Sortir du formalisme juridique
Les juristes sont d'incorrigibles formalistes en un temps où ne
compte plus la formalité, juste la forme quand elle est formante. Or, le
formalisme dans lequel tombent assez vite nos juristes est bien loin d'un tel formisme.
Je m'explique. Se montrer scrupuleusement attaché à observer
formes et formalités relève de la part de nos experts en droit d'un juridisme
qu'ils sont les premiers à dénoncer comme attachement étroit à la règle juridique.
Par contre, faire du formisme, c'est refuser une telle conception officielle et
figée de la règle de droit pour revenir à son essence qui est certes d'encadrer
la vie, mais pas au point de la phagocyter, afin de la faire s'épanouir.
L'échéance de la fin d'année n'est pas sacrée
En soutenant que les élections doivent avoir lieu avant la fin de
l'année, car c'est prévu par la constitution, nos juristes ne font plus
d'analyse, ils ne nous servent qu'une lapalissade. Ils savent bien que tout ce
que prévoit la constitution n'est pas nécessairement une vérité absolue; qu'une
constitution est souvent le fruit d'équilibres instables et de consensus dont
le propre est de varier selon les rapports de force et les évolutions.
D'ailleurs, ils conviennent que la meilleure des constitutions n'est pas le
texte figé, mais celui qui s'adapte aux évolutions de la société.
Or, notre société est en pleine effervescence. Elle est dans cet
état d'équilibre instable qu'on appelle déséquilibre et qui est, au vrai, une
multiplicité d'équilibres (dés-équilibre). Ce qui fait que l'équilibre obtenu
au forceps lors de la rédaction de la constitution ne traduisait qu'un état
fugitif de stabilité dont il serait malsain de vouloir faire une éternité dans
une société en mouvement.
Qu'est-ce à dire? D'abord, que la date butoir de la fin de l'année
n'était qu'une indication, combien même elle voulait s'affubler du caractère
d'intangibilité qui ne sied qu'à la sacralité de textes religieux. La
constitution a-t-elle et doit-elle avoir une telle nature?
Ensuite, qu'une telle échéance n'est sensée que si elle est censée
permettre au peuple d'exercer sa souveraineté. Est-ce le cas? Il est évident,
sauf à vouloir faire preuve de malhonnêteté, que ni le scrutin retenu ni la
nature des élections projetées ne servent l'intérêt véritable du peuple. Il est
trop évident que les partis veulent en finir rapidement avec les élections pour
asseoir leur pouvoir quitte à devoir le partager entre les deux plus grandes
forces partisanes ennemies d'hier, réunies par des intérêts politiques primant
les convictions idéologiques.
Enfin, à vouloir parler en termes de droit, il aurait fallu le
faire au bout d'une année d'existence de l'Assemblée constituante, terme de sa
légalité, ou encore lors de l'impasse où l'on s'était trouvé cet été. Dans ces
deux cas au moins, ce n'est pas le droit qui est venu à la rescousse de l'État
en péril, mais la politique qui a offert les solutions qui ont été par la suite
et rétroactivement mises en la forme juridique que nos juristes apprécient
tant, s'y exerçant avec talent.
C'est bien connu, au demeurant, le juriste est souvent mis à contribution
pour conformer une réalité préexistence à la règle de droit et non l'inverse.
Pareillement, dans notre pays ainsi que dans les États non encore de droit, son
rôle est de conformer la réalité politique qui fait loi au droit pour que
celui-ci soit enfin une politique.
Seul le dialogue national est aujourd'hui légitime
Cela nous amène à dire qu'aujourd'hui, c'est le dialogue national
qui est l'unique légitimité au pays, incarnant seul et bien mieux que
l'Assemblée la souveraineté populaire. Il est donc seul souverain en ce pays,
et ce tant qu'il agira dans le sens des intérêts du peuple. Or, que veut ce
dernier ? Qu'il ait droit au chapitre en ayant la possibilité de se gouverner
seul dans ses localités et régions. La Constitution n'a pas consacré les
principes de la décentralisation et des pouvoirs dans les régions pour que cela
reste lettre morte.
La première revendication populaire est de pouvoir choisir des
élus municipaux et régionaux, y compris les gouverneurs, avec l'organisation en
priorité des élections en mesure de lui permettre le choix de tels
représentants. Ceux-ci seraient alors qualifiés d'aider à remettre le pays sur
pied, étant choisis au plus près des préoccupations des citoyens, dans les
municipalités et les gouvernorats, et en mesure de servir leurs intérêts.
Persister à ne vouloir organiser que des législatives, c'est
reconduire une assemblée qui n'aura pas grande différence avec l'actuelle,
étant le produit de listes partisanes; or, on a vu à quelles turpitudes on a pu
aller.
Vouloir absolument faire de la présidentielle une urgence ne fera
que servir l'ego de nos politiciens qui ont hâte d'entrer à Carthage. Or la
mascarade renouvelée qu'a été l'actuelle présidence démontre assez que le pays
peut se passer d'un tel personnage à la tête de l'État d'autant que les
pouvoirs présidentiels sont constitutionnellement limités.
À notre sens, le devoir de nos juristes est de sortir de leur tour
d'ivoire, les politiciens se plaisent déjà trop dans la leur. Ils seront bien
inspirés d'orienter leurs cogitations dans le sens indiqué ci-dessus,
n'ajoutant pas à la confusion marquant notre classe politique.
Ils sont appelés à sensibiliser les responsables du dialogue
national à la qualité éminente de ce dernier en tant, actuellement, qu'unique
représentant légitime du peuple. En dehors du dialogue national, seul le
président du gouvernement, qui est d'ailleurs issu de ses travaux, a la
légitimité de gouverner selon la feuille de route. Toute autre autorité a
épuisé la sienne, notamment le président de la République et le président de
l'Assemblée; le dialogue national a le devoir de le leur rappeler et procéder à
leur remplacement par des compétences ainsi qu'il l'a fait pour le
gouvernement.
Quant à l'Assemblée, elle ne gardera un semblant de légitimité que
par une utilité démontrée en allant dans le sens de la feuille de route
constitutionnelle. Cela veut dire l'achèvement de la mise en place du
dispositif prévu par la constitution, mais également le nécessaire travail
d'adéquation du droit positif actuel hérité de la dictature aux lois et
libertés désormais consacrées dans le pays.
Publié sur Nawaat