Le carrosse de l'histoire et le grain de poussière des élites
Il ne passe pas un jour sans entendre parler de la création d'un nouveau parti dans le pays. Or, souvent, il ne s'agit que de figures du passé qui se recyclent sans réaliser que leur temps est fini et que le moment présent n'est plus à parler de soi et à soi, pratiquer une pensée endogamique. À défaut de laisser la place à de nouvelles têtes, ces élites ou supposées telles se doivent de mettre en oeuvre une pensée et une parole hauturières, comme l'est la mentalité du Tunisien, ouverte au large. Déconsidérées désormais, elles doivent surtout comprendre qu'on ne peut plus prétendre représenter le peuple ; il se représente tout seul ; mieux, il se présente. Ceux qui veulent parmi ses élites être en phase avec lui ont intérêt à se limiter à présenter ce qu'il est ; autrement, ils ne feront que verser dans le dogmatisme qui n'est pas que religieux, étant aussi profane comme cette religion civile substituée à la religion classique.
Depuis longtemps, la phénoménologie l'a démontré : il faut avoir l'humilité de se limiter à montrer ce qui se donne à voir, délaisser les slogans creux, même s'ils se basent sur les concepts connus, mais saturés le plus souvent, pour sentir la vie, écouter son bruit hors clapotis des causes secondes. Le rôle d'une élite, en cas d'incapacité de montrer ce qui est là, est de l'accompagner. Or, ce qui est déjà présent en notre société est un irrépressible désir de liberté et de dignité formulé par l'impératif d'égalité citoyenne, de refus des discriminations. Rompre avec la basse politique de l'ancien régime consistant à user d'un double langage qui n'honore pas l'esprit de la Révolution est la première obligation de nos élites. Cet esprit est d'abord vérité ; et même amère, elle doit être dite. C'est aussi ce que commande notre époque. dont l'esprit s'impose même s'il heurte nos habitudes les plus incrustées, n'étant que des réflexes conditionnés devant changer. Car ils ne traduisent que de la vacuité à tous les niveaux, surtout celui de la conscience morale ; les débats puérils agitant le microcosme d'une pure politique politicienne sont la plus parfaite illustration.
On nous parle de respect de la Constitution, et on ne vise que la forme ; quant au fond, on s'en soucie comme d'une guigne. Ainsi, ce qui compte n'est point la mise en oeuvre des droits et des libertés obtenus de haute lutte par la société civile contre ses élites, qu'on cherche à garder lettre morte afin de profiter de l'arsenal juridique répressif de la dictature. Ce qui compte aux yeux des grands partis, c'est l'autorité de l'État et ils ne pensent trouver mieux pour l'assurer que le maintien de la législation liberticide d'ancien régime. Et on ose parler de démocratie, de souveraineté populaire ! Or, celles-ci conditionnent le prestige de l'État par celui du peuple, mettant en premier le droit de celui-ci à exercer le pouvoir. Aujourd'hui, cela ne serait possible qu'avec la démocratie participative passant par un scrutin uninominal.
On prétend aussi honorer l'islam alors qu'on le viole en se référant à une tradition qui a donné naissance à Daech et qu'on n'ose rénover. Ceux qui assurent que le texte coranique est sacré, ne devant pas être touché, violent leur religion tout en se contredisant. Ils la violent dans ses visées et ils se contredisent en acceptant que le texte formel de l'inégalité successorale, par exemple, soit quand même ignoré dans l'ablation de la main. Qui viole donc l'islam? Celui qui s'en tient à une lecture littérale d'un texte voulu par Dieu évolutif, adapté à la situation des croyants, ou celui qui le respecte dans son esprit, tenant compte des visées de la religion qui sont pour la promotion de la femme et de l'être humain en général, créé par Dieu libre et digne ? Nous vivons sous une jurisprudence musulmane basée sur une tradition judéo-chrétienne qui n'est pas conforme à l'esprit de l'islam. Cette tradition dite musulmane est dépassée, la sagesse populaire ainsi que la raison nécessitant de la renouveler en revenant aux fondations de l'islam, à ses principes démocratiques d'égalité entre les fidèles sans aucune discrimination, ni de sexe ni de croyance.
Il est temps que ceux qui se prétendent démocrates en Tunisie arrêtent d'user de double langage et de violer l'esprit de l'islam en prétendant le respecter. La révolution tunisienne a été une révolution dans la mentalité populaire éveillée à sa puissance et à sa dignité. Il reste à ses élites de faire la leur, sinon ils confirmeront leur statut actuel d'élite déconsidérée, fausse même. Comme dit le philosophe, ce n’est pas en faisant « de la poussière et du bruit que l’on est le carrosse de l’histoire ». Ce carrosse est le peuple ; que ceux qui prétendent le représenter montent donc dedans, qu'ils se fondent dans l'esprit populaire afin d'en faire partie, sinon ils ne seront qu'un grain de poussière au passage du carrosse.