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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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jeudi 27 mars 2014

Libertaire Tunisie 4

Autour de «Casuistique de l'égoïsme» d'Aymen Hacen



Il est des livres qui font lire la vie autant et encore plus que ce qu'on y lit, une lecture qui enrichit tellement qu'on n'est plus simple lecteur, mais ce lec-teur empochant le gros lot, l'équivalant d'une valeur d'un billion d'euros au moins. Ces ouvrages parlent au lecteur, établissent un dialogue avec celui qui se découvre tellement riche que l'on se trouve en relation dialogique avec l'auteur, ne sortant de l'ouvrage que pour le retrouver en opus magnum de la vie, une miniature du grand œuvre qu'est l'humanité en offrande.
C'est le cas de deux ouvrages récemment sortis par une de nos maisons d'édition ayant du goût, dont les choix éditoriaux ont la magie d'éteindre la douleur du manque effarant sous nos cieux de nectar et d'ambroisie littéraires, ce nirvana qui est d'ailleurs son nom. Il s'agit d'un pamphlet et d'un journal du talentueux poète et chevalier des lettres Aymen Hacen; nous rendons compte du premier dans la prochaine livraison du magazine et présentons ici le second.
Intitulé «Casuistique de l'égoïste», cet opus est placé sous un signe nietzschéen, le titre étant emprunté à notre philosophe au marteau. Ecce Homo donc, Aymen Hacen, jeune et talentueux, venu très tôt à l'écriture comme il le raconte, refusant que dans ses écrits le théorique l'emporte sur le pratique, écrivant pour lui-même afin d'y voir plus clair. On y trouve un côté thérapeutique non sans rapport avec la confession, l'aveu.
Et c'est dit dans un style usant bien plus de la langue de Baudelaire que de Molière et encore moins de Voltaire, ses mots étant tout droit sortis de paradis bien moins artificiels que naturels, des sentiments authentiques, des sens en émoi sans affectation ni artifices, y compris dans leurs excès. La poésie n'est-elle pas la seule autorité à laquelle tout doit être permis, y compris la dictature des esprits ?
Un journal rouge audace
Sous-titré «Journal de ramadan 1434-2013», il s'agit du journal d'un combat, l'auteur ayant décidé d'observer le ramadan pour arrêter de fumer, le mois du jeûne se révélant être, comme on l'apprend à la fin, une bonne recette pour arrêter de fumer. Nous avons ainsi l'une des formes postmodernes de la foi qui le sauve d'une princesse clope cherchant à l'accaparer par tous les moyens, ne tolérant que la reine Littérature et le prince Magon ! Jeûnant, notre ami jubile de dénicotiniser. Celui qui se présente comme un papa comblé, père d'Alma, fille de Tunisie et mari de Salma, fille et mère de Tunisie, le fait en effet pour ses deux amours. C'est le sacrifice d'Aymen de S'Alma, oserais-je en un clin d'œil à l'artiste, saluant ses deux chéries en apostrophe de sa vie dédiée aux siens qui ont la dimension des sentiments incarnés par un pays dans la géographie est un cœur, grand comme une mappemonde.
Il avoue, en effet, que c'est pour sa princesse, l'icône de sa Tunisie, qu'il a arrêté de fumer, pour elle — et pour lui-même à travers elle — qu'il fait ce travail sur lui-même, travail encore en cours. Et il mène à merveille ce travail en cours, le journal en rend si bien compte, qu'il aurait pu être d'encre Rouge Audace, «couleur d'amour et de combat», et donc couleur de la vie tout simplement.  
C'est entre ciel et mer que j'ai dévoré une telle nourriture céleste qui sied à un parcours entre la terre laborieuse et studieuse qu'est Sfax et le coin d'azur bleu en mer que sont les îles Kerkennah où, bien plus qu'ailleurs, on se rend compte à merveille que le sang des Tunisiennes et des Tunisiens est du nectar qu'il faut retrouver dans cette terre profonde, notre bucolique Tunisie.
À peine plus d'une heure de traversée, une éternité; celle qui n'est ni la durée bergsonienne ni l'instant bachelardien, où l'on réalise que les îles flottent sur des eaux où «pensée, politique et poésie dialoguent, cherchent et se cherchent». Dans la traversée de Hacen, «s'il leur arrive de s'opposer, de se télescoper, de se chevaucher les unes sur les autres, elles se complètent pour la bonne cause». Ces «trois Grâces» lui permettent de contrôler sa peur, dit-il, ses inquiétudes, sa colère.
En exergue du livre, un extrait de Communisme de Dionys Mascolo, se concluant par l'incantation : «Seulement m'affaiblir, et en affaiblir d'autres avec moi s'il se peut». Personnellement, je paraphraserais en disant : seulement me renforcer, et en renforcer d'autres avec moi s'il se peut. Je rajouterai même : Et il se peut, car la vraie force est communion, qui fait foule. Or, on est à l'âge des foules, où l'oxymoron est maître, comme celui de l'ère du vide de sens qui est un trop-plein de l'émotionnel, des sens en liberté.
C'est que, comme dit Hacen, chacun d'entre nous porte son Horla; mais ce dernier peut être non pas hors soi, mais en soi, loin de venir d'un quelconque au-delà, mais cet in-delà qui fait que l'extase se mue en instase. Et c'est l'accomplissement, l'être parfait quêté par le soufisme et toutes les spiritualités du monde, le nirvana bien nommé, écrin de cet opus magnum.
L'auteur en est conscient qui cite Arthur Schopenhauer signalant à raison que celui «qui critique les autres travaille à son propre amendement». C'est peut-être pour cela qu'il ne se prive pas de critiquer ses adversaires et ennemis. Or, je pense que quand on est bien conscient de ses propres défauts et qu'on réalise à quel point on est imparfait, on n'a même plus le temps de critiquer les autres, pris par son propre effort sur soi, cet effort maximal que l'islam authentique a su entrevoir et y appeler.
Je parle d'islam authentique, car ceux que critique Hacen, combien même ils se déclarent musulmans, ne sont pas moins une caricature de l'esprit de l'islam. Ils ne sont qu'une déclinaison de la tradition judéo-chrétienne avec laquelle l'islam est venu rompre; ils en font une tradition judéo-christo-musulmane. L'auteur n'en semble pas inconscient en citant des versets du Coran rappelant leur sens vrai, loin de l'instrumentation intégriste qui en est faite.
Se référant à Thomas Hobbes, trop connu pour son jugement sur les humains comme canidés, il rappelle l'intégralité de la citation où il est aussi question de l'homme comme un dieu pour l'homme. Les deux formules sont vraies, l'homme n'étant pas nécessairement un loup pour l'homme, pouvant être divin même, si nous comparons de vrais citoyens libres entre eux. Il ne devient loup que quand il est affublé des atours du Léviathan qu'est l'État et ses incarnations modernes que sont les partis, les intérêts partisans. Faut-il donc que l'homme soit capable de Dieu ! En islam, on a la recette, donnée déjà et assez tôt par l'islam soufi !
D'ailleurs, à la fin du ramadan, la fin aussi du journal, l'auteur en arrive à affirmer qu'«en y pensant de plus près, je crois que spiritualité et matérialité (formant souvent une dichotomie) sont les deux faces de la même médaille». N'est-ce pas là l'unité de l'être humain, l'homme parfait des soufis ou plus correctement l'homme uni ?
En militant pragmatique, Hacen, apporte une des causes de cette réflexion a priori surprenante après tant d'imprécations jalonnant son ouvrage : «les cheikhs de la Zeitouna ont montré que l'islam qu'ils défendent n'est pas celui d'un parti qui en a fait une espèce de superstition de tribu ou de clan, mais une foi fondée sur une tradition de pensée en mouvement. C'est assurément le cauchemar de la Révolution». Il reste à dire que l'intérêt d'un cauchemar est aussi de réveiller sur ce qui ne marche pas; au pire, il est une alerte, une prémonition.
D'ailleurs, l'interview qu'il rapporte de Heidegger dans Der Speigel quelques années avant sa mort est assez éloquente à ce propos, le philosophe allemand, qui a remis la pensée occidentale sur ses pieds, soutenant : «Seul un Dieu peut encore nous sauver». Ce sera forcément un Dieu immanent, profane, car l'immanence se fait transcendance pour atteindre à la divinité, une socialité divine. Et toute divinité commence par être divinatoire, se distinguant par l'art de connaître ce qui est caché, prédire ce que notre durée future recèle d'instants à venir. À nous de remettre la pensée religieuse chez nous sur ses pieds !
Une militance indivisible 
Journal de combat, l'œuvre d'Aymen Hacen est aussi un travail de réflexion, l'auteur tentant d'analyser les méthodes par lesquelles la révolution laïque et pacifique a été détournée et remplacée par un gouvernement théocratique remettant en question tous les acquis de la Tunisie moderne. Emporté par son élan révolutionnaire, il omet de scruter les réalités qu'il dénonce en Catharsis, surtout que dans les acquis de cette Tunisie moderne qu'il encense, il n'y avait point de démocratie. Ainsi, quand il assure qu'il y a eu un détournement, une spoliation, un vol de la révolution, je suis tenté de dire que tout détournement est un retournement, un tournement autre; et le vol est alors envol.
Ses jugements sur l'œuvre de Bourguiba trempent par trop dans le dogmatisme reproché à ses ennemis. C'est fou à quel point on peut être volontiers aveuglé à propos du legs bourguibiste ! Il est vrai que le borgne est toujours roi au royaume des aveugles. Toutefois, n'est-on pas fondé à mériter une saine vue ? Jusqu'à quand voir l'avenir avec les yeux fatigués du passé, même si ceux du présent sont carrément fermés ? La vue de notre jeunesse se réduit-elle à ce regard éteint ? N'est-elle pas bien plus claire et clairvoyante que le ciel de son pays et son horizon où elle voit son avenir, non pas à travers les yeux des anciens ou de ces politiciens qui ne sont que les protozoaires parasites de la politique ? Si au nom de la religion, de la dignité et de la liberté, comme en homéopathie, le principe de similitude a pu jouer, la foi vraie entraîne une foi dénaturée, mais c'est là une belle façon de purifier cette foi. Et comme on le sait, ce qui ne nous tue pas nous renforce.
Mais les excès de Hacen sont savoureux par leur sincérité; on sent le cœur qui bat tellement fort que sont assourdis les éclats des sentiments, et la vue s'obscurcit des larmes de l'émotion. Je ne prendrai en exemple éloquent que ce qui réfère au père amoureux qu'il est. Ainsi, quand il regrette que sa princesse ait manqué le premier mai, venant enchanter son monde le lendemain, a-t-elle vraiment raté son entrée en scène ? Intelligente comme elle l'est, en phase avec son temps, ne l'a-t-elle pas plutôt réussie en doublant la fête, prolongeant le jour chômé, fêtant le travail, par une journée travaillée, fêtant le repos ? Pourquoi ne fêterait-on pas le repos comme on fête le travail ? Surtout que la notion de travail aujourd'hui est périmée en ce temps hédoniste de la postmodernité !
Et ce temps est cyclique; la conception de l'histoire y change, n'ayant plus le sens habituel ni un sens comme direction, ne faisant pas moins sens. De fait, l'histoire a un déroulement qui est des roulements (dé-roulement); or, le roulement, surtout s'il est multiple, emporte bien des sens, y compris en tant que cours. Or, ce qui fait le cours d'eau, n'est-ce pas son continuel renouvellement ?
C'est ce décalage entre la conception classique et nouvelle de l'histoire que nous vivons au jour le jour et à l'écriture de laquelle nous participons qui semble dérouter non vaillant combattant. Poursuivant virtuellement, sur facebook, son combat réel où il «partage en apostillant» comme il l'affirme, il s'écrie : «À lire certains commentaires, on se croirait vivre en d'autres temps et sous d'autres cieux !»
Dans son combat, il nous le confie, il use, outre de sa plume, d'un marteau. Quoi de plus normal quand on écrit au marteau ! D'ailleurs, sur internet, il ne se retient pas d'insulter s'il le faut, reconnaît-il. Ce qui ne manque pas de surprendre quand on sait son aversion pour Voltaire dont Flaubert disait — comme il le rappelle — avoir fait de son intelligence une machine de guerre. C'est bien à raison que son «Écrasons l'infâme» lui fait l'effet d'un cri de croisade. Une telle machine de guerre s'insinue souvent en nous malgré la veille des valeurs; Baudrillard qualifie cela de terrorisme qui serait en nous. Notre ami Hacen en donne une parfaite illustration. 
N'est-ce pas à cause de la démission d'éclairés comme Voltaire qu'on a encore de vulgaires fanatiques sur cette terre de tolérance et d'appétit de la vie ? Y a-t-il vraiment une fatalité du fanatisme, surtout en Tunisie ? Le croire, c'est être aussi dogmatique que le fanatique ! Il est plus facile de vilipender les zélotes cléricaux en étant un zélote laïque que de faire en sorte qu'il n'y ait plus de zélotes des deux côtés, en pratiquant un ordo amoris et non plus l'ordo religiosis, que cette religion soit classique ou civile.
L'auteur dénonce ceux qui se croient être «au service d'une cause plus sainte que noble» et il donne d'eux une belle définition : «Le musulman est celui qui croit qu'il est protégé par Dieu. L'islamiste est celui qui croit que sa mission consiste à protéger Dieu». Je rajouterai qu'il est aussi à protéger de lui-même, car sa cause n'est ni sainte ni noble; si elle était sainte, elle serait noble, étant donné que ce qui est noble est forcément saint et donc sain, de cette sainteté noble au vrai sens de la noblesse, où il n'est nulle im-pureté, étant forcément une pureté autre. 
Pour moi, il s'agit d'un faux islamiste au sens d'adepte de l'islam authentique qui se doit d'être tolérant, magnifiant l'altérité, acceptant l'autre dans sa différence, allant jusqu'à consacrer le droit à la liberté de croire et d'apostasier. On voit à quel point nos islamistes sont de prétendus musulmans, baignant davantage dans une tradition judéo-chrétienne que dans l'esprit islamique qui est venu rompre avec elle.
Le journal devient encore plus poignant quand les événements au pays basculent dans le tragique avec le nouvel assassinant politique endeuillant le pays durant l'été. Il ne reste pas moins aux combattants des valeurs de ne pas céder eux-mêmes à l'horreur où l'on veut les entraîner en se disant que le tragique n'est pas le plus terrible, étant même inhérent à la vie; c'est bien le dramatique qui est le plus à craindre !
C'est que le fanatisme n'est pas que dans l'air du temps, il en est le maître à penser. Hacen dit «l'extrémisme est une maladie», et je renchéris qu'elle frappe indistinctement, à droite et à gauche, étant contagieuse en plus; une pandémie. D'ailleurs, il en est conscient, même s'il n'en tire pas toutes les conséquences qui s'imposent. Le testament politique d'Albert Camus qu'il cite le prouve puisqu'il est présenté comme résumant son propre combat: «L'assez affreuse société intellectuelle où nous vivons, où l'on se fait un point d'honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l'on pense à coup de slogans et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l'intelligence... Je vis comme je peux dans un pays malheureux, riche de son peuple et de sa jeunesse, provisoirement pauvre dans ses élites, lancé à la recherche d'un ordre et d'une renaissance à laquelle je crois. Sans liberté vraie et sans un certain honneur, je ne puis vivre. Voilà l'idée que je me fais de mon métier.»  
Hacen dit : «L'heure est au combat»; et il ajoute, accentuant l'affirmation en la rendant encore plus lisible en italique : «Je sais maintenant que mon deuil sera chaotique.» La crainte de son lecteur est qu'ainsi conçu, le combat risque d'être chaos-tique où le chaos ne fera qu'augmenter les acariens extrémistes de tous poils; à moins que ce chaos ne soit originel, une confusion donnant le néant de toute naissance nouvelle comme la mort s'ouvre sur la vraie vie de l'esprit. Est-ce le cas ?
Un journal intimiste 
Propice à la confidence, le journal nous ouvre l'âme de quelqu'un sachant honorer l'amitié indivisible. Ainsi, le révolutionnaire sait se lier d'amitié avec qui tout semble désunir, ou rien ne semble pouvoir unir, ce qu'on appelle vulgairement un réactionnaire. Il a ainsi le courage de passer de la conception habituelle de réactionnaire à celle de ré-actionnaire, un pari sur l'action toujours possible en se renouvelant. L'intelligence n'est-elle pas une capacité de toujours parier sur tout et sur rien, ce rien pouvant être tout et inversement ? L'actionnaire est alors non seulement le sociétaire au sens classique, limité, mais un sociétaire au sens étendu.
C'est aussi cette conception étendant le sens d'acteur à toute action sociale et non de simple représentation, l'action étant la part du capital humain qui est la volonté d'un vivre-ensemble toujours renouvelé, une nouvelle société où l'affectio societatis est vérifiable comme il l'est en commerce. La société n'est-elle pas une manifestation de commerce humain ? Et puis, ce qui nous désunit (dés-unit) ne nous unit-il pas mieux que ce qui nous unit, la diversité étant une richesse alors que l'unicité est réductrice ? Or, reductio ad unum est un absolu contraire du «je est un autre» devant être la devise de toute socialité de nos jours.
À lire Hacen, on se conforte dans l'idée que le duo Montaigne et de La Boétie est de toute éternité. Il le rappelle, d'ailleurs, citant Gilles Deleuze affirmant «que l'amitié comme catégorie est une condition pour penser». Ce besoin irrépressible de l'amitié, cette vie en «work in progress», nécessitant un trajet dialogique entre soi et autrui, il l'assume parfaitement bien, confiant avoir été «enfant unique, élevé et grandi seul»; aussi n'a-t-il fait sa vie durant «que chercher à nouer des conversations, des relations, des amitiés.»
Ce qu'il écrit sur ses rapports avec sa mère est poignant. Mais l'on s'étonne que cet amoureux du karaté et des arts martiaux n'ait pas trouvé dans une telle sagesse pratique l'issue de sortie à ce qui est assurément un drame dans sa vie, cette matrice manquante à l'achèvement de l'œuvre de sa vie.
«J'ai tout essayé, en vain, assure-t-il», et il met la responsabilité de sa rupture avec sa mère sur «l'amour-propre de la mère méditerranéenne.» Qu'il permet à un lecteur qui magnifie l'amour filial d'assurer en retour qu'on n'a jamais essayé tout jusqu'à tout essayer; or, cela n'arrive jamais; donc, il faut toujours rester prêt à tout essuyer à essayer, près d'essayer à jamais. Surtout quand on est poète, rappelant dans une prière pour sa mère «la vie qui brûle en moi tel un soleil intérieur / qui ne se couche jamais». Faut-il réaliser que le soleil ne se couche ni ne se lève; c'est nous qui le faisons, nous, soleils couchants, soleils levants, soleil toujours si nous le voulons. Aimer pour de vrai, c'est aimer tout court, mais aimer toujours; aimer en long et en large, aimer en hauteur, car aimer élève aux hauteurs inaccessibles de ce qui n'est qu'amour infini, cette infinité qui est amour.
Mon ami Aymen, votre maman vous manque, dites-vous, et plus encore... Vous le savez aussi, c'est une faille qui vient de loin, plus grande, le fait d'avoir coupé le cordon ombilical. Malgré ce conflit d'affections, vous ne contestez pas être son œuvre, et vous vous demandez comment faire recouvrer la vue à votre mère. Permettez donc à votre lecteur attentionné de vous dire qu'on ne peut reprocher à l'aveugle sa cécité, même s'il s'aveugle lui-même. N'est-ce pas le devoir du voyant d'honorer la félicité de la vue par le don du partage? Est-il meilleur don que celui qui n'a ni donateur ni donataire?
Voyez-vous, il est une proximité telle créée à la faveur de votre lecture qu'elle m'amène à la liberté de vous suggérer d'établir un lien entre cet amour contrarié entre le fils et sa mère et le désamour au cœur d'une foi quand elle mue en sur-foi, qui est alors forcément méfoi, n'étant plus une foi ni sure ni sûre. Alors, trouvez en vous la solution en ayant comme objectif de renouer avec votre maman comme il nous faudra, nous démocrates, trouver la solution pour amener ceux qui parlent au nom de l'islam de renouer avec la vraie foi.
Comme pour la revue Alfikriya qui vous est chère et que vous avez proposé de sous-titrer «Mensuel de pensée éclairée», donnez l'exemple — en commençant avec votre mère — de l'amour éclairé d'une pensée à jamais amoureuse. La vraie dynamique de la pensée, celle qui fait le choix de la diversité, de la création, seule valeur digne de ce nom, est d'abord dans nos sentiments quand ils restent de la pure affection amoureuse ne virant pas dans l'affection du dépit.
Tel Armel Guerne parlant de «la voix de votre peur» vilipendant ses adversaires, n'est-ce pas pour ne pas entendre la voix de sa peur que l'on s'obstine de faire peur à autrui, de les éloigner de soi ? Ainsi, c'est une question de survie, car étant les «artificiers» de notre vie quand elle vire en combat sans discernement, on mettrait trop vite l'étincelle aux munitions si on était livré à cette peur incendiaire.
On est toujours sur la route des solutions à nos problèmes, y compris personnels. Comme votre ami Millet écrivant dans l'Orient désert être «en route à la recherche d'un rythme qui ne soit pas seulement celui de la marche» et aimant dire marcher pour vivre, il nous faut prendre conscience qu'on ne marche pas pour vivre, mais qu'on vit pour marcher; si l'esprit est inerte, s'il est inertiel, il ne vit plus. Seul est vivant l'esprit mouvant. Et pour un esprit vivant, le contact spirituel est possible; il est même en mesure de dépasser toutes les inimitiés physiques.
Ainsi qu'une belle musique peut sublimer les mœurs humaines, elle peut aussi accompagner l'innommable, comme ce fut la pratique dans les camps nazis, ou annoncer un assassinat en Tunisie, comme cela a été le cas pour vous, apprenant l'assassinant du député Brahmi sur l'air Monochrome de Dominique A. et Yvan Tiersen. Veillons donc à faire de notre vie la meilleure des musiques que n'accompagnent que les sentiments de l'amour, celui qui transforme les désamours en davantage d'amours (des-amours).
Je dis cela car A. Hacen est manifestement un homme de cœur; il est de ceux capables d'aimer «aussi gratuitement que légitimement». Il sait donc bien que la gratuité est le vrai prix des valeurs véritables, celles qui sont sans prix, sinon une gratuité hors de prix. C'est pour cela que son journal est écrit en lettres de sang tout autant que d'encre et d'or. Comme Mandesltam qu'il cite dans Le bruit du temps, il désire non pas parler de lui, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Sa mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Il ne répète pas moins que sa mémoire est non d'amour, mais d'hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé... Chez lui se tient un signe de béance, et entre lui et le siècle dît un abîme, un fossé, rempli du temps qui bruit... Sa famille était bègue de naissance et cependant, elle avait quelque chose à dire.
Or, avec le temps qui revient, temps cyclique de la postmodernité, il est  inévitable de parler de soi qui est un autre; le personnel y est bien public et le public n'est plus la chose la plus vile. On se découvre alors à rabonnir notre vie, comme Hacen apprenant le verbe abonnir à la télé à une émission de variétés. On est bien à l'ère de la page de variété; et de la variété, il en faut comme de la fête qui est le pendant du travail. Le challenge aujourd'hui est d'arriver à faire du travail une fête pour contrer la perte de sens qui l'affecte auprès des masses. La sagesse populaire dit bien de s'instruire en s'amusant ! Il est même un dire du prophète en la matière. Le savoir est partout du moment qu'on reste humble, ouvert à tout. N'est-ce pas le vrai savant qui se reconnaît être toujours ignorant ?
Hacen est aussi cet homme de raison qui ne s'embarrasse pas de douter, de ce doute méthodique ne faisant que renforcer les convictions. «J'avais un but — une bonne cause, dit-il. Mais de quelle cause s'agit-il? Qu'est-ce que je suis en train de chercher? Suis-je sûr de vouloir trouver quoi que ce soit ?» Il doit savoir, en poète qu'il est, que c'est en ne cherchant pas qu'on finit par trouver; si on cherche, on ne trouve au mieux que ce qu'on a déjà, ne serait-ce qu'en pensée. Or, que possède-t-on en propre réellement sinon nos pensées ? Et encore peuvent-elles être dans toutes les têtes ! Au vrai, on n'est rien que des pensées, soit incarnées soit désincarnées. C'est quand on est sur un chemin qui ne mène nulle part, un holzwege, qu'on trouve des chemins insoupçonnés; c'est la «serendipity» des sciences sociales : aller sans but pour tomber sur le but de sa vie.
Aussi quand A. Hacen juge sévèrement ses ennemis islamistes, faisant dire à l'un d'eux «Je ne peux jouir de la liberté, de la démocratie que pour mieux la trahir», il ne peut que se demander si c'est bien différent, après coup, de ne mieux trahir la liberté, la démocratie, que pour jouir du pouvoir aux dépens d'autrui ? C'est tout simplement le pendant profane de la conception intégriste; c'est un mal généralisé, le dogmatisme, une banalisation de l'autoritarisme.
Un lieu qui fait lien
Ce journal est au fond un lieu où il n'y a «pas de quant-à-soi entre les gens comme nous» comme dit l'auteur; c'est un de ces lieux qui font lien. Seule une gent moutonnière ou canine cultive la réserve affectée, la congruité n'étant que dans l'effusion; et plus l'épanchement est populaire, plus il est organique, plus il est vrai.
Surtout  quand on écrit, qu'on s'attelle «à l'écriture comme à une planche de salut» à l'instar d'Aymen Hacen. S'il s'interroge quelle place il reste pour la culture et l'art quand la culture de la mort règne en maître autour de lui, le lecteur confident que je suis devenu est tenté de répondre que c'est toute la place que peut avoir une culture de l'art qui est, dans le même temps, une culture de l'amour et des sentiments. Et ce même en un temps où la religion semble triompher à la faveur du retour au sacré qu'emporte la postmodernité; car la religion vraie est, étymologiquement, ce qui fait lien. Tout comme le journal de celui qui la vilipende.
Au fond, ce journal établissant un rapport dialogique avec son lecteur, une sorte de trajet anthropologique le muant en un lieu de complicité, ne fait rien d'autre que la religion sainement interprétée amenant à une complicité pareille entre croyants partageant une foi pure et non idéologiquement viciée. Et si les liens tissés tout au long de ma lecture m'ont amené à des développements non point en variations personnelles, mais en spectres amplifiant l'étendue et l'intensité des propos de l'auteur, il en va pareillement pour une approche de la religion si l'on prend garde de ne pas la traiter a priori en pestiférée.
De fait, tout combat sincère demeure un questionnement sut soi et sur les autres; et l'autre reste soi, surtout dans l'inimitié, l'amitié n'étant pas forcément productive comme peut l'être une inimitié forçant au meilleur et dont la déclinaison peut varier, prendre l'apparence d'un arc au ciel des idées.
C'est assez patent dans le livre, mais jamais porté à l'extrême limite, augurant d'ultérieurs développements. Comme les beaux vers de Darwich, merveilleusement traduits, où il est évident que même nos plus véridiques références doivent être questionnées, n'échappant pas à un inventaire nécessaire en cette ère de la fin des récits fondateurs. Et elle est aussi une faim de nouveaux récits plus en congruence avec la nature humaine où l'on sent aussi bien le parfum capiteux de l'esprit que l'odeur nauséabonde de l'humus qui est bien dans l'humain, cette part sombre en chacun de nous.     
Le poète palestinien dit : «Nous serons un peuple quand nous oublierons ce que nous dit la tribu, quand l'individu exaltera les infimes détails»; or, notre ère est celle du retour à la tribu; donc, nous sommes bien un peuple. Darwich dit encore : «Nous serons un peuple quand la police des mœurs protégera une prostituée et une femme adultère contre les coups assommants dans les rues»; et je rétorquerai que cela ne sera que quand il n'y aura pas de police des mœurs, la police étant pour la cité et les mœurs pour l'intimité où nulle police n'est admise.
L'auteur qui lit Sun Tzu et son art de la guerre et pratique le karaté et sa sagesse des rapports humains, affirmant qu'elle joue un rôle important dans sa vie, ne pourrait que retrouver dans leurs bienfaits bien d'autres bémols à apporter à sa ferveur révolutionnaire portée à son incandescence. Ainsi, il ne pourrait qu'agréer que tout poison n'est pas que nocif puisqu'il y a bien une nocivité de l'inoffensif; comme il est une utilité à l'inutile. Cela lui permettrait de relativiser son trop sévère jugement sur l'adversaire islamiste érigé en adversaire indivisible. Et comme il est féru de Cioran, le génial penseur des Carpates, ne serait-il pas utile de rappeler que la pleine lune aux Carpates est aussi propice aux loups-garous et aux vampires ?
C'est que la nature humaine est double comme il l'a entrevu lui-même avec la citation complète de Hobbes. On a nos zones d'ombres dont il nous faut toujours nous ressouvenir, nous rappeler qu'il n'est nulle lumière sans ombre portée et que la condition humaine, la vraie, est de faire toujours — sans jamais y réussir complètement — de la moindre ombre en soi un rayon de clarté.
Il reste que la sincérité de Hacen n'a nulle ombre et elle est belle, bien trop belle, quitte à verser dans le contraire comme quand on appelle la beauté laideur dans la tradition arabe de peur du mauvais œil. Ainsi ce qu'il dit de l'oriflamme nationale, affirmant que «tant que ce drapeau rouge sang ne sera pas troqué contre un drapeau noir, il y aura de l'espoir». N'y aura-t-il pas plus grand espoir quand, sur la corde à linge évoquée par Darwich, il n'y aura nul drapeau, ce chiffon pour lequel on tue et on se tue, mais juste toute sorte de linge, de sous-vêtements, ce qu'il faut pour vivre à s'aimer et s'aimer à vivre? Au-delà du drapeau rouge et blanc qu'il n'a cessé d'embrasser à la manifestation du Bardo, A. Hacen n'a-t-il pas embrassé le rouge sang de la vie tunisienne et le blanc lilas de son âme, revivre en serrant dans ses bras des inconnus ? Et si demain, ces inconnus étaient aussi les ennemis d'aujourd'hui ?
Il y a encore du chemin à parcourir pour dépasser la vision simpliste, même si elle n'est pas totalement fausse, que «la démocratie relève, pour les islamistes, du jetable : on l'utilise une fois pour arriver au pouvoir, puis on s'en débarrasse !» Elle est simpliste, car elle ne traduit que la loi du pouvoir, la démocratie jetable au sens de pouvoir du peuple débouchant sur celui d'une caste professionnelle prétendant le représenter. La différence est juste dans les dimensions de ce qu'on garde et de ce qu'on jette.
En fermant le livre, l'espoir demeure entier, voyant l'auteur, malgré les drames et les périls, se demander s'il doit «crier à la suite du poète, vivre est une merveille et, pourquoi pas, vivre est une mère qui veille !». Pour peu que cela soit aussi vit-vre, faire l'amour et le sexe aussi, tout ce que fuient nos montres intégristes massacrant leur libido salvatrice. En effet, quel meilleur lien entre les humains que le sexe, amenant les êtres à se désirer, se rencontrer et même durer ? La religion qui est ce lien selon l'une de ses étymologies se doit de le retrouver; être ce lieu de la libido que les soufis ont su aménager avec une conception épurée de l'amour et du sexe, donnant ses lettres de noblesse au désir.
En somme, on a dans ce journal de combat, complétant merveilleusement le pamphlet dont nous rendons compte par ailleurs, un compte-rendu révolutionnaire, plutôt hybride, mais gardant le substrat initial, une sorte d'écho d'une complicité que force la veine littéraire de l'auteur. C'est comme un drapeau, ce chiffon anobli, mais un drapeau rouge ayant encore plus de sens pour notre poète qu'il n'a d'effet dans une corrida; la scène politique n'est-elle pas au mieux une corrida? De par son art consommé de poser les réponses en questions apportées, de changer les angles de vue en points de constat pas nécessairement amiable, la conviction s'assumant chicanière, on voit notre talentueux diariste ouvrir une porte dans l'aire fermée de son combat révolutionnaire.
Il voulait, en commençant le journal, une épigraphe plus violente, plus nerveuse et moins lyrique que la première phrase d'Hypérion de Hölderlin «Une fois encore, le sol très aimé de la patrie me donne ma pâture de joie et de douleur.» Ce qu'il ne savait peut-être pas alors, c'est qu'il voulait inconsciemment quelque chose de plus mystique; car c'est en étant enraciné dans ce sol qu'on s'élève au ciel sans joie ni douleur, juste serein, cet état qui fait toute complétude.
Aussi finit-il le journal en revenant, à travers Nietzsche, à sa matrice orientale, renouant non seulement avec une hygiène et une culture nécessaire pour l'équilibre de l'homme, mais aussi puisant dans la Méditerranée et l'Orient les sources intarissables de l'homme futur. «Cet homme à venir n'est-il pas cet homme du passé», se demande-t-il faussement. Est-ce l'effet de ramadan, sa magie qui aura opéré ?
En tout cas, on est bien loin de ce qu'il assurait un peu avant, à savoir que pour les islamistes, toutes les méthodes indignes sont halal pour s'accrocher au pouvoir vacillant, et qu'il était temps que le rideau tombe ! Comme si, dans la comédie du pouvoir, le rideau ne tombe pas pour se lever de nouveau, le spectacle devant continuer; c'est l'opéra bouffe de la politique. Ou encore quand il leur réservait le qualificatif de «malice de l'Antéchrist» alors qu'on sait qu'il y aura toujours un Antéchrist pour occuper la place laissée vacante par l'homme fait Dieu, se sacrifiant pour les siens. Et le poète sait bien qu'il n'y en aura plus quand Dieu se fera humain et se sacrifiera pour les siens non sur une croix, mais en faisant de sa vie un chemin permanent de croix, donnant le meilleur en lui et se donnant à autrui, en étant à jamais sur le chemin, toujours en lutte, en gyrovague postmoderne.
Bien évidemment, il ne s'agit pas ici d'un optimisme de gauche ou d'un optimisme propre à la gauche, comme le lui reprochait un homme de droite; non! L'optimisme n'est ni de gauche ni de droite; l'optimisme supposé de gauche est juste un pessimisme raisonné. Tout comme l'est l'attitude du lecteur à la fin du journal, sous le charme de l'émotion de l'auteur, les yeux humides, à la vue de sa fille faire ses tout premiers, se tenir debout et enfin marcher. Avec un talent pareil, la démocratie tunisienne se teindra bien debout comme Alma et finira par marcher et même faire marcher ses citoyens un jour sur l'eau de la Méditerranée. Il suffit d'avoir la foi et de la garder.
Même si l'on n'est pas dupe, sachant qu'il y a dans l'écriture du journal comme l'avoue notre prosateur «quelque chose de pas très naturel, à savoir que nul diariste ne raconte tout à fait fidèlement sa journée», on sait que cela ne relève pas moins, en quelque sorte, du surnaturel, un magnétisme liant l'auteur à son lecteur et inversement. Il n'est pas étonnant alors de sortir du journal comme l'auteur le finissant, gagné par une sorte de béatitude; on peut dormir heureux en pensant que la Tunisie ne sera jamais pareille, car «le peuple est là».
Surtout qu'Aymen Hacen a l'intelligence de finir avec l'espoir de tout Tunisien «que l'audace (Danton) et le fait d'oser (Saint-Just) accompagnent notre chemin à toutes et à tous sur la voie de la philosophie des Lumières, telle qu'elle a été résumée par Emmanuel Kant, d'après Horace, Sapere aude ! Ose savoir ! » C'est la preuve que le bonheur que l'on attend est plus beau que celui dont on jouit, ainsi que l'affirme, dans Les roses de septembre, André Maurois.

Aymen HACEN, Casuistique de l'égoïste. Journal de ramadan 1434-2013, Nirvana, février 2014, 104 pages