Deux drames malheureux !
Entre le parti islamiste au
pouvoir et les tendances extrêmes de son obédience, les choses ne
seront plus les mêmes après les deux malheureux drames que la
Tunisie d'après la révolution vient de vivre. Au-delà de la cause
défendue et sa validité, les faits reprochés à tort ou à raison
et les circonstances qui ont entouré ces drames, il y a eu mort
d'hommes en lutte pour leurs convictions, et cela est suffisant pour
constituer matière à mythe, d'une part, et pour culpabiliser tous
ceux qui, de près ou de loin, en ont été la cause directe ou
indirecte, d'autre part.
C'est qu'une mort au nom des
idées, quels qu'ils soient, est déjà une honte pour la démocratie.
Or, quand une telle mort a lieu dans les geôles de la République,
devant être radicalement différentes des oubliettes des despotes,
elle constitue une faute, pour le moins morale, pour leurs
responsables. Et lorsqu'elle a été, de surcroît, voulue comme une
arme suprême, elle signe l'échec de notre nouvelle démocratie à
se libérer de ses vieux démons hérités des temps de la dictature
déchue.
Il y a eu d'autres morts
regrettables, il est vrai, depuis la réussite du Coup du peuple, et
les abus n'ont pas manqué et
ne manquent toujours pas, dénoncés par les uns
et par les autres comme la preuve intangible de la résilience des
réflexes d'un temps espéré définitivement révolu. Mais
jusqu'ici, l'État pouvait s'en laver les mains, les imputant à des
bavures qui ne seraient que le fait d'éléments incontrôlables ou
rétifs aux valeurs nouvelles.
Or, pour les deux derniers
drames, et quoi qu'il en dise, le pouvoir en place ne peut jouer à
Ponce Pilate; car ils ont eu lieu à l'intérieur de ses prisons,
sous le regard de ses servants. Il aura beau prétendre n'avoir pu
contrarier le droit inaliénable des personnes d'user de l'arme de la
grève, n'avoir eu le choix que de laisser la justice suivre son
cours en toute indépendance sans la moindre immixtion de sa part, il
aura failli au devoir d'assurer la sécurité de ses citoyens à
l'intérieur du sanctuaire même de l'État souverain qu'est la
prison républicaine.
Là où réside la
responsabilité du pouvoir, c'est dans son incapacité à inventer
une politique originale qui soit à la fois garante des libertés et
des convictions des citoyens, de l'État de droit ainsi que du
nécessaire respect dû à l'autorité étatique. Le parti au pouvoir
semble avoir été tenté de pratiquer à fond la carte de la majesté
du pouvoir avec des salafis qui le narguaient en usant d'une grève
qu'ils ont entamée en une sorte de jeu gagnant d'avance et qui, pour
leur malheur, fut juste perçue en bras de fer se devant d'être
remporté coûte que coûte.
Le hic est que jusque-là, et
c'est ce qui a brouillé la vision de part et d'autre, le pouvoir a
joué la carte opposée, celle de la tolérance la plus large pour
des exactions portées à l'État de droit par ces mêmes salafis.
Psychologiquement, et sans avoir à recourir à l'argument — vrai,
par ailleurs, et somme toute compréhensible — de la pression des
amis américains, il s'est retrouvé en porte-à-faux, s'étant senti
floué par ceux qu'il ménageait jusque-là, amignonnait même.
Pourtant, autant il aurait dû
user de la force et de l'intransigeance lors des occurrences passées,
autant il aurait dû se montrer inventif et tolérant lors de cette
grève de la faim qui finit par être funeste. Car il y allait de la
vie des prisonniers, ce qui pouvait tout justifier, surtout des
initiatives hardies au nom d'une fibre humanitaire, par exemple,
alors que les fois précédentes, il en allait tout autrement, les
principes fondateurs de la démocratie, telle la liberté d'opinion,
ne toléraient aucune concession ni mansuétude.
En l'occurrence, le pouvoir
en place aurait pu considérer plus sérieusement les motivations
avancées par les grévistes de la faim et, n'ayant pas réussi à
les amener à interrompre leur grève, les hospitaliser sous bonne
garde ou même encore les libérer en les assignant à résidence
chez eux. Avec un minimum d'imagination, il aurait pu trouver une
solution adaptée s'il n'avait pas eu la conscience bien peu
tranquille du fait de son attitude passée, ayant mené sur le champ
hypersensible des libertés une politique de gribouille.
Des lendemains qui
déchantent ?
Ainsi, de son propre fait,
les obédiences extrêmes de l'islam tunisien ont eu leurs martyrs
par excellence, ceux qui tombent sur l'autel des amis dont on se
méfie, au final, comme des pires ennemis, Et l'on sait que pareils
martyrs sont assurément créateurs de mythes; or, lutter contre un
mythe, c'est tenter de remplir le tonneau des danaïdes! L'ironie du
sort aura donc voulu que tout cela soit du fait même du parti
islamiste au pouvoir, comme s'il l'avait indirectement cherché, tel
celui qui se libère inconsciemment d'une contrainte devenant par
trop pesante.
Le parti du cheikh Ghannouchi
en est d'ailleurs tellement conscient qu'il met la gomme pour limiter
les conséquences désastreuses de ce qui vient de se passer,
chamboulant toute sa stratégie. Pour lui, c'en est fini sans aucun
doute de l'illusion longtemps caressée d'avoir un terrain d'entente
avec les salafis. Avec les deux martyrs de cette grève à mort, les
extrémistes de l'islam ont toute latitude pour administrer la preuve
de la compromission, pour le moins, du parti EnNahdha avec ce qu'ils
nomment les ennemis de l'islam, sinon sa trahison des idéaux du
mouvement faisant de l'islam son oriflamme.
Au demeurant, cela confirme
l'analyse sociologique la plus établie des organisations sociales,
stipulant qu'une structure quelconque a toujours tendance, à un
moment ou un autre de son existence, à violer ses principes
fondateurs si sa pérennité même en dépendait. Or, EnNahdha est à
ce stade de sa vie politique.
Aussi, le parti islamiste au
pouvoir est aujourd'hui face à des lendemains qui déchantent s'il
entend persévérer dans la politique suivie jusqu'ici consistant à
louvoyer, cherchant à concilier les inconciliables quitte à prendre
des libertés avec les principes intangibles, les siens, sacrés aux
yeux de certains, comme ceux d'autrui, non moins sacrés en
démocratie.
Toutefois, pareil futur
désenchantement pourrait se révéler une aubaine véritable en
amenant le parti à forcer sa carapace et faire sa propre révolution
mentale, se libérant de ses démons et du carcan obscurantiste qu'il
traîne comme un boulet. Assuré qu'il est de la fracture
irrémédiable avec ses extrémistes, il se doit de saisir ce moment
quasiment historique pour clarifier définitivement sa position en
tant que parti de gouvernement d'inspiration islamique.
Il doit, quitte à se
délester des franges les plus intransigeantes et rétrogrades en son
sein ou sur ses ailes, saisir cette occasion pour faire l'option que
commande sa place à la tête du pays, un islam des Lumières,
respectueux de la démocratie et de ses principes majeurs, sans nulle
restriction aux idéaux universels, ce que je qualifie d'islam
postmoderne.
Ce faisant, et en se coupant
définitivement de ses extrêmes, il verra aussi, assurément, nombre
de ses adhérents le quitter; mais il gagnera sans nul doute en
crédibilité et attirera d'autres sympathisants bien plus nombreux
tout en se ménageant une sérieuse perspective de continuer à
œuvrer au sommet de l'État avec des partenaires responsables à une
modernisation sereine du pays et de la pratique de l'islam loin de
tout obscurantisme.
À quelque chose malheur est
bon donc, comme dit le proverbe populaire; et le malheur des uns fait
le bonheur des autres. En l'occurrence, ce sera le bonheur de la
Tunisie qui a toujours su, grâce à ses martyrs de tous bords, se
revitaliser pour rester une terre de paix, de tolérance et
d'ouverture.
Comme avec le ver à soie
donnant naissance au papillon, la mort, loin d'être une fin de la
vie, n'est-elle pas aussi, en politique et en socialité, notamment,
une naissance pour un nouveau départ, ce qu'on qualifie de
palingénésie, une naissance nouvelle?
Ainsi les deux malheureux
drames de nos salafis serviraient-ils l'islam, non comme ils
cherchaient à le faire, mais bien plutôt sa cause vraie en tant que
religion progressiste et universaliste, selon sa conception
authentique. De la sorte, ils ne se seraient pas sacrifiés pour
rien, même avec un résultat obtenu à leur corps défendant.
On
a vu, depuis les drames, le gouvernement recourir aux solutions
ci-dessus évoquées; mais c'était trop tard pour avoir l'effet
souhaité, le mal suprême étant fait, ses dernières mesures
relevant alors du cautère sur jambe de bois. Aujourd'hui, il
reste au parti EnNahdha à faire sa révolution postmoderne,
réussissant du coup le pari américain qui a fait de lui la pièce
maîtresse du changement immédiat en Tunisie et médiat dans tout le
monde arabe musulman.
Et
dans l'immédiat, il allégera certainement le poids de la critique
systématique du fait de son exercice du pouvoir dans un climat rendu
difficile pas des oppositions diverses, pas toujours animées de
bonne foi. Pour qu'elles le soient, il doit donner l'exemple, sinon
il ne peut critiquer ce qu'il reproduit lui-même : les abus d'une
politique sans imagination ni éthique véritable.
Pourtant,
l'impératif catégorique premier de l'idéologie dont il se réclame
est justement pareille éthique !
Publié sur Nawaat