international actuel, mais d'une manière telle que le poids de sa conception
purement formaliste de ce principe l'étouffe, le vidant de tout sens.
On aura
alors bien plus facilement le courage de parler au nom du peuple en traduisant
auprès de nos partenaires, européens notamment, le message inaudible, quoiqu'inlassablement
et dramatiquement répété par nos compatriotes, de la levée du visa pour la
circulation des citoyens du pays de la Révolution.
Qu'immédiatement
le gouvernement Jebali bis investi, la Tunisie révolutionnaire ait donc le
courage d'exiger la transformation du visa biométrique actuel en visa de
circulation délivré gratuitement et sans restriction à tout Tunisien qui le
demande ! Qu'elle le réclame en compensation de la concession énorme à la
souveraineté tunisienne que font nos autorités en permettant que les empreintes
digitales de leurs ressortissants soient prélevées par des autorités
étrangères. Et qu'elle en fasse aussi un signe tangible de la part de ses
partenaires dans leur volonté à l'aider à consolider la démocratie au pays.
Et dans le
cas probable de réticences de ces partenaires, réticences infondées — puisqu'il
n'existe, en matière de sécurité, seule justification du visa, aucune
différence entre le visa biométrique actuel et le visa biométrique de
circulation —, que la diplomatie tunisienne n'hésite pas à adopter l'attitude
juste qu'elle est en droit d'adopter en ce domaine consistant à menacer
d'arrêter tout concours avec ces partenaires dans le dossier de la circulation
qui ne soit pas axé sur le principe de la libre circulation.
Il est
temps, en effet, pour le pays de la Révolution de se réclamer être aussi celui
des droits de l'Homme; or, la politique inepte de lutte contre l'émigration
clandestine les bafoue, la clandestinité n'existant que du fait du visa
responsable désormais de drames humains qu'aucune politique répressive ne
saurait empêcher.
Les bases
de notre diplomatie doivent être refondées, devenant révolutionnaires, étant
inspirées par les exigences populaires. Aussi, outre la libre circulation, il
est temps aussi que l'on cesse de prélever sur les biens du peuple, déjà
maigres et par trop spoliés par l'ancien régime maffieux, de quoi rembourser la
dette de ce régime. Elle constitue, en fait, une dette scélérate et doit être
dénoncée par la Tunisie si les débiteurs ne prennent pas l'initiative de
l'effacer sur la demande expresse du nouveau gouvernement.
Nous
rappelons ici que la morale internationale commande bien plus qu'une simple
renégociation de dettes semblables, d'autant plus que l'effacement ne léserait
nullement les créanciers d'un pays dont l'économie est étroitement imbriquée
dans la leur. De plus, les économies à faire sur le service de la dette ne
peuvent que se traduire par des mesures de relance de l'économie du pays dont
les retombées seraient forcément bénéfiques à ses créanciers actuels eu égard à
l'état de dépendance de notre économie du marché européen.
Enfin, une
mesure phare doit être prise sans délai par les autorités tunisiennes, qui
consiste à afficher clairement sa conviction que l'islam qui inspire ses
dirigeants et qui est la religion de la majorité du peuple est parfaitement
conforme aux principes démocratiques et aux valeurs universelles.
La Tunisie
révolutionnaire doit, en effet, revendiquer et promouvoir un islam apaisé,
véritablement universel dont les principes ne sont nullement exclusifs de
l'éthique en vigueur dans les démocraties avérées ni antinomiques avec les
droits de l'Homme et les valeurs de l'humanité telles que consacrées par la
communauté internationale.
C'est avec
pareil affichage qu'on donnera crédit aux professions de foi démocratiques de
la Tunisie et que l'on reconnaîtra et valorisera ses efforts pour consolider la
démocratie dans notre pays.
Publié sur Nawaat