Des foules postmodernes :
Les
tragiques événements qui ont endeuillé dernièrement notre
paisible Tunisie ont mis de la pire façon l'accent sur la nature de
l'époque que nous vivons et qui est, pour l'essentiel, cette ère
des foules annoncée depuis un temps par Gustave Le Bon, bel et bien
effective sous nos yeux.1
Mais
postmodernité oblige,2
cette ère se dote aujourd'hui d'une particularité plus appropriée
aux défis de notre temps; aussi est-ce une ère des sens, désormais
débridés. Et ces sens dans tous leurs états, se développant sans
retenue, recouvrent toutes les significations inhérentes au mot. En
effet, le terme désigne tout à la fois cette fonction d'intégration
de l'environnement que le jugement posé sur elles et même la
finalité, l'orientation ou la direction de la vie. C'est également
l'instinct sexuel assez souvent sous-jacent comme constante
anthropologique inévitable en temps de masses, l'énergie qui les
fait bouger étant sexuelle à la base, où le sexe est le moteur
ultime de la vie humaine.
Ce
phénomène n'est certes pas propre à la Tunisie; il s'y déploie
toutefois d'une façon ramassée et condensée, brassant une
multiplicité de thématiques existentielles dans un espace
subitement ouvert au pluralisme après une si longue fermeture
dogmatique qui fait de notre pays un terrain d'excellence pour
l'appréhender, en saisir l'essence. Et ce pluralisme est certain; on
ne doit pas le nier du fait qu'il s'accompagne de manifestations
inhabituelles au pays à cause justement de son état d'ancienne
dictature. Car si l'ordre régnait en Tunisie, c'était bel et bien
celui des cimetières, et si le désordre y règne encore, ce n'est
pas nécessairement celui de l'absence de démocratie, mais un signe
vital d'une démocratie qui se cherche encore et dans la construction
de laquelle tout le monde a une responsabilité, non seulement les
forces vives du peuple, mais aussi ses amis étrangers mais non moins
agissants dans le pays.
Or,
contrairement à ce que l'on croit souvent, la foule n'est pas
dépourvue de cervelle et son action est loin d'être purement
émotionnelle, ou alors c'est l'émotion mise au service d'une
raison, d'un but précis. Déjà, Le Bon, analysant la psychologie
des foules, les dotait d'une âme, car pour lui, la foule est une
réalité humaine ayant une unité mentale composée par contagion et
suggestion sous l'effet de la puissance magique des mots et des
formules, ces slogans porteurs d'images mentales bien plus que de
concepts.3
Certes,
Le Bon dans sa vision pessimiste voit cette foule préparer
l'anéantissement de la civilisation, quand elle ne fait que fouler
un ordre ancien, saturé au moment trouble et troublé du passage à
un paradigme nouveau du vivre-ensemble dans un désordre
régénérateur. Étymologiquement, d'ailleurs, la foule est l'action
de fouler ou l'endroit d'une pareille action. De fait, les foules
postmodernes étant constituées de micro-organismes, les fameuses
nouvelles tribus,4
donnent l'impression d'absence de sens à cause de cet entrelacs de
signifiances qui peuvent s'entrechoquer quant aux motivations
profondes, mais qui se retrouvent objectivement liées dans l'action.
Lors
de la tragique manifestation connue par le pays ayant eu pour cible
l'ambassade américaine et ses dépendances, n'était-il pas évident
que la masse des protestataires multiples faisait foule. On avait
bien sûr les Salafis, mais il y avait pour le moins — avec eux ou
contre eux — des nervis profitant de l'occasion pour fomenter des
troubles ou les aggraver, ainsi que des profiteurs, les casseurs bien
connus des manifestations des pays démocratiques? Or, à part les
Salafis, la cause initiale et principale de la manifestation était
absente des motivations des autres groupes. Pourtant, leur action
avait un sens dans la mesure où tout le monde, tous les groupes
avaient quelque grief contre les autorités en place, certes
différent, mais se rejoignant d'une manière ou d'une autre et
faisant sens.
Ainsi,
quand l'ancien premier ministre Béji Caïd-Essebsi déclarait que le
drame de l'attaque d'une ambassade accréditée en notre pays visait
moins le pays étranger que l'État national en ce qu'il a de plus
symbolique, son autorité, il dit vrai. Au-delà de la part de malice
de son propos, ne se privant pas d'en faire une pique au gouvernement
en place, il a pointé une réalité qui, pour l'essentiel, n'aurait
pas été différente nonobstant la nature du régime en place, celle
d'un gouvernement Essebsi y compris. C'est celle des sens d'un peuple
en total émoi, au sein duquel agissent des minorités ne se
reconnaissant ni Dieu ni maître, cherchant l'action pour
extérioriser la violence en eux contenue pendant longtemps et
désormais libérée.
Certes,
le plus voyant en Tunisie aujourd'hui reste cette bouffée dramatique
d'extrémisme connoté islamiste, mais pas seulement. Et la question
que tout le monde se pose légitimement est de savoir comment contrer
pareil extrémisme heurtant une nature tunisienne foncièrement
paisible? Avant de tenter d'y répondre, il nous faut absolument
rappeler qu'en cette ère des foules où la sensualité est à fleur
de peau, il n'est ni étonnant ni évitable de plonger dans les
extrémismes les plus divers, l'extrémisme étant une sortie du
cadre normal, habituel, devenu étouffant et restrictif
(ex-trémisme). Tout est dans la manière de gérer cette crise dont
la gravité est davantage dans les têtes, sa perception et le compte
rendu qu'on en fait.
Il
nous faut dire aussi à qui fait mine de l'oublier que l'ordre
mondial est devenu plus qu'injuste, inhumain, et que ses
répercussions sur les ordres internes, nationaux, sont encore bien
plus terribles qu'avant, même s'ils apparaissent volontiers sous
cette forme sournoise de la coquille vide des principes réduits au
rôle de la feuille de vigne faute de fond concret. Ces deux
remarques liminaires faites, il nous sera plus aisé d'aller plus
loin dans nos développements, non sans avoir signalé l'évidence
rappelée par le sociologue Michel Maffesoli qu'en postmodernité
« L’impensé est ailleurs en sous-sol des socialités… ».5
C'est
donc, en quelque sorte, à une invitation de sortie d'un ascenseur
vers l'échafaud, que d'aucuns pensent la Tunisie avoir pris, pour
une descente vers une mélodie en sous-sol que nous allons procéder
dans ce qui suit.
Le
règne de la sens-ualité :
Après
ce qu'on a appelé l'ère du vide6
et l'ère des tribus,7
nous sommes entrés donc, ainsi que l'assure encore M. Maffesoli,
dans l'ère de la sensualité ou de l'érotisme (l'homo sapiens
cédant la place à l'homo eroticus),8et que je qualifierais, pour ma part, de l'ère des sens; ce que nous
vérifions tous les jours en Tunisie. Pourquoi les sens? Nous l'avons
dit ci-dessus, dans sa déclinaison au singulier, le sens est cette
fonction qui permet à un être vivant de percevoir son environnement
selon un mode particulier, soit donc la perception sensorielle ou
mentale; mais c'est aussi la gnosie, le senti. Et nous avons signalé,
par ailleurs, que, décliné au masculin pluriel, il s'agit de
l'instinct et du désir sexuel; c'est alors l'ardeur, l'amour, la
passion et la sensualité. Ainsi avec les sens, nous réunissons en
un seul mot la connaissance ou la capacité intuitive de quelque
chose, que cela résulte d'un bon jugement ou non, que cela soit une
idée formulable par un énoncé ou un mot ou impliquant un fait.
Dans cette acception, le sens peut être la finalité de l'existence
ou l'orientation d'une chose, sa direction, voulue ou subie. Et le
sens est aussi la succession irréversible des faits.
Combinant
ces différentes significations, je dirais même que cette ère des
sens est l'ère de la sensualité (sens-ualité), insistant de la
sorte sur le désir et/ou la volonté de sens qu'elle implique dans
les têtes, toutes les têtes, jeunes ou vieilles, bien faites ou
supposées mal faites, le sens se résolvant lui-même, dans le même
temps, en pur désir. C'est que la passion de la valeur et du
signifié touche tout un chacun aujourd'hui comme une chaleur qui
irradie dans les corps sous le soleil de plomb du pays. Dans tout
discours, toute attitude, privés et surtouts publics, il y a une
attention particulière portée au contenu, à la teneur du propos, à
son but, qu'ils soient conscient ou inconscients, dits et formulés
clairement ou non dits et tus, pure rationalité ou supposée impure
concupiscence. Faute donc d'une direction sérieuse, d'un cap, ou
encore d'un azimut (pour user d'une figure d'astronomie), les choses
passent d'un extrême à l'autre comme si on passait du bord de
l'angle situé à l'extrême du plan vertical de l'astre observé à
l'autre extrémité du plan méridien du point d'observation.
En
termes sociétaux et politiques, cela correspond au passage de
l'idéal recherché à la bascule allègrement dans le débordement,
le dérèglement, la dissolution l'excès, la perversion et le vice,
toutes ces figures que peut revêtir la sensualité quand elle se
fait débauche dans le sens d'usage abusif de la chose désirée.
Ainsi est mis l'accent sur « les grands changements de civilisation
comme conséquence des changements dans la pensée des peuples »,9
ainsi que l'assure Le Bon, confirmé en cela par la sociologie
moderne.
Or,
il y a un réel désir d'authenticité en ce peuple, que j'avais
qualifié dans un précédent article de nitescence, et ce désir
rejoint la sensualité générale qui marque l'humanité aujourd'hui,
remplissant le vide qu'on a cru déceler comme marquant les sociétés
postmodernes et qui n'était qu'un trop-plein démultiplié du fait
de la tribalisation des mœurs. C'est que les parts d'ange et du
diable dans l'être humain ont rarement été aussi intimement
intriquées; le désir d'être, y compris en tant que chair, dotée
de pulsions, d'instincts, n'ayant jamais été plus puissant
qu'aujourd'hui. Et c'est aussi cette pulsion sexuelle transmuée,
asexuée qui se manifeste dans le débordement religieux, extrémiste,
en compensation d'une saine vie sexuelle, d'une assomption ordinaire
de la vitalité brimée, presque castrée, de la jeunesse. N'est-il
pas connu que la pulsion sexuelle peut se transformer en pulsion de
mort? Car
cette
lumière au creux de l'être tunisien, et qui est une force
s'exerçant au plus profond de lui, le pousse à l'action, toute
action de nature à réduire ses tensions, internes et
psychologiques, comme externes et sociales. Aussi doit-on veiller à
ce qu'elle ne soit pas semblable à celle qui attire les insectes qui
y viennent trouver trépas; elle ne doit pas non plus être celle des
lucioles, brillante mais trompeuse.
Les
événements récents et ceux en cours en Tunisie, notamment avec
l'excès de juridisme auquel on a droit actuellement et qui n'est pas
loin de mal cacher une pratique politique à l'antique, démontrent
que nos dirigeants sont loin de faire attention à la surface
dangereusement glissante sur laquelle ils cherchent à faire
l'équilibre entre des positions contradictoires, sans vouloir
choisir une option unique, claire, permettant d'éviter un
clair-obscur par trop risqué et périlleux en des temps de confusion
de sentiments et d'actions.
Ce
dont on se doit de faire usage en la matière c'est d'une raison
sensible10
et non d'une raison raisonnante afin de pouvoir arriver à mettre
l'accent sur la profondeur des choses qui sont à leur surface et
qu'on ne voit plus à force de banalisation d'un ordinaire pas si
banal. Car les évidences ne se réduisent jamais au réel que l'on
croit voir, mais sont toujours grosses d'un irréel à distinguer, le
même que spécifiait Weber dans sa démarche sociologique
compréhensive.11
En
une Tunisie libérée de ses démons, cette ère des sens commande à
tous de veiller à ne pas retomber dans les errements du passé d'une
pensée unique et dogmatique, qu'elle soit à coloration laïque et
profane ou religieuse islamique. Il nous faut entretenir cette flamme
allumée par le Coup du peuple pour qu'elle reste ce qu'elle est :
une splendeur, une clarté de l'âme humaine, ce soleil en plein
minuit des turpitudes humaines, cette conscience de l'homme arrivé à
se libérer de son conditionnement matériel par une assomption
rationnelle de sa nature en vue d'atteindre à ce qu'elle de meilleur
— une spiritualité paisible et humaniste.
En
cela, quitte à fâcher encore mes amis laïcs et à les faire se
rebiffer, je redirais volontiers que, sociologiquement parlant, le
parti dominant au pouvoir, encadré qu'il est par les deux autres
ailes de la troïka, a en puissance le plus d'atouts pour réussir
pareille mission. Il pourrait le faire pour peu qu'il réussisse à
se libérer de ses démons le tirant vers les extrêmes, en se
faisant violence pour être original, comme le commande l'âme même
de la doctrine qui est à la base de son action. Et cela revient à
faire la politique autrement qu'il la fait, et non pas à l'antique
comme ses adversaires. Une intelligence est indispensable à cette
fin, dont ses hauts cadres ne semblent pas manquer, éclairés qu'ils
sont, non seulement par la gloire méritée de leur lutte avérée
contre la dictature déchue, mais aussi par l'esprit de l'islam
véritable qui fut une civilisation et une culture avant de se
retrouver réduit à une religion, un simple culte.
Pareille
intelligence doit aller au bout de sa logique, muant en ce courage
d'oser sortir des sentiers battus par un retour à la véritable
éthique islamique. Ce qui commande de placer l'islam bien au-dessus
de tout, à l'écart des disputes politiques, étant véritablement
en nos coeurs et non livré aux batailles idéologiques, d'où sa
splendeur ne saurait sortir qu'abaissée, éclaboussée par les
vicissitudes de la nature humaine. C'est ainsi et pas autrement que
le gouvernement actuel pourra augmenter ses chances de réussir à
durer au pouvoir en gardant la confiance de ses électeurs, car
l'éthique islamique est conforme à l'esprit de la démocratie ainsi
que je le démontrerai dans une chronique à venir.
Dans
cette attente, je me permettrais volontiers de lui suggérer, et ce
toujours du strict point de vue du regard sociologique que je porte
sur le pays, ce qui serait porteur dans sa politique sur le plan
profane, prolongeant ce que je viens de dire sur le lien entre
l'intégrisme et l'élan vital brimé chez les jeunes. Et je le ferai
en termes de valeurs et de libertés. D'une part, ce droit d'aller et
de venir librement de par le monde dans le cadre d'une aire
géographique communiant dans les valeurs démocratiques. D'autre
part, la liberté assumée des désirs et des moeurs à l'intérieur
du pays, afin que le jeune tunisien soit réellement bien dans sa
peau, n'accumulant plus les complexes, ne cultivant pas les
inhibitions favorisant les excès du nihilisme, encourageant le
glissement dans l'extrémisme.
C'est
qu'il est fatal que nous sortions du règne de la pensée unique qui
n'est, au mieux, qu'une vérité approximative découvrant des
vérités plurielles dans ce jeu subtil du simple et du complexe. La
vérité étant cet horizon vers lequel se tourner, elle reste
changeante, nécessitant d'avoir une vision en mesure de se
renouveler en permanence par un va-et-vient, un voilement et un
dévoilement continus rendant justice à l'organicité de
l'actualité, loin de se retrouver enserrée dans une démarche
fondée exclusivement sur la raison, la critique, le principe
réducteur de la réalité et se résolvant fatalement en une
attitude purement paranoïaque, celle qui consiste à se croire
au-dessus des autres et cultivant un esprit tourné contre eux.12
Il
est plus que temps d'adopter en Tunisie une approche ouverte à la
nature du sentiment, organique, imaginative, en empathie avec autrui;
celle qu'on a pu appeler métanoïaque,13
au sens d'être avec autrui, parmi les autres, ce qui suppose un
renversement de perspective, un total changement du regard et des
élans du coeur, d'une hostilité débile et stérile à l'aménité
nécessaire et nécessairement féconde
Comme
le lien social a été repensé à l'intérieur des structures
étatiques nationales, il doit l'être aussi au-delà des structures
habituelles de notre champ politique, car la socialité déborde
aujourd'hui les frontières des États ou des unions d'États,
prolongeant une sorte de centralité souterraine hors des réalités
politiques, les nouant et les dénouant selon leurs textures sociales
et humaines étendues qui se ramifient au-delà de frontières
formelles dans un monde globalisé. Aussi, une perspective
métanoïaque permet-elle de faire liaison dans une communion voulue
et non seulement affichée en des valeurs universelles au-delà des
contextes nationaux artificiellement fragmentés. Ainsi, tout comme
le sociologue s'adonnant à l’intelligence du présent, le
politique qui cherche à réussir en cette ère de sensualité
exacerbée doit-il être attentif à l’instituant, au souterrain,
ce coeur battant des sociétés!
En
cela, fatalement, il sera amené à transcender les frontières de
son pays pour plonger dans l'imaginaire agissant en ses entrailles,
fait d'un quotidien et de désirs structurés en réseaux de
communications interstitielles d'émotions et de sentiments. Il
s'agit, de fait, d'une sorte de société underground, comme on a pu
parler d'une « sociologie du dedans », accentuant les
transcendances nationales au-delà des frontières, communiant dans
une socialité méditerranéenne tout en sensualité, tout de sens
débridés, tellement chaleureux qu'ils en deviennent inflammables
aux moindres contresens ou non-sens.
Et
il nous faut, désormais, tenir compte de cet impensé singulier,
nécessaire à débusquer, mais souvent ignoré dans cet « oubli de
l'être » fruit de l'aveuglement à l'histoire de la classe
politique de part et d'autre de la Méditerranée; cette histoire
qu'elle façonne mal, amenant aux impasses actuelles, aux extrémismes
et à ce nihilisme accompli, qualifié par Heidegger comme étant une
« volonté de volonté ».14
Aujourd'hui,
celle-ci consiste à régenter la constante anthropologique qu'est le
mouvement humain, à le limiter au prétexte de l'encadrer selon une
vision manichéenne qui ne peut que se retourner contre ses
promoteurs. Car c'est pareille volonté de volonté occidentale
d'autodéfense se manifestant par l'enfermement dans des frontières
jamais sûres, qui donne naissance, pour une part non négligeable, à
une volonté de volonté en retour, tout d'un sentiment de rejet de
cet Occident assimilé, à tort, à de la pure arrogance.
Une
raison sensible :
Ainsi
et ainsi seulement, repensant l'ordinaire, pensant le rationnel
postmoderne en n'excluant pas ce qui fait partie de l'irrationnel,
prenant en compte l'expérience vécue, le sens commun par l'empathie
et la congruence entre le gouvernant et le gouverné, l'Européen et
le Maghrébin communiant dans les mêmes valeurs démocratiques, on
pourra comprendre la violence en cours en un pays habituellement
aussi paisible et ouvert à l'étranger que le nôtre et agir pour la
dépasser.
Il
est un fossé à combler urgemment entre les élites et le peuple, et
ce n'est pas par un tour de passe-passe magique ou le recours à une
déité, humaine ou divine, que l'on y réussira. Il est aujourd'hui
une sorte de docte ignorance qui prend place, similaire à ce temps
révolu où nos ancêtres étaient fiers de leur analphabétisme,
cachant même comme une tare tout savoir de lecture ou d'écriture.
Le prophète arabe ne fut-il pas présenté comme analphabète,
interprétant ainsi et selon les normes du temps un texte coranique
qui ne le supposait nullement? Pareil esprit se retrouve aujourd'hui
chez nous, avec cette méconnaissance affichée et revendiquée des
lois sociales par des foules qui sont parmi les plus éduquées du
monde arabe. Et elle l'est aussi de la part des élites jouant
parfois jusqu'au vice avec les subtilités de l'État de droit,
versant allégrement dans les délices du scientisme et du juridisme.
Il
est temps de repenser, au travers d'une conception apaisée de notre
riche spiritualité islamique aux couleurs soufies, le non-rationnel
afin de rééquilibrer la balance entre les pôles majeurs de la
société tunisienne, sa sécularité et sa religiosité, qui ne sont
que deux figures excentriques d'un creuset spirituel où
s'équilibrent l'intellect et l'affect.
Comment?
En tenant compte des sens de cette ère, accepter de ne pas voir que
les foules et plutôt le sens et la sensualité qu'elle décline sous
la forme d'un savoir rebelle à toute morale, non pas immoral, mais
amoral, ou encore dionysien. Et cela est possible par une pensée
caressante,15
ne reniant pas le conflit, mais l'assumant comme une nécessité, un
passage obligé en période de changement de paradigme. Sinon, de la
fête qui est à toutes les rues de notre Tunisie, jubilatoire
parfois, tragique par moments, la bascule sera par trop rapide dans
un plus grand chaos qui ne serait pas simplement et provisoirement
tragique, mais durablement dramatique.
La
raison sensible dont on doit faire usage dans le cadre de cette
pensée caressante doit cesser d'être abstraite, momifiée, figée
sur les catégories héritées de la modernité occidentale, mais se
fondant sur une plus grande proximité et une réelle congruence avec
le peuple, afin de le sentir littéralement, être en symbiose avec
lui, faire montre d'une perceptibilité réelle de son vécu, une
compréhension intuitive de son ressenti. C'est ainsi qu'elle sera
plus apte à saisir le réel social tunisien dans sa complexité,
n'excluant ni incertitudes ni aléas au prétexte d'impertinence ou
de non-pertinence, alors qu'ils font partie intrinsèque de
l'effervescence sociale, cet affoulement moderne refondant la
socialité et la vie collective en ce début de nouveau siècle.
C'est
l'esprit du temps qui le commande, un esprit revenu de la désillusion
des certitudes de la modernité aux in-certitudes de la
postmodernité. Et, pour peu qu'on n'hésite pas à faire l'éloge de
pareille raison sensible, d'y communier, on sera en mesure de faire
de la Tunisie le terrain par excellence à un réel épanouissement,
amenant à un réenchantement du monde, et ce en s'appuyant sur un
islam enfin apaisé.
Il
s'agit bien d'un enjeu éminent, un challenge majeur où le parti de
Ghannouchi et ses salafis, en premier, mais aussi les extrémistes de
l'autre bord politique, ayant tout autant une vision radicale des
choses, sont impliqués par nécessité dans cette oeuvre grandiose
ayant cours au pays.
L'ère
est au changement, les foules le commandent, les sens en émoi
l'exigent, et cela ne saurait se faire en toute quiétude.
L'essentiel reste que, de part et d'autre, l'on veille à ce que la
raison à employer soit bien plus sensible que raisonnable, humaine
avant d'être raisonnante. De la sorte, on aura bien plus de chance
de rester véritablement vigilant à servir l'intérêt du pays,
quitte à paraître rêver. Car « le rêve est plus fort que
l'expérience»,16
et est seul en mesure de ne céder jamais la frêle felouque de la
Tunisie à Charon dont la barque, comme le rappelle Bachelard, va
toujours aux enfers puisqu'il n'y a pas de nautonier du bonheur!17
Au
creux des apparences :
En
notre nouvelle Tunisie avançant cahin-caha entre les appétits des
uns et l'aveuglement des autres dans un semblant d'indifférence de
tous, un mélange d'insouciance et de cynisme, il est bon donc de
mettre les points sur les i pour que la vision soit un peu plus
claire. C'est la responsabilité du pouvoir qui doit rester celle de
vigie afin que l'avenir de ce pays plein de potentialités soit à la
mesure des promesses portées par son corps le plus original, même
dans ses excès — sa jeunesse, cette enfance d'un Nouveau Monde en
gestation. Il nous faut oser observer notre Tunisie non seulement au
fond des yeux, mais aussi au creux de son âme, le faisant à la fois
de près, étant au milieu de ce peuple vaillant qui a su élever sa
Volonté de vivre au diapason de l'histoire des peuples, que de loin,
pour une vision plus objective, moins déformée, et ce de la rive
d'en face, du nord de cette Méditerranée se voulant dans le même
temps amie jusqu'à l'inimitié et ennemie jusqu'à l'intimité.
Allant
donc aux creux des apparences avec une raison sensible, voilà ce que
l'on peut dire sur ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas,
histoire d'aider à nous voir un peu mieux tels que nous nous donnons
à voir. N'est-il pas vrai que c'est dans le miroir de l'autre que se
décline au mieux notre être, ce que nous sommes au vrai? «Je»
n'est-il pas fondamentalement un autre?Il s'agit bien ici d'un
exercice de style comme une tentative formelle de sondage
sociopsychologique au long cours qui ne se contente pas, comme le
sourcier, de sonder la nappe phréatique de l'âme du peuple, mais
d'en suivre l'affleurement à la surface des apparences tout en
gardant un oeil attentif à son phylum à travers les vicissitudes du
temps et des âges.
Alors,
que sommes-nous et que ne sommes-nous pas?
Commençons
par ce négatif qui, comme en photographie, révèle nos clichés. Le
Tunisien n'est pas dogmatique ni fou de quelque cause que ce soit.
Certes, il peut se passionner jusqu'à la folie pour une entreprise,
s'oublier et oublier ce qu'il a de plus précieux pour elle, même
s'il s'agit d'une cause perdue; mais c'est la passion qui le fait
agir ainsi et non pas l'intérêt, c'est une pulsion qui parcourt le
tréfonds du peuple, prenant source bien loin dans son inconscient
nourri de traits chevaleresques d'antan, d'une fierté juvénile bien
connue en milieu soufi sous le nom de cette Foutouwwa18
qui caractérisait l'Arabe antéislamique et que l'islam intégra
dans ses valeurs.
Le
Tunisien n'est pas non plus conformiste, aussi bien dans son mode de
vie que celui de sa tradition de penser; l'originalité est son trait
majeur, quitte à aller à l'encontre des canons de la bienséance,
heurter l'ordre établi, bousculer la pensée unique. Il est — ou
se veut — original en son essence et conçoit la vie en une oeuvre
de création, toujours nouvelle, à jamais renouvelée. Là encore il
ne diffère en rien de l'Arabe venu des déserts, une terre aride
ouverte à son élan irrésistible vers la liberté sans entraves, un
esprit de conquête19
faisant l'âme même des peuples jeunes ou cherchant à le demeurer.
Mais,
fondamentalement, le Tunisien n'est pas un être entier, fait d'un
bloc; il serait plutôt hybride, une sorte de Centaure archer dont la
moitié animale est profondément enracinée dans la glaise dont il
est fait,20
à laquelle il est attaché et de laquelle il ne saurait se détacher,
sauf à perdre une part essentielle de ce qui le fait, un être
original, quasi mythique et dans le même temps mystique au sens de
fusion avec le cosmos. Et justement, c'est ce qui constitue sa
seconde part indissociable de la première que symbolise sa partie
humaine qui est toujours tournée vers les étoiles, ces cieux qu'il
cherche à atteindre avec sa pensée, ses rêves et ses idées,
manifestés par l'arc tendu et ses flèches, autant de messages vers
l'horizon qui n'est que l'espace de vérité.
Ce
Tunisien ne se sent pas écarté de ses semblables, ne pouvant vivre
sans eux; il se veut citoyen du monde et il a un besoin irrépressible
pour en faire partie, y fusionner. C'est l'être-monde nouveau que sa
révolution, un coup populaire par excellence, a démontré et dont
elle continue à administrer la preuve par l'effervescence
continuelle de toute la société remuée en ses profondeurs comme un
ventre en gestation. Et il est prêt à mettre au monde ce qui sera
l'espérance attendue d'un être-ensemble original, conforme aux
attentes des uns et des autres, bien ancré dans leur authenticité
et qui est tout sauf une répudiation de l'altérité, cette seconde
face de la divinité ancienne, janusienne si j'ose dire, qu'est la
Tunisianité.
Dans
le même temps, ce Tunisien n'a pas une particulière fierté de sa
nature humaine, car ayant quelque veine divine, étant en possession
de ce qui fait le trait essentiel des déités, soit la sérénité
dont l'un des aspects non des moindres est la magnanimité. C'est ce
que, trivialement, on a qualifié de mollesse, de manque de virilité,
et qui est au vrai un sens élevé de la valeur de cette sagesse qui
est d'être une créature à l'image de son créateur.
De
ce Tunisien dont nous venons de brosser pour l'essentiel le portait
au négatif à la manière d'un archétype, nous faisons partie tout
en ne l'étant pas dans une dialectique bien tunisienne de la
complémentarité des contraires, cette pensée dite
contradictorielle élevée par la postmodernité en art suprême de
la cogitation.21
Que
serions-nous donc maintenant si on se définissait au positif? Nous
le tenterons en rappelant que la définition est, étymologiquement,
la précision des limites, de la fin (dé-finition); aussi, définir
consiste-t-il à indiquer les limites (dé-finir), jusqu'où on peut
aller et pas plus loin. Ce faisant, nous flirterons volontiers avec
les limites de la psychologie du Tunisien, n'hésitant pas à pousser
au paroxysme sa profonde nature, quitte à faire susciter chez
d'aucuns des cris d'orfraie. Et ce sera assurément vrai de la part
de ceux qui se voient autrement qu'ils ne le sont dans leur miroir
déformant, ignorant que leur véritable reflet est dans le
comportement et la réaction d'autrui, y compris celui qui est censé
être leur antinomie même.
D'abord,
nous sommes tous des anarchistes dans ce sens de refus de soumission
à une autorité qui ne nous convient pas22
et dans un esprit porté constamment à la contradiction. En cela,
nous pouvons être tout autant religieux qu'athées, croyants
orthodoxes et hétérodoxes; car qu'est-ce la religion sinon le lien
à établir avec ses semblables à travers l'intermédiation de
Dieu?23
Or, ce lien, le Tunisien se le confectionne seul et à ses vues,
selon ses goûts et parfois même ses humeurs. Aussi, que l'on soit
musulman ou non musulman, nous ne restons pas moins croyants en la
mission qui nous incombe et tant que Tunisiens. Celle-ci consiste à
célébrer la puissance divine à travers les valeurs essentielles de
la tolérance en tant que manifestation majeure de la rationalité et
de l'oecuménisme. Elle l'est aussi en tant que sanction du caractère
universel et humaniste de notre foi musulmane ou de notre foi en
l'homme libre. En effet, le musulman, par définition, est libre de
tout lien, n'étant soumis qu'à son créateur, qu'on l'appelle Allah
ou de tout autre nom à notre convenance, sachant que de par notre
condition humaine, nous restons imparfaits même et y compris dans
l'absoluité de notre génie.
Ce
faisant, et c'est bon de le rappeler en ces temps de trouble
idéologique confinant à la guerre des religions entre sécularistes
et religieux, nous sommes tous des laïcs au sens premier et vrai du
terme. Au-delà de l'acception d'une pratique particulière imposée
à l'histoire des idées politiques, ce terme désigne, en effet, ce
qui est commun au peuple et lui est propre.24
Or, ce qui est propre à la Tunisie est la prégnance en sa société
de valeurs à forte coloration moins typiquement religieuse que
spirituelle.
En
cela, aussi, nous pouvons affirmer que le Tunisien est salafi, au
sens de retour aux sources ou à l'exemple des anciens, avec en
premier et suprême modèle, après bien évidemment le prophète,
celui du soufi Junayd.25
Le Cheikh Ghannouchi, d'ailleurs, ne s'est pas privé de le dire,
mais en se gardant d'ajouter cette vérité incontournable qu'en
Tunisie le vrai salafisme est le soufisme de la vérité, qui a su le
mieux incarner l'esprit authentique de l'islam premier ou primitif.
On voit bien, d'ailleurs, aux attaques perpétrées ici et là contre
les mausolées soufis, à quel point le salafisme actuel des
mensonges se sent menacé dans son existence même par cet islam de
la vérité qu'est le soufisme des premiers maîtres. Certes,
d'aucuns persistent à ne voir dans le soufisme que sa déclinaison
populaire pour cacher leurs propres turpitudes. Or, même sous cette
forme caricaturale, le soufisme l'emporte sur le salafisme dévoyé
d'aujourd'hui en termes d'esprit de paix et de fraternité, deux
valeurs cardinales de l'islam des origines.
Et
tout autant, quitte à choquer encore, la provocation étant dans le
caractère du Tunisien du fait de sa propension à l'originalité,
nous pouvons soutenir aussi que nous sommes tous des homosensuels,26
entendant
par là que l'orientation sexuelle des uns et la pratique des moeurs
des autres demeure le dernier souci des larges couches populaires
attachées à leur liberté et celle d'autrui de vivre et le souci de
ne le faire qu'à leur guise, sans considérations morales que celles
imposées par l'éthique du moment qui se révèle être une
véritable esthétique.27
Il
est sûr que l'on pourra ajouter d'autres traits et caractéristiques
à ce tableau synoptique qui, rappelons-le, relève bien plus de
l'approche idéaltypique wébérienne que d'une catégorisation
scientifique. Aussi peuvent manquer certains traits paraissant non
moins essentiels que ceux cités et certains sembler excessifs; c'est
que notre but était moins d'être exhaustif et complet que pertinent
et concret, moins soucieux de réalisme et d'apparent que tenant
compte du réel y compris inapparent, le «
réal
»
tel que théorisé par M. Maffesoli.28
Aujourd'hui,
au-delà de l'agitation des uns se donnant faussement pour action et
les anathèmes des autres se voulant rappel à la vérité et qui ne
sont que des tentatives désespérées d'un rappel à un ordre
vermoulu en train de sombrer de lui-même dans les oubliettes de
l'histoire, la Tunisie fait son chemin vers sa future incarnation.
Elle est en pleine palingénésie, se défaisant pour se refaire
re-belle. En cela, la Tunisie est le lieu qui fait lien. Et tout vrai
Tunisien, inspiré et original, comprend l'importance de ce moment
historique qui est un instant privilégié, cet «
un-s-temps
unique »
et
multiple à la fois,29
un temps d'éternité, sachant que l'éternité est l'instant
présent30
dans
l'éternel retour des choses en ce monde.
C'est
ainsi que la Tunisie saura être en proue du nouveau cycle du temps
nouveau qui est en train de se mettre en place, temps régi par une
loi de la fraternité, le pouvoir institué des élites politiques y
devenant moins arrogant, car soumis à la puissance instituante des
masses populaires dans sa diversité tribale. Or, pareille puissance,
ne procédant pas d'une prépotence tutélaire surplombante, elle
n'est pas non plus celle de Dieu le père, mais de mon frère le
croyant, le vrai croyant, celui qui a une foi soucieuse avant tout de
la liberté de son prochain autant que de la sienne, y compris de ne
pas être croyant. C'est l'esprit de ce que je nomme l'islam
postmoderne.
De
la renaissance à la palingénésie :
La
renaissance que le parti islamiste dominant s'est choisie pour nom
est le rêve de tout Arabe musulman; en cela, la symbolique est
porteuse, de celles qui dénotent un sens politique affirmé. Il
reste que se focaliser sur une renaissance, c'est désormais se
limiter à un modèle qui fut certes grandiose et qu'on voudrait
refaire naître alors que toutes les lois scientifiques, notamment
sociologiques, disent son impossibilité; puisque rien ne renaît
comme il l'était.
C'est
pour cela que les salafis ont raison, en termes purement techniques,
de vouloir retrouver l'islam dans l'état où il était; en cela la
technique de la renaissance est respectée. Toutefois, retrouver cet
islam-là, ce n'est pas nécessairement retrouver l'islam qui fut
grandiose, car révolutionnaire, en son temps; et cela, les salafis
ne veulent pas le comprendre. Ce qui se comprend de leur part eu
égard à leur dogmatisme. Cela est néanmoins incompréhensible de
la part des musulmans se voulant modérés du parti d'EnNahdha.
Ceux-ci, tout en disant vouloir l'islam des Lumières, n'osent pas
reconnaître que leur oeuvre pour sa renaissance ne pourrait être un
simple retour de l'islam tel que nous l'avons connu, avec la lettre
de ses commandements en avance sur leur temps mais en recul sur le
nôtre. Car ainsi, ils le réduisent à un simple rite pour un autre
temps, n'y voyant que le culte figé, ce qu'il n'est pas. Pour
retrouver l'islam des Lumières, ils se doivent de comprendre qu'il
leur est inévitable de faire l'effort de lire l'islam selon ses
intentions, et faire de ses principes, son esprit sublime et éternel,
le guide de leur action politique.
C'est
d'une évolution vers un islam des temps actuels, donc de la
postmodernité, qu'il s'agit. Et le parti EnNahdha, pour réussir cet
effort, doit se libérer de la pression de ses extrémistes. Pour
cela, il a intérêt à consolider ses rapports avec les partis
laïcs; comme certains ont eu l'intelligence de le faire avec la
formule actuelle de la troïka. Cependant, il ne doit pas s'agir
d'une tactique politicienne, mais d'une stratégie au long cours qui
leur permettra d'évoluer encore plus et de réduire en eux
l'influence de leur part d'ombre, cet islam des ténèbres qui n'est
pas un danger pour le pays seulement — le monde méditerranéen y
compris —, mais aussi pour leur propre pérennité en tant que
parti politique qui compte.
Bien
évidemment, pour ce faire, un effort similaire à celui réalisé
par les deux membres de gauche de la troïka doit être fait
également par le reste des forces progressistes de l'opposition qui
se complaît, par trop, dans un rôle de dénigrement systématique;
même si pareille stratégie peut servir ponctuellement à refréner
la fringale hégémonique du parti dominant et ses fatales erreurs eu
égard à son expérience de gouvernement somme toute limitée.
Toutefois, pour être objectif, il faut reconnaître qu'en termes de
limitations, c'est tous les protagonistes de l'expérience
démocratique en Tunisie qui le sont; c'est le lot commun à tous les
partis politiques, y compris ceux disposant des plus expérimentés
de nos politiciens? Car l'expérience de ces derniers se résume en
un cursus réussi à l'école de la dictature et non par un véritable
parcours démocratique, sinon en tant qu'opposants. Or, s'il y a déjà
loin de la contestation à la gouvernance, que dire de l'expérience
sous la stricte férule d'une dictature?
Aussi,
la phase actuelle emportant des retombées qui concernent fatalement
les alliés occidentaux de la Tunisie, elle nécessite impérativement
leur implication. Et il doit s'agir de leur part d'un investissement
sérieux, sans arrière-pensées, en faveur de la démocratie avec
des mesures révolutionnaires. En cela, persistant et signant, je
soutiens inévitable à terme l'adhésion de la Tunisie à l'Union
européenne31
et
je continue à proposer, pour la préparer, l'instauration d'un visa
biométrique de circulation. Car cette dernière mesure est la seule
parade utile susceptible de faire échapper la jeunesse tunisienne au
péril intégriste, piège dans lequel elle est en train de tomber à
la faveur justement de la fermeture des frontières.
Dans
cette attente et pour y arriver dans les meilleures conditions, le
parti de cheikh Ghannouchi se doit de s'employer à faire passer son
parti, et surtout la mentalité de ses troupes, de la croyance, de la
conviction — soit d'une conception restrictive de la religion — à
la foi où prime la fidélité à l'esprit d'une religion qui est
bien plus un lien reliant la créature à Dieu et les créatures
entre elles qu'un lien qui attache et emprisonne. Et, contrairement à
la croyance, la foi relève bien de la science !32
C'est
pourquoi je crois que c'est moins d'une renaissance en Tunisie de
l'islam que l'on doit parler que de palingénésie, en rappelant que
celle-ci est un retour à la vie et donc bien plus qu'une simple
renaissance, étant un renouvellement moral, entre autres.
Or,
au-delà de son discours politique qui puise volontiers dans la
langue de bois — comme c'est le cas, au demeurant, pour la plupart
de ses opposants —, le parti EnNahdha ne semble pas tout à fait
prêt à une pareille évolution qualitative, la seule en mesure de
pérenniser son dernier succès électoral. Ce faisant, il oublie que
pareil succès fut moins une adhésion qu'un vote de rejet, juste un
bonus populaire pour un parti structuré, ayant véritablement milité
contre l'ancien régime. Pareille potion magique qui a servi à
remporter la compétition électorale reste, certes, sa force, mais
elle a bien besoin de plus d'ingrédients pour être toujours
efficace. Surtout si les futures élections se font avec un corps
électoral bien plus représentatif. Or, une telle force, cette arme
magique pourrait être la redécouverte de ce que j'appelle la
vocation islamique.
Mais
avant d'en disserter brièvement, puisqu'on doit y revenir en détail
dans la troisième partie de ce triptyque, rappelons d'un mot ce
qu'on a souvent tendance à oublier relatif à ce phénomène propre
à toute vocation, qu'est l'extrémisme. C'est qu'il ne nous faut
jamais ignorer que s'il se résout en cette tendance de recours aux
moyens extrêmes, donc violents, dans la lutte politique (mais aussi
religieuse quand la religion est aussi une politique, comme l'islam),
l'extrémisme est aussi et surtout un ultracisme, soit cette position
revendiquée d'être au-dessus des autres, professant une élévation
très haut par rapport au niveau commun auquel on réduit autrui. Or,
s'attacher à une conception voulue épurée de l'islam, même si
elle se revendique orthodoxe, comme c'est le cas chez le parti
EnNahdha, revient à être soi-même ultra, se situant au-dessus du
niveau général du peuple dont l'islam est tout autre, foncièrement
paisible, quitte à paraître hétérodoxe aux yeux des puristes chez
les nahdhaouis.
La
vocation islamique :
Il
est, ici, un parallèle à faire entre la notion de vocation (beruf)
telle qu'étudiée brillamment par Weber et son influence sur
l'évolution du christianisme et conséquemment sur le capitalisme33
et
la notion équivalente en islam de tradition des ancêtres, le salaf,
qui n'est qu'un appel au retour, bien moins à la tradition en tant
que somme théologique ou ensemble de notions héritées et mode de
leur transmission du passé, qu'à un attachement à l'esprit de
l'islam, sa vocation même, l'appel divin الدعوة.
Dans
les deux cas, il y a une interprétation de la vocation; mais si du
côté chrétien, elle s'est faite dans le sens d'une extériorisation
de la vocation religieuse, son ouverture au monde laïc, une
modernisation au sens premier de mise au goût du jour,34
en
islam, elle s'est traduite par une intériorisation, une sortie du
goût du jour qui était déjà par trop extériorisé, l'islam
marquant les moindres aspects de la vie, même si cela ne se faisait
pas selon une conception unique ni canonique. Or, combien même cela
allait être dénoncé, c'était déjà l'esprit même de l'islam en
ce qu'il avait de charge éminemment révolutionnaire et de remise en
cause de tout dogmatisme hors le dogme de l'unicité divine. En un
mot, on peut dire que son anomie telle qu'elle allait être dénoncée
par Ibn Hanball était déjà canonique dans son essence; ce qui
dérangeait était moins l'esprit que son assomption, moins le fond
que la forme. La preuve est que le père fondateur du salafisme, tout
en faisant des soufis de son temps ses ennemis jurés, ne pouvait que
saluer et vénérer les pères fondateurs de ce mouvement qu'il
appelait les soufis de la Vérité.35
Donc,
s'il s'est fait le contempteur du soufisme, on peut soutenir sans
risque de contradiction qu'il ne le fut qu'au nom d'une conception
pure et de l'islam et du soufisme réunis.
De
fait, il y avait un élément majeur qui a influé sur la pensée
d'Ibn Hanball et qui fut le dogmatisme de l'État, même s'il s'était
pratiqué au nom de la raison. C'est moins donc moins la raison qu'a
combattue l'éminent cheikh que sa pratique, soit la violence
instituée, la transcendance étatique.36
Et
c'est pareillement la violence, en sa forme impérialiste assise sur
l'instrumentation de pratiques populaires dévoyées du soufisme, que
combattra son élève Ibn Taymia. Or, en un tragique retournement des
choses, c'est plutôt pour toute sorte de violence instituée et
transcendante que combattent nos salafis d'aujourd'hui à coup de
constructions des plus diverses, plus farfelues les unes que les
autres, quitte à ce qu'elles soient, non seulement exotiques et
aberrantes, mais aussi carrément hérétiques eu égard à la foi
islamique véritable. Car la vocation islamique en terme salafi pur
est moins dans la conformité au dogme dans sa forme (comme avec
cette ineptie du retour au califat affichée ostensiblement par
d'aucuns)37
qu'à
l'esprit de ce dogme; et cet esprit s'appelle liberté, l'esprit
islamique étant d'abord libertaire. Nous y reviendrons dans la
chronique à suivre.
Disons,
dans l'immédiat, qu'en Occident, à la faveur du développement
économique et surtout (ne l'oublions pas!) de l'expansion
impérialiste dans un monde où la frontière n'existait pas, ou
n'avait qu'une valeur toute relative, on a fait de cette
extériorisation une extrospection. À l'opposé, en terre d'islam,
notre intériorisation a été une sorte d'introspection; et il n'est
que temps de tirer les leçons de cette autopsychanalyse qui dure
encore. Le moment est venu de quitter le divan et de démontrer que
la psychanalyse a réussi, nous permettant de distinguer ce que nous
sommes, comme brossé à grands traits supra, de ce que nous ne
sommes point! Pour atteindre à cette vocation, cette sommité
spirituelle que constitue notre religion en l'abordant en une culture
et non plus en un simple culte, usant d'une raison éminemment
sensible, il nous faudra procéder à ce que Gaston Bachelard appelle
une «
psychanalyse
de la connaissance objective »38
permettant
d'identifier les obstacles affectifs dans l'univers mental du
politicien, islamiste comme séculariste, qui empêchent la gestion
des phénomènes sociaux critiques et leur connaissance. Et il nous
faudra oublier que c'est moins de progressisme que l'on doit faire
montre dans l'action que de progressivité.
J'appelle
cela une politique compréhensive se fondant sur une approche de
l'imaginaire social où la rêverie sympathise intimement avec le
réel. En cela, il s'agira d'aller à l'encontre de cette approche
dépassée dite scientifique, prenant ses distances avec l'affectuel
qui est pourtant une charge émotionnelle du réel inévitable en
notre ère des sens. Car, ce faisant, on ne manque pas d'être
antipathique au peuple, ne sachant jamais être véritablement en
empathie avec lui, occupé à complaire à une conception dépassée
de la science et de la politique réunies.
L'imagination
morale au pouvoir :
Que
voit-on, pourtant? Au lieu de considérer le conflit comme la
constante inévitable de tout changement porteur de réalité
nouvelle, plein d'espoir et de lendemains qui chantent, on refuse
d'accepter le présent tel qu'il est de peur de paraître déchanter
aujourd'hui. Et l'on se propose, chacun à sa manière, d'être
porteur à soi seul du bonheur, se présentant illusoirement comme la
meilleure garantie qui soit de lendemains qui ne déchantent pas.
Ainsi,
pour nous limiter aux deux mastodontes accaparant la scène
politique, nous voyons le talentueux Caïd-Essebsi proposer son
expertise assise sur un passé de science infuse en politique
classique dont personne ne peut oser douter. Le hic est que
l'adhésion à cette expertise suppose un schibboleth,39
une
sorte de sésame pour un retour, même partiel et remis au goût du
jour, à un passé que le pays a pourtant définitivement rejeté.
Objectivement, une telle solution reviendra à faire vivre la
Tunisie, pour référer à l'histoire française,
une
Restauration. Or, c'est vers une République, seconde du nom, que
vont les rêves des Tunisiens!
J'ai
beaucoup de respect pour le talentueux BCE et je crois que la Tunisie
a encore besoin de lui, mais en sage au-dessus de la mêlée. Je
respecte aussi ses compagnons qui ont servi, tout comme moi et bien
d'autres, leur pays; mais je relève qu'ils n'ont pas pu ou su, pour
la plupart, rompre avec l'ancien régime lorsqu'il avait fallu
choisir entre les valeurs aujourd'hui célébrées et la complicité
avec leurs négateurs de l'époque révolue. Certes, eu égard à
l'atmosphère particulière de la dictature, il ne leur était pas
demandé d'entrer en révolte ou de militer; une dissidence
intellectuelle, une réserve morale avérée suffisait. Aussi, même
au nom de l'intérêt suprême du pays, on ne peut raisonnablement
mettre sur le même plan, au lendemain de la révolution, les
opposants à l'ancien régime et ses collaborateurs. C'est une
question d'éthique et encore plus d'esthétique,40
avant
d'être de politique !
Pour
ceux parmi les sympathisants de Caïd-Essebsi qui n'avaient pas frayé
avec la dictature déchue, sauvegardant leur âme, ils ont
aujourd'hui le tort de rompre avec la société dans ses plus larges
couches en adoptant une attitude séculariste excessive heurtant
l'attachement de la majorité du peuple à ses racines, et ce bien
moins par religiosité que par désir d'authenticité. C'est ce dont
ils doivent prendre conscience en cessant, tout comme pour le parti
islamiste, de puiser dans le langage double issu d'une politique à
l'antique.
S'agissant
du parti dominant, il persiste à tort à croire à une adhésion
politique large et automatique de la population à son idéologie, ce
qui obscurcit son horizon et nuit à son action. Le ministre des
Affaires étrangères, dans une déclaration fameuse cet été,
n'a-t-il pas prédit un avenir radieux pour son parti et des
retombées positives, par ricochet, pour ses alliés actuels,
assurant que la lune de miel entre EnNahdha et le peuple était
durable! Sans avoir les dons de prémonition de Monsieur Abdessalem,
je ne pense pas moins qu'il n'a pas nécessairement tort si,
toutefois, son parti savait tirer véritablement avantage de
l'expérience en cours et rectifier le tir, sérieusement et bien
plus qu'il ne le fait actuellement, en s'engageant résolument sur la
voie d'une nouvelle modernité politique.
Quèsaco?
D'évidence, il s'agit de l'adhésion sans réserve à ces règles de
base de toute démocratie qui se respecte aujourd'hui, sourcilleuse
sur la liberté des opinions et des moeurs, l'égalité de tous les
citoyens, croyants et non-croyants, hommes et femmes, outre la
non-atteinte à la vie privée et la non-restriction des pratiques
sexuelles non orthodoxes, y compris en matière de moeurs, dont la
santé demeure le pouls de la société.
Pour
ce faire, le parti majoritaire possède un atout maître en
l'expérience du parti frère turc au pouvoir qui est de nature à
l'éclairer sur la meilleure stratégie afin d'éviter les erreurs
inévitables en politique. Mais, bien mieux que tout, son arme fatale
reste la tradition ancestrale de la Tunisie en termes de libertés et
d'ouverture au meilleur, même hors de ses frontières terrestres
étriquées qui ne renferment pas moins une originalité d'autant
plus précieuse qu'elle est forcément rare eu égard à la taille du
pays si réduite, propice à toutes les préciosités et toutes les
expériences d'avant-garde.
EnNahdha
doit abandonner sa posture morale actuelle, bien ringarde aux yeux du
peuple dans sa majorité qui est, à l'exception d'une minorité
pudibonde, éprise jusqu'au fond de l'âme d'un plaisir d'être, une
aspiration hédoniste à vivre ici et maintenant et ce même, et
surtout, à l'ombre d'une religion compréhensive, tolérante et
rebelle à tout conformisme.
Quand
les personnalités du staff politique se montrent humbles, insistant
sur leur volonté de se corriger et de mieux faire, c'est de bonne
guerre, les erreurs étant inévitables y compris de la part des
politiciens chevronnés, sans parler de ceux qui font leurs premières
armes en politique. Il ne faut pas moins que pareille profession de
foi soit sincère et ne relève pas de la tactique politicienne.
Surtout lorsqu'on dispose, comme c'est le cas de l'équipe
gouvernante, de cette part d'empathie avec le peuple du fait du passé
de lutte contre la dictature; ce qui n'a pas peu compté pour son
accession si remarquée et si remarquable au pouvoir.
Il
ne tient donc qu'au gouvernement en place de faire sincèrement
preuve d'humilité, en évitant toute tentation de se croire
infaillible et d'entretenir en lui la flamme d'amateurisme politique
dont il use par moments à juste titre, afin de rester à l'écoute
du moindre son de cloche juste en provenance des profondeurs du
peuple. J'ai parlé d'amateurisme et je précise qu'il ne s'agit pas
de ce manque de professionnalisme susceptible de donner une oeuvre
incomplète ou bâclée; car pareil travail, s'il ne procède pas
d'une mauvaise foi caractérisée, n'est pas blâmable et peut à
tout moment être amélioré; l'intention — la bonne — devant
toujours primer. Non ! par amateurisme, j'entends la manière de
s'adonner à son travail avec entrain et plaisir, sinon amour et
passion; et c'est la marque du vrai politique aujourd'hui, notamment
tel que le peuple de Tunisie en rêve pour son pays où peuvent se
tracer les lignes d'un nouveau futur de l'exercice du pouvoir, non
seulement dans les pays du Sud, mais dans le monde entier.
Dans
un article récent, et ci-dessus encore, j'ai parlé de cette lumière
qui est en ce peuple, faite d'une foi dans le meilleur, une tension
vers l'idéal. Or cette lumière est une lueur d'activisme, cette
attitude désormais quasi générale dans la population à prendre
une part active aux moindres événements du pays, particulièrement
dans le contexte politique et social postrévolutionnaire.
Malheureusement,
l'image de la scène politique actuelle reste par trop celle d'une
imagination morale orientée41
où
se mêlent des dits et des non-dits. Or, faute d'user au pouvoir de
l'imagination féconde de nature à muer en un facteur d'innovation
d'une pratique politique démodée en collant à l'imaginaire
populaire, on est réduit à une imagination morale se résumant à
se vouloir juste de la force brute, une force de frappe partisane
dans une stratégie centrée sur leur seul objet du désir politique,
un désir relevant alors du honteux : le pouvoir et ses leviers.
Pour
le parti dominant, celui qui compte le plus, en dernière analyse
aujourd'hui, la particularité de son action est qu'elle est
fondamentalement en son essence une rétroaction. Le programme
d'EnNahdha est resté en grande partie écrit en une encre spéciale,
la partie visible, la moins importante réellement, l'étant en gros
caractères et à l'encre habituelle, cherchant à se conformer aux
objurgations de ses alliés tenant compte des exigences populaires.
La seconde, cependant, celle qui fait foi auprès des plus initiées
du parti et qui n'est accessible qu'à eux est à ce jour en encre
sympathique.
Il
ne serait pas excessif de dire ici que le plus grand succès réalisé
par le parti de cheikh Ghannouchi en Tunisie l'a été justement dans
ce domaine de l'imagination morale. J'entends par là cette capacité
d'imaginer les possibilités diverses et variées en bénéfices et
en dommages potentiels susceptibles de découler d'une action
choisie. C'est en cela que la politique du parti au pouvoir reste
singulière, à la fois intelligente et retorse, et qu'on peut
considérer comme de la politique de haut vol selon la conception
politique à l'antique. Or, cette dernière se réduit à du vent
(finissant même en vent d'autan!) dans la conception vraie d'une
politique compréhensive, usant de raison sensible et de pensée
caressante que commande l'ère des sens actuelle.
Faut-il
rappeler à qui prétend voir l'avenir selon ses croyances et
convictions, et qui se révèle de courte vue, que le pays a changé
et qu'il n'est plus possible de s'y comporter en père, même pas en
étant bienveillant au possible. On est dans une société de foules
aux sens en émoi que seule peut régir une loi horizontale,
fraternelle; aussi est-il recommandé de s'efforcer à se comporter
en égal de tous les Tunisiens et, au mieux, en primus inter pares,
pour avoir une chance de réunir autour de soi, autour d'une
politique intelligente, à défaut de tous les Tunisiens, une
majorité effective.
Signalons,
à ce propos, qu'il existe en psychologie sociale ce qu'on appelle
l'effet « Primus Inter Pares » dit effet PIP42
selon
lequel on cherche, dans un premier temps, à se situer comme
semblable et conforme aux autres, tout en développant, dans un
second temps, une différenciation accrue d'autrui. Or, il est de la
plus haute importance d'être attentif au fait que si l'expression
sert à l'origine à souligner l'égalité formelle entre les membres
d'une communauté quelconque ou le fait que les décisions y sont
prises par consensus, elle ne manque de virer rapidement de sens.
Ainsi,
l'inventeur du concept montre dans des travaux sur le double
comportement — ce qui ne suppose pas nécessairement de la
duplicité, mais juste une attitude se voulant à la fois semblable
et différente — qu'un sujet peut chercher à donner une image
positive de lui-même tout en voulant défendre son originalité
individuelle. Et il conclut que tel comportement aboutit à une
posture « sur-conforme », soit totalement artificielle. Et c'est
ainsi que se présente aux yeux de la majorité des Tunisiens le
parti EnNahdha dans sa gestion de ses contradictions internes et ses
ambitions antagonistes pour la Tunisie.
Bien
pis! La conception nahdhaouie de la religion, quoi qu'on en dise,
reste réductrice de l'islam. Elle ignore ce qu'il a de
révolutionnaire, sacrifiant son âme à un texte qu'on croit honorer
en veillant à ce qu'il reste figé dans son interprétation,
intouchable en ses implications, car sacré. Ce faisant, elle ne
réalise pas que pareille conception est foncièrement
judéo-chrétienne! En effet, le sacré dans la tradition arabe
islamique est ce qui force le respect par sa sublimité même, quitte
à changer ou à cause de son aptitude à cela, pour rester toujours
objet d'un respect renouvelé du moment que son évolution demeure
conforme à son essence. C'est en cela que réside la sacralité
vraie chez les Arabes.
L'imaginaire
de la révolution
Ce
qui désole encore aujourd'hui est que la langue de bois demeure
l'arme la plus utilisée par la plupart des protagonistes de la scène
politique s'adonnant à la politique à l'ancienne déjà décriée.
On aurait dit un personnel en désorientation spatio-temporelle,
comme atteint d'un Alzheimer politique!
Dans
ce théâtre de la prouesse, peut-on raisonnablement soutenir que le
parti de Cheikh Ghannouchi fait ce qu'il ne dit pas? Pratique-t-il le
double langage? Disons qu'il se situe sur le plan de la politique
telle que la pratiquent aussi ses protagonistes et qu'en pareille
conception, tout dépend de la qualité et de la morale des
interlocuteurs. Contrairement donc aux apparences et à ses sources
religieuses, il se situe plutôt sur le plan de la politique et non
de l'éthique, car même l'islam accepte le recours au mensonge et à
la tromperie en guerre. En cela, EnNahdha, au lieu de se
singulariser, n'hésite pas à recourir aux mêmes armes utilisées
par ses adversaires, faisant devise de la fameuse expression qui veut
que les promesses politiques ne lient que celui qui les entend.
On
est donc loin d'une conception compréhensive de la politique où
l'éthique doit d'abord être cette esthétique tout en sensibilité,
où l'ordre amoureux est de rigueur, s'étendant à tous, y compris
et surtout à l'adversaire tel que l'illustre l'islam soufi, primant
l'ordre égotiste de soi dans une société où la loi du père,
fût-il Dieu, cède la place à celle des frères, horizontale et
égalitaire. La fraternité musulmane, qui se décline au vrai en une
fraternité humaine, serait-elle donc un simple slogan, un pur mythe
pour EnNahdha?
En
Tunisie aujourd'hui, tout en acceptant de paraître naïf, cette
naïveté du sage ou du philosophe qui amène à ne jamais juger sur
les intentions, on n'est plus dupe des fausses apparences ou de
Perlimpinpin, à supposer que cela le fût un jour. On sait
pertinemment, par intuition presque, que la représentation mentale
est au coeur de l'action ou de l'inaction et de la qualité de notre
sérieuse volonté à gérer avec coeur les choses. C'est de notre
image de nous-mêmes et de notre société qu'il s'agit ici, et tout
simplement de la politique qui est assise dessus.
Et
cette politique a certes des dimensions intérieures et extérieures.
Des premières, notre imagination est maîtresse. Des autres, elle
peut y prendre part selon notre conviction. Et celle-ci doit être
grande! Car, il est un fait indubitable : que les choses iront
nettement mieux de par le monde le jour où l'on réalisera toutes
les implications du village planétaire dans lequel nous vivons
depuis un temps. Or, le politique véritable aujourd'hui est celui
qui en tient compte dans son action. Et plus que tout, qui ne perd
pas de vue l'imaginaire populaire.
En
notre pays, cet imaginaire a été résumé par le fameux « Dégage
», un impératif qui a bien moins porté sur une personne que sur un
système, bien moins sur une pratique que sur sa symbolique. C'était
l'ordre donné à une conception antique de la politique de laisser
la place à une nouvelle, plus soucieuse de la dignité du peuple, de
ses exigences au respect et de ses aspirations à l'émancipation.
Aujourd'hui, alors que la liberté certaine retrouvée par le peuple
ouvre une sorte de boîte magique, d'aucuns cherchent à en faire une
boîte de Pandore, toutes les envies voulant s'exprimer, y compris
les plus farfelues, les moins conformes à l'esprit paisible du
peuple par leur extrémisme et jusqu'au-boutisme.
Aujourd'hui
donc, et plus que jamais, il nous faut être attentifs à cet
imaginaire et en tenir compte pour agir aussi bien dans sons sens que
dans celui de l'ère présente régie, tel que nous l'avons noté,
par des sens débridés, aussi bien dans leur signification de
pulsions intimistes, sexuelles, que de revendications publiques de
mesures sociales et politiques.
Nous
l'avons dit, cette politique originale, ayant le courage d'aller vers
l'idéal en tenant compte du réel, se doit de satisfaire à deux
exigences autant évidentes sur le plan des principes que difficiles
à entrevoir sur le plan pratique pour cause d'une fausse
appréhension idéaliste lui collant à la peau. Aussi, nous le
répétons volontiers, cela consiste à épiphaniser le réel
national en y faisant éclore toutes les valeurs démocratiques sans
restriction. Et cela ne se fera que par une assomption d'un islam des
Lumières laissant apparaître ce qu'il comporte d'éternel en
prenant appui sur son esprit et ses intentions pour tout qui est en
lui de contingent.
Cela
nécessite, sur le plan international, d'oser défier les canons usés
d'une politique internationale par la puissance porteuse de
l'imaginaire d'une révolution démocratique s'apparentant à
l'avènement en Méditerranée de «présence paraclétique»,43
soit d'une force agissante qui, à l'image du Saint-Esprit,
illuminera la Méditerranée, englobant ses États démocratiques et
transformant les valeurs de ceux sur lesquels elle se pose. Ce qui
exige une transfiguration de la conception européenne de ses
rapports avec ses voisins du sud, la Tunisie pouvant y aider en osant
revendiquer son adhésion à l'Union européenne. À défaut d'avoir
un tel courage, qui est bien moins visionnaire que l'on croit,
pareille issue s'imposera quand même à l'Europe qui — Nobel
oblige, désormais — sera bien amenée, à proposer l'adhésion à
la Tunisie pour l'amarrer aux valeurs de la démocratie occidentale,
lui évitant de glisser dans l'extrémisme, emportant l'Europe dans
une tourmente alors inévitable.
Tôt
ou tard, cette issue adviendra, étant inscrite dans les faits
sociaux évoluant vers un renouvellement de la notion de communauté.
Je vois en gestation, dans la socialité effervescente aujourd'hui en
Tunisie, et à un degré moindre dans les sociétés européennes,
une notion de Communitas existentielle idéelle44
du vivre et du sentir communautaire démocratique méditerranéen. De
fait, ce sera une nouvelle mouture, postmoderne bien évidemment, de
la notion classique de solidarité mécanique chère à Durkheim, qui
désignait l'agrégation d'individus situés non pas côte à côte,
mais en congruence, en osmose, les uns avec les autres avec un
sentiment commun d'appartenance à un ensemble social transcendant
les consciences individuelles, artificiellement singulières.
Aujourd'hui, en cette ère des sens, la communauté démocratique
prime les frontières et les cultures, elle est d'abord d'essence
politique.
La
Communitas démocratique, en notre postmodernité, est à la source
d'un éthos collectif qui est loin d'exprimer une quelconque somme de
consciences individuelles, même s'il s'incarne nécessairement dans
ces dernières, celles-ci étant avant tout un désir de paix que
seule une démocratie vraie peut garantir. Or, cela nécessite de
part et d'autre de la Méditerranée, une sorte d'extase, au sens
premier du terme, c'est-à-dire d'une « sortie de soi » vers
l'autre.45
En
effet, la Tunisie comme l'Europe, sont appelées à briser la gangue
de leurs conformismes ancestraux pour faire participer tout un chacun
de leurs citoyens à la solide organicité des gens et des choses et,
plus largement, du cosmos dans une solidarité démocratique à
inventer en Méditerranée afin qu'on arrête d'opposer ses deux
rives avec des arrière-pensées, des arguties ou des artifices
géographiques devenus démagogiques devant l'interdépendance
généralisée, humaine surtout.
À
suivre
:
L'éthique
islamique et l'esprit de la démocratie : L'islam en œuvre d'art
NOTES
:
1
Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Presses Universitaires de
France, Paris, rééd. 1971.
2 Rappelons
que la postmodernité est, schématiquement la «synergie de
l'archaïsme et du développement technique». Cf. Michel Maffesoli,
L'instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés
postmodernes, Paris, Denoël, 2000, rééd. La Table Ronde, 2003,
p.13.
3
Le Bon, op. cit.
4
Michel Maffesoli avait déjà relevé cette caractéristique de nos
temps dès 1988 : Le Temps des tribus, Le déclin de
l'individualisme dans les sociétés de masse, rééd. La Table
Ronde, Paris, 2000.
5
MM,
comme le nomment ses amis, écrit ainsi dans la présentation
d'Après la modernité, ouvrage réunissant trois de ses premiers
ouvrages : «Savoir prendre en charge l'impensé, c'est-à-dire le
sous-sol d'une socialité demeurée à l'écart du savoir officiel.
Un ailleurs qui est pourtant là. Le là de l'être social. Le là
de ce qu'Auguste Comte nommait le Grand Être. Prendre en charge
l'impensé, c'est-à-dire ce qui est là, dispersé, chez le poète,
l'artiste, le prophète. Et, surtout chez cet homme du quotidien,
homme sans qualité, qui est un condensé de tout cela. Une pensée
présente à la présence de la vie. Penser à même la vie.
S'attacher à ce que Walter Benjamin nommait le concret le plus
extrême. Voilà bien le chemin emprunté par cette réflexion
ruminante qui, au travers de la domination, du mythe du Progrès, du
présentéisme, s'employait à désobstruer la sociologie
théorique des pensées convenues et divers dogmatismes dominants.»
Après la modernité ? : la logique de la domination, la violence
totalitaire, la conquête du présent - Michel Maffesoli - CNRS
Editions, Paris, 2008.
6
Gilles
Lipovetsky, L'Ère du vide. Essais sur l'individualisme
contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
7
Michel
Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans
les sociétés de masse, Paris, La Table Ronde, 1988.
8
Michel
Maffesoli, Homo eroticus. Des communions émotionnelles, CNRS
Éditions, Paris, 2012. Rappelons que Maffesoli est l'auteur de la
fameuse sociologie de l'orgie, faisant de la figure de Dionysos, ce
dieu cher à son cœur, l'archétype de la socialité postmoderne.
Or, Dionysos n'est pas loin de correspondre, chez nous, à ce que
Bourguiba appelait le démon berbère. Cf. à ce sujet : L'Ombre de
Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, 1982, rééd.
CNRS Éditions, Paris, 2010.
9
Le Bon, op. cit.
10
Cf. Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, La Table Ronde,
Paris, 1996, rééd. 2005. Cet ouvrage paraîtra sous peu en arabe
au Maroc, aux éditions Afrique Orient, sous le titre : مزايا
العقل الحساس
traduit
par Abdallah Zarou, un ancien élève de Maffesoli, déjà
traducteur chez le même éditeur de Du nomadisme : في
الحل والترحال.
En arabe, il existe juste un autre titre traduit de Maffesoli, La
Contemplation du monde, premier en date et qu'on doit à Farid Zahi
تأمل
العالم.
الصورة
والأسلوب
في الحياة الإجتماعية
11
Max Weber, Économie et société, Pocket, Paris, 1995.
12
Paranoïa vient du grec pará (au-dessus de) et nóos (esprit,
pensée); soit « para nous», ce qui suppose d'avoir « l’esprit
tourné contre ». La manière binaire d’appréhender le monde
social, évoquée ici et dans la note suivante, est préconisée par
Patrick Tacussel, mais on la retrouve déjà chez Martin Heidegger
ou Gilles Deleuze, et elle a été reprise par Miche Maffesoli. Cf.,
par exemple : Martin Heidegger, Chemins
qui ne mènent nulle part, Gallimard coll. Tel, Paris, 1927
-
Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de
l'esthétique, Paris, Plon, 1990 rééd. 1993.
13
Métanoïa est dérivé du grec, signifiant tout autant : penser
après, réfléchir ensuite que changer d'avis et regretter ou se
repentir. C'est au sens de changement de pensée et de comportement,
de la manière dont on doit à la fois penser et agir eu égard aux
questions importantes que nous le retenons ici. Voir aussi la note
précédente.
14 Par
cette expression, Heidegger reprend le thème nietzschéen de la
« volonté de puissance », pour mettre l'accent sur une
volonté tautologique ayant renié jusqu'aux « valeurs »,
ne voulant plus qu'elle-même, par-delà tout principe moral et à
l'exclusion de toute autre fin possible.
15
Par
pensée (ou encore sociologie caressante), on exprime, chez
Maffesoli notamment, l'idée d'une pensée basée sur une
démarche emphatique à l'égard des phénomènes sociaux, qui
ne brutalise pas le donné social et ce en le prenant tel qu'il
est, sans chercher à le réduire à quelque concept figé imposé
par la raison ou un souci de rationalité. Cela rejoint la pensée
métanoïaque précitée (cf. note 13) s'opposant, par son
horizontalité, à la pensée paranoïaque qui est surplombante,
pratiquant une lecture extérieure au fait social et le soumettant à
ses a priori et postulats épistémologiques et
méthodologiques, et ce à la manière du marxisme, par exemple.
16
Gaston Bachelard : La Psychanalyse du feu, éd. Gallimard, coll. NRF
Idées, 1949, chap. 2 (Feu et rêverie), p. 40.
17
L'expression
exacte de Gaston Bachelard est : « La barque de Charon va toujours
aux enfers. Il n'y a pas de nautonier du bonheur. » L'Eau et les
Rêves, Gaston Bachelard, éd. José Corti, 1942, p. 108.
18
Cf.
par exemple, sur cette notion : Claude Cahen, L'évolution sociale
du monde musulman jusqu'au XIIe siècle face à celle du monde
chrétien, Cahiers de civilisation médiévale, 1959 , Volume 2,
Numéro 2-5, pp. 37-52
19
Le
sociologue Patrick Tacussel, professeur à Montpellier, dans une
recherche en cours dont il livra en exclusivité certains aspects
durant le colloque du CEAQ tenu en Sorbonne les 20 et 21 juin 2012
croit justement caractériser l'histoire européenne durant sa
modernité par un pareil esprit de conquête. Ce serait là un autre
aspect essentiel supplémentaire de connivence entre l'Europe et le
Maghreb. N'oublions pas que l'influence arabe, contrairement au
mythe politique, ne s'est pas arrêtée à Poitiers, et qu'on la
retrouve bien disséminée jusqu'au nord de la France, sans parler
de sa réelle présence au fond du tissu social et culturel de
l'Hexagone.
20
En
cela, le Tunisien est identique au Français, la ruralité, comme
l'a si bien montré Gaston Roupnel étant l'identité de la France,
son âme. Et voici donc un trait supplémentaire réunissant la
France et la Tunisie ! Cf. Gaston Roupnel, Histoire de la campagne
française, Paris, Éditions Ernest Leroux, 1932, et Gaston Roupnel,
La Bourgogne, types et coutumes, Paris, Éditions des Horizons de
France, 1936. Voir aussi l'excellent article en ligne de Whalen, en
vue de la «Préface» inédite de l’Histoire de la campagne, dans
la revue de l'Association des ruralistes français : Philip Whalen,
« La mise en lumière des travaux de Gaston Roupnel (1871-1946) »,
Ruralia [En ligne], 08 | 2001, mis en ligne le 01 juillet 2005, URL
: http://ruralia.revues.org/217
21
Voici
la définition par M. Maffesoli de cette notion essentielle en
sociologie contemporaine qu'est le contradictoriel : Ici le
paroxysme est instructif: à vouloir réduire la diversité, à trop
fonctionner sur le fantasme de l’Un, on oublie, pour le pire, que
la vie ne se laisse pas enclore, mais repose essentiellement sur le
pluralisme. C’est pour exprimer cela que l’on a pu proposer la
notion de contradictoriel. Notion qui réintroduit, d’un point de
vue logique, la contradiction non dépassée, et non dépassable, au
sein de la question sociale. À l’opposé du politique qui (...)
est la forme profane du magister mundi, la pensée du
contradictoriel rappelle que tout ne s’éduque pas, que le
désordre a sa place, et qu’un excès de régulation est
potentiellement mortifère, ou qu’à tout le moins, il désamorce
la tension vitale qui fait qu’une communauté donnée se sent
responsable d’elle-même et assure ainsi sa propre «conservation
de soi». Car c’est bien cela le paradoxe : tel l’apprenti
sorcier, en s’autonomisant de la base qui lui sert de support, en
déniant sa diversité, en ne voyant pas le contradictoriel en acte
dans la vie quotidienne, en voulant être un substitut de dieu qui
crée, toujours et à nouveau, ce qu’il nomme, le politique
aboutit à un effet inverse, la destruction de l’être-ensemble
dont il est censé être à la fois l’expression et le garant.
Cela a un nom savant : hétérotélie, trivialisé en « effet
pervers». Cf. article en ligne : «La perfection de l'Un» : http://www.michelmaffesoli.org/textes/la-perfection-de-l-un.html
22
Étymologiquement,
le terme anarchie est dérivé du grec avec le sens de : dénué de
principe directeur et d'origine. Au-delà du sens commun de désordre
et d'anomie, il désigne aussi le système où les individus sont
dégagés de toute autorité.
23
Pour
fonder notre conception de la religion comme lien, nous nous
référons à l'une
de ses deux étymologies latines soit religare, signifiant « relier
».
24
L'acception
contemporaine du terme laïc est dérivée du vocabulaire
théologique en faisant le contraire de clérical et désignant les
fidèles de l'Église qui ne sont pas des clercs et n'y ayant pas
des responsabilités comme évêques ou prêtres, par exemple. Mais,
l'étymologie latine du mot (laicus) ne signifie rien d'autre que ce
qui est commun au peuple, sens et terme repris d'ailleurs au grec.
25
Ibn
Achir, auquel il arrive à R. Ghannouchi de se référer, le dit
bien dans son poème en vers didactiques (si fréquents dans la
tradition musulmane comme procédé mnémotechnique) en spécifiant
la conformité de l'islam tunisien à la Tariqa du soufi Junayd. Cf.
المرشد
المعين على
الضروري من علوم
الدين On peut en prendre connaissance ici.
26
Terme
que je propose, par ailleurs, en lieu et place de celui
d'homosexualité, par trop connoté sexe. Par contre, la sensualité
est partout dans les rues arabes musulmanes.
27
Le mot esthétique est dérivé du grec aesthetica qui signifie
sensation. C'est donc la science du sensible. Quant à éthique, son
étymologie vient du grec ethikos soit moral, et ethos, moeurs. Si
donc l'éthique est la science de la morale et des moeurs, l'éthique
de l'esthétique est la science de la morale et des moeurs sous
l'angle des sensations et du sensible. Maffesoli y consacre son
livre Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique,
La Table Ronde, Paris, 1990, rééd. 2007.
28
Le
réal est un réel qui ne se plie pas au principe de réalité, le
réduisant à sa plus simple expression, sans égard à la
déformation qu'il fait subir à la réalité ainsi appréhendée
comme soumise à un lit de Procuste. Voilà ce qu'il en dit MM :
C'est en sachant garder de la distance que l'on peut être proche de
ce
qui est;
de la vie en ce qu'elle a de concret et d'expérimental. Être à
même de rendre compte du «
réel
»,
le «
Poiei
»
des grecs exprimant la «
poiésie
»
de l'existence. Un «
réel"
n'ayant pas grand chose à voir avec le fameux «
principe
de réalité »
(économique, social, politique) qui n'est que l'aboutissement de ce
modus
operandi
propre à la modernité : réduire l'entièreté de l'être à sa
plus simple expression. Ce que Auguste Comte avait fort bien résumé:
«
reductio
ad unum
».
Rappelons que c'est une problématique déjà développée dans La
Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive,
Paris, Méridiens Klincsieck, 1985, rééd. 2007.
29
Bachelard
écrit, par exemple : «
l'instant,
bien précisé, reste, dans la doctrine d'Einstein, un absolu. Pour
lui donner cette valeur d'absolu, il suffit de considérer l'instant
dans son état synthétique, comme un point de l'espace-temps.
Autrement dit, il faut prendre l'être comme une synthèse appuyée
à la fois sur l'espace et le temps. Il est au point de concours du
lieu et du présent : hic et nunc; non pas ici et demain, non pas
là-bas et aujourd'hui. »
L'Intuition de l'instant, Le Livre de poche, biblio essais, 2011,
pp. 30-31.
30
La
socialité postmoderne est une volonté de vouloir-vivre ensemble et
le donné sociétal contemporain redéfinit une inédite «
éthique
»
de l'existence, fondée sur l'instant, la jouissance du «
moment
»,
affranchie des pesanteurs contractuelles de l'identité sociale de
l'individu. Il s'agit d'une nouvelle logique de l'être en société
marquant un retour d'une manière archaïque de ressentir
communément la «
vitalité
sociale »,
libéré du joug rationnel et objectivant des lois désenchantées
de la modernité. Cf. Michel Maffesoli, L'Instant éternel. Le
retour du tragique dans les sociétés postmodernes, op. cit.
31
Et
je suis loin d'être le seul à penser cette évidence. Ainsi,
quelqu'un de sensé comme Sylvain Kahn l'a dit avant moi. Rappelons
qu'il est professeur d'histoire de l'intégration européenne à
Sciences Po et est l'auteur de Géopolitique de l'Union européenne
(Armand Colin, 2007) et codirecteur du Dictionnaire critique de
l'Union européenne (Armand Colin, 2008). Cf., à titre d'exemple,
son article au journal Le Monde du 2 mars 2011 intitulé «
Proposons
à la Tunisie d'adhérer à l'Union européenne ».
32
Cf.
ce qu'en dit le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, membre de
l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine : «
La
croyance est une fatalité du cerveau... La foi est, au contraire,
un acte totalement rationnel qui résulte d'une quête d'amour, la
seule vérité qui compte.»,
Interview au journal La Vie du 9 août 2012, p. 43.
33
Cf.
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris,
Pocket, Agora, 1994, p. 81 sq.
34
Étymologiquement,
la modernité est la contraction du latin modushodiernus, voulant
dire : être à la manière d'aujourd'hui.
35انظر
ابن تيمية :
مجموع
الفتاوى، جمع عبد الرحمن ومحمد النجدي،
مطبعة
الحكومة بالمملكة العربية
السعودية،
ج 11،
ص 18،
À
noter que le tome 11 est consacré au soufisme et qu'il a fait
l'objet d'un livre à part :
فقه
التصوف لشيخ الإسلام الإمام ابن تيمية،
تهذيب وتعليق الشيخ زهير شفيق الكبي،
دار الفكر العربي، بيروت، 1993
36
On
rappelle qu'Ibn Hanbal eut maille à partir avec l'État abbasside
qui a cherché à imposer la doctrine mu'tazilite par la force.
Pareillement, Ibn Taymiya ne fut pas épargné par les autorités
officielles, et mourut en prison.
37
J'ai évoqué cette question dans mon article, en ligne sur mon site
: لتتحرر من الخُلف أولا، يا حزب التحرير
39
Terme
biblique signifiant l'épreuve
déterminant l’aptitude d’une personne. Dans
la pratique, il fait référence à l'appartenance
d'une personne à un groupe et représente un signe de
reconnaissance verbale.
41
C'est
ce qu'on nomme en anglais «
moral
imagination »,
une expression de plus en plus utilisée pour les questions de
nature éthique.
42
On
doit ce concept à Jean-Paul Codol. Cf., notamment, «
Effet
PIP »
et conflit de normes, L'Année Psychologique, 1975, vol. 75, n°1,
pp. 127-145.
43
Cf.
Gilbert Durand, «
La
Beauté comme présence paraclétique : essai sur les résurgences
d'un bassin sémantique »
in Eranos Jahrbuch, La Beauté sur terre, vol. 33, Insel Verlag,
1984
44
Cette
notion de Communitas existentielle est empruntée à Victor Witter
Turner, cf. Le phénomène rituel : structure et contre-structure.
Paris, PUF, 1969. Notons ici que Turner préfère le terme
communitas à celui de communauté, en tant que modalité sociale
d’une simple « aire de vie commune » et qui est marquée du
sceau du sacré, distincte de la structure profane. La Communitas
possède « une dimension existentielle et engage l’homme tout
entier dans sa relation aux autres hommes tout entiers » (Turner
Victor W., 1969 : 125). Pareillement, j'ai tendance à user, dans le
strict cadre islamique, du terme de Communautarité.
45
Turner
en était conscient, d'ailleurs, accolant au terme de Communitas
l'adjectif «
existentiel
»
pour signifier que pareille communauté n'advient qu'au prix d'une
pareille extase. Rappelons ici, à titre anecdotique, à quel point
l'extase est valorisée chez les soufis.