Pour un islam tunisien*
*En exclusivité sur ce blog
Parler
d'islam est incontournable aujourd'hui en Tunisie comme ailleurs dans
le monde. Et la question, à son sujet, n'est plus de savoir s'il
influe sur nous, et ce d'une façon ou d'une autre, mais de quelle
manière et comment procéder pour en faire cette influence en son
sens classique d'action supposée des astres sur la destinée des
êtres humains, la physique ancienne leur supposant une sorte
d'écoulement permettant au ciel d'agir sur les êtres et les choses.
Notons,
de suite, que malgré tout ce qu'on a pu en dire, cette religion
manifeste par une pareille actualité sa vigueur et son indubitable
plasticité. Et, au-delà du sens esthétique, j'emploie notamment ce
terme (qui est, étymologiquement, la qualité de ce qui peut prendre
diverses formes) en son sens médical désignant l'aptitude d'un
tissu lésé à se régénérer.
En
effet, en une époque de désagrégation des grands récits
fondateurs qu'est la postmodernité actuelle, l'islam réussit la
gageure de paraître rallier de plus en plus d'adeptes, jeunes en
premier.
Bien
évidemment, ce à quoi on ne fait pas assez attention, est l'extrême
variabilité des motivations de ses adeptes, et surtout la volatilité
de ces motivations, à l'image de l'époque dont la versatilité est
une marque essentielle, une figure d'airain dans un socle de cire.
De
fait, ces adeptes forment un patchwork, un véritable kaléidoscope,
allant des illuminés de toutes sortes, fanatiques et mystiques
réunis, aux naïfs les plus divers, artistes en sentimentaux, et des
intolérants extrémistes aux xénophiles les plus cosmopolites.
C'est
qu'un flou entoure le contenu extrêmement simple et complexe à la
fois de cette religion et qui peut être selon les cas un flou
artistique ou juste du gribouillis.
Aussi,
afin d'approcher un aspect de ce que je considère, pour ma part, une
véritable oeuvre d'art, cet islam mal compris par les uns sinon
maltraité, et caricaturé par les autres, sinon faussé, je propose
ici ma lecture de l'islam en Tunisie proposant d'en faire tout
simplement un islam tunisien, définissant cette religion de la
postmodernité comme un islam de génération T ou encore d'une
génération que je dote de pareil graphème.
1.
La Tunisianité ou de l'identité tunisienne :
Rappelons
d'abord les traits spécifiques de l'identité tunisienne que je
résumerai par le vocable de Tunisianité. C'est qu'elle est riche de
subtilités, foisonnant en apports multiples venus d'horizons divers
au point que Bourguiba avait quelque droit d'oser parler de nation
tunisienne.
Sans
aller jusqu'à pareil excès, le Tunisien faisant partie d'une nation
bien plus large que son territoire, disons que la caractéristique
première de cette Tunisianité est en effet d'être originale et
même originelle, ayant pris racine sur l'ancienne terre de la
célèbre Carthage et y puisant sa sève inépuisable que n'ont fait
que venir enrichir des apports divers, forts ou faibles mais jamais
exclusifs de ses traits premiers demeurant comme autant de pierres de
touche, un socle solide.
Et
l'aspect religieux chez le Tunisien n'est pas le moindre de ses
traits originaux. Or, il est admis que la Tunisie est majoritairement
de religion musulmane, de tradition sunnite et de rite malékite.
S'arrêter
là, toutefois, c'est se tenir au seuil d'une réalité bien plus
complexe, riche en attributs, que les esprits avertis connaissent
pourtant. L'un de ceux-là, le jurisconsulte Ibn Achir l'a d'ailleurs
si bien explicité dans l'un de ces poèmes en vers didactiques bien
fréquents dans la tradition musulmane comme procédé mnémotechnique
pour passer un message, connaître des règles, retenir des
préceptes.
D'après
cette référence éminente du rite malékite au Maghreb qu'est notre
auteur, la tradition religieuse en Tunisie est marquée par trois
sources majeures : le malékisme, la tendance rationaliste des
Asharites et le courant soufi. Nous y reviendrons.
Parlant
de la spécificité même des
ingrédients de l'identité tunisienne, insistant sur la double
nature du Tunisien, à la fois arabe et berbère, nous ne
rappellerons jamais assez que dans les deux cas, il est une même
constante anthropologique qui est cet attachement quasi viscéral à
la liberté, ayant une dimension somme toute ontologique.
Ne
l'oublions pas, en effet : le Berbère, c'est l'Homme Libre; et par
définition, l'Arabe est l'anarchiste par excellence, au sens noble
du terme, à savoir celui qui rejette toute règle, toute forme
d'autorité susceptible de le brimer, imposant des contraintes à son
désir absolu de liberté.
Toutefois,
étant aussi réaliste, non point au sens de déification du réel,
en faisant une transcendance imposant la soumission, mais au sens de
gestion au mieux de ses contingences pour la préservation de la
valeur suprême qui reste la liberté, le Tunisien croit à la
nécessité de contraintes appelées à rationaliser son
irrépressible passion de cette liberté.
Et
c'est dans la règle religieuse qu'il trouve ce cadre, mais bien
moins comme une religion totalement transcendante qu'une règle
morale intimement liée à sa vie de tous les jours, ce que l'islam
avec sa dimension double de foi et de code de gestion politique de la
cité lui offre déjà.
Et
comme on l'a vu précédemment, il ne s'agit pas de n'importe quel
islam; c'est l'islam selon le rite de Malek et la conception asharite
avec une forte coloration soufie.
Ainsi
cet islam a-t-il été voulu par le Tunisien, consciemment et surtout
inconsciemment, en une sorte de divin social, une transcendance
immanente, pour reprendre des formules chère au professeur Michel
Maffesoli, éminent sociologue de l'ère de la postmodernité dans
laquelle nous vivons.
Ces
contraintes religieuses relèvent ainsi en quelque sorte d'un contrat
de type rousseauiste passé avec Dieu où la soumission totale est
une garantie de liberté non moins totale moyennant la dimension
majeure du soufisme en son sein.
L'islam
du Tunisien est donc bien une vertu religieuse, mais non seulement,
car étant surtout mystique selon la conception dont le soufisme
primitif a bien décrit l'esprit. Certes, au fil du temps, cet esprit
a pu se diluer par certains de ses aspects dans des pratiques
hérétiques et s'est altéré, mais l'idéal est resté au plus
profond de l'être tunisien, dont on peut trouver trace dans ses
réactions, son comportement et sa vie de tous les jours.
Au
plus profond de la conscience tunisienne, il en reste aussi une
illustration, cette gradation quasi sacrée entre différents niveaux
de croyance, allant du degré de simple croyant, en passant par celui
de saint et finissant au suprême niveau du savant, ce dernier étant
bien le vertueux absolu, non pas par sa piété principalement, mais
bien plutôt en sa qualité d'homme libre dont le savoir est en
mesure de le prémunir contre toute contrainte et le protéger des
avanies du temps des hommes. C'est le Prométhée arabo-berbère par
excellence, le Prométhée tunisien.
Dans
la tradition populaire, on y rend hommage indirectement sous la forme
de ce bandit sympathique, sorte de Robin des bois de tout temps,
petite frappe ou goujat à la manière d'un gavroche, auquel on donne
le qualificatif de Zoufri. Quel rapport avec la sainteté? Celui qui
suit :
N'est-il
pas non sans intérêt, en effet, le fait souvent noté dans le sens
populaire (et c'est une pratique soufie attestée, il est vrai)
voyant de la sainteté chez un farfelu, un fou même, pour peu que
dans son comportement pointe un esprit libertaire, quitte à être
libertin, preuve de non-conformisme? C'est que, pour un pur Tunisien,
en Tunisianité, un tel type de comportement demeure le summum de la
décadence de l'esprit, ce qui revient à une élévation assurée.1
2.
L'islam en Tunisie, une spiritualité populaire
L'islam
en Tunisie est bigarré, car venu enrichir un Tunisien aux racines
poussant loin dans la nuit des temps, aux affluents et effluents
variés et divers. Aussi présente-t-il une originalité quant à
l'aspect spirituel que d'aucuns se trompent en le réduisant à la
pure norme religieuse ou à la prédominance d'une conception donnée
de la foi, l'islam intégriste en l'occurrence.
En
effet, cette identité tunisienne, cette Tunisianité, ne se réduit
pas à un trait unique de la bigarrure d'influences qui donnent le
ton de sa religiosité. Celle-ci est elle-même balancée par une
distance assez souvent prise avec la religion dans la vie
quotidienne, pouvant verser dans l'irréligiosité au nom de la
liberté, valeur suprême dans l'inconscient tunisien.
C'est
que, sociologiquement, l'esprit du Tunisien reste hybride, attaché
consciemment ou inconsciemment à une double appartenance, son
allégeance n'étant jamais unique ou unidirectionnelle. C'est
d'ailleurs ce qui explique la facilité avec laquelle le Tunisien se
plaît à se voir relever d'une nationalité mondiale, être le
creuset de nationalités diverses, un citoyen du monde en quelque
sorte.
À
strictement parler, et pour le moins, le Tunisien se sent, au fond de
lui-même, aussi bien Arabe que Berbère. Il ne sert à rien de trop
lui rappeler l'unité de sa destinée avec l'Orient arabe, car il en
est conscient; mais si l'on y insiste, c'est alors sa dimension
berbère qui se révolte et rétablit l'équilibre. Pareillement,
cette dernière dimension ne saurait prévaloir sur l'autre toujours
vivace et rappelée au besoin.
Tout
se passe avec lui comme si l'on avait affaire à un double national
sommé de choisir entre l'un ou l'autre des deux pays qu'il chérit
également, pareillement à un enfant à qui l'on demanderait de
choisir l'un de ses deux parents plutôt que l'autre.
Pour
revenir à l'originalité religieuse évoquée ci-dessus, on devrait
parler, pour qualifier le comportement religieux du Tunisien, de
spiritualité bien plus que de religion, car sa pratique de la
religion, dans l'ensemble, est loin d'être orthodoxe au sens strict
du terme et ne saurait l'être, sa composante ternaire (rappelée
dans la première partie de notre propos) étant là pour l'attester.
Ainsi,
l'islam tunisien — puisque c'est la religion majoritaire en Tunisie
— n'a rien à voir avec l'islam tel que vécu et pratiqué dans
d'autres pays musulmans, y compris dans les autres pays du Maghreb,
sans parler bien évidemment de l'islam oriental.
Certes,
et nous l'avons déjà signalé, il est de tradition sunnite et de
rite malékite, mais il s'agit d'une tradition et d'une pratique
mâtinées d'apports divers dont notamment le courant Asharite et
surtout la dimension soufie.
Pour
ce qui est de l'apport du courant rattaché à AlAshari, on sait que
ce qui le caractérise — et qui le fait rejeter par les salafis —
est sa propension à ne pas exclure l'interprétation des textes
sacrés et le recours pour ce faire à diverses techniques
qu'autorise la raison humaine quitte à contrecarrer les fondamentaux
des traditionalistes.
En
cela, on distingue déjà l'attachement tunisien à une certaine
forme d'originalité dans l'exégèse coranique et la tradition
prophétique, ce en quoi le croyant musulman tunisien se révèle en
somme bien plus attaché à la tradition arabe que ses contempteurs
du Moyen-Orient puisqu'il reste proche d'une dimension primordiale de
la mentalité arabe qui est l'originalité basée sur le haut sens de
liberté quasi ontologique; ce dont le coran lui-même a tenu compte
ayant été révélé en six parlers. Faut-il rappeler aussi que les
lectures divergentes de nombre de versets coraniques (sans parler de
certains codex) ont duré un certain temps, et ce même après
l'unification du texte sacré par le troisième calife Othman?
S'agissant
du rite malékite au Maghreb, on ne peut en parler sans évoquer la
spécificité de sa jurisprudence événementielle,2
une particularité islamique du Maghreb née en Andalousie et qui a
traduit l'extrême adaptabilité de l'islam malékite aux
contingences socio-économiques, et même politiques, ainsi que son
extrême souci de réalisme quitte à faire oeuvre d'innovation.
Or,
c'est grâce à cette spécificité jurisprudentielle que les
Maghrébins en général et les Tunisiens en particulier ont trouvé
de quoi faire montre en la matière de leur originalité et leur
inventivité. En cela, ils ont tiré un profit maximum des deux
éléments majeurs du rite malékite, manifestant sa proximité
poussée à l'extrême des réalités sociologiques concrètes, que
sont les techniques d'expédients3
et d'isochronie.4
De fait, elles traduisaient l'extrême réalisme de l'imam Malek
connu pour son refus de verser dans la virtualité de la
jurisprudence hypothétique à la manière de ce qui était connu de
son temps en Irak, chez les Hanafites.
Enfin,
il n'est pas sans intérêt de relever l'importante part revenant à
l'esprit spiritualiste en cet Occident musulman qui a repris la haute
tradition soufie des maîtres orientaux en la pollinisant dans un
islam éminemment spirituel auprès des élites et non moins
spirituel quoique moins intellectuel et très populaire auprès des
masses. Un tel islam soufi est bien implanté en Tunisie avec des
épigones attachés à une liberté intransigeante de vivre leur
islam propre sous couleur de spiritualité jubilatoire quitte à en
altérer l'essence.
Pareil
islam ainsi popularisé a su trouver en Tunisie sa voie propre et son
équilibre instable (ce faux déséquilibre) dans les couches les
plus variées du peuple, des plus frustes aux plus raffinées, se
frayant son chemin sans bruit entre les vicissitudes politiques et
idéologiques sans jamais verser totalement dans un excès ou dans un
autre. En cela, il a été conforme à ce qu'avait déjà bien étudié
un esprit aussi clairvoyant et docte qu'Avicenne par sa propre
expérience mystique et qu'illustre bien le sociologue avant la
lettre que fut Ibn Khaldoun, cet enfant du pays.
Aujourd'hui,
alors qu'à la faveur de sa liberté retrouvée la Tunisie officielle
a renoué avec l'islam, celui qui s'affiche dans les rues n'est pas
le sien et il est, en tout cas, bien loin de l'ouverture et de la
tolérance marquant la tradition islamique sur cette terre.
S'ajoutant à la situation économique désastreuse au sortir d'une
dictature qui — ne l'oublions pas — pillait le pays et ne le
développait point, sinon pour ses intérêts propres, d'aucuns
disent nourrir les plus vives inquiétudes pour le pays qu'ils
trouvent en grave crise.
Rappelons
ici que l'inquiétude peut être utile en ce qu'elle manifeste de
l'intérêt à ce importe à nos yeux, ici le sort de la patrie. Jung
y trouvait même un élément moteur de la pensée, nécessaire pour
qu'elle reste véritablement en activité; sans elle, l'esprit
s'atrophie et verse dans le conformisme. Et, surtout, la pensée ne
saurait être créatrice, se réfugiant dans le conformisme, se
laissant aller à ressasser lieux communs et schémas éculés. C'est
ainsi qu'elle finit par en faire une vérité absolue, un instrument
de domination, de contrôle et même de rejet des aspects les plus
originaux qui viendraient à apparaître dans la société.
Donc,
si l'inquiétude est aujourd'hui maîtresse des lieux, c'est tout bon
pour une pensée innovante. Nous en reparlerons abondamment plus loin
en examinant ce qu'est, au vrai, cette crise qu'on agite à tort et à
travers comme un épouvantail. Mais voyons d'abord ce que pourrait
être l'islam aujourd'hui en Tunisie postrévolutionnaire, la Tunisie
du Coup du peuple.
3.
Du cultuel au culturel ou l'islam (de la) génération T
Certains
des faux amis de la Tunisie, mais aussi de Tunisiens acquis à une
sécularité échevelée, vouant aux gémonies toute religion, y
compris celle a forte richesse spiritualiste comme l'islam, rêvent
de ressusciter des guerres de religion à la faveur de la situation
difficile que le pays connaît et qui pour être tragique n'est pas
dramatique. Nous voulons dire par là qu'elle est difficile mais pas
désespérée, imprévisible, mais riche de virtualités novatrices.5
Nous
pensons, par ailleurs, que pareille guerre religieuse ne pourrait
avoir lieu en Tunisie, un pays par trop nourri à la tolérance et
attaché à l'ouverture et à un art de vivre quasiment hédoniste et
dont le peuple, toutes tendances confondues, a en partage une
complexité sans rivage ni visage, de cette complexité qui fait
richesse et non pas pauvreté, sève nécessaire de la créativité.
En
Tunisie, l'expérience en cours a pour ambition non pas d'amener à
une religion figée, sclérosée une société libre et libérée,
mais de ramener en ce pays le visage rayonnant de cette religion qui
fut une éminente foi des Lumières en des temps bien obscurs.
Même
si sa réalité échappe au regard, se traçant en pointillé, ce qui
véritablement a lieu en notre pays, véritable laboratoire du
renouveau de l'islam, c'est l'assomption de l'identité
révolutionnaire de l'islam, le faisant passer du simple culte à sa
dimension éminemment culturelle, sans le dénaturer, mais bien mieux
en épiphanisant son esprit, son éminente spiritualité.
C'est
que la religion comme culte ne nous renvoie de la foi qu'une
illusion, le pur rite n'étant que la broderie, jamais l'étoffe.
Tout
comme, chez Bachelard, le temps est l'accident et non la durée, en
notre pays, la foi est en passe de devenir cet instant culturel
jamais figé, toujours en perpétuelle créativité, ne se vérifiant
que par le dynamisme de la culture, jamais dans la fixité du culte.
La culture n'étant au vrai qu'un phénomène de perspective qui
solidarise avec l'aspect cultuel à travers l'esprit du texte sacré.
Aussi,
le culte, qui réunit les instants culturels et qui schématise la
durée religieuse, n'a qu'une fonction panoramique rétrospective ne
recouvrant dans la religion vivante qu'une apparence secondaire. Il
dépend toujours d'un point de vue culturel; plus on a une culture
vivace, innovante et ouverte à l'altérité, moins le culte est
rigide; plus la culture est sclérosée, repliée sur elle-même,
xénophobe, moins le culte est souple.
En
Tunisie, l'expérience en cours, malgré les inévitables
débordements est en mesure d'aboutir à l'administration de la
démonstration que le culte est la manifestation la moins probante de
la foi. En effet, on se dit croyant, on ne se dit pas orant; on dit
prier, on ne dit pas faire génuflexion et prosternement. Or, la foi
est de tout instant et la prière est possible tout le temps, en tous
lieux et dans n'importe quelle direction, car Dieu, quand on y croit
vraiment, est partout et si on ne le voit pas, il nous voit. Aussi,
c'est dans notre comportement de tout instant, modèle de pureté et
d'élévation, qu'on lui rend l'adoration dont il est redevable.
Et
c'est pareil islam dont les linéaments sont en train de naître en
Tunisie, une religion de son temps, donc postmoderne, puisque
l'époque est à la postmodernité. Et cet islam du temps t, up
to date, éternel
en son esprit, est aussi un islam génération T, à la fois comme
islam d'une nouvelle génération que comme celui d'une jeunesse
tunisienne, une génération T.
Mais
qu'est-ce cette génération T? Par ce graphème, je désigne bien
évidemment son appartenance à la Tunisie, mais bien moins comme
nationalité, que comme particularité, la Tunisie prise ici en tant
que modèle d'une révolution du troisième type, une révolution 2.0
ou Coup du peuple, et en tant que laboratoire en cours pour sa
rénovation sociopolitique. Or, sans la jeunesse tunisienne, rien de
cela n'aurait eu lieu; c'est d'elle qu'a dépendu
et dépendra le visage actuel et futur de la Tunisie.
Ce
graphème, par extension, je l'emploie aussi par référence à cette
notion de Transhumanie qui désigne chez certains chercheurs
neurologues la naissance future d'une nouvelle race humaine à la
faveur d'expériences en cours sur ce qui fait l'humain. On
pourrait voir aussi dans cette épithète une référence au
lymphocyte T, ou cellule T, connu pour son rôle majeur dans les
réponses immunitaires du corps humain. Or, comme les lymphocytes T,
la génération T neutralise les attaques en détruisant les cellules
infectées; comme l'immunité cellulaire de l'organisme humain, celle
de la société tunisienne implique l'activation des cellules T.
Signe
de vie saine, le graphème T pourrait renvoyer également à l'onde T
qui correspond, en électrocardiographie, à l'onde de repolarisation
des ventricules cardiaques; encore un exemple de cette vie que
symbolise la jeunesse ! Et hors la médecine, mais pas trop loin, en
physique-chimie, T n'est-il pas aussi la variable privilégiée pour
désigner la température? Et ne désigne-t-il pas, par ailleurs, la
règle d'architecte nécessaire pour toute construction, à l'image
de celle en cours dans la Tunisie Nouvelle? Enfin, T n'est-ce pas de
même la variable privilégiée pour représenter le temps? Or, ce
temps T est en Tunisie, grâce à sa jeunesse, un temps du renouveau!
Et c'est surtout celui de sa religion, faisant passer l'islam, cette
religion, qui est à la fois une religion et une politique, du simple
culte à un art de vivre, une culture. Et c'est bel
et bien un islam de génération T.
Et,
pour être complet, rappelons qu'on attribue dans les sociétés
occidentales le label de génération Y à la génération des
nouvelles technologies
pour dire qu'elle a succédé à une génération X, celle de ses
parents, enfants des baby-boomers d'après la Deuxième Guerre
mondiale. Ce graphème Y recèle nombre de significations dont
celles, imagées, des fils des écouteurs inévitables aux oreilles
des jeunes, ou sonore, référant à l'interrogation "pourquoi"
en anglais (le Y s'y prononçant comme l'interrogation why
("ouaille"), cette génération étant supposée
s'interroger sans cesse sur tout et sur rien.
Disons
aussi que si des sociologues croient déceler dans cette tranche
d'âge un vrai phénomène de société, se distinguant par un
comportement typique, d'autres chercheurs nient toute effectivité à
pareille réalité, n'y trouvant qu'un concept marketing fait de
toutes pièces, pointant l'hétérogénéité de sa catégorisation.
Il n'en demeure pas moins qu'au-delà des différences inhérentes à
cette catégorie de jeunes, par exemple en matière de diplômes ou
de qualifications, celle-ci reproduit une spécificité autour de
laquelle s'unit la jeunesse actuelle : le fait d'être
ultraconnectée, communiant dans une même manipulation des outils
technologiques et surfant pareillement sur les réseaux
sociaux
avec la plus grande aisance. En cela, la génération Y a assurément
des compétences sui generis manquant aux précédentes.
À
ce trait majeur, on ne peut que rajouter ce qui caractérise notre
jeunesse notamment, à savoir une précarité certaine au travail,
les jeunes étant sans emploi ou sans illusions pour en trouver et
peu impliqués, par ailleurs, par ce qu'ils font pour ceux qui ont la
chance d'en avoir, n'y ayant aucun attachement, demeurant
réfractaires à l'autorité, respectant peu la hiérarchie,
s'adonnant volontiers à l'anarchie dans sa signification d'absence
d'ordre transcendant. À cela vient se surajouter l'individualisme
qui est la marque des sociétés industrielles bien qu'il soit, comme
l'enseigne la postmodernité, contrecarré par une communion
émotionnelle avec les tribus dont relèvent les jeunes outre un sens
de la créativité, permettant à d'aucuns de se prendre
en charge, créant leurs propres entreprises de bric et de broc.
Il
nous faut dire, pour terminer que, bien que le concept se soit
imposé, certains spécialistes continuent à lui dénier toute
réalité effective.6
Et bien évidemment, nous abondons dans son sens, assurant comme lui
que, du moins pour ce qui concerne notre pays, il n'existe pas de
génération Y; car c'est bien de génération T qu'il s'agit.
Et
cette génération démontre bel et bien ses spécificités en cette
Tunisie qu'on dit en crise, alors qu'elle est en pleine rénovation.
La crise, au fait, quèsaco?
4.
De la crise : nécessité et vertus insoupçonnées
On
ne peut plus parler de crise aujourd'hui comme on le fait d'habitude,
le regard scientifique exigeant une reconsidération de ce terme qui,
étymologiquement, signifie décision (Krisis). C'est en ce sens
qu'on l'emploie, d'ailleurs, en médecine où l'état critique est le
moment décisif qui révèle le mal et permet de poser le diagnostic
juste et initier le protocole de soins adaptés.
En
Tunisie, nous continuons d'user de ce concept dans son ancienne
acception, nous référant toujours à un cadre de pensée
cartésienne obsolète. Gaston Bachelard, déjà, n'appelait-il pas à
une "épistémologie non cartésienne" devant être "par
essence et non par accident en état de crise"?7
Depuis,
Edgar Morin a systématisé la question autour de l'idée de
reconnaissance de l'incertitude qui est au coeur de cette crise. Dans
son livre "Pour sortir du XXe siècle", il affirmait ainsi
que "c'est bien le premier sens qu'apporte avec lui le mot de
crise : le surgissement de l'incertitude là où tout semblait
assuré, réglé, régulé, donc prédictible"8.
Doit-on
donc avoir peur de la crise, s'inquiéter de la complexité de la
situation actuelle en notre pays? Non et je dirais même, en
rappelant ma référence ci-dessus à Jung, si la complexité et
l'inquiétude n'existaient pas chez nous, il aurait fallu les
susciter ! Qu'est-ce qui faisait le propre du régime déchu sinon
l'absence officielle de pareilles caractéristiques de santé sociale
et mentale?
De
fait, partout et non seulement en Tunisie, et dans tous les domaines
et non spécifiquement à la politique, la complexité a été
ignorée et chassée hors du champ du savoir et du raisonnable.
Aussi, en réhabilitant la crise, qui en est la manifestation ultime,
en en faisant même une "crisologie", Morin resitue-t-il la
crise au coeur de notre temps. Dans Sociologie,9
il assure ainsi "La crise n'est pas le contraire du
développement, mais sa forme même".
La
crise est donc à réhabiliter, y compris et surtout en sa figure
éminente qu'est la perturbation qui n'est plus un désordre mais une
multiplicité d'ordres (des ordres)!
Aussi,
la Tunisie est bien en crise dans le sens où elle vit son moment de
vérité; elle est en train de cheminer sans chemin au sens que,
chemin faisant, elle est convaincue que la vérité est un chemin
sans fin et qu'on a plus de chance d'atteindre en marchant même sur
un chemin qui ne mène nulle part. Le propre de l'évolution, du
progrès est effectivement dans le mouvement, lequel peut prendre des
directions diverses, contradictoires mêmes.
Dans
Science avec conscience,10
Morin écrit encore, théorisant la complexité nécessaire et
profitable de la crise : "Il faut voir là le zigzag de celui
qui subit l'aléa tout en faisant son chemin, et où tout ce qui le
déporte d'une voie rectiligne contribue en fait à une démarche
autour du même foyer". Un tel foyer, c'est la réflexion
critique sur soi et l'état de crise, avec la notion renouvelée de
celle-ci, permet alors de surmonter la difficulté des dogmes et
d'échapper au piège des certitudes. C'est ce que Etienne Guyon a
théorisé avec le concept de "serendipity" qui désigne,
en sociologie, l'art de savoir trouver autre chose que ce que l'on
cherche, à la faveur d'une interrogation en profondeur, ontologique
en somme.11
C'est
ce qu'on peut appeler une croyance savante, bien loin du savoir
ignorant que Morin, le distinguant du vrai savoir — une ignorance
savante, au vrai — résume ainsi dans la Connaissance de la
connaissance, le tome 3 de son fameux ouvrage La Méthode :12
"Bien des quêtes de la vérité se terminent sur la réponse
d'avance souhaitée. La vraie recherche elle, le plus souvent, trouve
autre chose que ce qu'elle cherchait".
Alors,
restons ouvert à l'imprévu dans cette Tunisie qui se cherche,
puisque celui cherche trouve, même si c'est ce à quoi il ne
s'attend pas, car sur le chemin qui ne mène nulle part, la vérité
se tapit quelque part. Et que l'on médite encore ce cher Bachelard
rappelant qu'il n'y a rien de simple dans la nature, il n'y a que du
simplifié.13
C'est
un paradigme nouveau qui est en train de se mettre en place en
Tunisie et qui fonctionne comme un "impensé" au sens
d'épistémè de M. Foucault; on ne peut l'identifier de façon sûre,
prédictible ni l'interpréter ni le rationaliser de manière
concordante. C'est le propre d'une culture vivante, une culture
essentiellement populaire qui plus est.
Aujourd'hui,
pour être scientifique et rationnel à juste titre, on doit
s'efforcer de dépasser autant que faire se peut les préférences
spontanées que l'on éprouve inévitablement pour telle ou telle
idéologie. De la sorte, il nous est loisible de considérer
l'ensemble de la situation de crise comme un système dynamique où
se déterminent mutuellement des éléments en interaction à la
recherche d'un équilibre et ce à travers la situation conflictuelle
où il n'existe pas de déséquilibres, mais bel et bien une
multiplicité d'équilibres : des équilibres.
Et
il est temps aussi de cesser d'avoir une vision figée de nos valeurs
passées en les arrachant non seulement à l'oubli pur et simple,
mais aussi à cette "histoire antiquaire" qui constitue,
selon Nietzsche, une autre forme d'oubli. Ainsi et ainsi seulement
fera-t-on parler l'homme arabe musulman d'aujourd'hui, car il y a
encore dans l'islam, pris comme culture, des potentialités restées
inexplorées et/ou sacrifiées.
Il
nous faut, pour caractériser cette entreprise, nous référer à un
des aspects les plus féconds de la pensée de Bergson qui nous
apprend qu'il y a deux façons fondamentales de saisir le flux de la
vie et du psychisme humain, de la société et des idées, selon que
l'on se laisse porter par lui ou qu'on le regarde de façon
rétrospective.
Ainsi,
lorsqu'on envisage ce flux dans la direction du devenir, la réalité
est ouverte et fondamentalement indéterminée et tout est possible.
Et ainsi que l'écrit encore Michel Serres dans l'un de ses plus
remarquables livres "le passé abonde en traces et surabonde en
lois; vierge, le futur montre aussi peu des voies que les jardins de
Bonnard".14
C'est
justement cette richesse de possibilités et de virtualités qui
s'offrent à nous qu'il nous faut saisir aujourd'hui en Tunisie,
s'agissant de l'islam, pour peu qu'on abandonne notre démarche
consistant à toujours regarder en arrière pour n'y voir que l'état
du chemin qui a été suivi jusqu'ici et d'une conception qui a
certes gagné, mais au prix justement du sacrifice ou de l'inhibition
de pareilles virtualités et possibilités qu'il échet de
redécouvrir et réactualiser.
NOTES
:
1
La décadence est à distinguer du déclin. Étymologiquement, elle
renvoie aux grands récits antiques et modernes et suppose une
remise à plat complète des héritages du passé et des acquis du
présent. Aussi, le concept de décadence présente-t-il, par
l’absurde ou par le contre-exemple, un véritable modèle de
société. On a pu dire, ainsi, que l’idée de décadence était
consubstantielle aux périodes de progrès, hantées par ce qu’elles
ont été, ou menacées par ce qu’elles pourraient devenir. Cf.
Frétigné, Jean-Yves et Jankowiak, François (éd.): La décadence
dans la culture et la pensée politiques : Espagne, France et Italie
(XVIIIe—XXe siècle), Ecole française de Rome, Rome 2008, 360
pages.
2
فقه
النوازل
3
سد
الذرائع
4
المصالح
المرسلة
5
Nous nous référons ici à la distinction consacrée par Michel
Maffesoli entre le tragique et le dramatique.
6 C'est
le cas de Jean Pralong, professeur en gestion des ressources
humaines, pour qui la génération Y n'existe pas, étant un concept
marketing fabriqué par les consultants.
9
Fayard, 1994, p. 330.
11En
fait, la paternité du néologisme reviendrait à l'écrivain Horace
Walpole qui, en 1754, inspiré par un conte persan, forme le mot
comme désignant la faculté de faire des trouvailles par hasard, la
réalité de ces découvertes ainsi que le dispositif les rendant
possibles. On en donne en exemple la découverte par Alexander
Fleming de la pénicilline, grâce à l'observation inopinée des
moisissures qui prospéraient dans son laboratoire. Rappelons que le
terme fait référence à cette fameuse île de l'océan indien,
actuelle Sri Lanka, la Serendip de nos Mille et une nuits.
12
Seuil, 1986, p. 138.
13
Cité par Morin dans Science avec conscience, Seuil, 1999, p. 163.
14 Michel
Serres, Éloge de la philosophie en langue française, pp. 196 et
198.
Serres
ajoute, d'ailleurs, parlant du comportement d'un phénomène :
"avant qu'il ait eu lieu, nul ne peut le prévoir; mais (...)
après ce déroulement, tout le monde peut le décrire à l'évidence
et démontrer qu'il se conduisit selon les causes et les lois".