On parle souvent de réalisme à tort et à travers, invoquant le
principe de réalité pour couper la tête non seulement à toute idée innovante,
mais aussi à l'attitude neutre qui consiste à regarder la société telle qu'elle
se donne à voir, en un pur donné, sans jugement, sans a priori.
Souvent, il est dans notre attitude une tendance bien inconsciente à
voir les choses telles qu'elles devraient être et non telles qu'elles sont.
C'est qu'en observant les autres, on échappe difficilement à la tentation de
les juger selon notre imagination morale, nos conditionnements, notre habitus,
comme on dit désormais.
Si pareille attitude peut être acceptée dans une situation de calme,
où l'ordre règne et le besoin est parfois pressant de s'y conformer, il ne peut
en aller de même aux périodes où l'ordre se défait, étant remis en cause,
appelé à laisser place à un autre.
Dans une situation similaire de changement d'un paradigme prenant
quelque temps pour advenir et la situation pour se stabiliser, tel principe de
réalité est non seulement inopérant, mais néfaste même. Bien mieux que de juger
les autres à travers ses propres convictions ou lubies, jouant à Procuste, il
est bien plus judicieux et raisonnable de se pencher sur soi-même, y puiser les
ingrédients d'une vérité partagée, la société dans son ensemble n'étant que le
conglomérat de chacun de nous, de ses rêves, ses illusions.
Dans un passage du Rire, Bergson remarque que l'écrivain n'a pas
besoin d'observer les autres pour y puiser le modèle de ses personnages; c'est
en lui-même qu'il les trouve. Car pour le philosophe français, il suffit à
l'auteur de remonter le courant de sa propre vie, et parvenu à tel ou tel
carrefour, de réactiver les virtualités qu'il a dû sacrifier; ainsi met-il en
scène les personnages qu'il aurait pu avoir si, à telle ou telle bifurcation de
son parcours, il n'avait pas opté pour une autre voie.[i]
Aujourd'hui, plus que jamais, réfléchissant sur la situation de
notre pays, pareillement à l'écrivain bergsonien, nous sommes appelés à nous libérer
de la dictature du pseudoréalisme afin de saisir « le virtuel dans le réel »[ii]
et ce en nous penchant sur nous-mêmes, notre propre psychologie, nos valeurs, songes
et utopies.
Comment serait-ce possible, s'agissant de la foi en des impératifs
en nous, spirituels ou profanes, mais de nature à nous motiver à agir unis vers
le meilleur ? En pensant à l'ensemble de ce qui a été sacrifié tout en restant
disponible et virtuellement réalisable. Et, ce faisant, en nous arrêtant
surtout de contribuer à absolutiser et à amplifier le système dominant de
pensée, religieux ou séculier, ce choix qu'une culture a fait d'elle-même.
Autrement dit, d'arrêter de ne lire tout le processus qui a donné la situation
d'anarchie actuelle de la Tunisie que rétrospectivement, à travers le prisme de
l'ordre de la rationalité moderne, pour les uns, ou de l'islam salafi issu de
la clôture dogmatique de l'ijtihad, pour les autres.[iii]
Du rêve :
L'hypothèse incontournable en science sociale, proposée par l'une de
ses figures éminentes qu'est Bourdieu, est que l'image que l'on se fait de soi
résulte de rapports de force et de transactions peu à peu intériorisées. Cette
hypothèse permet d'observer avec acuité le mécanisme subtil de la régulation
des idées en rendant visibles les détails souvent inaperçus.
Pour cela, on peut avoir besoin de recourir à un modèle, moins comme
une vérité établie qu'en tant que fiction, un outil heuristique, s'inscrivant
dans une lignée non pour la saisine d'une vérité ne s'offrant jamais en prise saisissable,
que d'accès à sa manifestation la plus crédible, ne la sacralisant pas en ne
dédaignant pas l'erreur. Parlant justement de l'approche d'une réalité, d'un
système, R. Ruyer écrit ainsi que le fait d'en « entrevoir des fragments est le
principe même de l'erreur, mais c'est aussi le principe de la découverte »[iv].
Nous penchant sur les réalités en cours en notre pays, nous
entendons donc le faire par le biais du rêve, celui d'une liberté sans
attaches, absolue, d'autant plus folle qu'elle n'est perçue que relevant
justement du songe, d'une récréation de l'esprit.
Rappelons à ce propos ce que disait Jung de la fonction générale des
rêves consistant à « rétablir notre équilibre psychologique à l'aide d'un
matériel onirique qui, d'une façon subtile, reconstitue l'équilibre total de
notre psychisme tout entier.»[v]
Or, Pareille fonction est essentielle; Jung la considère d'ailleurs complémentaire
(ou compensatrice) dans notre constitution psychique, demandant de traiter le
rêve comme un fait « à propos duquel on ne doit pas avoir d'idée préconçue,
sinon qu'il a d'une manière ou d'une autre un sens, une expression spécifique
de l'inconscient. ». Cela est encore plus nécessaire, selon lui, « ... lorsque
nous voulons explorer cette faculté qu'à l'homme de produire des symboles, les
rêves constituent le matériau le plus fondamental et le plus accessible à notre
examen ».[vi]
Et, pour terminer avec notre auteur suisse, rappelons que l'avenir
pour lui est bien inscrit dans les rêves qui « peuvent quelquefois annoncer
certaines situations bien avant qu'elles ne se produisent. Ce n'est pas
nécessairement un miracle, ou une prophétie. Beaucoup de crises, dans notre
vie, ont une longue histoire inconsciente. Nous nous acheminons vers elles pas
à pas, sans nous rendre compte du danger qui s'accumule. Mais ce qui échappe à
notre conscience est souvent perçu par notre inconscient, qui peut nous
transmettre l'information au moyen du rêve. »[vii]
De la sorte, nous pouvons mieux comprendre ce qu'assurait une figure
majeure de la théologie chrétienne de la libération, défenseur impénitent des
droits de l'Homme, l'archevêque d'Olinda et Récife, dans le Nordeste, plus
pauvre région du Brésil, Dom Helder Pessoa Câmara affirmant que « Lorsqu'on
rêve tout seul, ce n'est qu'un rêve alors que lorsqu'on rêve à plusieurs, c'est
déjà une réalité. L'utopie partagée, c'est le ressort de l'Histoire.»
Toutefois, il nous faut rappeler ici, parlant des réalités sociales,
qu'il y a un rapport nécessaire à respecter entre la forme et le fond afin d'être
en mesure de rendre compte du va-et-vient qui s'impose entre les objets et
l'assise des problèmes sur lesquels ils se découpent, autrement dit, usant
d'une expression foucaldienne, des choses telles qu'elles sont et des mots pour
en parler.
Ainsi nous faut-il tenir compte des enseignements de
l'anthropologie, par exemple, pour comprendre le comportement des « sociétés
contre l'État », avec quelqu'un comme Clastres, notamment,[viii] ou pour être au fait de la manière avec laquelle se défend la «
société contre la magie », avec quelqu'un comme Ernesto de Martino analyste du
Monde magique, entre autres.[ix]
Certes, dans le premier cas, il s'agit des sociétés amérindiennes
qui se prémunissent contre l'émergence de l'Etat, tandis que dans le second,
c'est le monde occidental qui se protège contre un retour de la magie (ou tout
autre phénomène du même ordre, considéré comme irrationnel), cette dernière
ayant déjà connu une riche existence culturelle. Mais dans les deux cas, les
enseignements sont tout aussi pertinents pour notre société où le heurt est
évident entre laïcistes modernistes et spiritualistes archaïsants.
À ce titre, les analyses de Clastres et de de Martino ont ceci
d'intéressant qu'elles permettent de repérer dans la culture occidentale les «
dispositifs » visant à inhiber le retour de la magie et des pratiques
assimilées, en même temps qu'elles étudient, chez les supposés sauvages, les
dispositifs qui les protègent de l'émergence de l'État, forcément perçu comme
un Etat Léviathan. Autrement dit, il suffit de transposer dans un cas les
laïcistes et dans l'autre les traditionalistes pour obtenir un cadre similaire
d'analyse.
Alors, de quoi rêve le Tunisien sans oser y croire, sans vouloir ou
pouvoir l'avouer? Quels rêves seraient de nature à désamorcer les crises
factices qui traversent ses couches les élevant les unes contre les autres?
Nous pensons que, sa liberté politique retrouvée, le peuple tunisien
rêve encore de liberté plus complète, celle de la majorité, être considéré
comme adulte, méritant respect, exigeant un traitement en tant qu'évolué politiquement,
aussi bien à l'intérieur des frontières du pays qu'à l'extérieur.
Aussi, cette liberté, quitte à verser dans l'irrationnel, la
mystique ou même la magie s'il le faut, est un rêve d'émancipation des liens de
toute transcendance, étatique comme divine, nationale comme transnationale. Et
c'est le rêve de la majorité, sinon de tout le peuple, même si d'aucuns le font
en silence, trop écrasés par le joug du principe de réalité, et d'autres bien
plus bruyamment, mais au nom d'une vision déformée à force de convictions
contrariées par les ambitions hostiles roulant pour des convictions opposées,
non moins nihilistes.
De l'insomnie :
Or, comme la Tunisie ne rêve plus, cette activité n'est plus de
l'ordre de l'onirique; et si elle est cauchemardesque, elle n'a pas moins lieu
en plein éveil. Il s'agit donc de tout autre chose que d'une songerie à l'état
de veille; bien plus, de l'action désespérée comme suite d'une négation du
moindre droit au rêve.
Aujourd'hui, la Tunisie est insomniaque; trop nerveuse du fait de
l'agitation de certaines de ses élites, ce qui rejaillit négativement sur la
sérénité de son peuple, pourtant légendaire. Tout se passe comme avec un enfant
n'arrivant plus à trouver le sommeil à trop voir ses parents se déchirer pour
des broutilles, allant jusqu'à verser dans les extrêmes. Bien pis ! certains
des enfants prennent la défense de l'un, tandis que d'autres soutiennent le
second; et c'est l'éclatement assuré de la famille au-delà du trouble
permanent.
Et il y a bien plus grave encore, une des causes de pareille
insomnie provenant d'agissements irresponsables des aventuriers inévitables usant
de tous les subterfuges possibles pour maintenir la société en éveil; on
connaît bien ce mode de torture psychologique consistant à priver le prisonnier
de sommeil, et donc du rêve !
Car ce peuple qui, dans son écrasante majorité, a un penchant
certain pour un mode de vie sans bruit, paisible et même hédoniste, a besoin du
sommeil réparateur après avoir réussi son œuvre d'Hercule. Mais il s'agit moins
de dormir que de faire le somme riche de rêves, dont l'être humain équilibré ne
saurait se passer.
C'est de rêve que la Tunisie manque le plus aujourd'hui, le rêve qui
est à la source de toute création novatrice, ce rêve qui permet de pousser loin
les limites d'un réalisme castrateur, ce fameux principe de réalité réducteur.
Rêver, disons-nous, c'est être volontariste, oser sortir du cadre
obsolète d'une rationalité cartésienne qui n'est plus de mise, étant fondée sur
une exagération caricaturale des vertus de la raison au moment même où la
raison scientifique devient sensible, i. e. ouverte aux apports divers,
spiritualistes notamment.
En notre époque postmoderne, en ce XXIe siècle qui débute, le
cartésianisme auquel continuent de se référer nombre de nos élites est dépassé;
il ne renvoie qu'à un temps de la pensée humaine qui n'est plus de mise, un
temps d'une modernité défunte
La violence physique et morale étant en passe de s'installer
durablement en notre pays, rappelons ce qu'en disait encore l'archevêque
brésilien ci-dessus cité : « Il y a trois sortes de violence. La première, mère
de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et
perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui
écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien
huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté
d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet
d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première
violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie
de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la
fait naître, et la troisième qui la tue. »
Or, pour contrer pareille violence dans sa réalité ternaire, il
n'est que le rêve, ainsi que spécifié ici, constituant l'antidote suprême barrant
la route à une telle dérive !
Rêvons donc de la Tunisie devenue laboratoire d'un islam
postmoderne, moins cultuel et bien plus culturel. Et, pour ce faire, l'arrimage
du pays à un système démocratique étant nécessaire sinon inéluctable, la
stabilité politique en dépendant, rêvons de l'entrée de la Tunisie à l'Union Européenne
comme perspective sérieuse, soit sur une demande expresse de sa part soit sur
proposition de l'Union.
C'est la paix et la prospérité non seulement en Tunisie mais dans
tout le bassin méditerranéen qui en dépendra. Rêvons donc et faisons de nos rêves
réalité en agissant dans le cadre d'une politique qui soit réellement
originale, et donc compréhensive !
NOTES :