En roue libre :
Notre pays
est aujourd'hui en roue libre; et quitte à faire pousser des cris d'orfraie aux
penseurs et observateurs pratiquant volontiers la pensée tournant en rond, je
dirais que c'est tant mieux! Car c'est ainsi un moment où tout devient
pratiquement possible, tout un chacun étant en mesure d'avoir droit au chapitre,
la sacro-sainte transcendance politique ayant été mise à bas de son piédestal,
quand elle n'est pas tout simplement foulée au pied. N'est-ce pas là, au reste,
la signification même du verbe fouler, dérivé de foule, et dont c'est bien l'ère
en Tunisie? Et ne serait-ce pas là une sorte d'expiation du trop-plein d'abus
passés?
Certes,
tout excès entraîne son contraire et on assiste aux larges pans de la société
flirtant avec l'extrémisme — religieux, mais pas seulement — qui n'est qu'une
autre transcendance, l'autre versant de la prééminence incarnée par la
dictature déchue, son pendant tout bonnement. Et ce n'est là qu'un juste et somme
toute retour normal de balancier après de si longues années d'inertie.
Il serait
toutefois bien erroné de croire que la Tunisie a irrémédiablement plongé dans
de sombres réalités aux couleurs d'une religion obscurantiste. Car, d'une part,
l'islam bien compris est tout sauf une religion des ténèbres; il fut, en son
temps, bien avant la Modernité occidentale, une révolution humaniste et
"droits-de-l'hommiste", et il n'y a aucune raison pour qu'il ne le
redevienne pas. Il suffit pour cela de cesser de ne regarder cette religion qu'à
travers la grille de lecture prévalant actuellement en Europe, une lecture
biaisée et littéralement insensée. D'autre part, car la Tunisie a une tradition
d'ouverture et de tolérance bien ancrée dans son subconscient, alliée à une
structuration du pays, administrative et sociologique, homogène et à un sens
populaire très aiguisé, une sagesse qui est à la fois réaliste à l'extrême et
idéaliste jusqu'à la caricature.
C'est ce
qui fait le peuple aimer à rêver, et c'est de manque de rêve que le pays
souffre le plus. Outre les ingrédients essentiels et porteurs déjà évoqués ici
même comme composante d'un songe porteur, étant en symbiose avec l'imaginaire
tunisien, rêver aujourd'hui c'est aussi envisager, sur le plan interne, une
nouvelle pratique politique. Celle-ci doit se tailler, non plus dans le tissu démodé
de l'art où être lion et renard prime, mais dans une empathie à toute épreuve avec
la moindre sensibilité populaire, à la manière de la sociologie compréhensive; elle
sera donc et avant tout faite d'éthique, en son sens étymologique.
Or, tous
les moralistes, qui ne sont pas nécessairement des moralisateurs, savent que l'éthique
ne se réduit pas à la morale et que la vraie morale est cet ensemble d'impératifs
catégoriques qui s'imposent à tout, mais que l'on n'impose à personne, l'adhésion
à pareils principes devant être libre et spontanée pour que leur valeur soit réellement
souveraine.
C'est
cette morale, une éthique, soit la sensibilité à autrui, qui manque le plus
cruellement en notre Tunisie en ce moment de sa destinée où tout reste encore
possible, le meilleur comme le pire. Car la réussite du peuple à se débarrasser
d'une maffia au pouvoir a eu tendance à faire pulluler des tendances quasi
maffieuses à tous les échelons de la société, profitant d'un délitement
flagrant de l'État, et avant tout du sens de l'État et de l'intérêt national
dans la conscience de tout un chacun, faute de rêve en l'absence d'idéal
clairement défini. Or, le peuple tunisien a ceci de particulier qu'il est
capable du pire quand il ne rêve plus, comme il est capable du meilleur quand
il est porté par ses ambitions et ses idéaux. Tendre vers l'idéal en tenant
compte du réel n'est-ce pas la preuve éminente du plus grand courage?
Aujourd'hui,
ce qui se passe au sommet des instances qui comptent en cet État, au siège des
représentants du peuple comme du côté des partis politiques, est bien
symptomatique de ce malaise dû à un peuple insomniaque, groggy à force de ne
plus entrevoir d'avenir radieux, n'ayant plus loisir de songer aux lendemains
qui chantent, prenant les devants en déchantant par anticipation, advienne que
pourra. Absentéisme, vacances inopportunes et tourisme parlementaire pour les
uns, étalage indu de privilèges, mensonges et diabolisation des ennemis pour
les autres, et j'en passe et des meilleurs, tout est mis en œuvre pour garder
ou gagner le pouvoir, seul objet du désir de nos élites aujourd'hui, soit tout
ce qui est de nature à éloigner encore plus le peuple de la politique
raisonnable et compréhensive.
Déjà,
vomie au regard des pratiques de l'ancien régime, la politique en Tunisie
semblait retrouver un certain lustre (pour ne pas dire un lustre certain) au lendemain d'une révolution citée en
exemple. Mais ne voilà-t-il pas que la majorité des élites du pays, y compris
et surtout nombre de ses représentants élus, portent le coup de grâce à pareil
effort de rénovation de l'esprit politique, pour ne pas parler de la
pratique.
Pour une éthique politique :
Présentement,
la Tunisie est malade de ses élites aussi bien économiques et culturelles que
politiques surtout. Celles-ci se sont révélées incapables de sublimer leurs réflexes
ancestraux pour s'élever au-dessus de la gestion d'une carrière pour les uns,
ou d'intérêts privatifs pour les autres, sans oublier ceux qui ont eu la
faiblesse de faire passer un droit légitime à réparation d'injustices subies en
une rente à demeure devant leur être servie comme prix permanent de leur
douleur.
Pourtant,
il appartenait à ces élites, toutes tendances confondues, de donner l'exemple de
la rénovation du pays en incarnant une nouvelle éthique au pouvoir. La révolution
tunisienne modélisée comme un changement sans amok a à peine deux ans et la
voilà déjà enlaidie, vieillie par les menées hystériques des uns et des autres
se servant des leviers du pouvoir pour le service de leurs intérêts et pour se
servir encore et encore. Le tout au vu et au su d'un peuple réduit à réaliser
jour après jour la spoliation de sa réalisation grandiose au nom de slogans
creux et d'idéologies dont il n'a que faire, car étrangers à ses préoccupations
immédiates et à ses aspirations médiates.
Il n'est
que grand temps de mettre au moins un bémol, sinon carrément le holà, à
pareille dérive de politicaillerie malsaine ! Il est de la responsabilité de
tout un chacun de respecter une ligne de conduite faite de dignité, d'intégrité
et d'honnêteté. C'est juste ce que demande un peuple intelligent lassé de la
langue de bois et de la compromission des uns avec les turpitudes des autres,
faisant tache, imposant une fausse réalité et réduisant tout le monde à s'y
conformer comme d'un moule où l'ensemble du pays doit se couler.
Ce peuple
de Tunisie aime rêver à un avenir meilleur et il n'a que faire de bonimenteurs
et de spécialistes de jonglerie politique; mais il se cherche des femmes et des
hommes honnêtes qui soient adeptes, dans leur comportement et leur mode de vie,
d'une modestie réelle, à toute épreuve, tout en étant inversement
proportionnelle à leurs véritables ambitions pour le pays.
Le coup du
peuple tunisien était exemplaire, car motivé par un ras-le-bol général de la stérilité
d'une classe politique devenue soit maffieuse soit autiste, et d'une mentalité
affairiste cultivée comme une plante rare ayant gangréné tous les rouages de la
société, installant la corruption en sport national auquel on s'adonnait par
vocation ou par défaut, histoire de faire comme tout le monde, juste pour
subsister, les rétifs au jeu étant en prison, en exil ou réduits à un silence
forcé.
Ce que
demande aujourd'hui le peuple, ce que mande sa révolution, c'est que ceux qui
sont censés le représenter soient enfin à la hauteur de ses sacrifices et de
son immense sens de la justice. Ce qu'il exige, c'est que ses élus soient prêts
à se contenter dans l'exercice de leurs pouvoirs — qu'ils détiennent du peuple,
rappelons-le — de l'honneur d'être ses représentants et à se sacrifier, au sens
propre comme au figuré, pour le servir.
Le temps
passé au pouvoir — nouvellement pour les anciens persécutés par l'ancien régime
ou anciennement pour ceux qui en ont été écartés — doit avoir été amplement
suffisant pour les uns de se faire justice des avanies subies et considérer le
préjudice moral réparé et, pour les autres, de profiter des délices du pouvoir,
se suffisant de leur temps de privilèges à l'ombre de la dictature déchue.
Pour
continuer à mériter la confiance du peuple ou pour l'acquérir ou la retrouver,
les acteurs de la vie politique en Tunisie se doivent d'agir enfin uniquement
pour le bien du peuple et servir exclusivement ses intérêts. Mais comment
serait-ce possible lorsque tout le monde n'a que pareils mots à la bouche,
comme des slogans creux, sans la moindre signification? Eh bien, en décrétant
urbi et orbi qu'il est temps que l'éthique politique retrouve sa place sur la
scène publique aussi bien immédiatement que lors des prochaines échéances électorales.
Dans l'immédiat,
cela sera par la mise en place, urgemment par les instances dirigeant le pays à
tous les niveaux de la vie politique et des rouages de l'État, de nouvelles règles
d'austérité et de moralisation de la politique limitant sinon bannissant les
moindres symboles de privilèges traditionnellement liés à l'exercice du pouvoir,
comme les indemnités, les salaires élevés, tout le décorum inutile, et même les
moyens de transport particuliers hors nécessité de service. Dans un pays dont
la majorité souffre, qu'un ministre, qu'un haut fonctionnaire et que n'importe
quel responsable politique s'offrant à servir son pays s'engage à ne le faire que
tel que le ferait un soldat, ne percevant pour cela que le minimum nécessaire
pour vivre et s'acquitter de son devoir. Que cela soit la condition sine qua
non à l'avenir pour l'exercice des responsabilités politiques en Tunisie; ainsi
exclura-t-on des allées du pouvoir tous ces prédateurs qui n'y viennent que
faire bonne fortune aux dépens du peuple réduit à être le dindon de la farce.
Pour le
court et le moyen terme, que l'on édicte en vue des prochaines élections le
scrutin adéquat de nature à responsabiliser le député en le rattachant réellement
à une circonscription devant laquelle il sera comptable de son action et de ses
agissements. Pour cela la formule adéquate doit être un scrutin uninominal, à
deux tours, le choix des députés se déroulant dans de petites circonscriptions
ou tout le monde est en mesure de connaître personnellement ses représentants.
C'est que le scrutin de liste tel que choisi pour l'élection du 23 octobre 2011
est l'un des plus mauvais et nous en expérimentons actuellement les
imperfections.
Ce sont là
deux mesures majeures aussi symboliques que pratiques pour assainir la
situation et détourner la révolution tunisienne de la voie de garage qu'elle a
empruntée, une voie qui ne mènera assurément pas dans un mur, mais juste aux
hangars de l'ancienne dictature s'ouvrant de nouveau pour ramener le pays à son
passé honni sous la férule d'une même omnipotence, humaine comme déjà connue ou
divine, ce qui serait guère bien différent. Or, le peuple a rejeté définitivement
ce passé et une tentative de sa restauration ne sera que grosse de périls; et les
différents apprentis sorciers qui s'y adonnent ne réalisent pas que, loin de
sauver le pays de ses démons, ils ne font que le livrer à une démonomanie
propice à tous les excès.
Ce n'est là
que rêver, diront certainement les amateurs de ce que je qualifierais de pensée
orbiculaire, qui font de la réflexion l'art stérile de féconder mouches et
pucerons; et ce droit au rêve, je le revendique comme un empêchement à penser
en rond, car il n'est nulle réalisation grandiose sans rêverie préalable.
Publié sur Nawaat