L'honneur du politique tunisien se décline au féminin
Voici, avec le 13 août, une
nouvelle occasion perdue pour le gouvernement, celle de célébrer dignement la
fête de la femme et le 55e anniversaire du texte fondateur de la modernité en
Tunisie qu'est le Code du Statut Personnel ! Car il aurait dû le faire par un acte majeur,
symboliquement porteur, non seulement en dividendes politiques, mais aussi et
surtout en termes de gouvernance sérieuse et clairvoyante !
Une langue de bois généralisée :
En effet, rêveur comme je
tiens à l'être, m'adonnant volontiers au songe, comme le philosophe cultive la
naïveté en un regard clair sur la réalité, j'ai espéré que le gouvernement aura
la sagesse de saisir cette occasion pour lever l'ambiguïté — qui n'est même pas
artistique et qui ne trompe plus personne — entretenue autour de ses intentions
véritables et sa ligne de conduite en matière de libertés.
Aussi ai-je voulu le voir
annoncer le retrait de la déclaration générale faite à propos de la Convention
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes,
dite Cedaw, qui en restreint sérieusement la portée.
Car ce faisant, il aurait pu
tordre le cou à ce qu'il qualifie de désinformation quant à son attachement à
ces libertés, y compris à l'égalité de tous les citoyens sans distinction de sexe,
tout en démontrant son réalisme dans la gestion des affaires publiques.
Hélas, la langue de bois
reste la règle ! Et cela n'est pas propre à la composante majoritaire du
gouvernement ni aux hérauts de l'opposition; comme si elle devait être
l'apanage de nos gouvernants !
En effet, il suffit
d'entendre, par exemple, le président de l'Assemblée Constituante justifier,
contre tout bon sens, son attachement aux dates farfelues des prochaines
échéances majeures (adoption de la constitution et élections) pour ne plus
douter que nos élites relèvent vraiment de cet Alzheimer politique que je leur
trouve.
Par ailleurs, pour se
disculper, la majorité actuelle pourra toujours dire qu'elle a hérité de
l'ancien gouvernement l'état actuel du droit en Tunisie à l'égard de la
question de la Cedaw. En effet, en la matière, le gouvernement de Béji Caïd
Essebsi n'a pas été plus libéral que son successeur malgré les protestations de
foi démocratiques et libérales de ces ténors actuellement dans l'opposition.
Libre cours est alors donné au
gouvernement Jebali de continuer à éluder la question essentielle portant sur
ses intentions et à ses actuels opposants de clamer leur attachement à ces
mêmes droits !
Mais les faits sont là et le
prouvent : les uns et les autres n'ont fait qu'une même et seule politique en l'objet qui scelle une connivence
objective entre un gouvernement se disant moderniste et laïc et l'actuel qui
décline ses préférences religieuses.
En matière des droits de la
femme, la politique tunisienne supposée moderne ou originale n'a été, de fait,
que blanc bonnet...!
Aussi, pour se distinguer de
son prédécesseur, s'il en a vraiment envie, il ne reste au gouvernement Jebali
que de se réclamer d'un islam postmoderne, tirant toutes les implications
imposées par l'époque de la postmodernité que nous vivons.
Ainsi et ainsi seulement
rendra-t-il le plus fier service à la Tunisie qu'il est censé servir et à
l'islam qui est à la base de son engagement politique !
Une adhésion prétexte à une convention sans effectivité :
En effet, en l'objet, le
gouvernement de BCE a fait montre d'une politique se contentant de
demi-mesures, tout comme continue de le faire l'actuel gouvernement de Hamadi
Jebali. La preuve en est rapportée par le décret-loi nº 2011/103 du 24 octobre
2011, publié au JORT n° 82 du 28 octobre 2011 qui, au lieu d'abroger toutes les
restrictions apportées par la Tunisie à cette convention, n'a fait que botter
en touche en maintenant la déclaration générale du gouvernement y relative.
Que signifie donc le maintien
de cette déclaration générale? Tout simplement, cela consiste à rendre non
effective la convention réduite à un simple prétexte pour afficher la fausse
apparence de modernité eu égard aux critères internationaux en la matière,
De ce fait, aujourd'hui, on
peut affirmer que la Tunisie n'est liée à ladite convention qu'en théorie, en puissance,
pareillement à avant, depuis la ratification de la convention en 1985 (par la
loi nº 1985/68 du 12 juillet 1985)
jusqu'à la levée des réserves en octobre 2011.
Car ce qui découle de la déclaration générale du gouvernement, qui
a été maintenue, est parfaitement éloquent. Cette déclaration stipule en effet
que « Le Gouvernement tunisien déclare qu’il n’adoptera, en vertu de la
Convention, aucune décision administrative ou législative qui serait
susceptible d’aller à l’encontre des dispositions du chapitre 1er de la
Constitution tunisienne ».
Il s'agit bien évidemment de
la défunte constitution. Certes, on peut légitimement se demander dans quelle
mesure la suspension de cette constitution n'a pas entraîné ipso facto la
suspension de la déclaration. La question appartient aux juristes.
Ce qui nous intéresse ici,
ce sont moins les arguties juridiques, toujours possibles et légitimes, que la
volonté claire et nette d'assomption des droits de la femme que le peuple de
Tunisie réclame à ses dirigeants, du moins dans sa masse qui compte et non ces
minorités activistes agissant au nom d'une idéologie machiste qui use
éhontément de la religion pour justifier leur misogynie et défendre bec et
ongles leurs intérêts.
Il s'agit de cette part
majoritaire du peuple faite de ces femmes des zones les plus reculées qui
travaillent au même titre que les hommes pour entretenir leur foyer et élever
leurs enfants. Il s'agit, tout autant, de ces hommes des couches les plus
défavorisées, qui sont les plus nombreux de la gent masculine, et qui n'ont pas
la moindre orientation idéologique machiste dans leur vie de tous les jours, y
pratiquant tous l'égalité parfaite des sexes. Car ils savent mieux que
quiconque, pour le vivre au jour le jour, que la vie est dure et qu'on ne peut
y faire face qu'à deux, en couple, les deux sexes étant absolument égaux et
liés pour le meilleur et pour le pire.
Une licence aux abus :
Rappelons aussi que cette
déclaration était utilisée déjà par l’ancien régime pour entretenir l'ambiguïté
sur ses intentions et pratiquer, sous des dehors libéraux fallacieux, la plus
intolérable des restrictions aux droits légitimes des femmes.
Notons de même qu'on a
affaire ici à une déclaration qui ne concerne pas un article précis de la convention,
mais qui porte sur l’ensemble des droits consacrés par la convention.
Aussi, sa conséquence
immédiate, eu égard à sa formulation générale telle que rappelée ci-dessus, est
de créer tout simplement le doute quant à l’engagement de l’État tunisien à
l’égard des dispositions de la convention. Cette déclaration autorise tout
bonnement la plus étendue des libertés de manœuvre et de marge d’appréciation
dans l’interprétation des dispositions de la convention par les autorités
nationales.
Plus grave encore,
relativement à la tendance encore prégnante d'interprétation restrictive de la
loi islamique, elle laisse planer le doute quant à la primauté de celle-ci sur
la convention. L’intention du législateur, telle que révélée par les travaux préparatoires
de la loi de ratification, était on ne peut plus claire. Il en ressort qu'il
s’agissait de respecter la religion de l’État et ne pas édicter de normes législatives ou administratives possiblement en contradiction avec la
législation islamique tel que l'interprètent les plus traditionalistes.
Ce qui revient à dire qu'on
a réellement, avec cette déclaration, une licence en vue de s'adonner à tous
les abus, notamment quand l'idéologie au pouvoir consacre implicitement la
primauté des références religieuses —
restrictivement interprétées, et ce abusivement, dois-je signaler — sur
le droit international.
En un mot, le maintien d'une
pareille déclaration équivaut, rien de moins, à un engagement de la part de la
Tunisie à ce que le législateur ne puisse prendre aucune loi susceptible d’être
interprétée comme contraire à la religion.
On a pu dire, à bon droit,
que la déclaration générale était, sous le régime déchu, l'arme fatale utilisée
à tout bout de champ pour retarder les réformes ou ne pas rendre effectives
celles dont le texte avait fini par être arraché. Aujourd'hui, elle est bien une
bombe atomique pouvant pulvériser tous les acquis du Coup du peuple, cette
révolution qui est d'abord et surtout une invitation à révolutionner notre
mentalité rétrograde.
Les exemples sont en nombre
et il est inutile de les rappeler. Ce qui nous intéresse davantage ici, dans le
contexte actuel de transition démocratique, c'est d'insister sur le fait que le
référent ultime en matière des droits citoyens en ce pays doit être constitué,
pour le moins, par les valeurs universelles telles que consacrées par les
droits humains repris dans les traités internationaux. Et en premier de ces
droits doivent figurer ceux de la femme eu égard à leur charge symbolique; car
on sait l'importance de la symbolique en politique, ce qui rejoint, d'ailleurs,
celle de l'imaginaire dans la société.
Or, cela doit être inscrit
en toute clarté, sans formules alambiquées ni tournures diaboliques, dans une
constitution novatrice qui soit un modèle du genre, non seulement pour le monde
arabe, mais aussi pour le monde entier.
La Tunisie doit avoir pour
objectif l'excellence en termes politiques et religieux; son génie l'autorise
et sa religion le permet. Mais cela ne sera possible que moyennant une pratique
différente, originale de la politique — compréhensive, dis-je — et une
refondation de notre interprétation de l'islam conformément à son esprit,
reprenant l'effort déjà entrepris par le soufisme de la Vérité.
Ce sera donc l'honneur de
l'actuel gouvernement d'arrêter de jouer avec les mots et de démontrer son
attachement sincère et sans ambiguïté aux droits des femmes en tant que
composante essentielle et parfaitement égale à l'homme en Tunisie. Il est donc
impératif d'administrer
la preuve de pareille volonté sans le moindre détour par un signal fort donné
aussi bien par le gouvernement que par les femmes et les hommes de la
Constituante.
Pour le gouvernement, il
s'agit de retirer la déclaration au plus vite ou encore de déclarer qu'elle n'a
plus d'objet du fait de l'abrogation de la constitution à laquelle elle réfère.
Pour la Constituante, et on y reviendra infra, cela passe par la consécration
de l'égalité parfaite de l'homme et de la femme afin d'ouvrir la voie à toutes
les réformes nécessaires dont notre société a besoin et conformer le dispositif
législatif attardé du pays à sa réalité sociologique extrêmement vivace, à la
pointe du progrès.
Une idiosyncrasie antéislamique :
Pour cela, aujourd'hui, on
ne peut plus se contenter d'user de l'exception religieuse autorisant de faire
l'économie de réformes que nous impose notre temps. Une interprétation juste et
honnête de la religion commande même une telle orientation.
Ainsi, les arguments qui
sont opposés au retrait de ladite déclaration sont éculés et dénués de
fondement religieux; ils ne relèvent que d'une bataille d'arrière-garde de
milieux minoritaires cherchant à imposer par tous moyens leur conception
purement machiste et biaisée de la religion. Il est impératif donc de revenir à
une saine interprétation de notre religion en coupant définitivement avec
l'idiosyncrasie antéislamique hostile à tout ce qui est révolutionnaire dans
l'islam, notamment son esprit à jamais en avance sur son temps.
On nous dit qu'il s'agit, en
l'occurrence, de ne pas heurter l’identité arabe et musulmane. Mais qu'est-ce
l'identité arabe sinon une tension vers une liberté voulue totale dans un
esprit de conquête absolue? Et qu'est-ce l'identité musulmane sinon un respect
de l'absoluité divine dans un total esprit de liberté matérielle moyennant des
limitations formelles minimes et variables selon le recours ou non à leur
esprit et les intentions sous-jacents ?
Ainsi, pour les principes
censés régir la famille musulmane, octroyant à l'homme un rôle prépondérant,
cela correspondait à une réalité qui n'est plus. Aujourd'hui, la femme peut
être en meilleure position que l'homme dans ce rôle primordial tendant à
garantir l'épanouissement de la famille et son entretien, ce qui a été le but
suprême des principes retenus par le Coran.
Dire le contraire, c'est
assurément violer l'islam en ce qu'il a de plus sacré, son esprit égalitaire et
son souci premier d'élévation de l'être humain et de protection de l'institution
majeure qu'est le foyer familial pour un développement sain et harmonieux de
nos générations.
L’inégalité des sexes devant
l’héritage est une des malheureuses illustrations de pareille perversion de
l'esprit islamique. En effet, prétendre ne pas toucher à cette inégalité au
prétexte qu'un texte coranique est catégorique en la matière, c'est faire acte,
non pas de piété et de respect du Coran, mais tout simplement de machisme et de
violation de l'esprit même de l'islam qui est foncièrement égalitaire.
C'est qu'il ne faut pas
oublier que si l'islam s'est contenté d'attribuer à la femme une part moitié
moindre que celle de l'homme, c'est qu'elle n'avait droit à rien à l'époque de
la révélation; aussi, pareille demi-part était déjà révolutionnaire et n'avait
déjà pas été acceptée de bon cœur par les hommes de l'époque !
Que les rigoristes osent
nous dire maintenant que l'islam n'est pas égalitariste et qu'il n'a pas élevé
la condition de la femme le plus haut possible pour son temps ! Et qu'ils osent
dire que l'esprit de l'islam n'est pas pour le renforcement de pareil statut
éminent de la femme !
Car, ils ne peuvent nier
qu'il l'a fait et l'a bien fait, que l'esprit de ses textes mande, pour tous
les croyants doués de raison, de continuer d'agir toujours en ce sens en
renforçant les droits de la femme pour une parfaite égalité avec les hommes.
Ils ne peuvent contester non plus que la
révélation islamique est évolutionniste par définition, et au-delà du texte
coranique; celui-ci est certes sacré, mais il y a sans conteste plus sacré
encore : l'esprit du texte. Or, l'esprit du texte coranique en matière de
statut personnel est l'égalité entre l'homme et la femme.
Un tel esprit est au moins
aussi sacré que le texte; il l'est même encore plus du fait qu'il est éternel,
valable pour tout temps et tout lieu. Ce qui n'est pas le cas de la lettre du
texte qui est forcément contingente.
C'est en cela, d'ailleurs, que réside l'un des
aspects majeurs du génie islamique, l'éminente supériorité à la lettre
coranique de l'esprit divin que manifestent ses intentions. Celles-ci, étant
éternelles, intangibles, priment donc les textes, marqués par leur nécessaire
contingence, quand ils viennent à contredire les intentions divines.
Il en va de même dans toutes
les matières qui contreviennent à l'esprit du temps, car forcément elles
contreviennent à l'esprit véritable du Coran qui est un esprit éternel, valable
pour toute époque, mais non pas comme un texte figé, consacrant des réalités
dépassées, mais en un texte toujours révolutionnaire, en avance même sur son
temps.
Par ailleurs, l'exception
avancée par certains traditionalistes et relative à l'infériorité des
législations humaines par rapport à la législation divine qu'est le Coran, ne
peut tenir non plus. Et ce pour la simple raison que la supériorité
incontestable du Coran est une supériorité générale, portant sur les principes,
les valeurs et les fondements que manifeste donc l'esprit des textes du Coran,
mais non la formulation de cet esprit.
L’énonciation des intentions
divines, du fait même du caractère éternel, rationaliste et universel de
l'islam, ne peut se figer dans un texte venu régir une réalité précise et qui
ne saurait, au non d'un sacré mal interprété, être étendue à une autre réalité
fondamentalement différente.
En faisant une
interprétation restrictive des textes coraniques, en négligeant leur esprit
éminent, on ne fait que tailler à notre mesure humaine, forcément imparfaite,
une dimension divine éminente qui nous dépasse et dépasse notre entendement
auquel s'adresse le texte.
Pour honorer cette dimension
suprême, il nous faut, par conséquent, toujours interroger l'esprit des textes
et nous y tenir. Car agir autrement, c'est ne pas se comporter rationnellement,
comme nous invite à le faire le Coran; et c'est, tout simplement, perpétuer une
déplorable idiosyncrasie antéislamique à l'honneur auprès de nos faux salafis
d'aujourd'hui.
L'honneur du politique islamiste :
En agissant comme on le fait
actuellement, en s'opposant aux droits des femmes à l'égalité, on viole donc
l'islam. Et honorer la femme, la considérer comme l'égale de l'homme et garantir
tous ses droits, c'est mettre en valeur tout ce que notre religion a de nobles
valeurs qui ont fait qu'elle a été en avance sur son temps.
Or, elle peut et doit le
rester pour peu que l'on mette de la distance avec des textes, par définition
souples, en érigeant en principe la saisine intelligente de leur esprit.
Celui-ci, seul, demeure intangible, car c'est en lui que se concentre l'essence
de l'islam, religion et politique à la fois, valable pour tout temps et tout
lieu, en véritable sceau des révélations.
Aussi est-il de l'honneur du
gouvernement actuel de démontrer urgemment qu'il se réclame véritablement de
l'islam des lumières en veillant à ce que sa pratique de l'islam politique soit
à la hauteur de la sublimité islamique.
Comment? D'abord, en
retirant sa déclaration concernant la convention objet de cet article, comme
précédemment indiqué.
Ensuite, en agissant afin
que les dispositions de la constitution soient les plus égalitaires possible.
Pour ce faire, il devra particulièrement veiller à y consacrer le plus
clairement possible le principe de non-discrimination entre les sexes, y
reconnaître et y protéger l’intégralité des droits humains des femmes, leur
indivisibilité et leur interdépendance, et en généralisant la parité entre les
sexes déjà adoptée pour l'élection de l’Assemblée Constituante.
Et, au final, en consacrant,
comme dans toutes les démocraties avérées, la primauté sans
réserves des conventions internationales dûment ratifiées sur la
législation interne tout en prévoyant des institutions véritablement
indépendantes en mesure de contrôler le respect de l'application effective de
leurs dispositions.
Ce sera le minimum à
attendre d'un gouvernement se disant démocrate et voulant le prouver. Sinon, il
ne fera qu'accréditer les assertions de ses adversaires dénonçant un langage
double et une idéologie islamiste obscurantiste.
Je veux bien croire qu'il
n'en est rien, mais seuls comptent les honnêtes actes sans faux-fuyants ni
malice.
Car, aujourd'hui, l'honneur
de l'homme politique tunisien, particulièrement islamiste, se décline
assurément au féminin !
Publié sur Nawaat